Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/François Auffray

Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 23-32).

FRANÇOIS AUFFRAY

(…–1652)


On ignore la date exacte de la naissance de François Auffray, ce disciple breton de Ronsard. Notre poète naquit, à la fin du XVIe siècle, dans le diocèse de Saint-Brieuc, probablement en la paroisse de Pluduno, berceau de sa famille. Il composa deux ouvrages, une tragi-comédie (la Zoanthropie ou vie de l’homme) qui fut représentée et imprimée à Paris, en 1614, et un recueil d’Hymnes et Cantiques, qui parut à Saint-Brieuc, en 1625. Auffray entra de bonne heure dans les ordres sacrés : dès 1624, il était recteur de la paroisse de Pluduno ; en 1628, il devint trésorier du chapitre de la cathédrale de Saint-Brieuc ; il mourut en cette ville, le 12 novembre 1652.

La critique ancienne et moderne s’est montrée envers Auffray d’une rigueur excessive et peu motivée. Colletet, si indulgent pourtant pour l’école de Ronsard, l’abbé Goujet, les auteurs des Biographies, plus récemment M. S. Ropartz (Études sur quelques ouvrages rares écrits par des Bretons au XVIIe siècle) n’ont mentionné la Zoanthropie que pour l’accabler de leurs dédains ; quant aux Hymnes et Cantiques, ils ont été plongés dans une obscurité profonde jusqu’au jour où M. Ropartz les en a tirés pour les exécuter sommairement. Auffray a été systématiquement écarté de ce tribunal d’aristarques qui a redressé et réhabilité les renommées poétiques de ses plus humbles contemporains.

Peu de lectures sont, il faut bien l’avouer, aussi ardues que celle de la Zoanthropie ; un sujet, le moins scénique de tous les sujets, paraphrasant jusqu’à la satiété la maxime célèbre, Connais-toi toi-même, de pures abstractions, affublées de noms grecs, mises à la place des personnages, aucune action, des tirades interminables, un style barbare, hérissé de mots pompeux ou vulgaires, pouvaient bien faire perdre patience aux lecteurs de la pièce et provoquer leurs sévérités. Ce n’est que dans les détails qu’Auffray retrouve quelques avantages ; il est quelquefois gracieux, comme dans ce portrait d’une jeune fille :

 … Divine Vénus,
Oriant de ma joye, aurore sadinette,
Les lys vont blanchissant sur sa joue tendrette,
Et le corail se rit sur ses lèvres d’où sort
Si douce suavité, qu’elle est douce à la mort.

Il ne manque ni d’esprit ni de verve en esquissant cette silhouette d’un Chicaneau de son temps :

 Comme il est fagotté !…
Palle, have, deffait, squelette, ombre des morts !
Il brouille, fouille, effraye, erre, tourne et tracasse,
Comme un vray loup-garou, tousiours de place en place,
Jour et nuit lutinant, remuant, feuilletant
Griefs dessus griefs, contredits ; confrontant,
Il intime, il adjourne, il tesmoigne, il appelle,
Il chicane tousiours procédure nouvelle ;
Et, pour rendre un procez de civil criminel,
Il le peut, et le fait, s’il le veut, éternel.

Mais ces deux passages, et quelques autres — huit ou dix, tout bien compté — sont de trop rares lueurs qui illuminent cette fresque grise et confuse, la Zoanthropie ; presque partout ce n’est que du mauvais Ronsard ou du pire Du Bartas ; seul, l’examen de la pauvreté de notre théâtre, à l’époque où fut jouée la pièce d’Auffray, peut concilier quelque indulgence à l’auteur et rendre moins ridicules les éloges hyperboliques de ses amis bretons, les Guillaume Lucas, les de Lanjamet et les de la Ville-Geosse.

Les Hymnes et Cantiques, publiés en 1625 à Saint-Brieuc, ont une bien autre valeur que la Zoanthropie ; ce recueil, qui parut à l’instigation d’un prélat ami des lettres et des arts, Mgr Le Porc de la Porte, comprend des hymnes traduites du Bréviaire romain, d’autres hymnes plus modernes, quelques cantiques de rythmes variés, deux élégies sur les tourments de l’enfer, des sentences morales en quatrains imitées de saint Grégoire de Nazianze ou appartenant en propre à notre poète. Les Hymnes traduites du Bréviaire sont la partie la plus faible du volume ; quelques traits de l’Oraison de Jérémie se détachent sur ce fond incolore :

Comme les bœufs au joug, nos cols dans les cadaines,
 Dispos ou indispos,
Bon gré ou malgré nous, en tressuant de peines,
Il falloit labourer les infertiles plaines,
Et nos travaux estoient sans trêve ni repos.

Deplorables captifs, la faim a peu contraindre
Les bourgeois de Sion
De se vendre en Égypte, et de s’en aller pleindre
Aux vains Assyriens, afin de les astreindre
À nous donner l’aumosne, avec compassion.

Comme pauvres forçats esclaves des gallères,
Du soir au lendemain,
Estans bien harassez soubs le faix des misères,
On donnoit à chascun pour ses amples salaires,
Quelquefois, non tousiours, un noir morceau de pain !

M. Ropartz a cité quelques vers des hymnes des propres de saint Brieuc et de saint Guillaume, deux saints vénérés en Bretagne ; mais il n’y a rien dans ces pièces qui s’élève au-dessus du médiocre. Le lecteur qui feuillette patiemment les Hymnes et Cantiques, est enfin dédommagé de sa peine, quand il arrive aux pièces de l’invention d’Auffray ; c’est ainsi que l’auteur a désigné les poésies qu’il a composées sans le secours d’aucun modèle et, qui, par un singulier privilége, l’emportent de beaucoup sur ses traductions.

Un dialogue ingénieux, mais d’une subtilité fatigante : Du corps et de l’âme au départ l’un de l’autre, un beau cantique : Qu’il ne faut se fier au siècle, les élégies et les quatrains que j’ai mentionnés, composent à peu près tout l’apport personnel d’Auffray au recueil des Hymnes ; mais c’en est assez pour rehausser le poète, au double point de vue de la pensée et de l’expression. Voici, presque en entier, le cantique, écrit en dizains ; il ne pâlit pas trop à côté de deux chefs-d’œuvre du même rythme, le cantique de Racine, Sur les vaines occupations des gens du siècle, et l’ode de J.-B. Rousseau, Que rien ne peut troubler la tranquillité de ceux qui s’assurent en Dieu.

Mortels ! vous fiez-vous au monde ?
Estimez-vous ses vanitez,
Ses pompes, sa pourpre féconde,
Et ses triumphes méditez ?
Toutes ces grandes renommées
Assurément vont en fumées,
Et se dissipent dedans l’air ;
Et toutes ces vaines puissances,
Qu’idolâtrent vos espérances,
Sont sornettes, à bien parler.

Comme les despouilles légères
Des bois volez des Aquillons,
Feignent des guerres mensongères
Dans le milieu des tourbillons ;
Ainsi d’une course fuyarde
Un plaisir se perd, se hazarde,
Et s’enfuit comme un songe aillé ;
Ainsi le prix de nostre attente
En s’envolant nous mescontente,
Et n’est rien, s’en étant allé.


Comme les lys, les violettes,
Soudain flestries du soleil,
Comme les pensées fluettes,
Les roses et l’œillet vermeil,
Qui ne durent qu’une journée ;
Comme l’herbe aussitost fanée
Que tombée d’un coup de faux ;
Ainsi va la gloire du monde,
Qui s’enfuit soudain comme l’onde,
Et se flestrit soubs les travaux.

Fiez-vous plustot aux nuages,
Autant inconstans que légers ;
Fiez-vous plustot aux orages,
Aux vents, aux fleuves passagers ;
Ains fiez-vous aux arondelles,
Plustot qu’aux pompes infidelles,
Ny qu’aux fresles charnalitez ;
Avalez les eaux de Berose,
Plustot, pour mortifere dose,
Que l’amer amour des beautez.

Fiez-vous aux dents ravissantes
Des lyons les plus affamez,
Ains aux harpies frémissantes,
Et aux serpens envenimez ;
Fiez-vous plustot aux lamyes,
Qu’à ces promesses ennemyes
Que le siècle, en vous decevant,
Vous fait en tout tems, à toute heure ;
Car l’esperance vous demeure,
Et ne vous repaist que de vent.

Insensé qui fourbis des armes,
Et te fais un habit de fer,
Te précipitant aux allarmes
Pour combattre et pour triumpher,

Quand elles seroient le chef-d’œuvre
De Vulcain, le divin manœuvre,
De Bronthe et du nud Piragmon,
La mort qui te suit et traverse
Toutes les armes outreperce
Et t’entame cœur et poulmon.

Où sont tous ces foudres de guerre,
Saül, Abner et Jonathas ?
Où ces lumières de la terre,
David, Nathan, Ezechias ?
Tous, du faiste de leur puissance,
Dans la mortelle décadence
Sont tombés par sévérité ;
Cæsars, Souldans et Alexandres,
Il ne nous reste de leurs cendres
Que le renom d’avoir esté.

On a peine à reconnaître dans ces strophes élégantes et fières le poète prétentieusement grotesque de la Zoanthropie ; on le reconnaît aussi peu dans cette grandiose et sinistre peinture des tourments qu’endurent les damnés aux enfers (ceci est extrait de la première élégie) :

Mais voyez aux enfers quelle est la boucherie,
Quel carnage sanglant des esprits infernaux,
Quel grand fleuve de sang ondoye en ces canaux,
Quels cris, quelles clameurs, quel sac, quelle tûrie !

Je hérisse d’effroy quand j’œillade leurs formes,
Plus laides mille fois que la mesme laideur ;
Ainsi qu’un fin Prothée ils changent de grandeur,
De couleur, de posture, et de façons énormes.


Cerbère à triple chef, Python, l’Hydre, Gorgone,
La Chimère, le Sphynx n’estoient si monstrueux,
Et les fables n’ont feint rien si défectueux
Que sont tous ces esprits dont l’Orque noir foisonne.

Arrière les brandons des folles Euménides,
Les travaux d’Ixion, Siziphe et son rocher ;
Non, non, vous ne sçauriez que de loing approcher
Des démons infernaux les cruautez avides.

La mort, les cris, les pleurs, la discorde, la rage,
Les sanglots, la fureur, le meurtre et le baffroy
Mettent à qui mieux mieux ce peuple en désarroy,
Et en font à tous coups un furieux carnage.

Icy corps mutilez, delà testes fendües,
Icy les ulcerez, delà les gangrenez,
Et partout mille morts font mourir les damnez,
Et revivre en la mort leurs ames esperdues.

Vous avez veu, mes yeux, ces perdus pleins de peste,
Pleins de chancres baveux, de vermine et de pus,
Pleins de roigne en leurs corps, pourris, tronquez, rompus,
Corps pleins de mille maux et d’accidens funestes.

Encor vous avez veu les crappaux, les vipères,
Les sours, les basilics, les aspics, les dragons,
Les couleuvreaux retors de mille lestrigons,
Au sein de ces perdus establir leurs repères…

Il court dans ces vers, que personne ne s’est avisé de remarquer, un souffle de vraie poésie, et ce n’est pas le sujet seul qui évoque le grand nom de Dante. On pourrait faire d’heureux emprunts aux quatrains qui terminent le volume ; si les anciens auteurs en ont souvent fourni l’idée, Auffray les a enrichis de traits qui, sous la critique ingénieuse de l’ajustement et du maintien, visent et atteignent l’homme même. Pibrac, le maître du genre, n’a rien de supérieur à ces Conseils aux jeunes filles, vraiment dignes d’une anthologie :

Fille, je t’accompare à la candeur du lys,
Beau, bien fait, odorant ; telle aussi tu dois estre
Belle, cointe, jolie........
Ne frise, ne rostis, ne poudre tes cheveux,
Et ne porte dessus que bien peu de parure.
Il n’y a rien si beau que la mesme nature,
L’artifice auprès d’elle est un singe hideux.
Ne montre ton beau sein, vray throsne de pudeur ;
Comme les papillons se bruslent aux chandelles,
On bruslera, voyant ces raretez si belles ;
Mais s’il est laid, pourquoi monstres-tu ta laideur ?
Oste moy tous ces fards qui gastent ton beau teint,
Ce villain vermeillon, la pommade, céruse ;
Le talc, le blanc d’Espagne, ô filles, vous abuse.
Le beau teint est celuy qui n’est fardé, ni feint.
Use d’un doux parler au plus humble ou testu,
Et qu’on voye toujours la pudeur virginale
S’esgayer sur ton front, comme une rose palle,
Car elle est l’ornement des filles de vertu.
Marche modestement quand tu es en chemin,
Sans, trop libre, hausser soubs le masque ta veue ;
Ces regards egarez, afin d’estre cogneüe,
Tournent le plus souvent à tres mauvaise fin.
Ne danse point du tout, ou danse rarement,
Car ce folastre ébat rend mille âmes captives ;
Ces bonds et ces élans sont choses si lascives,
Qu’elles virent[1] d’un saut le plus fort jugement.

Garde toy du caquet à l’office divin ;
Dieu chasse de chez luy toute cajollerie,
Ne l’y rameine pas, crainte de sa furie :
Celles qui faschent Dieu feront mauvaise fin.

Les trois citations qui précèdent permettent déjà de réviser l’arrêt sévère infligé par Colletet et M. Ropartz à François Auffray ; à ceux qui voudront mieux connaître le poète, le disciple de Ronsard, nous indiquerons une étude approfondie, qui a paru dans une précédente publication de la Société des Bibliophiles Bretons[2].

Olivier de Gourcuff


  1. Très rare activement, dans le sens de faire tourner.
  2. Tome ii des Mélanges historiques, littéraires et bibliographiques.