Anthologie des humoristes français contemporains/Histoire de l’invalide à la tête de bois

HISTOIRE DE L’INVALIDE
À LA TÊTE DE BOIS

Le sergent Dubois a eu la tête emportée par un boulet, sauf un œil et une dent de devant. On fait venir le chirurgien.

… L’homme de l’art lui mit une goutte d’eau-de-vie sur le trou du gosier : voilà Dubois qui fait : Hum ! hum ! qui ouvre un œil, et porte sa main à l’endroit où sa tête n’était plus.

« Il n’y a rien du tout, dit le chirurgien ; quelques jours de diète et de repos, et il n’y paraîtra plus. Seulement l’amputation est nécessaire.

— L’amputation de quoi ? l’amputation de quoi ? dit le régiment.

— L’amputation de la tête, pardi ! répond le chirurgien. Mais je n’ai pas les instruments qu’il faut… N’importe, qu’on me donne un maillet solide et un bon ciseau à froid bien aiguisé. »

Ah ! ce fut une belle opération ! Jamais on ne vit chose pareille ni homme si adroit. À chaque coup il faisait sauter des morceaux d’os gros comme le pouce, et même de cervelle, car Dubois avait la tête dure, et il fallait de la place pour les mortaises.

Les soldats disaient :

« Mais vous ne lui laissez rien dans la tête ; alors comment qu’il se rappellera la manœuvre ?

— Bah ! bah ! qu’il disait, il aura toujours assez de cervelle pour crever la paillasse aux Turcs ! Il suivra les autres, voilà ! »

Enfin, voilà l’opération finie. Un beau résultat ! Le chirurgien avait si bien fait qu’il ne restait de toute la tête de Dubois qu’un œil encadré dans un cercle d’os qui s’appuyait sur l’arcade zygomatique, laquelle tenait à l’occiput. Pas plus de cervelle que sur ma main : seulement un petit morceau de cervelet.

Le chirurgien couvrit le tout d’une cloche à melons pour empêcher l’évaporation des idées, et défendit au malade de s’occuper de sciences abstraites, particulièrement de trigonométrie curviligne.

Oui : il paraît qu’il n’y a rien de plus mauvais que la trigonométrie curviligne pour les gens qui ont eu la tête amputée depuis peu de jours.

Mais il lui permit de fumer. Puis il dit :

« Nous allons lui faire une tête de bois, mais une tête de bois si bonne et si solide que tout le monde voudra se faire casser la sienne pour en avoir une comme ça !

— Vraiment ! dirent les conscrits.

— Nous verrons ! dirent les grognards…

— Vous allez me chercher le plus vieux sapin de la Forêt Noire ; vous l’abattrez et vous m’en apporterez un morceau, près de la racine, assez gros pour qu’on y puisse trouver de quoi faire une tête de moyenne grosseur. Ayez bien soin de laisser l’écorce après. »

On apporte une belle bille de sapin. Le chirurgien fait venir Dubois, lui prend mesure de la tête, trace des lignes au crayon rouge sur la tête de bois et dit de faire un trait de scie à chaque ligne du haut en bas : ça formait un cube allongé dont un des côtés gardait l’écorce.

Le chirurgien prend de la terre glaise mouillée, en fait une grosse boule et l’ajuste sur le reste de la tête de Dubois.

Ce n’était guère beau, cet œil au milieu d’une boule de terre. Les soldats riaient :

« Riez ! riez ! dit le chirurgien, vous allez voir ! »

Il retire la boule de terre : elle avait en dessous l’empreinte du restant de la tête de Dubois.

« Venez ici, les tourneurs. Vous allez prendre le morceau de bois, et vous ferez en dessous tous les creux qu’il y a sous la boule. »

On fait comme il dit ; voilà le cube allongé qui s’ajuste sur le restant de la tête de Dubois ; on le lui met, le côté de l’écorce à la place de la figure.

L’œil faisait au milieu de tout ça un drôle d’effet : cependant c’était déjà mieux qu’auparavant, et même quelqu’un qui n’aurait pas su aurait très bien vu que c’était une tête qu’on avait voulu faire.

« Nous en resterons là pour aujourd’hui, dit le chirurgien : faut pas fatiguer Dubois, et puis faut que le bois sèche par l’effet de la chaleur animale. Surtout empêchez-le d’arracher l’écorce du visage, parce que le bois se fendillerait, et ça ferait un nid à poussière. »

Le chirurgien faisait passer Dubois à la visite tous les jours ; il cognait sur le bois pour voir s’il était sec.

Pendant ce temps l’armée avançait toujours, si bien qu’on occupa Nuremberg en Allemagne, ville où l’on travaille le bois dans la perfection.

Au bout de trois jours, le chirurgien fait venir Dubois :

« Dubois, mon ami, m’entends-tu ? »

Dubois fait signe que non.

« Dubois, mon ami, me vois-tu ? »

Dubois cligne de l’œil et fait oui avec sa bûche.

« C’est aujourd’hui que tu vas être beau garçon ! Le bois de ta tête est sec. J’ai trouvé un sculpteur qui va te sculpter une figure un peu ficelée ! On va te percer deux bons trous pour que tu entendes, et un mécanicien va te poser une mécanique pour parler, avec une mâchoire à vis pour manger !… »

… Pendant quinze jours le sculpteur sculpta la tête de Dubois, qui avait, comme vous pouvez penser, une migraine de tous les diables. Enfin le quinzième jour la tête était achevée, et Dubois, mourant d’impatience, vit que ça prenait tournure. On lui perça dans le creux de chaque oreille deux bons trous correspondant à l’estomac, de sorte qu’il commença d’entendre parfaitement. Alors vint le mécanicien, qui lui fit deux traits de scie à partir des coins de la bouche et détacha la mâchoire inférieure, qu’il emporta chez lui.

Dubois était déjà un peu inquiet, lorsque le mécanicien revint. Il avait adapté à la mâchoire d’en bas une langue en peau de daim et, en dessous, une vis qui traversait la margoulette et allait serrer le palais : il suffisait de mettre une noisette ou autre chose entre la vis et le palais, puis à tourner la vis, et clac ! la noisette volait en éclats, il n’y avait plus qu’à avaler.

« Maintenant, dit le mécanicien, faut essayer votre langue. Faites comme si vous vouliez souffler très fort. »

Dubois se remplit les poumons et, se tenant le ventre à deux mains, il souffle, et ça fait un bruit qui fait :

« Tartaïfle !

— Soufflez encore.

— Tartaïfle ! tartaïfle ! tartaïfle !

— La langue est un peu sèche, faut y mettre une goutte d’huile de pied de bœuf et ça ira, » dit le mécanicien.

On met une goutte d’huile de pied de bœuf sur la langue : voilà Dubois qui se met à parler :

« Ponchour, mes gônmrates ! Gôment fus bordez-fus ?…

— Pour ça, dit le régiment, comment donc qu’il a un accent allemand si fort, lui qui est Picard ? »

Le chirurgien se gratta la tête :

« Ah ! animal que je suis ! n’avoir pas pensé à ça ! Pardi ! c’est bien clair, pourquoi il a l’accent allemand et même qu’il ne le perdra jamais : comment voulez-vous qu’une tête de sapin de la Forêt Noire n’ait pas l’accent allemand ! C’est incurable.

— Allons, mon cher, dit le régiment à Dubois, faut t’en consoler, on a fait pour le mieux. Viens boire un coup. »

On le mène à la cantine ; il boit plus d’un coup, se grise ; on le rapporte ivre-mort.

Le lendemain, on lui peint à l’huile le visage, on lui met une perruque ; il reprend son service…

(Contes ; Charpentier édit.)