Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Cros

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 59-62).




CHARLES CROS


1842




Charles Cros, né à Fabrezan (Aude) le 1er octobre 1842, a fait paraître en 1873 un volume de vers intitulé Le Coffret de Santal et l’a réédité en 1879 avec de nouvelles pièces. Il est l’auteur de nombreux monologues remplis d’esprit qui ont eu un grand succès. Tout en s’occupant plus particulièrement de sciences, il a produit des poésies qui sont pleines de charme et d’originalité.

a. l.


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À LA PLUS BELLE




Nul ne l’a vue, et dans mon cœur
Je garde sa beauté suprême ;
(Arrière tout rire moqueur !)
Et morte, je l’aime, je l’aime.

J’ai consulté tous les devins.
Ils m’ont tous dit : « C’est la plus belle ! »
Et depuis j’ai bu tous les vins
Contre la mémoire rebelle.


Oh ! ses cheveux livrés au vent !
Ses yeux, crépuscules d’automne !
Sa parole, qu’encor souvent
J’entends dans la nuit monotone !…

C’était la plus belle, à jamais,
Parmi les filles de la terre.
Et je l’aimais, oh ! je l’aimais
Tant, que ma bouche doit se taire.

J’ai honte de ce que je dis,
Car nul ne saura ni la femme,
Ni l’amour, ni le paradis
Que je garde au fond de mon âme.

Que ces mots restent enfouis,
Oubliés (l’oubliance est douce),
Comme un coffret plein de louis
Au pied du mur couvert de mousse.


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VISION




Au matin, bien reposée
Tu fuis rieuse, et tu cueilles
Les muguets blancs, dont les feuilles
Ont des perles de rosée.

Les vertes pousses des chênes
Dans ta blonde chevelure
Empêchent ta libre allure
Vers les clairières prochaines.


Mais tu romps, faisant la moue,
L’audace de chaque branche
Qu’attiraient ta nuque blanche
Et les roses de ta joue.

Ta robe est prise à cet arbre,
Et les griffes de la haie
Tracent parfois une raie
Rouge, sur ton cou de marbre.

Laisse déchirer tes voiles.
Qui es-tu, fraîche fillette,
Dont le regard clair reflète
Le soleil et les étoiles ?

Maintenant te voilà nue,
Et tu vas, rieuse encore,
Vers l’endroit d’où vient l’aurore.
Et toi, d’où es-tu venue ?

Mais tu ralentis ta course,
Songeuse et flairant la brise.
Délicieuse surprise,
Entends le bruit de la source.

Alors frissonnante, heureuse
Et te suspendant aux saules,
Tu glisses jusqu’aux épaules
Dans l’eau caressante et creuse.

Là-bas, quelle fleur superbe !
On dirait comme un lis double.
Mais leau, tout autour est trouble
Pleine de joncs mous et d’herbe.


Je t’ai suivie en satyre
Et caché, je te regarde
Blanche, dans l’eau babillarde.
Mais ce nénuphar t’attire.

Tu prends ce faux lis, ce traître,
Et les joncs t’ont enlacée.
Oh ! mon cœur et ma pensée
Avec toi vont disparaître.

Les roseaux, l’herbe, la boue
M’arrêtent contre la rive.
Faut-il que je te survive
Sans avoir baisé ta joue ?

Alors, s’il faut que tu meures,
Dis-moi comment tu t’appelles,
Belle, plus que toutes belles !
Ton nom remplira mes heures.

« Ami, je suis l’Espérance.
Mes bras sur mon sein se glacent. »
Et les grenouilles coassent
Dans l’étang d’indifférence.





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