Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Le doigt de Dieu
Les campagnes dorment au fond des ténèbres, des effroyables ténèbres d’une nuit de décembre, et rien ne bouge encore dans la maison du paysan, ni sa femme pesamment ronflante à ses côtés, ni les berceaux d’où s’élèvent des respirations lentes, ni le chien assoupi dans sa niche, ni les bœufs prostrés dans les torpeurs de l’étable.
Et tout à coup une voix crie dans le silence :
— Paysan, lève-toi et va à la ville.
Docile, le rustre se vêt, et ses mains ont le geste lourd des gens mal réveillés. L’ombre fait autour de lui un mur solide, et pourtant il voit ; une clarté s’épand de ses prunelles, pareille à la blancheur d’un flambeau.
— Où vas-tu ? lui demande sa femme, qui sent près d’elle la couche vide.
Et il répond :
— Là où on m’attend.
Elle s’étonne et, se dressant sur son séant, elle lui demande qui l’attend.
— Je ne sais pas, dit-il, les épaules doucement remuées.
Bourrue alors, elle le gourmande d’aigres paroles qui, en d’autres temps, cingleraient ses oreilles comme les crins d’un fouet.
— Les coqs n’ont chanté que dans ta cervelle, l’homme ; certainement, tu as mangé d’une herbe funeste. Recouche-toi à mes côtés jusqu’à ce que luise le jour.
— Non, dit-il.
Le pène joue sous ses doigts : il sort calme comme un homme qui va à quelque nocturne labeur ; et lentement, du pas mou des somnambules, il traverse les noires épouvantes qui, des urnes de la nuit, s’épanchent sur les champs.
À quoi pense-t-il en sa marche obscure ? À la glèbe qu’il faudra remuer quand il sera rentré, au terme qui échoit dans cinq jours, aux inflexibles exigences du propriétaire ; il pense à la fatalité de sa rude et monotone existence comme il y a pensé la veille, comme il y pensera tous les jours que Dieu lui donnera ; il ne songe à rien autre chose. Un vent glacé met des frissons sur sa chair : est-ce l’aube prochaine qui déjà remue les étendues, ou n’est-ce toujours que la rigide palpitation de la nuit ? Il ne le sait pas, et va son chemin.
Par delà son enceinte de pierre, la ville dort d’un somme stupide que ne troublent ni les lamentations de la rafale, ni le sourd retentissement de ce pas sur les dalles silencieuses. Le sépulcre ne plonge pas dans de plus sombres spirales que la cité muette dans l’enchevêtrement morne de ses carrefours.
Sans hésiter, l’homme s’engage dans le dédale des rues, avec autant d’assurance que s’il marchait sous la clarté méridienne. Et cependant personne ne lui a indiqué la route qu’il doit suivre ; mais rien n’empêchera qu’il ne soit, à l’heure dite, à l’endroit où il doit être.
De détour en détour il débouche enfin sur une place découverte au bord de laquelle les maisons rangées circulairement ont l’air d’attendre sa venue ; et par l’autre extrémité un inconnu marche vers lui et demande :
— Paysan, quelle heure est-il ?
Il lève la tête du côté de la tour, qu’une masse d’ombre plus grande permet seule de reconnaître parmi les autres maisons, comme elle noyées dans la nuit fuligineuse. Et par dessus l’amas roulant des ténèbres, le noir cadran s’allume brusquement pour ses yeux d’une réverbération plus éclatante que celle d’un incendie.
— Il est quatre heures, répond-il.
Il lui semble qu’il a déjà vu quelque part ce nocturne passant dont il ne peut distinguer ni les yeux ni le front ; mais si voilés que soient ses traits, ils demeureront inoubliablement gravés dans les fibres de son cerveau, mieux que si le soleil les avait éclairés de son irréfragable lumière.
À peine l’étranger s’est-il éloigné, le pacant reprend la route qu’il vient de parcourir, et du même pas pesant qu’il appuyait sur les pavés en arrivant, il marche à travers le labyrinthe de la cité, nigride et muette non moins qu’une nécropole. C’est pour déchiffrer l’heure au cadran de la tour qu’il a fait deux lieues de chemin, et il rentre chez lui au meuglement des vaches éveillées, n’ayant vu que cet homme qu’il se commémorera pour l’éternité.
Une année s’écoule et la Voix se fait entendre de nouveau, dans le silence de la nuit :
— Lève-toi et va à la ville.
Et, comme la première fois, esclave soumis à un impérieux devoir, le rustre se lève ; son geste épais remue l’obscurité massive que sa prunelle troue de clartés errantes, devant lui.
— Où vas-tu ? lui dit sa femme entre deux bâillements.
Et il répond :
— Là, où on m’attend.
Fidèle alors à la loi qui met en la femme une soif d’éternelle curiosité, elle s’assied sur ses reins et s’enquiert de celui qui l’attend.
Il hausse les épaules et répond :
— Je ne sais pas.
— Vieux rêveur, s’écrie-t-elle encolérée, ton cerveau est sûrement la proie de quelque fièvre maligne, puisque tu prends pour la voix de Chanteclair le bruit du vent dans la cheminée. Recouche-toi dans le lit jusqu’au jour.
Les berceaux tremblent aux secousses des petits qui vagissent, et du fond de sa niche, le chien, irrité par ces plaintes grêles, prolonge un rauque hurlement, tandis que, déchaînée, la pluie fouette de ses lanières le toit dont les charpentes craquent comme les vertèbres d’un lutteur sur le point de choir.
— Non, répond le paysan.
Il pousse la porte de son taudis, et marche sous l’averse glacée, courbé, se prenant corps à corps avec l’aquilon. La grêle crépite sur ses os, la tourmente le secoue comme un haillon, et il songe à sa masure qui branle, à sa meule de foin battue du vent, à sa moitié qui geint à cette heure sous les draps, tordue par les rhumatismes ; et il ne songe pas à autre chose ; mais cela suffirait à ramener sur ses pas un autre que lui. Il va pourtant, d’un pas mesuré et ferme, comme un homme qui est sûr d’arriver à son heure.
Les arbres, les échaliers, les huttes aux toits de chaume disparaissent petit à petit derrière lui ; il franchit l’enceinte de la ville, et, comme en cette autre nuit, passif, il s’engage parmi les rues emplies de ténèbres. Aucune lueur ne brille dans cette houle immense des ombres ; mais ses pieds le portent plus victorieusement que si quelqu’un le guidait avec un falot dans sa marche. Une vaste construction se dresse à la fin, pareille à de la nuit qui se serait pétrifiée, et les lampes qui font flamboyer les hautes fenêtres ça et là percées dans les murs, rendent ceux-ci plus noirs encore. Béant, un porche s’ouvre devant l’être grossier qui va servir aux destins, et lent, ployé sous on ne sait quelle main qui le guide, il gravit les marches d’un escalier de granit au haut duquel six gendarmes, la main sur le mousquet, dressent leurs raides statures figées.
Placide et muet, le terrien passe au milieu du groupe sans que personne l’arrête ; et subitement il se trouve dans une salle où, sous les bras éployés d’un grand Christ, siègent des juges vêtus de noir. Les hauts arceaux des voûtes s’illuminent aux reflets vacillants des lanternes qui, glissant de proche en proche, éclairent de taches tremblantes la foule, les magistrats, l’accusateur public et là-bas, dans les funèbres pénombres où, comme un avertissement prophétique, semble régner déjà l’obscurité sans trêve îles prisons, le pâle visage de l’homme qu’on va condamner.
Le silence des tombeaux s’étend sur l’immobile assemblée ; mais tout à coup ces paroles prononcées par le président résonnent sous les plafonds muets, avec le bruit d’une pierre croulant à travers un abîme.
— Accusé, Dieu est témoin qu’un alibi seul pourrait vous sauver. Où étiez-vous à l’heure de ce crime abominable ?
Le misérable se lève de son banc et répond :
— J’étais sur la place : un paysan a passé ; je lui ai demandé l’heure ; il m’a répondu : « Quatre heures. »
— Quel est son nom ?
— Je ne sais pas.
— Où habite-t-il ?
— Je ne sais pas.
— Cet homme, accusé, pourriez-vous le reconnaître ?
En proie aux affres de l’agonie, le désespéré, d’un geste machinal et lent, tourna la tête vers la sombre foule entassée dans le prétoire. Tout était fini sans doute et le supplice allait être prononcé quand, tendant les deux mains avec la frénésie du naufragé qui voit flotter sur l’eau la planche du salut :
— Le voilà ! clama-t-il d’une voix éperdue.
Et ce cri de l’innocent retentit par la ville comme la foudre et les clairons.