Anthologie des matinées poétiques/L’épitaphe

Texte établi par Louis Payen (tome 1p. 17-18).

L’ÉPITAPHE EN FORME DE BALLADE QUE FEIT VILLON POUR LUY ET SES COMPAGNONS S’ATTENDANT ESTRE PENDU AVEC EULX

Frères humains, qui après nous vivez.
N’ayez les cueurs contre nous endurciz,
Car, si pitié de nous pouvres avez.
Dieu en aura plustost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six :
Quand de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça dévorée et pourrie,

Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s’en rie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !

Se vous clamons, frères, pas n’en devez
Avoir desdaing, quoyque fusmes occis
Par justice. Toutesfois, vous sçavez
Que tous les hommes n’ont pas bon sens assis ;
Intercédez doncques, de cueur rassis,
Envers le Filz de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernale fouldre.
Nous sommes mors, âme de nous harie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !

La pluye nous a debuez et lavez.
Et le soleil desséchez et noirciz ;
Pies, corbeaulx, nous ont les yeux caves.
Et arrachez la barbe et les sourcilz.
Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis ;
Puis ça, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d’oyseaulx que dez à couldre.
Ne soyez donc de nostre confrairie.
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !

ENVOI.

Prince Jésus, qui sur tous seigneurie.
Garde qu’Enfer n’ayt de nous la maistrie :
A luy n’ayons que faire ne que souldre.
Hommes, icy n’usez de mocquerie
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !