Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Léon Duvauchel

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 355-361).




LÉON DUVAUCHEL


1850




Léon Duvauchel, poète et romancier, est né à Paris en 1850. Un premier recueil de vers, Le Médaillon (1875), avait éveillé l’attention des connaisseurs. Le succès de l’auteur n’a fait que se confirmer par la publication de La Clé des Champs (1881). À côté, et comme en regard de scènes rustiques d’une franche tonalité, deux poèmes patriotiques, Le Petit Soldat et Rouget de Lisle à Choisy-le-Roi, ont attesté chez lui la virilité d’un esprit qui a de plus en plus conscience de sa force.

Ce « Parisien de Paris, » comme il aime à se qualifier lui-même, a la fibre française au plus haut point. La chaude netteté de l’accent en est la marque incontestable. Une émotion de bon aloi fait équilibre chez lui, dans l’ordre des sentiments affectueux, à la sève gauloise. Mais sa véritable supériorité consiste à étudier la nature sous ses aspects divers, à la pénétrer dans ses mystérieuses évolutions, à ne négliger aucune nuance du familier au grandiose, à reproduire également les contrastes et les harmonies. Voilà ce qui fait de Léon Duvauchel un poète à l’inspiration saine, à l’originalité vigoureuse.

Comme prosateur, il a écrit un beau roman, La Moussière (1886), qui révèle une connaissance approfondie des mœurs forestières.

Les œuvres de Léon Duvauchel ont été éditées par Jouaust, Tresse et A. Lemerre.

Jules Levallois.


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TRISTESSE

Oh ! comme j’ai souffert pour apprendre la vie,
Pour arracher au monstre un mot de son secret !
Peut-être par l’épreuve un dieu me consacrait,
En rendant mon ardeur trompée, inassouvie.

Où donc s’est éclipsé le tableau merveilleux
Placé sur l’horizon de même qu’un mirage ?
Pour l’atteindre j’avais ce qu’il faut de courage,
Et je n’ai fait pourtant que le couver des yeux.

Chimère séduisante, en tous lieux poursuivie,
J’ai désiré l’amour, m’exposant encor plus.
Les maux qui m’ont meurtri, je les avais voulus...
— Oh ! comme j’ai pleuré quand j’ai connu la vie !

(Le Médaillon)

LE CABESTAN

I

Les femmes des marins ont traversé la plage
Par le chemin qui mène à l’endroit du mouillage.
Devant elles la vague abandonne ce port
Où ne peut aborder nul vaisseau de haut bord,
Où les rocs à fleur d’eau remplacent les bouées,
Où les barques de pêche, au hasard échouées,

Quand revient la marée aux grands flots bondissants,
Risquent de voir briser leurs câbles impuissants.
Il s’agit d’abriter au pied de la falaise
L’esquif aventureux qui, vers la côte anglaise,
De harengs tout chargé, dut braver le gros temps.
Robustes, s’attelant à l’un des cabestans,
Elles sont là, courbant le dos, poussant la barre,
Tournant, tournant toujours, tirant la lourde amarre
Qui s’enroule et se tord comme une énorme vis.
Un homme les conduit, leur époux ou leur fils.
C’est sur ce bâtiment qu’il courut des bordées,
Qu’à travers le brouillard d’octobre et les ondées,
Sous le ciel de juillet aux midis étouffants,
Il est allé gagner le pain de ses enfants...
Bientôt, quittant le sable où s’enfonçait sa poupe,
Vers eux, péniblement, s’avance la chaloupe.

En vareuses de laine, en bonnets de coton,
En foulards achetés au chef-lieu de canton,
En tabliers de cuir, les jupes retroussées,
Montrant les gros bas bleus dont elles sont chaussées,
Sentant le goudron noir qui bout sur le charbon,
Ces femmes ont vraiment un air sauvage et bon.
Pour aider leurs amis, de leurs forces prodigues,
Jeunes, vieilles, parmi les lises et les digues
Vont ainsi chaque jour, par bandes, par troupeaux,
Et l’on entend de loin se heurter leurs sabots.


II

Quand arrive l’été, dans le riant cottage,
Dans le chalet princier dont le jardin s’étage,

Poudré de sable d’or, au versant du coteau,
Près de ces gens qui n’ont pour tout bien qu’un bateau
Et de rares écus cachés dans leur commode,
Vient s’abattre un essaim de femmes à la mode
Et d’hommes désœuvrés, accoutrés galamment.
Du Tréport à Cabourg, le rivage normand
Arbore les couleurs de nos parisiennes,
Retentit des gaîtés de ces musiciennes
Mêlant au vent du large un air de piano
Et valsant à minuit dans le grand casino,
Dont le gaz aveuglant aux poissons qu’il effare
Décoche des éclairs plus vifs que ceux du phare.

Vous toutes, dont le but suprême est le plaisir,
Dans l’écrin du bonheur qui n’avez qu’à choisir ;
Qui, frivoles toujours, jeunes comme vous l’êtes,
Changez de passions autant que de toilettes,
Et faites de la plage une annexe du Bois,
Mondaines au cœur sec, songez-vous quelquefois,
Quand, durant une fête, en parcourant vos serres,
On vous berce de fins madrigaux, peu sincères,
Aux femmes des pêcheurs qui viennent vers le soir,
Remmaillant les filets, non loin de vous s’asseoir,
Et qui, sans cesse à l’œuvre, ou qu’il tonne ou qu’il neige.
Se résignent au sort des chevaux de manège ?

Votre métier est doux, à vous autres ; le soin
De charmer vous occupe, et vous n’avez besoin,
Comme les fleurs des prés déployant leurs ombelles,
Que de savoir sourire et de paraître belles.
O déesses, le lit moelleux qui vous attend
Est fourni par le cygne au plumage éclatant.
Elles, leur lit modeste est fait d’algues marines ;
À vingt ans le labeur déforma leurs poitrines ;


Elles n’ont qu’un lointain souvenir de beauté
Qu’effacent la misère et la maternité.
Leurs mains, roses jadis, ont gagné des ampoules
En cueillant le varech, en arrachant les moules.
Ainsi que leurs maris, le grand air les hâla...
C’est un rude métier que font ces femmes-là !

Vous, les heureuses, vous, qu’on adore et qu’on choie,
Ayant l’amour dans l’âme et dans les yeux la joie,
Par charité, craignez, ne fût-ce qu’un moment,
D’insulter à leur long, à leur muet tourment,
Par un luxe effréné, par des splendeurs divines ;
Et gardez moins d’orgueil devant ces héroïnes !

(La Clé des Champs)

LES ORMES

Les ormes sont les gardiens
Des vieilles routes de France.
Pour ces aïeux, ces doyens,
Ayons quelque déférence.

L’orage acharné contre eux
Leur a fait bien des blessures.
Ils ont des goitres nombreux,
Des crevasses, des fissures.

Des broussailles à leurs pieds
Embarrassent de verdure
Ces géants estropiés
Dont l’écorce est encor dure.


S’agrafant sur les talus,
Ils demeurent à leur poste,
Cherchant s’ils n’entendront plus
Rouler les chaises de poste.

Ils regardent les travaux
Exécutés dans la plaine,
Pendant que les lourds chevaux
Près d’eux reprennent haleine.

Leurs ombres sur le pavé
Rompent les lignes trop blanches.
Plus d’un marcheur a trouvé
Un bon siège sous leurs branches.

Les maraîchers, les laitiers
Devant eux passent par troupe,
Défilent des soirs entiers
Après l’heure de la soupe :

Les ormes savent leurs noms,
Et vers la ville voisine
Ils suivent ces compagnons
Dormant dans la limousine.

Mais le sort leur fut cruel :
Depuis la guerre perfide,
Beaucoup manquent à l’appel
Et plus d’une place est vide.

Car beaucoup sont morts, contrits,
Malgré leur noblesse ancienne,
D’avoir guidé vers Paris
Quelque avant-garde prussienne.


(La Clé des Champs) LES CHEVAUX DE LABOUR


Tout en sueur, voici les bêtes de labour
Qui reviennent, traînant la herse et la charrue ;
Et leurs pas réguliers résonnent dans la rue
Comme ceux des soldats qu’anime le tambour.

Voyez-les s’avancer, les serviteurs des hommes,
Eux qui se réservaient le plus dur du travail :
Percherons accouplés, par le large portail
Ils rentrent au logis des fermiers économes.

Le robuste garçon qui s’assied sur leur dos,
Les cinglant de son fouet, souvent les importune,
Quoiqu’ils aient tout le jour creusé la terre brune
Et bien gagné le foin, l’avoine et le repos.

Ils ont de bons regards, à défaut de paroles,
Pour saluer de loin le gros chien aboyeur.
Les tout petits enfants les touchent sans frayeur ;
Et le couchant vermeil leur fait des auréoles.


(La Clé des Champs)

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