Anthologie (Pierre de Coubertin)/Introduction

AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 5-8).

La meilleure consolation qui puisse nous être donnée de vieillir, n’est-ce pas de nous assurer que notre pensée reste toujours jeune, nos œuvres toujours vivantes ? J’entends ceux pour qui la pensée et l’œuvre comptent beaucoup plus que leur personne éphémère.

L’hommage qui est rendu à Pierre de Coubertin par la publication de cette Anthologie doit le rassurer, autant que le satisfaire. Et je dis bien : rendu ; car le bouquet que ces étrangers-amis, de nationalités diverses, lui offrent, c’est de son propre jardin qu’en viennent toutes les fleurs.

Historien, philosophe, rénovateur des sports, réformateur de l’enseignement, il a, en tous ces domaines, montré une originalité d’esprit, une largeur de vues, une activité dont il faudra bien qu’on s’émerveille.

Les Français, race alerte et pressée, ne trouvent pas souvent le temps de faire le tour des choses qui les intéressent, des êtres qu’ils admirent. Ils connaissent surtout Pierre de Coubertin, comme le restaurateur des Jeux Olympiques : ce qui pourrait suffire, il est vrai, à fonder sa gloire. Qu’une entreprise si audacieuse, si « inactuelle », semblait-il à plus d’un, ait réussi et obtenu un prodigieux succès, beaucoup n’en sont pas encore revenus, qui hochaient la tête en condamnant d’avance un effort anachronique selon eux, une réviviscence artificielle. Mais tous ont dû, à la fin, s’incliner devant une institution devenue rapidement une des plus célèbres et des plus vivantes des deux mondes.

Nul ne songerait en tous cas à lui disputer l’honneur de cette résurrection, encore que l’envie et le besoin de dénigrement rôdent toujours autour des hommes assez téméraires pour créer quoique ce soit de nouveau, en art comme en science, en religion comme en politique.

On connaît moins sans doute, parce qu’il ne s’agit plus ici de grands spectacles à faire tressaillir les foules autour de stades fameux ou colossaux, on connaît moins ses écrits sur l’enseignement et la pratique raisonnable des sports. Une conception si sage, si claire, du retour à l’expérience hellénique, modèle de toute mesure et toute raison, assurant le juste équilibre de l’esprit et du corps, sans aucun sacrifice de l’intelligence à la matière, l’a-t-on toujours bien comprise ? Je n’en jurerais pas, sachant aussi, pour en avoir fait l’épreuve, qu’il est difficile de faire entendre à ses contemporains les vérités pour nous les plus évidentes, quand elles sont combattues ou déformées par les préjugés et les traditions.

Mais il n’était pas de ceux qui se lassent d’enseigner ce qu’ils ont reconnu juste, ce qu’ils savent, de toute évidence, utile. Il n’a donc point cédé à ce pessimisme où sombre souvent l’enthousiasme des idéalistes trop impatients, devant les lenteurs et les reculs de la marche humaine. L’esprit libre, la conscience tranquille, souriant aux obstacles, redressé contre le malheur même, il a poursuivi son chemin ; et il ne s’est pas attardé non plus aux attraits de l’ambition, aux jouissances de la renommée.

Il se pourrait que l’on connût moins encore, chez nous, les études et les nombreux articles de Pierre de Coubertin consacrés à la réforme de la pédagogie. Non content de critiquer tout ce qu’il y a de fragmentaire, d’erroné dans des méthodes d’enseignement séculaires, il a tracé le programme nouveau qui, à son avis, s’adapterait le mieux à l’état actuel de nos connaissances, à la formation complète de l’esprit. À Lausanne, à Genève, à Aix-en-Provence, il a non seulement indiqué le but, mais ouvert pratiquement la voie.

Que d’idées hardies, que de vues simples et ingénieuses, exposées avec une sereine et modeste fermeté ! Les notions d’astronomie et de cosmographie mises au début de l’enseignement, pour situer la jeune et fraiche intelligence de l’écolier au centre de cet univers dont il doit prendre conscience, au lieu de l’enfermer dans le cercle étroit où tourne l’ombre de son clocher ; — les éléments de la géométrie, accessibles aux sens par les figures, précédant les concepts abstraits de l’arithmétique, la ligne, « source de certitude et de repos », se révélant à l’enfant avant les mystères arides des « nombres premiers » ; — le rapprochement, dans le temps et dans l’espace, des grands faits historiques qui expliquent l’évolution de la race humaine, au lieu de cette vue morcelée et rétrécie qui exaspère le nationalisme de chaque peuple, en égarant la mémoire et l’imagination dans un lacis de détails souvent naïfs et démesurément grossis.

Cette « vue panoramique » de l’histoire, cette « passion des ensembles » qui est, dit-il lui-même, une « manie » de son esprit, c’est elle qui lui inspira ses études et ses voyages, qui lui dicta ces quatre volumes de l’Histoire Universelle, dont on trouvera ici des fragments significatifs, des extraits savoureux : vrais morceaux d’Anthologie, où la netteté précise et élégante de la forme va bien avec la nouveauté érudite du fond. Bien que la préoccupation littéraire y cède au souci d’exprimer avant tout le fait réel ou la conclusion sociologique, les lecteurs instruits pourraient-ils ne pas remarquer comment le style, tout en fuyant les ornements de la rhétorique et ses métaphores, sait à l’occasion trouver et poursuivre une image frappante ? Celle du corps et de l’âme, par exemple, comparée à la monture et au cavalier ; celle de la connaissance, assimilée à un « vaste système montagneux vers lequel nos pères se seraient mis en route à l’aube, la lanterne et le pic à la main ; « la liaison » d’abord maintenue entre les équipes, au cours de cette ascension difficile ; puis l’isolement qui s’est aggravé… » Et bien d’autres, justes et saisissantes !

La courtoise tolérance de l’auteur, plus préoccupée de comprendre, que de blâmer, d’expliquer que de condamner, ne recule pas cependant, quand il le faut, devant un jugement net et sévère. Et qui ne lui donnerait raison, si indulgent soit-il aux erreurs et aux tâtonnements de son époque désarçonnée, en lisant cette phrase cinglante : « Nous qualifions de modernisme ce qui n’est que pourriture, et de liberté littéraire ce qui n’est que licence pornographique. »

Je m’arrête ici. L’œuvre n’a du reste pas besoin d’éloges, ni la personnalité, de répondant. Ces pages, rassemblées par les amis fervents qu’il compte partout où son œuvre est connue, où sa pensée a trouvé un écho, auront une autre fin encore que de lui témoigner admiration et gratitude. Elles stimuleront la curiosité ; elles éveilleront le désir de connaître entièrement les ouvrages d’où elles sont extraites, où s’élucide toute la pensée de Pierre de Coubertin.

Novateur et précurseur, homme d’action et philosophe, il ne s’est pas trop étonné de n’avoir pas été aussitôt suivi par tous ceux qu’il cherchait à entraîner, à qui il voulait enseigner si simplement une droite et large route vers la santé, vers le devoir, vers un pacifique et fraternel labeur. Mais il pourra garder au fond de lui-même cette certitude : d’avoir contribué au rayonnement spirituel de notre pays, en servant d’un esprit large et d’un cœur généreux, l’inquiète, trébuchante et pourtant éternelle aspiration de la troupe humaine.

Maurice POTTECHER.