Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Émile Chevé

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 225-230).




ÉMILE CHEVÉ


1829




Émile Chevé est né à Nantes en 1829 d’une famille basse-bretonne. Ancien élève de l’École Navale de Brest, il a servi dans la marine militaire jusqu’à sa retraite, qu’il a prise avec le grade de Capitaine de Frégate.

Il a publié coup sur coup Virilités (1882), Les Océans (1885), et Chaos (1887). Les œuvres de M. Chevé appartiennent surtout au genre philosophique et descriptif, les qualités maîtresses du poète sont une énergie poussée parfois jusqu’à la violence, une sincérité passionnée, et aussi une très particulière puissance d’imagination avec laquelle il sait évoquer les souvenirs terribles et grandioses de sa vie maritime.

Trente ans de cette âpre existence, faite de lutte incessante entre l’Homme et l’Élément hostile, ont développé en lui un pessimisme sombre ; il voit dans la nature une embûche perpétuelle, où le destin haineux guette l’Être désarmé comme un fauve sa proie.

Ses poésies ont été publiées par A. Lemerre.

A. L.


LE TAYO




C’était un grand gaillard de mine haute et fière,
Dans son œil injecté luisait un feu sanglant ;
On vantait ses exploits, son audace guerrière :
Les tribus d’alentour n’en parlaient qu’en tremblant.


Sa peau disparaissait sous un bleu tatouage,
Arabesque fantasque aux plis capricieux,
Dont chaque trait parlait d’un acte de courage
Ou d’un ennemi mort sous son bras glorieux.

Nul ne lançait si loin la terrible sagaie
Qu’au moment du combat l’on frotte de poison ;
Nul ne faisait voler si fort sous la pagaie
La pirogue légère, au lointain horizon.

Ajoutons qu’il était seigneur de haut lignage.
Cousin et favori du roi de la tribu,
Un vieux gredin perclus, sinistre anthropophage,
De lèpre, d’eau-de-vie et de meurtres fourbu.

Il était mon tayo : j’avais pris l’habitude
De l’emmener courir avec moi dans les bois,
Et quand la marche était ou trop longue ou trop rude ;
Sur son dos ou son cou je montais à mon choix.

Quand midi calcinait la plage de sa flamme,
Dans sa case j’allais m’étendre sans façon ;
Il me laissait son lit et sa natte et sa femme,
Et s’en allait dormir à l’ombre d’un buisson.

Il venait le matin à bord de mon navire
M’apporter du poisson, du laitage et du fruit,
Et je le renvoyais heureux jusqu’au délire,
Pour un peu de tabac, de poudre ou de biscuit.

Il bondissait, rempli d’une joie enfantine,
Quand nos clairons sonnaient le fauve branle-bas ;
Il buvait mon alcool et ma térébenthine ;
Il avait le gosier de fer comme les bras.


Il n’avait peur de rien, excepté des fantômes
Qui par les nuits sans lune errent sous les palmiers,
Et du vent de minuit qui grince sur les chaumes,
Ainsi qu’un frôlement d’Esprits ou de sorciers.

Il me fallut partir pour une île prochaine :
C’était pour secourir un vaisseau naufragé.
De retour dans la baie au bout d’une semaine,
Je cherchai mon tayo : le roi l’avait mangé !

Le grand-prêtre avait dit au roi : « Si la vieillesse
Et si le mal rongeur courbent ton noble front,
Repais-toi d’un guerrier : sa vigueur, sa souplesse,
Et son âme vaillante en ton corps passeront. »

Et pour s’incorporer sa jeunesse et sa force,
Pour rafraîchir un sang par la lymphe épaissi,
Le roi l’avait mangé sur un grand plat d’écorce,
Pimenté bien à point, de patates farci.

(Les Océans)



L’HYMNE ÉTERNEL




Autour de chaque étoile au loin tournent des terres,
La tête et les pieds pris dans des suaires blancs,
Portant un baudrier flamboyant de cratères ;
Une écharpe de grains est nouée à leurs flancs.

Leurs corps sont bigarrés d’argent et d’émeraude
Par les sables brûlants et les océans froids ;
Leur robe de lapis et de cristal se brode
Par le miroir des lacs et le fil des détroits.


Elles ont des colliers de rubis, de topazes,
Qu’égrènent leurs printemps aux velours des gazons ;
Elles ont des camails de transparentes gazes
Quand l’aube en floréal nacre leurs horizons.

Un concert formidable en monte dans l’espace
Et des astres éteints va troubler les sommeils,
Un hymne discordant, et dont l’horreur surpasse
Les bruits de la fournaise où cuisent les soleils.

Sont-ce les hurlements striduleux des cyclones ?
Ou les coups d’ébauchoir des flots, ces verts sculpteurs ?
Ou les écroulements des arcs et des pylônes
Que dresse la Tornade aux cieux des équateurs ?

Les râles des forêts sous le fouet de la brise ?
Le glaive de la foudre au hasard s’abattant
Sur les granits qu’il fêle ou les glaciers qu’il brise ?
Ou le bolide, obus dans leur air éclatant ?

Dans leur chaudière énorme où bouillonnent les sèves,
Sont-ce les heurts confus d’atomes émiettés ?
Est-ce le cri des bois, des antres et des grèves ?
— Non ! ce sont vos sanglots, pâles Humanités !

(Chaos)



CALME AGlTÉ




Un de ces calmes comme on n’en voit pas souvent
Près de ce cap maudit. — Pas un souffle de vent
Dans l’air, que de rayons dorés le soleil crible.
— Une mer démontée. Un clapotis horrible.

— Sur un feu souterrain les flots semblent bouillir,
Et de tous les côtés viennent vous assaillir.
— L’Océan est un champ hérissé de collines
D’un vert-bleu translucide aux lueurs cristallines,
Que couronne d’argent un panache écumeux
Dont jusqu’à nos huniers monte l’embrun spumeux.
Un bras semble hacher sa liquide surface.
— La lame est verticale et s’écroule sur place ;
Subite elle se lève et s’affaisse d’un bloc,
Comme sous le plafond d’un invisible roc.
— Une houle enragée, énorme, enfle ses ondes,
Qu’on voit se dérouler, lourdes, lentes, profondes,
Avec une terrible et sombre majesté,
Sous les flancs du navire en tous sens cahoté.
— Et tout arrache à bord du vaisseau, que la brise
Ne vient plus appuyer. Tout craque, fend, se brise.
— Chaque mât, comme un jonc, plie en son étambrai.
— Les coutures des ponts partout crachent le brai.
— La vergue aux élongis casse palans et drosse.
— L’ancre échappe, rompant saisine et serre-bosse,
Et reste suspendue à sa chaîne, crevant
À chaque inclinaison le bordé de l’avant.
— On voit tout le dormant suer tant il travaille,
Et les crocs des canons jouer dans la muraille.
— La cloison ploie et cède, et l’on entend des cris
Partir du haut en bas au milieu des débris :
Plaintes, rires, jurons. On tombe, l’on se blesse,
On glisse, on se raccroche, et c’est une prouesse
Que de pouvoir aller, sans se casser le cou,
De tribord à bâbord. Bientôt, on devient fou
De rage, et de malaise on est presque malade.
— La barque est devenue un panier à salade. —
On ne peut ni dormir, ni manger, ni marcher,
Et l’on n’a pas un coin sûr où pouvoir nicher.

— Bref, secoué, moulu des pieds jusqu’à la tête,
Vous appelez le grain, la trombe, la tempête,
Tout ! plutôt que ce calme et que ce temps si beau
Par lequel vous sentez s’en aller par lambeau
Le vaisseau sous vos pieds, et que cette furie
De ressauts, dont chacun amène une avarie.

Et l’on voit dans le Nord, dressé férocement,
Noir, et tombant à pic dans un remous fumant,
De la Côte de fer courir le mur dantesque
Que bat éperdûment la houle gigantesque.

(Chaos)