Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/L’hystérique (fragment)

Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 14-20).

L’HYSTÉRIQUE
(FRAGMENT)




L’événement s’étouffa dans une fin de carême saintement occupée, le nettoyage des âmes ayant été suivi de près du nettoyage des maisons. Pendant toute la durée du samedi, le Béguinage entier retentit d’un grincement ininterrompu de balais écurant les trottoirs et les corridors : partout, l’eau jetée à pleins seaux entraînait les poussières anciennes, s’étendait en mares, donnait aux boiseries et aux pavements une fraîcheur de rajeunissement. On lava les carreaux, les portes, la rue, à grands bouillons de savonnée qui servirent en outre à décrasser les saintes et les saints de pierre dans leurs niches empoicrées des salissures de l’hiver. Les rideaux des fenêtres, roussis par les dégels, avaient été remplacés par des guipures fleurant le bain récent ; et quelques béguines aisées avaient fait échauder le plafond de leurs chambres. Toutes se remuaient en de fiévreuses allées et venues, les manches retroussées jusqu’au coude, un pan de leurs jupes pileuses passé dans la ceinture, avec l’affairement de cette grosse besogne annuelle par laquelle elles fêtaient à leur manière la renaissance de l’Église. Et à mesure que s’avançait l’heure, le travail redoublait, la rumeur grandissait, le gémissement des pompes s’activait ; la silencieuse retraite faisait à elle seule plus de bruit que la ville tout entière. Des fers à polir s’imprimaient avec des coups sourds sur les guimpes nouvellement lessivées ; les vantaux brusquement repoussés claquaient sur la profondeur des bahuts ; on entendait, brandiller et carillonner en tous sens les sonnettes frottées à l’émeri ; et les vaisselles tintaient, bouchonnées furieusement. D’un bout à l’autre des ruelles, bruyaient la bourrée des sabots battant le pavé, le flic flac des vieilles semelles glissant sur les dalles, un piétinement qui dégringolait les escaliers, bredi-breda par les chambres, emplissait les petites maisons de la cave au grenier. Une rage de propreté s’était emparée des bonnes femmes, qui, exténuées, les ongles écornés, la peau crevassée de gerçures, ne sentaient plus la fatigue et constamment repassaient la brosse et le torchon sur les mêmes endroits, dans leur envie immodérée de tout faire reluire. Par les fenêtres ouvertes pénétrait l’air vif du dehors, séchant l’humidité des parquets longuement arrosés et des murs fleuris d’anciennes moisissures. Et petit à petit les maisons, toutes blanches avec leurs linges renouvelés, leurs papiers de tentures époussetés, prirent des airs de chapelles parées pour recevoir des saintes vierges. Puis le soir tomba sur ces graves occupations, les portes se fermèrent et derrière les vitres les lampes allumées mirent des points rouges, tandis que le tapage du jour s’assoupissait dans une torpeur de lassitude. Cependant, des passages d’ombres sur les rideaux indiquaient que le travail n’avait pas cessé partout, et bien avant dans la nuit, sœur Mechtilde du Saint-Sacrement, fut aperçue par un passant attardé, lequel avait mis curieusement l’œil à la fente du volet, son vieux chat roux sur les genoux, lui peignant sa longue toison et passant à son cou un ruban de soie bleue, pour l’égaler en beauté au reste de l’habitation.

Une même animation avait régné tout le jour dans l’église. Deux sœurs plus jeunes s’étaient jointes à la vieille Anne de Jésus pour préparer le sanctuaire aux splendeurs pascales ; et toutes trois ensemble, à grande eau, avaient refraîchi les dalles, les autels, les confessionnaux, la sacristie. Le tabernacle, débarrassé de ses voiles de deuil, s’était ensuite décoré, sous leurs mains rapides, d’un lustre inhabituel. Des chandeliers d’argent massif, prêtés par Mme Monard, avait été substitués aux flambeaux de cuivre des jours ordinaires. En même temps trois nappes, garnies de fine dentelle, remplacèrent sur l’autel les guipures mises au temps de l’Avent. Puis, un à un, les vêtements sacerdotaux furent tirés des armoires, dépouillés de leurs housses, battus à petits coups de vergettes, finalement étalés sur des porte-manteaux, la chasuble et les dalmatiques, toutes raides d’orfrois et pesantes comme des armures, avec la forme des épaules demeurée dans les soies, les aubes vaporeuses et légères, écroulées en une infinité de longs plis, les robes des enfants de chœur traînant à terre avec le balaiement de leurs longues queues éraillées par les clous de bottines. Toute Cette gloire du lendemain s’irradiait dans sa vétusté magnifique, illuminée au soleil des vitraux d’un scintillement de pierreries où des mites passaient par moments, avec le tremblotement de leurs ailes argentées, et une vieille odeur d’encens, très douce, comme un peu de la personne du prêtre, sortait des étoffes, mêlée à des senteurs piquantes de vétiver. Puis, les encensoirs furent passés au blanc d’Espagne, une peau de chamois caressa les ciselures du calice en vermeil, et des verdures roulées dans du marc de café rendirent à la pourpre fanée du tapis du chœur leur sombre rutilance primitive. De temps à autre, les trois béguines, lassées, s’asseyaient, leurs chapelets tournant entre leurs doigts, puis réconfortées par la prière, se remettaient à la toilette du temple, concentrant dans cette sévère occupation toutes les coquetteries abolies en elles. Il leur paraissait que chaque coup du plumeau dissipait un peu plus les ombres funèbres dans lesquelles la maison de Dieu avait été plongée, et leur forte foi simple sentait revenir, au bout de leur patient nettoyage, la bienheureuse présence de Jésus ressuscité. Une sourde vanité se mêlait, d’ailleurs, à leur zèle pieux : tout en pensant au plaisir du divin hôte rentrant dans sa demeure et y trouvant les choses en bel ordre, elles jouissaient aussi de la pensée que leur église serait plus belle que les autres ; et secrètement, elles s’avouaient que si, par fortune exceptionnelle, le curé les complimentait, une parole de lui les payerait et au delà, de leurs fatigues. Lorsqu’enfin elles quittèrent l’église, le soir livide effaçait sur les dalles la rouge réverbération des vitraux, et les piliers, comme une estacade battue des eaux, lentement s’engloutissaient dans le flux crépusculaire.

Le Béguinage s’éveilla de bonne heure. Un pâle soleil, comme un symbole de vie renaissante, glissait à travers les rideaux, éclairant la gaieté des chambres et le rose animé des visages, rassérénés après les desséchantes tristesses de la Sainte-Quarantaine. Sur les seuils, les saints de pierre, grelottant encore des humidités de la veille qui, sous la gelée blanche de la nuit, s’étaient converties en chandelles diamantées, dégouttaient lentement au rayon matinal. Et un bien-être universel, la détente d’une longue oppression flottaient dans la mansuétude de ce commencement de journée, caressant comme si la nature s’associait à la réconciliation du ciel avec la terre. Des voix s’échappaient des huis, en bourdonnements de paroles ailées, montaient dans l’air parfumé d’une odeur de bouillon gras qui signalait le retour des anciennes gourmandises, le besoin d’une discrète bombance au sortir d’un jeûne rigoureux. Celles qui possédaient des relations dans la ville avaient reçu dès la veille des provisions de fête, de la tarte et des fruits, des pâtisseries sèches, quelques-unes des poulets et des quartiers de viande ; et sur les fourneaux, malgré l’heure matinale, mitonnait une cuisine qui lubrifiait à l’avance les lèvres. Ragoûtantes sous leurs robes rafraîchies, la blancheur lustrée des coiffes répercutée sur les visages en lumières mobiles et mates, les saintes filles se dirigèrent vers l’église, au brimbalement de la cloche revenue de Rome, frisque et babillarde. Chaque fois qu’elles se rencontraient, elles échangeaient entre elles des saluts souriants, dans une mutuelle abdication de toutes les petites rancunes qu’elles nourrissaient l’une contre l’autre en temps ordinaire, et des vœux, des témoignages de banale amitié volaient de bouche en bouche :

— Bonne fête de Pâques, ma sœur !

Sous le porche, un homme d’environ trente-cinq ans, robuste dans sa ragote taille, de grosses mains de tâcheron, un bon sourire sur sa face ronde rattachée au torse par un col sanguin, accueillait les béguines au fur et à mesure de leur entrée, par le souhait familier. Et toutes répondaient, en s’inclinant à demi :

— Pareillement, monsieur Martinus !

Mais ce n’était pas pour les saluer au passage que le carillonneur de la ville arpentait depuis un quart d’heure le parvis de l’église. Ses regards enfilaient inquiètement la venelle qui s’allongeait devant lui, avec ses deux rangées uniformes de maisons étroites et basses, toutes également capuchonnées de toits de tuiles et garnies aux fenêtres de petits rideaux blancs. Dans la perspective moutonnait un fouillis de silhouettes, les plus grosses ressemblant vaguement, sous leurs coules d’un tour ample, à de lourds bousiers cheminant au soleil ; et d’autres, plus sèches, arpentaient nerveusement le pavé caillouteux avec des enjambées de faucheux. À la fin une porte s’ouvrit dans la direction que n’avaient point cessé de prendre ses yeux, et il en vit sortir un clair béguin gentiment posé sur de saines joues rouges. Alors sa bouche bonace écarquilla un sourire plus large qui finit par s’immobiliser dans les plaques vermillonnées du visage. Petit à petit, le béguin se rapprochait, sortait de la pénombre embrumée de la ruelle, entrait dans la grande lumière tranquille de la place qui précède l’église, et les joues apparaissaient à présent, sous les blancs linges empesés, comme des fruits mûrissants, d’une sève chaude et vivace. Martinus fit un pas, tendit ses paumes dans lesquelles se posèrent deux mains grasses et potes et sa jovialité naturelle se fondant tout à coup sous une émotion de jeune tendresse, il lui susurra avec un grisollement dans la voix :

— Claire, sœur Claire, j’étais venu… j’attendais… j’avais des choses à vous dire !… mais je ne sais plus quoi !

Puis se rappelant ;

— Ah ! oui, une bonne fête de Pâques !

Et il traîna sur cette phrase, s’embrouillant à la répéter de ses grosses lèvres ouvertes.

Non moins embarrassée, sous la douceur humide de ces yeux bleus qui la mangeaient, sœur Claire se sentait envahie d’une grande rougeur, dans le tumulte de son sang de vierge.

— Merci !… C’est bien gentil !… Moi aussi, bégayait-elle à travers l’émoi d’un sourire ravi.

Et ils demeurèrent là, oubliant l’église, le passage des curieuses béguines, les petites toussoteries indignées des anciennes, dans cette pression chaude de leurs mains enlacées où passaient les amollissements d’une affection déjà longue.

Martinus Putz, le premier, eut la conscience du danger qu’il y avait pour tous deux à s’exposer en public et serrant les doigts de sœur Claire dans une étreinte plus forte il lui chuchota à demi-voix :

— Allons-nous en… On nous regarde… Mais je vous verrai de là-haut, Claire… Oui, du haut de mon orgue… Et je jouerai pour vous… de jolis airs, vous verrez !

Ils s’entre-regardèrent encore un bon coup, comme on boit un breuvage grisant, puis se quittèrent, elle, se coulant dans le poudroiement soleilleux du porche, lui, se faufilant à travers l’escalier colimaçonnant qui conduisait au jubé. Et tandis qu’elle trempait le bout de la main dans le bénitier, ses prunelles roulèrent une dernière fois du côté de l’ombre où deux fortes épaules achevaient de disparaître.

Une blancheur liliale et molle emplissait l’église, tournoyant autour des piliers et avivant jusqu’aux sombres renfoncements des confessionnaux. Elle entrait par les hautes fenêtres latérales en larges ondes laiteuses qui s’étendaient sur les dalles, les murs et les voûtes, avec l’enveloppement d’un grand brouillard où les contours se fondaient, comme dissous au flot de cette lumière humide, grasse, vivante, célestement pascale. Sur l’autel des candélabres s’allumaient de flammes roses au scintillement des cierges, tout pâles dans la transparence de l’air. Et les cuivres du lutrin, l’or du tabernacle, la grande Trinité de marbre, estompés par le demi-jour de la reculée, ne se distinguaient plus, dans l’alme tremblement du matin, qu’à des taches vagues, immatérielles, comme des clartés plus vives dans la mort universelle de l’ombre.

On entendit tout à coup le carillon des sonnettes agitées par les enfants de chœur, et aussitôt après le curé apparut suivi de ses diacres, des prêtres amis qui avaient bien voulu s’adjoindre à lui pour l’office de ce grand jour. Ils descendirent la nef, firent le tour de l’église, du pas solennel des processions, toutes les clochettes éclatant à la fois sur un rythme précipité et l’assistance entière suivant, mains jointes, la majesté du sacrement, dans le floconnement des cassolettes balancées à grandes volées. Puis l’orgue fît entendre un tonnerre d’accords et le curé étant monté à l’autel, la messe commença. Les dalmatiques évoluaient autour de la chasuble, en lentes paraboles enflammées par la pourpre des vitraux du chœur, et sur leurs ors et leurs broderies l’illumination des cierges ruisselait en larmes ignées. Les béguines remarquèrent que l’officiant n’avait plus la belle onction, les nobles gestes mesurés des offices du dernier Noël : il semblait repris d’une agitation fiévreuse au milieu du déroulement des cérémonies sacrées, scandées par la démarche lente et les attitudes recueillies des diacres ; et ses mouvements s’accéléraient dans de brusques saccades ou de plus clairvoyantes qu’elles eussent discerné les agitations d’une âme rebourse. Inclinées sous sa main, elles goûtaient la joie d’être en paix avec Dieu et elles-mêmes, se sachant ressuscitées du péché à la grâce, à travers la résurrection de l’Église. Et les grands murmures sourds de l’orgue, prolongés comme des adorations, faisaient descendre en elles des sensations d’éternité s’écoulant dans la tendresse du Seigneur, au bercement des musiques. D’autres fois, des chants joyeux, d’une allégresse vive, emportée, comme dans l’élan d’un immense bonheur terrestre, leur donnaient l’illusion d’une fête d’âme, débordant en sensualités mystiques. Martinus Putz, avec son habitude des grosses sonorités du carillon, sur lequel il plaquait à poings fermés des morceaux bruyants comme des marches militaires, se laissait aller, d’ailleurs, à toutes les fantaisies de son répertoire, entremêlant des mélodies sacrées de cascades d’arpèges et de volées de fioritures qui par moments communiquaient à l’énorme instrument la folie dansante d’un orchestre de kermesse. Et sœur Claire, l’écoutant d’en bas se démener dans cette tempête d’harmonie, oubliait la messe, ne pensait plus qu’à cette promesse de jouer pour elle seule qu’il lui avait faite, travaillée de vieux souvenirs de jeunesse au branle prodigieux de l’orgue et toute secouée de petits frissons intérieurs, d’une folle démangeaison de tournoyer au bras de son ami, ou la petite paysanne d’autrefois reparaissait sous les graves vêtements de la béguine.

À l’issue de la messe, elle s’attarda dans une suite de signes de croix lentement promenés du front à la poitrine, mettant un temps infini à se dépouiller des grands voiles blancs dont, à l’exemple des autres, elle s’était entouré la tête. Dans l’éloignement, le traînement des pieds décroissait, et bientôt il ne resta plus qu’une demi-douzaine de silhouettes, s’espaçant parmi les rangées de chaises dégarnies, le dos en boule, englouties dans l’ampleur des draperies et comme abîmées aux délectations de la prière. Sœur Claire embrassa d’un rapide coup d’œil le cercle diminué des béguines, ébaucha devant l’autel une génuflexion dans laquelle une toux partie du jubé l’arrêta court, et les yeux baissés, rougissante ainsi que d’une incitation au péché, fila enfin à pas muets par la nef. Quand elle passa devant l’escalier du jubé, elle entendit un psitt qui partait de l’ombre, n’eut pas l’air d’y prendre attention, mais s’attarda longuement devant le bénitier. Et une voix timide, empressée, un peu tremblante, coula tout à coup à son oreille un murmure de paroles plus doux que toute la musique qu’elle avait entendue :

— Claire… maintenant que le carême est fini, revenez-nous voir, hein !… La mère sera contente.

Sa prunelle brune se posa un instant sur le carillonneur, avec une langueur moite ; mais entendant derrière elle un pas qui se rapprochait, elle inclina la tête légèrement, étouffa dans un subit accès de toux deux petits oui, dits coup sur coup, que lui seul perçut. Puis elle descendit les marches du parvis et il la vit se perdre dans la lumière de la rue.