Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Les demoiselles Boivin

Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 8-12).

CONTES À LISETTE

Une page d’une vie humaine, et c’est assez pour l’intérêt, pour l’émotion profonde et durable ;… de simples études sans péripéties, ni dénouement ; l’analyse d’une année d’existence ; l’histoire d’une passion.
É. Zola.

LES DEMOISELLES BOIVIN

Pour toi.

Dans la clarté trouble d’une matinée de juillet, — clarté fade, tirant sur le gris, comme enveloppée d’un nuage d’une diaphanéité terne, — et sous les lourds écoulements des rayons tombant drus et chauds, la grand’place de la petite ville de Veaumîne s’étend plate, immense, silencieuse…

À droite, les maisons, — les unes à deux, les autres à trois étages, — s’alignent en une enfilade morne et irrégulière, les contrevents verts hermétiquement clos, et brûlés des fulminantes caresses d’un soleil irrité, craquelant leur badigeon blanc et rugueux.

À gauche, confusément noyées dans leur pénombre, quelques constructions, à l’aspect plus sévère, se détachent faiblement dans l’encadrement brillant du ciel bleu. Des fenêtres larges ouvertes, mais que cachent des rideaux de diverses couleurs, s’échappent des odeurs aigres, — des odeurs de graillon. Çà et là, une hampe aux couleurs nationales, soutenant un drapeau flasque, immobile.

Et de toutes ces habitations dormant en quelque sorte dans une fatigue, un alanguissement général, s’élèvent par la cheminée des fumées grises, — des fumées qui montent lourdement, se déroulent avec lenteur, se dissipent…

De temps en temps, une volée de pigeons blancs s’abat sur la grand’place, piétine longuement, en tous sens, puis reprend son vol lent et circulaire pour s’arrêter, là-bas, au pignon le plus élevé.

Et tout au fond, contournant l’église, — une église vieille avec son clocher en réparation, sa porte basse et son cadran presque imperceptible, — des marchands, endormis sur leur chaise, à côté de leurs chiens paresseusement étendus à terre, la langue pendante, ont étalé toutes sortes de marchandises sur des tréteaux, autour desquels tourbillonnent de grosses guêpes bourdonnantes.

Midi !…

Et tout à coup la cloche de l’église se prend à tinter de sa voix de fer, douze fois de suite, avec lenteur.

Alors, — comme par enchantement, — tout s’anime, tout s’agite ; et tandis que le temple vomit ses nombreux fidèles dans un miroitement de couleurs vives, les marchands, brusquement réveillés, les yeux gros encore de sommeil, s’égosillent, s’échauffent, harcelant, interpellant les badauds avec une volubilité factice de phrases apprises par cœur.

Plus loin, leurs silhouettes d’êtres affamés se détachant sur un paravent aux couleurs bariolées, un marchand de complaintes, long et maigre, accompagne sur un violon criard léchant d’une jeune fille, — chant traînard, enroué, plaintif.

Au pied de l’estrade, dans un ébahissement bête, les passants se poussent du coude pour écouter de plus près, les yeux écarquillés, les mains dans les poches, bouche bée, tandis que les campagnards endimanchés « lichent » goulûment de grandes pintes d’une bière grasse, attablés devant les cabarets dans une attitude dégingandée d’homme à l’aise.

Tout à coup, au milieu de l’enchevêtrement multicolore de cette foule bruyante, une voix de gamin s’éleva, mauvaise, criarde :

— « Ohé ! les planches !… »

Ce fut comme une traînée de poudre : partout on vit se dresser des têtes, cou tendu, cherchant à découvrir, avec un rire méchant sur les lèvres. Il y eut des chuchotements, des poussées de coude. Les hommes s’étaient hissés sur les tables, debout, verre en main, tandis qu’à leurs portes de grosses matrones étaient accourues pour voir, les manches fortement relevées et montrant la nudité velue et basanée de leurs gros bras.

Et la voix, — mauvaise et criarde, — clamait toujours :

— « Ohé ! les planches !… »

Alors les demoiselles Boivin, — les planches ! ! — apparurent, longues, la poitrine creuse et coupant de leur maigreur cadavérique le large profil de leur père — un homme gros, petit, qui resserre entre ses deux filles, s’avançait d’un trottinement de taupe grasse.

Deux filles desséchées, les yeux ternes et sans éclats, les lèvres pincées, — comme à jamais fermées aux baisers, — avec quelque chose de risible dans toutes leurs façons d’être malgré une certaine prétention à la correction parisienne. Mille rubans voltigeaient autour de leur échine longue et d’une seule venue, comme un essaim d’insectes autour d’un échalas. Tristement affreuses en un mot, d’une laideur qui peine, qui fait mal au cœur, qui attriste.

Et elles allaient toujours, sous les regards mauvais de la foule, clopinant des jambes dans leurs robes raides et pendantes, sans ce gracieux mouvement des hanches qui ballotte les jupes, follement.

Elles allaient, droites, en apparence insensibles aux rires saccadés des campagnards qui éclataient dans un échange bruyant de mauvaises réflexions.

Et la voix criarde du gamin ne cessait de clamer : — « Ohé ! les planches !… » tandis qu’arrivées chez elles, là-bas, au numéro 133 de la grand’place, une porte verte s’était fermée sur elles, — porte basse, munie d’une énorme plaque en cuivre avec ces mots :

Alexis Boivin
Architecte-voyer de la ville

Deux mille quatre d’appointements, avec le prochain espoir d’une pension presque équivalente, le père Boivin qui attendait avec quelque impatience l’heureux instant de la retraite, — où il se voyait déjà, les pieds dans de grandes pantoufles grises, le gilet déboutonné, se laissant vivre tranquillement, — le père Boivin, dis-je, n’avait plus au cœur qu’une seule affection, mais une affection vive, immense, qui le préoccupait, le tourmentait, le mettait dans une agitation continuelle :

Marier ses filles !

Resté seul avec elles, très tôt, — madame Boivin étant morte peu après leur naissance, — il s’était vu obligé d’avoir pour ses deux enfants des soucis de mère, s’occupant de leurs robes, de leurs jupes, de leurs chapeaux avec cette maladresse habituelle de l’homme aux prises avec les soins du ménage.

Ah ! certes, dans les commencements, le pauvre homme avait eu bien des instants de découragement.

Plus d’une fois il s’était épongé le front ruisselant de sueur, désespéré en présence d’une difficulté selon lui insurmontable. Et dans ces moments d’abattement, il lui venait des envies folles de tout envoyer aux cent mille diables !… Mais son affection pour « elles » l’emportait toujours et il se remettait aussitôt avec un nouveau courage à tailler des pantalons, des bonnets, des chemises, soufflant très fort. Finalement même cette vie de bonne d’enfant devint pour lui une habitude, — cette seconde nature !

D’ailleurs, à son affection de père s’étaient ajoutés la satisfaction, l’orgueil même de les avoir élevées tout seul ; et il lui arrivait parfois de rester en extase devant elles, en homme content de son œuvre.

Ah ! il pouvait s’en vanter de son œuvre : deux perches à houblon, longues comme un jour sans pain, osseuses d’une ossature affreuse saillant portant au travers de la robe. Et laides avec cela !… horribles avec leur visage aux angles durs, aux yeux hideusement profonds.

Et malgré tout, le pauvre homme s’entêtait à les trouver adorables, s’amusant avec une certaine fierté pleine de conviction à les appeler « mes chères belles ! ! !… »

Arriva le moment de les conduire dans le monde, aux soirées dansantes du préfet, aux bals du conseiller municipal.

Ce fut tout un événement ; on en parla trois mois à l’avance ; longuement on discuta l’arrangement de deux vieilles robes de bal, qui avaient appartenu naguère à la pauvre défunte, — des robes à petits volants blancs et bleus, alternativement. À un moment même, la discussion s’aigrit ; et il fallait voir M. Boivin s’écrier, furieux, avec un geste admirable : « Vous n’y entendez rien, mesdemoiselles !  »… Et de fait, il s’y entendait mieux qu’elles !

C’est qu’il s’agissait là d’une chose de la plus haute importance. Ce bal, ces soirées, c’était le placement de ses filles, de ces chères belles ! — c’était sa récompense, c’était le couronnement de son « œuvre ! »

Et à chaque jour qui le rapprochait de la première fête attendue avec tant d’impatience et de trouble, son angoisse grandissait, prenait des proportions énormes avec des insomnies, d’affreux cauchemars qui, la nuit, le faisaient trembler de tous ses membres, claquant des dents, le corps enveloppé d’une sueur moite.

L’idée d’une demande en mariage, de voir son rêve exaucé, ses filles mariées, le bouleversait complètement ; et il se martyrisait la tête à ajouter aux nombreux sacrifices qu’il s’était imposés jusqu’alors de nouveaux sacrifices plus grands encore.

Depuis longtemps, plus de domino, le soir, au « Grand ours blanc » dans le brouillard épais des fumées aigres. Maintenant il venait de reléguer dans un coin de son armoire sa grande pipe qui ne l’avait jamais quitté auparavant : il cessa de fumer. Certes, ce ne fut pas sans un serrement de cœur, mais que n’eût-il pas fait pour ses « chères belles ?… » Et chaque jour apportait son nouveau sacrifice.

Par contre, les demoiselles Boivin avaient leur maîtresse de piano, étaient abonnées à un journal de mode — (6 francs par an !) — Il fallait que les dimanches elles eussent de jolies robes, des chapeaux, des gants à plusieurs boutons ; tandis que lui, — le pauvre homme, — portait des souliers éculés, des pantalons indéfiniment rapiécés.

Le bal du préfet arriva enfin, bal splendide, sans précédent.

Pendant les quinze jours qui ont suivi, la famille Boivin a été possédée d’une angoisse folle, d’une agitation pleine de troublante indécision et de cruelle attente.

Aucun prétendant ne s’est présenté.

L’année dernière, les demoiselles Boivin ont assisté pour la douzième fois au bal du préfet.

Monsieur Boivin ne désespère pas.

Les demoiselles Boivin attendent toujours.

Bruxelles, le 1er décembre 1886.