Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules Barbier

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 182-185).




JULES BARBIER


1825




Jules Barbier est né à Paris en 1825. Outre ses drames et ses comédies joués depuis plus de trente ans sur nos premières scènes, ses nombreux livrets d’opéra, composés avec beaucoup d’art et une véritable science du métier, lui ont créé une spécialité dans laquelle il est réellement supérieur. Mais ce n’est point de l’habile librettiste que nous avons à nous occuper ici. M. Jules Barbier, dans un volume de poésies : La Gerbe, a recueilli les vers épars que lui ont inspirés différentes circonstances de sa vie. Une langue franche et ferme, de l’esprit mêlé à beaucoup de sentiment, quelque chose d’honnête et d’enthousiaste, une pensée toujours élevée, telles sont les principales qualités qui marquent les pièces de M. Jules Barbier et leur donnent une place fort distinguée parmi les œuvres des poètes contemporains.

Son volume de vers a été publié par A. Lemerre.

E. Ledrain.


SÉRÉNITÉ




Usons bien de la vie en ses plus belles heures,
    Sans trembler au vol des corbeaux !
Avant un peu de temps, il faudra que tu meures ;
              Tressons des fleurs pour nos tombeaux !


Au nom du Créateur un prêtre calomnie
              Ces roses prêtes à s’ouvrir ;
Le printemps de nos jours n’est pas une agonie ;
              Nous ne vivons pas pour mourir !

Vivons pour honorer en son plus bel ouvrage
              Ce Dieu qui nous donna le jour,
Pour jouir du soleil sans craindre le naufrage,
              Pour nous bercer dans notre amour !

Aimons-nous, ma Lesbie !… En ton cœur laisse croître
              Cette foi sans dogmes malsains,
Plus féconde, crois-moi, qu’une vertu de cloître,
              Bonne au plus pour des capucins !

Les bois sont pleins d’oiseaux, les jardins pleins de roses !
              Comme nous, ils mourront, hélas !
Mais ils chantent gaîment, mais elles sont écloses,
              Sans que le ciel sonne leur glas !

Attache à tes cheveux cette fleur d’anémone ;
              La nature n’est pas en deuil.
Si quelque malheureux tend la main, fais l’aumône ;
              Qu’il passe en bénissant ton seuil !

Coule en paix, coule heureux, ruisseau de notre vie,
              En reflétant l’azur des cieux !
Que le gazouillement de tes eaux fasse envie
              Aux grands fleuves silencieux !

Sans redouter la mer qui bornera sa tâche,
              Porte-lui ton flot voyageur !
Si l’on a bien vécu, faut-il mourir en lâche,
              Pour satisfaire un Dieu vengeur ?


Trop de bourreaux, hélas ! que pour grands on renomme,
              Ont fait le monde ensanglanté,
Sans que nous façonnions à l’image de l’homme
              Le cœur de la divinité !

(La Gerbe)



LA JEUNESSE ET L’AMOUR


MARBRE




Lamour à la jeunesse étonnée, interdite,
Vient faire, en se jouant, sa première visite ;
L’étonnement fait place au sourire ; l’Amour,
De ses deux poings, pareils aux serres du vautour,
Pareils au lierre entré dans l’écorce d’un arbre,
De sa chair vierge encor semble pétrir le marbre.
Elle, le sein gonflé de curiosité,
Savourant un frisson d’intime volupté,
Entre ses doigts légers emprisonnant les ailes
De cet enfant mutin aux lèvres sensuelles
Qui s’est, comme un oiseau, sur ses flancs abattu,
De la bouche et des yeux demande : « Que veux-tu ? »





LES VIEILLARDS


 

Jhonore les vieillards, ces débris du passé ;
J’aime ces fronts blanchis où l’histoire a tracé
                 Plus d’un grand fait en larges rides ;

Et leur lente parole et ces yeux indulgents
Dont les plus affaiblis suivent les jeunes gens
          Qui raillent leurs tempes arides.

Sous une treille, au coin d’un joyeux cabaret,
J’ai vu quatre vieillards buvant d’un vin clairet
          Que suit le propos moins sévère ;
Et chacun d’eux parlait de ses jeunes amours,
Et chacun retrouvait, malgré le poids des jours,
La jeunesse au fond de son verre.

À quelques pas de là, de tout jeunes garçons
Chantaient à plein gosier les cyniques chansons
          Devant qui s’envole l’enfance ;
Et, voyant la bouteille entre ces doigts tremblants,
Ils raillaient ces vieillards de qui les cheveux blancs
          Semblaient sourire à leur offense !

Sommes-nous si tombés, si déchus et si bas
Qu’il faille rencontrer à chacun de nos pas,
          Dans le faubourg ou le village,
Un enfant sans pudeur, un vieillard insulté ;
Et qu’attendre d’un peuple où n’est plus respecté
          Ce rang sacré, celui de l’âge ?