Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Anne de Rohan

Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 33-40).

ANNE DE ROHAN



Anne de Rohan naquit au château de Blain (1584) de René II de Rohan et de Catherine de Parthenay, elle eut pour frère le fameux capitaine Henri II, celui que Henri de Navarre considérait comme son successeur. La sœur aînée d’Anne fut cette Catherine de Rohan, connue pour sa fière réponse aux galanteries de Henri IV : « Je suis trop pauvre pour être votre femme, et de trop bonne maison pour être votre maîtresse. »

Toute cette famille était calviniste.

Anne, femme de lettres comme sa mère, était très versée dans l’étude de la langue hébraïque ; on dit qu’elle lisait la Bible et méditait les psaumes écrits dans cette langue.

Elle donna les preuves d’un grand courage au siège de la Rochelle (1627) ; elle et sa mère secondèrent le maire Guiton dans sa défense héroïque, en s’efforçant de ranimer le courage des habitants, et quand la ville, entièrement épuisée de vivres, capitula, Catherine et Anne, ayant refusé de se laisser comprendre dans la capitulation, furent conduites au château de Niort, où on les traita avec toute la rigueur des prisonnières de guerre.

Anne mourut à Paris, le 20 septembre 1646, sans avoir été mariée. Elle avait eu l’honneur d’accompagner la princesse de Navarre, lorsque celle-ci fut épouser le duc de Lorraine.

Bibliographie poétique.

1o Stances sur la mort de Henri IV, par Mme Anne de Rohan, Paris, Chevalier, 1616, in-18.

2o Une élégie en l’honneur d’Henriette de Savoie, morte le 8 août 1618.

3o Des vers à l’abbé de Marolles, 1644.

4o Plaintes de très haute et très illustre princesse Anne de Rohan sur le trépas de Madame de Rohan, sa mère (Genève, 1632, in-18, de 32 pages), véritable chef-d’œuvre de sentiment.

5o Cinq pièces composées sur la mort de sa sœur Catherine, duchesse des Deux-Ponts, dans un recueil de vers et de prose, publié par La Ferté sous ce titre : Tombeau de très illustre, très haute et très vertueuse princesse, Catherine de Rohan, duchesse des Deux-Ponts, à Paris, par Jean Janon, rue du Foin, 1, à l’enseigne de Jonas, 1609, in-4o  de 83 pages.

Ce recueil est très rare ; M. Bizeul en possédait un exemplaire.

6o Dix-neuf morceaux de poésie, provenant de la Bibliothèque nationale, 5 autres, tirés du manuscrit trouvé à Bessinge, ont été rassemblés dans un recueil publié à Paris, chez Aubry, en 1852, sous ce titre : Poésies d’Anne de Rohan et lettres d’Eléonore de Montbazon. On a découvert à Bessinge, près de Genève, un manuscrit qui porte à 24 les poésies d’Anne et à 6 celles de sa sœur Henriette.

Avant la citation de quelques pièces, il nous semble curieux de faire connaître sur cette femme de lettres les jugements divers de ses contemporains.

Tallemant des Réaux dit, en parlant d’Anne :

« Bonne fille, fort simple, quoyqu’elle sçeut le latin, et que toute sa vie elle eût fait des vers ; à la vérité, ils n’étoient pas les meilleurs du monde. »

D’Aubigné, à propos de la mort de Henri IV, s’exprime ainsi :

« Je laisse parler mieux que moi Anne de Rohan, princesse de Léon, de laquelle l’esprit, tiré entre les délices du ciel, écrit :


Stances sur la mort de Henri IV

Quoi, faut-il que Henri, ce redouté monarque,
Ce dompteur des humains, fût dompté par la Parque !
Que l’œil qui vit sa gloire ores voie sa fin ?
Que le nôtre pour lui incessamment dégoutte ?
Et que si peu de terre enferme dans son sein,
Celui qui méritait de la posséder toute.

Quoi, faut-il qu’à jamais nos joies soient éteintes ?
Que nos chants et nos ris soient convertis en plaintes ?
Qu’au lieu de notre Roi, le deuil règne en ces lieux ?
Que la douleur nous poigne et le regret nous serre ?

Que, sans fin, nos soupirs montent dedans les cieux ?
Que, sans espoir, nos pleurs descendent sur la terre ?

Il le faut, on le doit, et que pouvons-nous rendre,
Que des pleurs assidus à cette auguste cendre ?
Arrosons à jamais son marbre triste et blanc.
Non, non, quittons plustôt ces inutiles armes !
Mais, puisqu’il fut pour nous prodigue de son sang,
Serions-nous bien pour lui avares de nos larmes ?

Quand bien nos yeux seraient convertis en fontaines
Ils ne sauraient noyer la moindre de nos peines ;
On espanche des pleurs pour un simple meschef ;
Un devoir trop commun bien souvent peu s’estime,
Il faut doncques mourir aux pieds de notre chef,
Son tombeau soit l’autel, et son corps la victime.

Mais qui pourrait mourir ? les Parques filandières
Dédaignent de toucher à nos moites paupières ;
Ayant fermé les yeux du prince des guerriers,
Atropos de sa proie est par trop glorieuse,
Elle peut bien changer son cyprès en lauriers,
Puisque de ce vainqueur elle est victorieuse.

Puisqu’il nous faut encore et soupirer et vivre,
Puisque la Parque fuit ceux qui la veulent suivre,
Vivons donc en plaignant notre rigoureux sort,
Notre bonheur perdu, notre joie ravie ;
Lamentons, soupirons et jusques à la mort,
Témoignons qu’en vivant, nous pleurons notre vie.

Plaignons, pleurons sans fin cet esprit admirable,
Ce jugement parfait, cette humeur agréable,
Cet Hercule sans pair, aussi bien que sans peur ;
Tant de perfections, qu’en louant, on soupire,
Qui pouvaient asservir le monde à sa valeur,
Si la rare équité n’eût borné son empire.


Regrettons, soupirons cette sage prudence,
Cette extrême bonté, cette rare vaillance,
Ce cœur qui se pouvait fléchir et non dompter,
Vertus de qui la perte est à nous tant amère,
Et que je puis plutôt admirer que chanter,
Puisqu’à ce grand Achille il faudrait un Homère.

Mais parmi ces vertus par mes vers publiées,
Laissons-nous sa clémence au rang des oubliées,
Qui seulement avait le pardon pour objet ;
Pardon qui rarement au cœur des rois se treuve,
En parle l’ennemi, non le loyal sujet,
En face le récit qui en a fait l’épreuve.

Pourrait-on bien compter le nombre de ses gloires ?
Pourrait-on bien nombrer ses insignes victoires ?
Non, d’un si grand discours le destin est trop haut.
On doit louer sans fin ce qu’on ne peut décrire ;
Il faut, humble, se taire ou parler comme il faut,
Et celui ne dit rien qui ne peut assez dire.

Ce Mars, dont les vertus furent jadis sans nombre
Et que nul n’égalait, est égal à une ombre ;
Le fort a ressenti d’Atropos les efforts,
Le vainqueur est gisant dessous la froide lame,
Et le fer infernal qui lui perça le corps
Fait qu’une âpre douleur nous perce à jamais l’âme.

Jadis pour ses hauts faits nous élevions nos têtes ;
L’ombre de ses lauriers nous gardait des tempêtes ;
La fin de ses combats finissait notre effroi.
Nous nous prisions tout seuls, nous méprisions les autres,
Étant plus glorieux d’être sujets du roi,
Que si les autres rois eussent été les nôtres.

Maintenant notre gloire est à jamais ternie,
Maintenant notre joie est à jamais finie,

Les lys sont attérés, et nous avecques eux ;
Daphné baissa, chétive, en terre son visage,
Et semble par ce geste, humble autant que piteux,
Ou couronner sa tombe, ou bien lui faire hommage.


Sur un portrait de feu la duchesse de Nevers, fait par Mademoiselle de Rohan, sa sœur, 1629

Tout change en un instant
Comme la lune,
Mais ma douleur pourtant
Est toujours une !
Rien ne saurait changer
Mon deuil extrême ;
Rien ne peut l’alléger,
Que le deuil même.
Vous qui voyez mon sort,
Et à toute heure
Pleurez pour cette mort
Que rien ne pleure,
Voyez mes maux certains,
Et que, sans feinte,
La beauté que je peins
Soit par vous peinte.
Venez sur ses cheveux
Des pleurs espandre,
Lamentez ces beaux feux
Qui sont en cendre,
Pleurez ce teint de lys,
Sa bouche belle,
Plaignez tous ma Philis,
Mais moi plus qu’elle.
Donnez à la pitié
Qui m’environne

Les pleurs qu’à l’amitié
Sans fin je donne.


Sur le mesme sujet

Quand l’Aurore aux doigts de rose
Pour nous montrer toute chose
Fait effort,

Lors ma bouche ne respire,
Mon triste cœur ne soupire
Que la mort.

Quand Phébus, grand œil du monde,
Pour monstrer sa teste blonde,
Du profond cristal de l’onde
Son chef sort,

De pleurer me vient l’envie,
Je plains ma trop longue vie,
Ma Philis trop tost ravie
Par la mort.

Quand je cache par contrainte
Mon vray mal, d’une voix feinte,
Et que mon luth et ma plainte
Sont d’accord,

Lors mes fidèles pensées
Vers Philis sont élancées,
Et mes larmes adressées
À la mort.

Quand je peins Philis la belle,
À chascun je renouvelle
Combien la Parque cruelle
M’a fait tort ;


À ma plainte longue et dure,
Mon crayon bat la mesure,
Et mon œil prend la figure
De la mort.

Cte de Saint-Jean