Anthologie (Pierre de Coubertin)/Texte entier

Anthologie (Pierre de Coubertin)
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 5-181).

La meilleure consolation qui puisse nous être donnée de vieillir, n’est-ce pas de nous assurer que notre pensée reste toujours jeune, nos œuvres toujours vivantes ? J’entends ceux pour qui la pensée et l’œuvre comptent beaucoup plus que leur personne éphémère.

L’hommage qui est rendu à Pierre de Coubertin par la publication de cette Anthologie doit le rassurer, autant que le satisfaire. Et je dis bien : rendu ; car le bouquet que ces étrangers-amis, de nationalités diverses, lui offrent, c’est de son propre jardin qu’en viennent toutes les fleurs.

Historien, philosophe, rénovateur des sports, réformateur de l’enseignement, il a, en tous ces domaines, montré une originalité d’esprit, une largeur de vues, une activité dont il faudra bien qu’on s’émerveille.

Les Français, race alerte et pressée, ne trouvent pas souvent le temps de faire le tour des choses qui les intéressent, des êtres qu’ils admirent. Ils connaissent surtout Pierre de Coubertin, comme le restaurateur des Jeux Olympiques : ce qui pourrait suffire, il est vrai, à fonder sa gloire. Qu’une entreprise si audacieuse, si « inactuelle », semblait-il à plus d’un, ait réussi et obtenu un prodigieux succès, beaucoup n’en sont pas encore revenus, qui hochaient la tête en condamnant d’avance un effort anachronique selon eux, une réviviscence artificielle. Mais tous ont dû, à la fin, s’incliner devant une institution devenue rapidement une des plus célèbres et des plus vivantes des deux mondes.

Nul ne songerait en tous cas à lui disputer l’honneur de cette résurrection, encore que l’envie et le besoin de dénigrement rôdent toujours autour des hommes assez téméraires pour créer quoique ce soit de nouveau, en art comme en science, en religion comme en politique.

On connaît moins sans doute, parce qu’il ne s’agit plus ici de grands spectacles à faire tressaillir les foules autour de stades fameux ou colossaux, on connaît moins ses écrits sur l’enseignement et la pratique raisonnable des sports. Une conception si sage, si claire, du retour à l’expérience hellénique, modèle de toute mesure et toute raison, assurant le juste équilibre de l’esprit et du corps, sans aucun sacrifice de l’intelligence à la matière, l’a-t-on toujours bien comprise ? Je n’en jurerais pas, sachant aussi, pour en avoir fait l’épreuve, qu’il est difficile de faire entendre à ses contemporains les vérités pour nous les plus évidentes, quand elles sont combattues ou déformées par les préjugés et les traditions.

Mais il n’était pas de ceux qui se lassent d’enseigner ce qu’ils ont reconnu juste, ce qu’ils savent, de toute évidence, utile. Il n’a donc point cédé à ce pessimisme où sombre souvent l’enthousiasme des idéalistes trop impatients, devant les lenteurs et les reculs de la marche humaine. L’esprit libre, la conscience tranquille, souriant aux obstacles, redressé contre le malheur même, il a poursuivi son chemin ; et il ne s’est pas attardé non plus aux attraits de l’ambition, aux jouissances de la renommée.

Il se pourrait que l’on connût moins encore, chez nous, les études et les nombreux articles de Pierre de Coubertin consacrés à la réforme de la pédagogie. Non content de critiquer tout ce qu’il y a de fragmentaire, d’erroné dans des méthodes d’enseignement séculaires, il a tracé le programme nouveau qui, à son avis, s’adapterait le mieux à l’état actuel de nos connaissances, à la formation complète de l’esprit. À Lausanne, à Genève, à Aix-en-Provence, il a non seulement indiqué le but, mais ouvert pratiquement la voie.

Que d’idées hardies, que de vues simples et ingénieuses, exposées avec une sereine et modeste fermeté ! Les notions d’astronomie et de cosmographie mises au début de l’enseignement, pour situer la jeune et fraiche intelligence de l’écolier au centre de cet univers dont il doit prendre conscience, au lieu de l’enfermer dans le cercle étroit où tourne l’ombre de son clocher ; — les éléments de la géométrie, accessibles aux sens par les figures, précédant les concepts abstraits de l’arithmétique, la ligne, « source de certitude et de repos », se révélant à l’enfant avant les mystères arides des « nombres premiers » ; — le rapprochement, dans le temps et dans l’espace, des grands faits historiques qui expliquent l’évolution de la race humaine, au lieu de cette vue morcelée et rétrécie qui exaspère le nationalisme de chaque peuple, en égarant la mémoire et l’imagination dans un lacis de détails souvent naïfs et démesurément grossis.

Cette « vue panoramique » de l’histoire, cette « passion des ensembles » qui est, dit-il lui-même, une « manie » de son esprit, c’est elle qui lui inspira ses études et ses voyages, qui lui dicta ces quatre volumes de l’Histoire Universelle, dont on trouvera ici des fragments significatifs, des extraits savoureux : vrais morceaux d’Anthologie, où la netteté précise et élégante de la forme va bien avec la nouveauté érudite du fond. Bien que la préoccupation littéraire y cède au souci d’exprimer avant tout le fait réel ou la conclusion sociologique, les lecteurs instruits pourraient-ils ne pas remarquer comment le style, tout en fuyant les ornements de la rhétorique et ses métaphores, sait à l’occasion trouver et poursuivre une image frappante ? Celle du corps et de l’âme, par exemple, comparée à la monture et au cavalier ; celle de la connaissance, assimilée à un « vaste système montagneux vers lequel nos pères se seraient mis en route à l’aube, la lanterne et le pic à la main ; « la liaison » d’abord maintenue entre les équipes, au cours de cette ascension difficile ; puis l’isolement qui s’est aggravé… » Et bien d’autres, justes et saisissantes !

La courtoise tolérance de l’auteur, plus préoccupée de comprendre, que de blâmer, d’expliquer que de condamner, ne recule pas cependant, quand il le faut, devant un jugement net et sévère. Et qui ne lui donnerait raison, si indulgent soit-il aux erreurs et aux tâtonnements de son époque désarçonnée, en lisant cette phrase cinglante : « Nous qualifions de modernisme ce qui n’est que pourriture, et de liberté littéraire ce qui n’est que licence pornographique. »

Je m’arrête ici. L’œuvre n’a du reste pas besoin d’éloges, ni la personnalité, de répondant. Ces pages, rassemblées par les amis fervents qu’il compte partout où son œuvre est connue, où sa pensée a trouvé un écho, auront une autre fin encore que de lui témoigner admiration et gratitude. Elles stimuleront la curiosité ; elles éveilleront le désir de connaître entièrement les ouvrages d’où elles sont extraites, où s’élucide toute la pensée de Pierre de Coubertin.

Novateur et précurseur, homme d’action et philosophe, il ne s’est pas trop étonné de n’avoir pas été aussitôt suivi par tous ceux qu’il cherchait à entraîner, à qui il voulait enseigner si simplement une droite et large route vers la santé, vers le devoir, vers un pacifique et fraternel labeur. Mais il pourra garder au fond de lui-même cette certitude : d’avoir contribué au rayonnement spirituel de notre pays, en servant d’un esprit large et d’un cœur généreux, l’inquiète, trébuchante et pourtant éternelle aspiration de la troupe humaine.

Maurice POTTECHER.




SPORT ET PÉDAGOGIE

L’heure étale.

Il faut avoir été riverain des mers à marées profondes pour apprécier ce que recèle de puissance et de majesté cette expression d’« étale » servant à désigner l’heure où le flot parvenu à la plénitude de sa montée semble vouloir se reposer un moment avant de commencer à descendre. Parfois, le vent, lui aussi, marque un apaisement ; et l’on dirait que la terre s’associe à la détente des autres éléments. Si la flamme s’élève alors d’un de ces feux champêtres qui évoquent les cultes primitifs, on la voit, renonçant à ses spirales habituelles, monter droit vers la nue… Une pareille heure existe dans la vie humaine, une heure où la marée cérébrale et musculaire a réalisé son maximum et où l’individu peut avoir la fortune d’en prendre conscience. Mais une semblable fortune n’est pas donnée à tous. Maintes circonstances surviennent qui la détournent : accidents de santé, insuffisantes possibilités de culture, soucis accablants… car le sort est inégal et d’allures injustes… Pourtant, combien la laissent passer cette heure magnifique par simple inadvertance, alors qu’ils auraient pu la vivre ardemment ; combien d’autres auxquels un effort préalable accompli en temps opportun en eût assuré la précieuse maîtrise. L’homme peut beaucoup pour posséder la joie de l’heure étale. La difficulté réside en ceci que, pour y réussir, il lui faut à la fois prolonger la jeunesse de ses muscles et hâter la maturité de son cerveau afin d’amener le corps et l’esprit à une plénitude concordante.


Géographie nouvelle.

… On lit dans les manuels que la géographie a pour objet la « description de la terre ». C’est là quelque chose de très vaste puisque cette toute petite planète qui roule parmi les mondes renferme de quoi nous occuper et nous intéresser depuis des milliers d’années et que nous n’avons pas achevé de la conquérir ni même de la découvrir. La géographie est donc une science d’ensemble ; son domaine comprend les glaces polaires et les forêts tropicales, le régime des eaux et des vents, l’inventaire des richesses du sol, les établissements et les œuvres des hommes. Naturelle et sociale à la fois, pratique et philosophique, on trouve en elle tout ce qui peut actionner les intelligences, forger les caractères. Contemplez-la maintenant dans les programmes de l’instruction publique, dans les manuels d’examen. Dépouillée de toute vue d’ensemble, de toute idée générale, scindés, découpée et fractionnée à l’infini, elle n’est plus qu’une sèche nomenclature que l’élève s’assimile au moyen du procédé le plus misérable, le procédé mnémotechnique. Interrogez-le. Il vous dessinera sur le tableau noir des lignes de partage des eaux tout à fait étonnantes et n’ayant jamais existé que dans l’esprit des géographes élémentaires. Il se croirait perdu s’il oubliait quelque chaîne de collines qui portent sur la carte un nom souvent inconnu dans le pays où d’ailleurs elles ne forment qu’une suite de hauteurs insignifiantes. Mais ne faut-il pas une ligne de partage ? Périsse la géographie plutôt qu’un principe ! Quant aux caps, ils défilent en bataillons serrés suivis d’un régiment de golfes et l’image de ces sinuosités des côtes se grave dans la mémoire de l’écolier au détriment de leur configuration réelle.

… C’est l’opinion qui le veut ainsi. Elle pardonne au petit français d’ignorer jusqu’aux noms de Dunedin, d’Hobart, de Brisbane, de Vancouver, de Kimberley, mais s’il ne sait pas dire dans quels départements se trouvent Gannat, Boussac, Marvejols, Espalion, Sarlat, elle le classera d’emblée parmi les ignorants. Or, de toutes ces cités lesquelles méritent donc de retenir l’attention ? Les unes ne seront-elles pas demain des centres importants, les capitales de puissantes républiques qui feront grande figure dans le monde, alors que les autres n’auront pas cessé d’être de petites sous-préfectures françaises, à moins pourtant qu’elles n’aient perdu leur unique originalité qui est d’avoir des sous-préfets…

Congrès de l’Avancement des Sciences, Pau 1892.

Veillée des armes.

Cette veillée des armes qui précédait la fête toute de joie et d’activité physiques, par laquelle le jeune chevalier inaugurait sa vie nouvelle, c’est peut-être ce qui, depuis quinze cents ans, a le plus ressemblé aux Jeux Olympiques… Lui aussi, l’athlète Hellène passait le dernier soir dans la solitude et le recueillement, sous les portiques de marbre du gymnase d’Olympie, situé un peu à l’écart, loin des temples et du bruit ; lui aussi devait être irréprochable héréditairement et personnellement sans tare d’aucune sorte dans sa vie ni celle de ses ancêtres ; lui aussi associait à son acte la religion nationale, prêtait devant les autels le serment de l’honneur et, pour récompense, recevait le simple rameau vert, symbole de désintéressement. Tous deux, sans doute, attendirent avec la même ardeur et la même impatience les premières clartés de l’aube. Ce fut la même aurore qui, pour l’un dora la cime boisée du mont Kronion, puis les blanches façades d’Olympie et les prés fleuris de l’Alphée — et glissa, pour l’autre, ses rayons pâlis par les meurtrières profondes du donjon féodal. Entre eux, il y eut l’épaisseur des âges et tout un monde d’idées différentes, mais la sève juvénile les faisait pareils. Ils pensaient avec la même joie à l’épreuve prochaine et le plaisir de leurs muscles montait jusqu’à leur cerveau, les détournant de leurs méditations et faisant oublier à l’un Zeus, protecteur des hommes —, à l’autre, Madame la Vierge, sa patronne.

Cosmopolis 1896.

Équilibre et combat.

Le rameur novice dans sa yole à banes fixes peut éprouver de la satisfaction à vaincre la double résistance que lui opposent l’élément liquide et sa propre maladresse. Mais dès qu’il aura acquis assez d’expérience pour pouvoir monter un bateau léger à bancs mobiles, une impression nouvelle se fera jour. Son plaisir résidera alors presque exclusivement dans l’harmonie mécanique établie entre lui et l’embarcation, dans le rythme qui réglera sa nage, dans la régularité absolue de l’effort, dans la proportionnalité heureuse de la dépense de force avec l’effet obtenu. L’homme devient une machine mais une machine qui continue de penser et de vouloir, et qui sent la vigueur se produire en elle, se condenser et s’échapper avec autant de précision mathématique que s’il s’agissait de vapeur ou d’électricité… Même recherche inconsciente d’équilibre dans l’équitation. Sans doute, l’homme entre fréquemment en lutte avec le cheval et cette lutte l’intéresse d’autant mieux que l’intelligence s’y combine avec la force… Personne ne pensera pourtant que ce conflit constitue le dernier mot de l’équitation ni la meilleure des jouissances qu’elle peut procurer. Un auteur américain a décerné au cheval ce bizarre éloge : « Il donne à l’homme la sensation d’avoir quatre jambes ». Buffon n’eût pas trouvé cela sans doute mais l’idée est juste et exprime sous une forme nouvelle quelque chose de fort ancien. L’imagination antique avait créé l’homme à quatre jambes, le Centaure en lequel elle se plaisait à symboliser le sport hippique à son plus haut degré de perfection, à ce point précis où les muscles du cheval semblent le prolongement de ceux de l’homme tant ils s’accordent et se complètent. La civilisation moderne n’a point modifié cet idéal équestre ; il est resté le sien. Si le débutant s’amuse parfois de la dureté des réactions qui menacent sa stabilité, le cavalier accompli est joyeux de ne les point sentir et, par son art, d’affaiblir jusqu’à l’annihiler totalement, la notion des « solutions de continuité » qui existent entre lui et sa monture…

Comme son frère le patineur, le cycliste inconsciemment copie l’oiseau. Son idéal est de supprimer la pesanteur. Pour cela, il lui faut ne plus sentir les frottements de la machine ni les déplacements de son propre centre de gravité. L’industrie moderne lui livre des montures si parfaites qu’elles ont, en quelque sorte, leur individualité, leur tempérament ; à lui, de développer en s’en servant, son agilité et d’atteindre ainsi le maximum d’équilibre qu’il peut réaliser. Au gymnase, entre l’homme et son trapèze volant, il y a aussi une harmonie intime.

Combien différents sont les sports de combat non point seulement la lutte, la boxe, mais la natation où l’adversaire est une chose. On dit d’un homme : il nage comme un poisson. Rien n’est moins exact. Le poisson se meut normalement dans l’eau comme l’être humain sur le sol. La natation n’est pas normale. C’est un combat avec un élément hostile qui est le plus fort et aura le dernier si l’on ne se soustrait pas à son étreinte en temps voulu. La force des vagues rend, sans doute, le spectacle plus émouvant, mais l’onde la plus douce et la plus calme n’enlève pas au sport le caractère combatif qui est son essence et fait son charme.

La bataille que le nageur livre au flot, l’alpiniste la livre à la montagne. On s’en aperçoit rien qu’à surprendre le regard dont il la mesure d’en bas avant de commencer à en gravir les pentes. En effet, sous son masque impassible, elle va se défendre contre lui comme un adversaire vivant, l’égarant, le mystifiant, lui opposant une série déconcertante d’obstacles : rochers à escalader, pentes neigeuses à parcourir. Et ce ne sont là que des préliminaires. Elle tient en réserve pour le perdre d’épais brouillards qui l’envelopperont, des crevasses profondes qui s’ouvriront sous ses pas, de lourdes avalanches qui chercheront à l’entraîner dans leur chute foudroyante ; elle tentera de le terrasser par le vertige, par la bise, par le froid, et lui ne vaincra que par une virile combinaison d’énergie bien employée, de sang-froid voulu et de ferme prudence. Certes, c’est bien là une bataille et de la catégorie la plus moderne, de celles que gagne la stratégie et non la fougue…

Revue des Deux Mondes, 1er Juillet 1900.

La Conscience.

La conscience existe sous trois types, toujours les mêmes. Elle est endormie : c’est le cas de la majorité ; ou bien elle est dévoyée : c’est la trop nombreuse exception ; ou bien elle est alerte : c’est l’élite.

Il est ingénieux de comparer la conscience à un tribunal puisqu’elle provoque un interrogatoire et un jugement. Mais il faut alors l’entourer de tout ce qui est nécessaire au bon fonctionnement d’un tribunal : à savoir — en plus de l’interrogatoire et du jugement — l’instruction, les plaidoiries et le réquisitoire.

Le sommeil de la conscience est celui d’un tribunal auquel on aurait longtemps négligé d’avoir recours et dont le juge complètement assoupi ne serait plus capable d’entendre la plainte du demandeur…

… L’homme n’est pas pour celà garanti contre tous remords. S’il se prépare à mal agir, un vague malaise l’en avertit. Quand il a mal agi, une sourde inquiétude le tourmente. Mais les rouages de la conscience sont rouillés et ne fonctionnent pas au-delà. En vain s’adresse-t-on à la volonté pour les mettre en mouvement. Ce n’est pas facile d’improviser une instruction impartiale, de bien conduire un interrogatoire. Quant à l’avocat de la partie lésée, il ne se présente même pas. Son adversaire a beau jeu. Si réquisitoire il y a, il sera si rapide et prononcé d’une voix si faible qu’à peine pourra-t-on l’entendre. Et voilà ce simulacre d’audience clos sans que le juge soit sorti de sa léthargie. Telle est la conscience endormie.

La conscience dévoyée fonctionne, elle, avec vigueur et ostentation. Elle trouve dans l’histoire plus d’un modèle. Que de procès politiques ont déshonoré la justice ! Il y a des consciences installées sur le même plan que certains tribunaux corrompus. L’orgueil, le vice ou la peur y rendent des arrêts qu’applique aussitôt une force aveugle ou mercenaire. L’intérieur de ces consciences dévoyées présente un affreux spectacle. Le pire est qu’elles n’appartiennent pas toujours à des criminels mais à des êtres socialement étiquetés comme « honnêtes gens ». Bien des criminels possèdent des consciences endormies alors que des citoyens honorés pour la tenue extérieure de leur existence laissent entrevoir les bas-fonds de leurs consciences dévoyées…

La conscience alerte l’est à un degré plus ou moins marqué. Elle n’atteint pas à la perfection qui n’est pas de ce monde mais elle maintient l’homme sur la brêche de sa propre imperfection, prêt à lutter honnêtement contre lui-même.

La conscience alerte est souvent inexperte, maladroite, parce qu’elle n’a pas été éduquée et entraînée comme elle devait l’être.

Il faut se garder de faire germer dans ce sol délicat la plante douteuse qu’on nomme le scrupule. Il risque d’en sortir toute une végétation fâcheusement touffue. Le scrupule se multiplie, sans mesure et produit l’hésitation, la timidité, l’inquiétude maladive. Sa façon de s’exprimer, c’est le point d’interrogation. Il le pose inlassablement et ne répond pas. Pour reprendre notre comparaison, il provoque le tribunal à une sorte de session perpétuelle où les causes enchevêtrées et toujours renaissantes ne seraient, somme toute, ni bien instruites, ni sainement plaidées, ni définitivement jugées. Le résultat d’une telle activité n’offre pas de garanties. Il est assez fréquent comme l’a écrit un romancier moraliste, « qu’une conscience scrupuleuse et une âme égoïste se prêtent un appui réciproque. »

La conscience ne doit siéger que lorsqu’il y a matière. Et cette matière ne comprend pas les mille et un détails de la vie quotidienne devant lesquels on ne saurait, sans graves inconvénients, s’arrêter préventivement.

L’instinct moral avertit quand un procès s’impose. Il faut que, dès l’adolescence, l’homme soit dressé à tendre l’oreille pour recueillir cet avertissement de façon à commencer aussitôt l’instruction, c’est-à-dire l’examen du fait et des circonstances et la recherche de la partie lésée.

Ce qui importe avant tout dans la série de ces opérations, c’est l’ordre. La franchise a chance de découler de l’ordre ; au contraire, elle se manifeste malaisément sans son aide.

L’objet de la poursuite doit être dégagé rapidement, isolé autant que possible d’autres faits qui en compliqueraient l’examen et bien mis en lumière avec les circonstances au milieu desquelles il apparaît.

La recherche de la partie lésée ne peut être infirmée par l’argument commode : cela ne fait de tort à personne. Cet argument n’est jamais de mise. Il y a toujours une partie lésée, fut-ce la loi morale qui veut ici être considérée comme personne civile. Elle a ses droits à faire valoir.

Le prévenu a aussi les siens : le prévenu, c’est-à-dire soi-même. Il ne convient pas qu’une fausse humilité étouffe sa voix. L’humilité qu’il ne faut jamais confondre avec la modestie est une assez piètre vertu. Elle sert de paravent à bien des vilenies. « Moi ver de terre, moi plus méprisable que le néant… » En ces termes, le fidèle est invité dans certains manuels de piété à s’exprimer pour implorer Dieu de lui pardonner ses péchés. Combien absurdes apparaissent de telles expressions !… Le mécanisme de la conscience ne doit pas jouer unilatéralement. Le prévenu a droit d’assembler les éléments de sa défense et c’est en examinant ces éléments qu’il apprend à apprécier la valeur de ses actes.

L’interrogatoire est une opération à laquelle un long atavisme a donné un cachet presque instinctif. L’expression « interroger sa conscience » ne serait plus si courante si elle ne répondait à quelque chose d’usuel. Si l’interrogatoire est trop souvent écourté ou « saboté », c’est qu’on néglige de l’entourer des formes voulues, de le préparer avec un peu de solennité.

Ne pensons pas surtout qu’il faille en tout ceci faire appel à la vertu, personne d’accès intimidant pour la faiblesse moyenne et qu’on salue de loin sans éprouver en général un ardent désir de grimper jusqu’à elle. L’aide de la vertu n’est pas essentielle au bon fonctionnement de la conscience. Ce fonctionnement repose presque exclusivement sur des habitudes d’esprit.

Mais, dira-t-on alors, à quoi bon ces opérations puisque le jugement rendu sera dépourvu de sanction ? Car si l’homme peut parfois s’employer à réparer envers autrui les graves préjudices que sa conscience lui déclare avoir été commis par sa faute, dans la majorité des cas, la réparation est pratiquement impossible. Et alors ? Doit-on s’infliger une « pénitence » ?… Non. Ce serait puéril et sans portée. Mais voici la merveille que recèle la conscience. Ce tribunal n’a pas besoin de sanction car le prononcé du jugement se suffit à lui-même. Si l’acte condamné est déjà accompli et non réparable ou si la condamnation anticipée n’a pas réussi à en empêcher l’accomplissement, le remords naît aussitôt.

Il n’est point de vie normale ici-bas si elle n’est accompagnée de remords. L’homme sans remords est un monstre. Bien loin de fuir les siens, tout être sain doit les cultiver et les entretenir comme on ferait des tombes d’un cimetière. Et de temps à autre, il visitera le cimetière pour le plus grand bien de son âme. Le remords pas plus que la tombe ne doit peser sur la vie au point d’en arrêter l’élan ; mais leur rôle est de régler cet élan et d’en modérer la fougue afin de le contenir dans les bornes utiles au bien général…

Le Respect mutuel, Chap. v

Gymnastique utilitaire.

..… Ceci nous amènera à une formule d’éducation physique qui n’est pas encore admise, mais qui me paraît devoir s’imposer fatalement à notre génération, car elle est essentiellement utilitaire, et l’utilitarisme est le courant dominant de l’époque. Elle aurait cet avantage de concilier les méthodes rivales. Elles consistera à envisager comme indispensable, la connaissance pratique des instruments de sauvetage, de défense et de locomotion dont le génie moderne nous a pourvus. Elle ne laissera pas l’exercice au choix de chacun ; elle l’imposera à tous, sous toutes les formes, au nom des concurrences démocratiques et du struggle for life. Et, imbu de ces idées nouvelles, le citoyen éclairé dira à son fils : « Si la bicyclette ne te plaît pas, tu ne seras pas obligé d’en faire tes délices, mais il faut que tu saches rouler dessus et en prendre soin. Je ne te demande pas de jouer au polo, d’autant que cela me coûterait trop cher, mais il est nécessaire que tu puisses panser, seller et monter ce cheval dont tu auras peut-être à te servir à l’improviste. Je souhaite que tu n’aies de coups d’épée, de coups de poing ou de coups de révolver à échanger avec personne, mais tu vas t’y préparer tout de même. Je veux, en outre, que tu puisses ramer dans ce bateau et le vernir s’il en a besoin, et encore chavirer sans te laisser prendre sous lui. S’il gèle cet hiver, tu apprendras à patiner, et, à la première occasion, tu t’essaieras à manier une automobile ; puis, au lieu de grimper à une corde lisse dans un gymnase, tu vas accrocher celle-ci à la grille de ma fenêtre et descendre nos deux étages promptement, comme si tu avais à t’en aller d’une maison en flammes. Tant mieux, si tout cela t’amuse, et le contraire m’étonnerait, car c’est fort amusant. Mais, si cela t’ennuie, ce sera tout comme. On ne te demande pas tes préférences en littérature, en sciences naturelles, en mathématiques et en langues vivantes. Les éléments de ces choses sont tous également considérés comme indispensables à ton instruction générale et, de même, je considère qu’il ne serait pas prudent de te lancer dans la vie sans que tes muscles aient appris les éléments des mouvements usuels. »

Revue des Deux Mondes, fév. 1902.

La mémoire des muscles.

..… Il existe, une étonnante mémoire des muscles qui présente cette particularité d’enregistrer rapidement ce qu’on lui confie, de le garder assez longtemps et de le perdre tout à coup. Il s’agit de ne pas atteindre la limite au-delà de laquelle l’oubli se fait. Nous avons à cet égard une conception tout à fait fausse de la manière dont l’exercice physique est exécuté par nos muscles. Nous nous figurons qu’il suffit de les fortifier et de les assouplir pour obtenir d’eux ensuite, sans résistance et sans fatigue, tels ou tels mouvements que nous pouvons avoir besoin de leur demander. C’est une complète erreur. Le trapèze n’apprend point à se tenir à cheval, ni l’aviron à nager, ni la course à boxer : il faut pour accomplir facilement ces exercices que nos muscles en aient appris l’alphabet ; et pour que cet alphabet demeure en nous, toujours à portée, toujours prêt à nous servir, il suffit que nous le répétions de temps à autre.

Là, c’est certain, il y a un effort personnel à faire, une routine à vaincre. Combien souvent n’avez-vous pas entendu, comme moi, repousser l’occasion qui s’offrait de pratiquer un exercice parce qu’il s’agissait « d’une fois en passant ». Il semble qu’il faille fréquenter régulièrement une salle d’escrime pour pouvoir faire des armes, avoir la mer chaque jour sous vos fenêtres pour prendre plaisir à nager et qu’un animal d’occasion ne puisse pas, sans ridicule, être enfourché par vous. Que craint-on les trois quarts du temps ? La maladresse et la fatigue.

Eh ! bien ! ni l’une ni l’autre ne sont à craindre pour peu qu’on ne laisse pas à ses muscles le temps d’oublier les mouvements qu’ils ont appris et qu’il peut être non seulement agréable, mais même utile de réclamer d’eux à un moment donné. Si un homme bien portant, de force tout à fait moyenne, dont l’apprentissage sportif n’a rien eu d’excessif, si cet homme prend soin de ne jamais rester plus de six mois à un an sans pratiquer, ne fut-ce que trois ou quatre fois chacune des formes d’exercice qui lui sont familières, il se conservera facilement de vingt à quarante ans et peut-être bien au-delà, dans un état que j’appellerai le « demi-entraînement » et qui lui permettra, le cas échéant, de fournir un effort physique relativement considérable, sans que la moindre trace de fatigue se révèle en lui, c’est-à-dire sans que l’appétit ni le sommeil s’en ressentent, sans qu’il y ait chez lui aucun des symptômes par lesquels se révèle le surmenage physique.

Revue du Touring Club de France, avril 1902.

La peur.

Il existe plusieurs espèces de peurs. La poltronnerie en est, sans contredit, la forme la moins estimable ; ce n’est pas tout à fait la lâcheté mais cela y mène.

La lâcheté est une débandade complète de l’être, l’aveu de son impuissance totale en face du devoir. La poltronnerie est un recul devant un danger qui s’offre mais qui ne s’impose pas. Après tout, vous n’êtes pas obligé, vous qui faites du sport, de monter ou de conduire ce cheval qui vous effraye ; vous pouvez descendre de bicyclette avant cette descente qui vous inquiète ; vous avez le droit de redouter les poings d’un boxeur trop robuste et d’éviter en nageant l’angoisse d’un remous ou d’un courant trop violents.

À vous de déterminer dans le tréfonds de votre conscience si c’est une sage prudence ou bien une peur déguisée qui vous incite. Nul que vous ne peut le savoir, mais d’un seul regard intérieur vous le saurez. Avoir cédé à ce genre de poltronnerie, dont au reste bien peu sont complètement exempts, n’est pas un malheur irréparable ; se résigner à y céder, voilà le mal. Quiconque se résout à de pareilles défaillances et s’y accoutume a beaucoup de chances de devenir lâche.

La phobie est autre chose ; ce mot désigne une sorte de maladie ou plutôt de vertige qui s’empare d’un individu ordinairement un peu déséquilibré ou neurasthénique mais, parfois aussi, absolument sain et qui le pousse à certains actes ou à certaines abstentions d’où sa responsabilité se trouve plus ou moins dégagée. La phobie n’est pas si rare parmi les sportsmen que l’on pourrait se l’imaginer encore que ses manifestations demeurent, le plus souvent, anodines. Nous avons connu de bons nageurs auxquels la sensation des profondeurs liquides amassées au-dessous d’eux s’imposait soudain avec une telle intensité qu’elle risquait de paralyser leurs mouvements — et des rameurs que l’image renversée des grands arbres de la rive et le vide immense du ciel, réfléchi par le miroir de l’eau, troublaient parfois au point de compromettre leur équilibre et de détruire leur rythme.

La phobie est un égarement tout physique tandis que la poltronnerie s’accompagne d’une défaillance morale.

Il y a encore la peur mécanique. Celle-là, très fréquente dans les sports, n’a point d’action directe sur le caractère mais elle entrave le perfectionnement du sujet et peut, en se développant, le faire progresser à rebours et, finalement, le dégoûter de l’exercice.

Ne la confondons pas avec ces reculs instinctifs que provoque la brusque notion d’une menace inattendue. Nous ne sommes pas maîtres du clignement de nos paupières devant un acier qui scintille, ni de ce léger frisson de la chair qui inspirait à Turenne sa sublime apostrophe : « Tu trembles, carcasse !… »

La peur mécanique est un phénomène tout à fait local. Les muscles sont doués d’une mémoire très puissante ; s’ils se rappellent leurs exploits, ils se souviennent aussi de leurs insuccès. La maladresse qu’ils commettent s’enracine fortement en eux et tend à se reproduire en s’aggravant. Indépendamment de toute nervosité — car les nerfs évidemment ont une tendance à venir compliquer la question — le mouvement qui a échoué une fois est plus difficile à bien renouveler. Quiconque s’adonnera à sauter une barrière en fera l’expérience et l’exemple a ceci de bon qu’il est applicable au cheval aussi bien qu’à l’homme, soulignant ainsi le caractère animal du phénomène.

À toutes les formes de la peur, il est un remède unique : la confiance. L’envers de la peur, c’est le courage ; mais c’est la confiance qui en est l’antidote et cela revient à dire qu’on arrivera rarement à en triompher par le seul effort de la volonté. La volonté réussira parfois à engendrer le courage qui se traduit en actes : elle ne saurait créer la confiance qui est un état d’âme. La confiance, d’ailleurs, ne jaillit point comme peut le faire le courage. Elle s’acquiert par gradation, par accumulation ; elle s’effarouche si on la brusque.

L’exercice physique est, par excellence, une école de confiance précisément parce qu’il comporte un dosage indéfini. On peut toujours abaisser l’obstacle ou graduer le mouvement jusqu’à trouver le point où l’un se franchit, ou l’autre s’accomplit aisément et partir de là pour refouler la peur de plus en plus loin. L’exercice physique possède ainsi le moyen de guérir en grand le mal qu’il provoque en petit. Il agit comme le vaccin.

La peur mécanique peut se manifester dans presque tous les sports mais plus fréquemment et fortement dans les sports d’équilibre que dans les sports de combat. La manière de la traiter est identique : recommencer sans s’énerver, avec une persévérance souple — et en distrayant l’attention autant que possible.

Dans la plupart des exercices, en effet, il y a, physiologiquement, un automatisme à acquérir et, psychologiquement, une crainte à dominer : ainsi, dans la boxe, le détachement de l’épaule et la peur des coups ; dans la natation, l’allongement du corps et la peur d’enfoncer ; dans le cyclisme, l’extension alternative des jambes et la peur de perdre l’équilibre. Les deux éléments se nuisent l’un à l’autre. Les muscles auraient vite compris mais les nerfs s’interposent ; il faut les occuper ailleurs pour faciliter l’automatisme.

Il advient que l’apprentissage d’un sport se trouve ralenti et compliqué par la trop grande attention que l’élève, sollicité à tort par le maître, donne au mouvement qu’on lui fait exécuter. Au rebours du professeur de science, l’instructeur en exercice physique devrait parfois dire au débutant : « Pensez donc à autre chose… »

La Gymnastique utilitaire, Chap. viii.

L’équitation et la vie.

Considérez le sport hippique et voyez comme il donne bien l’image de la vie. Aucun autre ne l’égale en cela. L’âme — esprit et caractère — est un cavalier qui chevauche le corps, animal plus fort que lui et à la merci duquel il se trouverait s’il ne le maniait avec un art suffisant pour diriger et dompter cette force. Il faut que le cavalier prenne du plaisir à sa besogne, qu’il soit confiant, persévérant et souple, bien en équilibre et résolu à ne pas se laisser désarçonner ou du moins à se relever aussitôt pour sauter de nouveau en selle. Il faut encore qu’il ait la main légère et ne procède jamais par à coups, qu’il gradue habilement les obstacles et veille avec intelligence et zèle sur la santé de sa monture, qu’à l’occasion il sache la flatter, lui rendre la main ou la tenir habilement en haleine ; qu’enfin lorsqu’un effort exceptionnel s’impose, il n’hésite pas à se servir de la cravache et de l’éperon. Quel beau manuel de morale écrirait un écuyer consommé s’il remplaçait seulement, dans la série de ses préceptes, les termes de cheval et de cavalier par ceux de corps et d’âme. Et ne voyons-nous pas tous les jours les accidents que causent aussi bien sur les pistes immatérielles de la vie qu’à travers les champs et les halliers véritables, la poltronnerie des uns et la brutalité des autres ? Combien ont été emballés et jetés bas ou sont restés démontés pour n’avoir pas su doser à propos leurs exigences de cavaliers, pour avoir laissé leur bête s’émanciper ou n’avoir pas su la ménager à temps !…

Revue Olympique, 1906.

D’abord la géométrie…

… L’enceinte dont nous venons de parler, c’est l’arithmétique ; l’esplanade, c’est la géométrie. Vous feriez comprendre à un enfant de cinq ans, et sans dommage pour son cerveau tant la démonstration en est simple et l’évidence absolue, la propriété qu’ont deux droites parallèles de ne pouvoir se rencontrer. Mais, comment ne s’arrêterait-il pas, interdit, devant cette liste des nombres premiers que le procédé d’Ératosthène permet de former aisément, mais à laquelle il n’apporte aucun éclaircissement. C’est un fait qu’il existe, le nombre premier, mais un fait inintelligible et presque abstrait ; l’enfant ne peut l’accueillir que comme un personnage inquiétant dont la nature et le rôle ne sont pas définis : un personnage de cauchemar. Et songez qu’avant d’apprendre le triangle et ces équivalences d’angles si faciles à expliquer, si lumineuses à percevoir, le même enfant devra peiner sur la théorie des fractions, affreuse caverne d’où les nombres roulent sur lui, accablants et implacables. Le nombre, cet abîme ! on l’y condamne avant que son regard ait connu la ligne, source de certitude et de repos. Quand on lui montre le cercle et l’ellipse, le rayon, la corde, le segment, la sécante, la tangente, le polygone, le prisme… droites ou figures d’une simplicité merveilleuse dans leurs rapports avec l’esprit, il aura déjà pâli sur l’extraction des racines carrées ou cubiques. Ce problème de géométrie descriptive : « Étant données les projections d’une droite trouver ses traces », est infiniment plus acceptable et résoluble par l’intelligence juvénile que le moins compliqué des problèmes d’arithmétique. Vous feriez admettre à un être inculte les principes élémentaires de l’établissement des graphiques et de la géométrie cotée ; essayez donc de lui faire définir et dresser une « progression par quotients » !… N’hésitons pas à le proclamer, la véritable initiatrice des mathématiques, celle à qui il faut, dès le début faire appel, c’est la géométrie. Il n’est pas jusqu’à l’algèbre dont les formules premières, par leurs apparences presque géométriques, ne l’emportent sur la vue des nombres.

Revue pour les Français, 1906.

Le retour à la vie grecque.

Du tréfonds de notre civilisation trépidante et compliquée monte, par instants, comme la protestation d’un instinct comprimé. On veut y voir le besoin d’un « retour à la vie primitive, à la nature ». La formule est d’usage courant. Or, ce « retour à la vie primitive », consiste, en général, à dormir les fenêtres plus ou moins ouvertes, à substituer les légumes ou les pâtes à la viande comme base d’alimentation, à faire un usage plus fréquent et plus complet de l’hydrothérapie, enfin à exécuter chaque matin, au saut du lit, quelques exercices gymniques. Les plus entreprenants vont jusqu’à la cure de soleil, laquelle consiste à s’exposer nu aux rayons de l’astre. Il n’y a rien en tout cela qui rappelle la vie primitive. Les primitifs, s’ils avaient possédé des fenêtres, se fussent gardés de les ouvrir. Ils ignoraient l’agrément d’une julienne ou d’un macaroni Lucullus et leur eussent immanquablement préféré une bosse de bison. L’hydrothérapie et la gymnastique étaient bien le cadet de leurs soucis et leur ingéniosité s’employait à confectionner des abris ou des tissus propres à les préserver des ardeurs solaires. Le culte de la nature nous enjoindrait d’aller dormir dans les bois et d’y vivre du produit de notre chasse ou de notre cueillette. Encore, conviendrait-il de nous séparer, au préalable, de nos pensées, de tout le lourd bagage intellectuel que nous traînons après nous ; et le moyen d’opérer cette séparation n’apparaît pas clairement. La vérité est qu’il y a impossibilité absolue pour les hommes du xxe siècle de retourner même partiellement à la vie primitive en admettant qu’ils en éprouvent réellement le désir. Il est non moins vrai que ces hommes se rebellent contre leur existence présente en ce qu’elle a de profondément anti-humain. Cela étant, on est fondé à prévoir qu’ils retourneront — ou du moins chercheront à retourner à la conception grecque, de toutes la plus humaine.

Il semble qu’elle s’imprégnait d’une quadruple aspiration : vers le calme, la philosophie, la santé et la beauté.… Le calme, ce n’est pas l’immobilité ni même le repos. L’homme peut demeurer calme au milieu d’occupations agissantes comme en face du péril imminent. À quelques-uns, il est donné d’y atteindre sans effort ; c’est la minorité pour les autres, il faut s’y élever par une pratique voulue. Le calme interne n’est pas seul en cause. L’homme jouit aussi du calme extérieur, du calme des choses qui l’environnent, du calme qu’il sait installer à son foyer ; l’un d’ailleurs influe sur l’autre. La première condition pour jouir du calme et l’exercer, c’est de le comprendre et l’aimer. Le dix-neuvième siècle en avait obscurci la notion. Du reste, le monde a connu des périodes pendant lesquelles régna le culte du calme et d’autres qui n’en firent aucun cas.

Les Hellènes, aspirant au calme, s’y entraînaient par la volonté en dépit de leur vivacité naturelle ; ils y ajoutaient aussitôt l’aspiration philosophique. La philosophie dont il s’agit n’est point la recherche spéculative de la vérité ou la construction d’un système général de causalités ; c’est une vertu d’acquisition difficile mais d’utilisation quotidienne à laquelle les peuples heureux doivent une grande part de leur bonheur. Si l’on pouvait le décomposer pour avoir de ce remède bienfaisant une recette pharmaceutique, nous dirions qu’il y entre deux sixièmes de résignation, trois sixièmes d’espérance et un sixième de bonne humeur. Trop de résignation et nous obtenons la philosophie arabe, inactive et molle ; point de bonne humeur et c’est la philosophie anglaise, sombre et peu altruiste. Tout espérance et c’est celle du peuple français, trop prompt aux illusions et sensible aux déceptions. Les Grecs s’efforçaient de réaliser la juste mesure comme en tout, sentant bien que cette mesure correspond, ici, au maximum des forces préservées, que la philosophie, pour tout dire, doit constituer à l’homme une cuirasse assez forte pour le mettre à l’abri, pas assez lourde pour l’entraver. Ils ne tenaient pas la philosophie pour adaptée aux seules situations tragiques, aux circonstances exceptionnelles, mais, au contraire, propre à servir d’auxiliaire dans les minuties déprimantes autant que dans les grandes épreuves de la vie.

La santé était aux yeux de tous un bien essentiel. Ils le sentaient mieux que nous parce que leur civilisation rendait à la fois l’état de santé plus parfait et l’état de maladie plus pénible que ce n’est le cas pour nous. Notre existence est si contraire à l’hygiène que nous ne parvenons pas à jouir de nous-mêmes aussi complètement que le pouvaient les Grecs ; d’autre part, leurs ressources, en vue de l’atténuation de la souffrance et du bien-être relatif des mal-portants demeuraient très limitées. Enfin, ils considéraient le mal physique comme une déchéance et c’est là un point de vue que le christianisme et l’humanitarisme nous ont rendu étranger. Un retour offensif de cette notion se dessine actuellement, mais elle a beaucoup de peine à se faire admettre, étant contraire aux sentiments qui dominèrent depuis des siècles l’âme occidentale et aux enseignements qui l’ont façonnée. Les Grecs cherchaient la santé dans un dosage avantageux de l’exercice et du repos et si nous avons ressaisi le mécanisme de l’exercice, il n’en est pas de même de celui du repos..…

Le rôle de la beauté dans la vie grecque a été certainement exagéré. Pour un peu, on nous persuaderait que le dernier des Athéniens possédait une sorte de sens Ruskinien, d’habileté spontanée à draper une étoffe ou à disposer un objet. Ce n’est guère croyable. Il est certain pourtant que le sens de la beauté était alors plus développé qu’il ne l’est de nos jours. Un accord plus ou moins parfait existait entre le paysage et l’architecture, entre l’architecture et l’homme. Là était le véritable secret de la beauté grecque alors qu’aujourd’hui l’incohérence règne entre ces trois éléments ; l’artiste ne conçoit presque jamais son œuvre en raison du site au centre duquel elle doit se trouver placée et, quant à l’individu qui fréquente l’édifice une fois élevé, l’idée ne lui viendrait même pas que ses mouvements se puissent harmoniser avec les lignes entre lesquelles ils s’encadrent. Les Grecs savaient monter un perron ; nous ne le savons plus. Ils n’avaient pas, en pénétrant dans l’Acropole, la même démarche qu’en traversant une place publique ; leur attitude au stade n’était pas la même que dans leur demeure. De cette coordination entre des silhouettes prépondérantes — celle de l’être, celle du monument, celle du paysage — naissait une impression de beauté qui agissait doucement et puissamment sur la foule. Cette beauté que nous ne connaissons plus, nous commençons à en avoir parfois la nostalgie. Quand, par hasard, un ensemble vraiment eurythmique se dresse devant nous, un frisson de joie passe en nous. C’est là l’embryon d’une renaissance, le point de départ d’un mouvement qui ira s’accentuant.

Ainsi achèvera de se dessiner le « retour à la vie grecque ». Au lieu de quelques excentricités naturistes qui difficilement s’imposeraient à tous, un courant se formera poussant à la recherche du calme, à la pratique de la philosophie, à l’effort vers la santé, à la jouissance du beau. Il n’y a rien là qui soit en contradiction avec les principes démocratiques. Bien au contraire, ces bases de la vie antique s’accommoderont à merveille d’une certaine simplicité et d’un égalitarisme relatif. Mais lorsque, sur de telles bases, la civilisation moderne aura retrouvé son équilibre, combien risquent de paraître laids et absurdes les siècles précédents. Nos fils s’étonneront, non que nous ayons vécu sous un tel régime, mais que nous en ayons si longtemps témoigné notre satisfaction ; ils s’extasieront devant l’agitation malsaine, le dérèglement mental, le mépris du bon fonctionnement animal et l’incompréhension de la beauté qui, si longtemps, auront dominé des générations se vantant d’être éclairées et se comparant orgueilleusement à leurs devancières.

Revue Olympique, 1907.

Sanatoriums pour bien-portants.

Au premier abord, l’accouplement de ces deux mots a quelque chose d’ahurissant. Qu’est-ce qu’un bien-portant peut venir chercher dans un sanatorium ? À la réflexion, on reconnaîtra pourtant que le nom est approprié à l’objet dont il s’agit. Le sanatorium dont il est ici question a bien en vue la conservation ou la consolidation de la santé, mais nous concevons le régime de cet établissement en telle façon que seuls des bien-portants le puissent efficacement fréquenter.

Et pourquoi le fréquenteraient-ils ?… Pour deux motifs : afin d’y trouver, quand besoin s’en fait sentir, le délassement le plus propre à les maintenir en bonne santé, et aussi afin de prendre occasion d’y augmenter leur « coefficient de capacité ».

Les occupations de la plupart des hommes d’aujourd’hui sont abondantes ; elles présentent de plus ce double caractère d’exiger la sédentarité et d’utiliser principalement la force nerveuse. Seuls certains métiers manuels demeurés sains et s’exerçant en plein air ont bénéficié d’une réduction de la tâche quotidienne en durée et en intensité d’effort ; mais ils sont rares. Beaucoup d’autres métiers dits manuels ont évolué, par contre, grâce aux progrès scientifiques et aux perfectionnements de la machinerie dans la direction des métiers cérébraux ; ils s’en rapprochent sensiblement désormais par leurs procédés et les résultats qui en découlent au point de vue de l’organisme humain. Parmi ces derniers enfin, il en est qui font vivre le travailleur dans une atmosphère de surchauffe incessante et le placent, en quelque sorte, sous une pression mentale assez exagérée pour devenir dangereuse. Il s’ensuit que la majorité des hommes commencent à éprouver et éprouveront chaque jour davantage le besoin de certains temps d’arrêt ou de repos coupant opportunément les longues périodes de pleine activité. L’état désirable auquel doivent aspirer ces hommes, tant au point de vue de leur bien-être personnel qu’au point de vue de leur productivité plus ou moins grande, est l’équilibre. En regard de la dépense considérable de force nerveuse et mentale qu’exige d’eux la civilisation moderne, il leur faut un approvisionnement équivalent de force musculaire ; l’homme équilibré est, de nos jours, celui auquel la fortune réserve ses faveurs. Il y a donc tout avantage à profiter des périodes de repos devenues nécessaires pour s’approvisionner de force musculaire. On le peut d’autant mieux que, en ce qui concerne les bien-portants, — et par là il faut entendre non pas ceux assez rares qui sont demeurés exempts de toutes misères physiques, mais ceux très nombreux dont les organes se révèlent de façon générale en bon état normal — la fatigue musculaire est à la fois un incitant et une détente. Cela est presque toujours vrai pour les jeunes hommes et la plupart du temps pour les hommes mûrs.

Pour qu’il en soit ainsi toutefois, il est essentiel que les deux fatigues ne se produisent pas simultanément. Le métier cérébral ne s’interrompt pas complètement par la cessation du geste qu’il provoque. Il n’est pas aussi facile de donner congé au cerveau qu’aux bras. D’ailleurs, les occupations connexes subsistent le plus souvent. Que si, dans ces conditions, l’on se borne à introduire dans sa vie une série d’efforts physiques, on a chance d’aboutir au surmenage ; en tous les cas, on n’aboutit pas au repos fortifiant. Les Américains, ces grands empiriques, savent cela d’instinct depuis longtemps. Quand le financier de Wall street, un des plus trépidants au sein d’une société trépidante, a décidé que l’heure avait sonné pour lui d’un répit obligatoire, il s’en va dans les Adirondacks camper, chasser, pêcher, ramer, sans souci possible de ce qui se passe au delà de l’horizon soudainement sauvage au centre duquel il s’est réfugié. Les Adirondacks constituent pour lui et pour ses compatriotes un vaste « Sanatorium pour bien-portants ». Vaste et provisoire, car cette région comme tout le reste du Nouveau-Monde connaîtra l’ère de l’exploitation parcellaire, verra se multiplier les défrichements, les enclos, les routes et s’élever les habitations. C’est là précisément où nous en sommes en Europe. Il n’est pas facile d’y trouver à portée les districts solitaires ou établir des camps à l’américaine, sinon en troupe ou à grands frais. De là le recours à un établissement permettant la pratique des sports artificiels, escrime, gymnastique, cyclisme — ou artificialisés comme l’équitation sur piste ou la natation en piscine.

L’heure a sonné où un tel établissement peut être utile à tous. Dans certains pays — par exemple, dans une grande partie de l’Europe continentale — on se serait trouvé jusqu’ici hors d’état d’en profiter parce que l’éducation sportive avait été trop longtemps négligée. Pour qu’un homme soit à même de faire ses « vingt-huit jours », comme on dit en France, ou de suivre son « cours de répétition », comme on dit en Suisse, il faut qu’il ait accompli, au préalable, la période réglementaire de service comme recrue et qu’il ait ainsi appris les éléments du métier militaire. De même, les « vingt-huit » ou les « treize jours » sportifs dont il est ici question, supposent une initiation antérieure qui n’a pas besoin d’avoir été très complète, mais qui doit avoir existé en quelque manière. Or, le nombre augmente — partout et rapidement — de ceux qui reçoivent cette initiation.

Ceci dit, comment se représenter l’organisation du sanatorium pour bien-portants ?… Il comprendra : un grand gymnase et des salles d’escrime et de boxe très aérées, avec en annexe, un préau couvert, des douches, un à deux salons, une salle à manger, enfin vingt à trente chambres simples et confortables. Comme nourriture : trois repas par jour avec des menus copieux à tendances végétariennes, sans exagération toutefois ; du vin de table pour ceux qui le désirent, mais aucun spiritueux. Comme genre de vie, lever à sept heures, coucher à neuf, trois heures de travail musculaire le matin et autant dans l’après-midi, une heure et demie de sieste entre deux et le reste en flânerie. C’est là, bien entendu, sinon un minimum, du moins une moyenne inférieure. Il n’y a pas lieu de prévoir de direction médicale proprement dite ; un « directeur des Exercices physiques », dont le type s’importera d’Amérique, suffira à remplir la double besogne de conseiller hygiénique et technique. Ce sera à chacun, s’il le juge nécessaire, à se faire examiner, au préalable, par son médecin habituel.

Deux points essentiels. D’abord la proscription du concours sous quelque forme que ce soit ; évidemment, on ne saurait empêcher les hôtes du sanatorium de se mesurer entre eux s’ils le veulent absolument, mais ce sera le devoir du directeur de chercher à les en détourner et de ne s’y prêter en aucune manière. L’émulation ne doit naître, ici, que de la consultation des records et, notamment, de ces « records moyens » qui indiquent les résultats auxquels peut viser selon son âge, les conditions de son organisme et la fréquence de ses exercices un homme de force moyenne. Celui qui fait un séjour au sanatorium n’a pas besoin d’être incité à l’effort musculaire puisqu’il est venu tout exprès pour cela, mais il a besoin que cet effort soit également réparti sur toute la période de son séjour ; il a besoin surtout que nulle excitation nerveuse n’agisse sur lui. Ceci est de toute nécessité.

Le second point connexe au premier a trait à « l’organisation du repos ». Avant et après l’exercice, il faut obtenir la détente immédiate et totale de tout le corps, le silence des muscles. Le sanatorium devra être abondamment pourvu de ces chaises-longues de paille et de ces divans composés de simples planches de bois sur lesquelles on pose un matelas mince et mobile en crin ou en varech serré ; meubles dont l’empirisme américain a suscité l’utilisation avant même l’étude scientifique du dételage humain et de ses avantages. Dans l’intervalle des exercices, les hommes devront s’y étendre, non pour chercher un sommeil superflu, mais pour tâcher d’y réaliser la stagnation complète des membres et de la pensée.

L’occasion sera bonne évidemment pour se livrer à quelques essais naturistes ; en général, en faire l’essai, c’est s’y fixer. Le bain d’eau ne suffit pas à l’être humain ; il lui faut encore le bain d’air ; il a été longtemps frustré de tous les deux ; il l’est encore du second. La peau a besoin de s’exercer à nu ; non seulement la santé y gagne, mais le perfectionnement technique aussi. Quant au « bain de soleil » et surtout au bain d’« air ensoleillé », il ne saurait présenter d’inconvénients dès que le climat ou la saison le permettent.

Nous avons mentionné tout à l’heure la possibilité pour le client du sanatorium d’augmenter son « coefficient de capacité ». Que si, en effet, il est assez énergique pour forcer un peu la note au bout de quelques jours et, prenant tout à fait au sérieux son travail pour demander à ses muscles des efforts progressifs, il est assuré d’obtenir certaines modifications corporelles d’importance — et notamment un accroissement thoracique. C’est dans le manuel de Gymnastique utilitaire, il y a déjà quelques années, qu’a été signalée, pour la première fois, cette possibilité d’une « plus-value » physique désignée sous le nom d’augmentation du coefficient de capacité. « De telles modifications, y était-il proclamé, sont réalisables, non seulement bien au delà de l’adolescence, mais en plein âge mûr ; de fait, elles sont réalisables tant que le système artériel n’a pas perdu sa souplesse et son élasticité. Leur valeur est double. On peut comparer l’effet produit à l’emménagement dans une demeure plus vaste que celle que l’on quitte, où l’on se sentira, par conséquent, plus à l’aise et où l’on jouira d’un plus grand confort. Un second résultat plus précieux encore sera la constitution de « réserves » propres à accroître la résistance éventuelle à la maladie. La maladie met, en quelque sorte, le siège devant l’organisme ; la principale difficulté que rencontre le médecin n’est-elle pas de faire passer des vivres à l’assiégé ? Rien ne vaut les réserves fraîches que chacun aura sagement ajoutées au cours de sa vie virile aux approvisionnements dont la nature et l’éducation l’avaient muni. C’est pourquoi, il serait infiniment désirable que l’homme s’efforçat à deux ou trois reprises différentes, entre vingt-cinq et quarante-cinq ans, d’augmenter de la sorte son coefficient de capacité.

Revue Olympique, 1907.

Satisfactions passionnelles.

… Il faut au corps une certaine dose de volupté ; et la volupté ce n’est pas le bien-être, c’est le plaisir physique intensif. Cette nécessité n’est pas de toutes les époques parce qu’elle n’est pas essentiellement animale. Dès lors, les temps de spiritualisme ou d’ascétisme dominants en peuvent éteindre momentanément l’aiguillon. Mais dès que l’humanité traverse une phase de « liberté corporelle », si l’on peut dire ainsi, la dose de plaisir physique intensif redevient indispensable au bon fonctionnement vital de l’individu. Or le sport produit de la volupté, c’est-à-dire du plaisir physique intensif. Nombre de sportsmen attesteront que ce plaisir atteint dans certaines circonstances le double caractère impérieux et troublant de la passion sensuelle. Tous, sans doute, ne l’éprouvent pas. Il y faut certaines qualités d’équilibre, ainsi que l’ardeur et l’absence de préoccupations étrangères ou de retenue qui sont à la base de toute exaltation des sens. Mais cette exaltation, tel nageur, tel cavalier, tel escrimeur, tel gymnaste vous diront qu’ils la connaissent bien. L’ivresse de la vague, du galop, du combat, du trapèze n’est rien moins qu’une ivresse de convention. Elle est à la fois réelle et définie et a sur « l’autre » cette supériorité qu’elle n’est jamais artificiellement provoquée par l’imagination, rarement déçue par la satiété. Elle pacifie les sens non seulement par la fatigue mais par la satisfaction. Elle ne se borne pas à les neutraliser, elle les contente.

Il est une autre passion de l’homme qu’il faut aussi, bien que dans une moindre mesure, apaiser par quelque satisfaction : la colère. Le mot évoque la ruée d’une violence déchaînée et il exclue, à tort, ces colères froides ou diluées, beaucoup plus pernicieuses pour qui les ressent et s’y abandonne. Les moralistes répondent qu’il suffit d’apprendre à se résister à soi-même : très joli, mais trop simpliste. Cette simplicité découle de l’éternelle confusion entre le caractère et la vertu. Les qualités du caractère ne relèvent pas de la morale : elles ne sont pas du domaine de la conscience. Ces qualités, ce sont : le courage, la volonté, la persévérance, le sang-froid, l’endurance… elles sont aux trois-quarts physiques. Dites-moi si l’homme qui brise une chaise ou casse un verre pour apaiser sa colère ne ferait pas mieux de saisir un engin de sport quelconque et de s’en servir, fut-ce brutalement ? Vous croyez à l’utopie ? C’est du sens pratique, au contraire, et l’expérience l’a prouvé……

Congrès de Psychologie sportive, Lausanne, 1913.

Reconstruction pédagogique.

Rien ne vaudra en fait de réformes sans le concours d’une pédagogie entièrement renouvelée. La pédagogie européenne a trois méfaits sur la conscience. Elle a produit de l’ignorance internationale et, par là, sa responsabilité dans la guerre a été immense. Elle a produit de l’inintelligence individuelle et enfin de l’incompréhension sociale. En un mot, elle a fait faillite ; car ce n’est point la mission d’une pédagogie de se borner à engendrer une quantité de progrès matériels tels que la photographie en couleurs, le cinéma, la télégraphie sans fil, etc… : progrès qui facilitent et embellissent la vie et, comme tels, méritent qu’on les apprécie hautement et qu’on témoigne de la gratitude à leurs inventeurs mais qui ne constituent quand même que les accessoires de l’humanité dans sa marche en avant. Une pédagogie digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle répand de la clarté sur les ensembles, chasse les préjugés, unit les cœurs. Jadis, en Europe, les éducateurs tendaient à cela, mais ils ne se sont pas avisés à temps que les circonstances ayant changé, il leur eût fallu changer aussi leurs méthodes.

Par exemple, au point de vue international, l’adolescent était tenu au centre d’une série de cercles concentriques sur lesquels on projetait de moins en moins de lumière à mesure qu’ils s’éloignaient de lui. Très renseigné sur ce qui le touchait de près, il ne l’était point sur le reste. Proche de lui la brume commençait, allant s’épaississant jusqu’à devenir compacte sur l’horizon. Or, le temps est venu, temps de démocratie cosmopolite, où non seulement les contacts internationaux se sont faits quotidiens et multiples, mais où, en raison des intérêts enchevêtrés, il s’est trouvé que la meilleure façon de servir son pays allait être désormais de bien connaître les autres pays. À partir de ce moment, les procédés pédagogiques en usage, — procédés de clocher, pourrait-on les appeler — sont devenus les plus grands pourvoyeurs de malentendus internationaux, parce qu’ils faussaient toutes les proportions et de chaque question, en réalité prismatique, faisaient une surface d’apparence plane.

Au dedans des frontières, les malentendus aussi naquirent, parce que le procédé synthétique, facile à appliquer au développement du cerveau quand les éléments de la synthèse étaient peu nombreux, ne pouvait plus fonctionner avec des éléments chaque jour plus nombreux. Alors on a dû se lancer dans le maquis des « bifurcations », qui ne sont que du spécialisme prématuré et, par là, frappé d’impuissance. On a distingué la formation scientifique de la formation littéraire et, parmi les Sciences, les « naturelles » des « mathématiques », et parmi les Lettres les Modernes des Anciennes. Ainsi, on a fabriqué des intelligences parcellaires prenant chacune leur parcelle pour la totalité et ne se comprenant plus tout en croyant se comprendre, ce qui produit de toutes les collaborations la plus défectueuse et la plus dangereuse.

La muraille s’est alors haussée et épaissie entre la simplicité de l’enseignement primaire et la complexité des ordres suivants. Autrefois, le secondaire était un primaire qui avait « continué ». Celui qui n’avait pas continué pouvait du moins le suivre des yeux. Il savait à peu près où il allait. Rien de tel maintenant. La muraille est presque infranchissable mentalement. Elle a isolé le prolétariat de la bourgeoisie au point de vue intellectuel, sans doute pour la plus grande satisfaction des intérêts de classe de la seconde, mais pour le plus grand dam des intérêts de l’humanité.

Où va l’Europe ? 1923.

L’aviation intellectuelle.

La connaissance ressemble à un vaste système montagneux vers lequel nos pères se seraient mis en route à l’aube, la lanterne et le pic à la main. De loin, on apercevait le profil suggestif de la chaîne ; à mesure qu’on s’en est approché, on a perdu de vue l’ensemble. On s’est divisés en équipes et l’ascension a continué par des vallées séparées. Longtemps entre les équipes, la liaison a été maintenue par des allées et venues transversales. Puis l’isolement s’est aggravé. On a fini par ne plus avoir que l’illusion de l’unité ; chaque équipe a cru la posséder toute entière ; le sens des proportions s’est évanoui ; on n’a plus réalisé ni le temps, ni l’espace. L’orgueil des résultats spéciaux obtenus a opéré ; on s’est grisé de ce savoir localisé ; on s’est méfié des généralisateurs qui, en effet, ne pouvaient plus raisonner que spéculativement, ayant perdu le contact de la réalité. Chacun sur son contrefort, s’est cru au sommet… À la lueur des feux de guerre, il est apparu que les itinéraires n’avaient pas convergé et que le véritable sommet était loin. Or, pour repérer une région, maintenant, on la survole. Ainsi ses secrets sont révélés et son relief n’a plus de mystère. Qu’on organise donc un nouveau départ. À des procédés de pionniers, que soient substitués des procédés d’aviateurs et l’on survolera le domaine de la connaissance.

Premièrement, il faudra le reconnaître, ce domaine, et ensuite le cadastrer de façon que le voyage aérien en soit facilité. Mais il y a des degrés différents dans la manière de survoler un territoire. On peut en prendre une vue d’ensemble rapide ; on peut la prolonger par des ralentissements, des évolutions, des rapprochements du sol… On peut enfin atterrir plus ou moins longuement sur des points déterminés. On peut aussi répéter le survolement plusieurs fois de façon à bien se pénétrer de ce que la première vue a révélé. Quelle élasticité engendrera l’application à la pédagogie de pareils procédés ! Encore, n’en faut-il pas abuser Après l’excès de myopie, il ne faut point verser dans l’excès de presbytisme. C’est pourquoi les réformes que nous préconisons ne touchent ni l’École primaire où s’apprend le maniement des outils servant à la culture, ni l’École supérieure ou universitaire qui distribue le spécialisme pratique ou scientifique. Mais entre les deux, nous prétendons introduire une « ère d’idées générales », embrassant l’ensemble du monde matériel et de l’évolution humaine, afin que tout individu en arrive à posséder, au seuil de la vie active, un aperçu du patrimoine dont il est à la fois bénéficiaire et responsable.

Union Pédagogique Universelle, 1926.

Le rappel de la Rhétorique.

La qualité des « gens de lettres » et le nombre de leurs lecteurs ne définissent point la culture réelle d’un peuple, mais bien la manière dont il manie lui-même l’outil de son propre langage écrit et parlé. S’il se néglige à cet égard, il incline forcément vers la vulgarité et la médiocrité. C’est ce que l’on constate déjà dans beaucoup de pays. Parce que la grammaire et la syntaxe anciennes semblaient, non sans quelque raison, de fastidieuses campagnes pour une génération pressée — parce que des préceptes et des recettes de la rhétorique nos pères avaient abusé, on les tint pour désormais inutiles. Il fut estimé ridicule et pédant de s’exercer à « raconter » ; mais on ne s’avisa point que rédiger, résumer, réfuter… demeurent d’obligation quotidienne pour tout le monde et que la possession d’un vocabulaire abondant et nuancé, l’art de bien construire une phrase, l’habitude de graduer logiquement les idées sont indispensables pour y réussir. À cette carence, s’est superposée l’action déplorable des jargons : jargon d’affaires, jargons administratif, judiciaire, jargon scientifique qui paraît tenir pour intolérable l’emploi d’un terme que chacun comprendrait : jargon littéraire qui, chez certains auteurs, semble vouloir parfois s’inspirer d’un idéal similaire ; jargon sportif, encore que celui-là possède à son actif l’introduction de quelques expressions imagées difficiles à remplacer.

Une influence non moins délétère est exercée par la tendance au bavardage qui gagne de proche en proche. L’accoutumance à la vitesse ambiante y a sa part. Plusieurs langues sont en train de perdre leur valeur musicale tant la prononciation y va s’accélérant comme si le temps allait manquer pour traduire le flux des pensées. La prolixité pourtant est presque toujours en rapport avec la futilité et la monotonie des sujets de conversation. En vérité, il faut apprendre à parler, à écrire, à lire… autrement que ne le fait l’enfant lorsqu’il épèle des mots ou les transcrit sur le papier : branche aujourd’hui négligée de l’éducation publique mais qui ne saurait continuer de l’être sans dommages pour le patrimoine intellectuel issu des efforts du passé. Il n’y a pas à rétablir les synonymes et les figures de rhétorique dans leurs privilèges d’antan, mais il faut leur reconnaître une zone raisonnable d’où ils ne risquent plus d’être expulsés. Non seulement le choix des mots, mais le souci du style correct, le triage des arguments, la conduite d’une discussion, les principes élémentaires de documentation, les diverses formes du discours ou de la correspondance. — et encore l’art de lire et d’annoter un livre — tout cela n’est-il pas plus essentiel à la formation du citoyen que les classements et les étiquetages par lesquels le temps présent travaille en fait à alimenter et à fortifier sans cesse cet « esprit primaire » dont il dénonce ensuite l’envahissement et se plaint d’être la victime ?


Le respect des saisons.

Time is money. Hâtons-nous… vite, vite. Une telle formule indéfiniment répétée a eu sa répercussion pédagogique. On a raccourci l’enfance, on supprime l’adolescence. Plus d’âge ingrat. Les gosses seront tenus pour grandes personnes et traités comme telles dès leur dixième année. Par là, la période d’activité pratique d’un chacun se trouvera grandement accrue et le productivisme sera satisfait. Croyez-vous vraiment ? Comptez-vous que cette suppression du premier printemps va engendrer une extension de l’été et que l’automne s’abstiendra de débarquer prématurément dans des organismes fatigués ? Les parents encouragent. Ils trouvent charmant que leurs gamins s’avèrent malins, calculés, pratiques. On sourit d’eux d’ailleurs quand ils se montrent naïfs. Leurs attitudes de petits hommes roublards et de petites femmes coquettes sont applaudies imprudemment. Bientôt une autre forme de précocisation s’affirme. On parle de la « forte génération » que la pratique des exercices virils prépare, mais c’est une génération falotte et névrosée qui pourrait bien, en fin de compte, sortir de là. La raison en est simple. Une expression populaire la définit : il ne faut point brûler la chandelle par les deux bouts. C’est justement ce que l’on est en train de faire. Il devient évident que le « fêtardisme » actuel n’est pas la simple détente saine et normale d’un lendemain de guerre, d’une guerre longue et dure qui a tendu les nerfs, mais qu’il est le produit d’une morale en loques. Nous nous payons de mots. Nous qualifions de modernisme ce qui n’est que pourriture et de liberté littéraire ce qui n’est que licence pornographique. Partout encouragée, la pornographie pénètre dans les foyers les plus respectables et y dépose le germe de la tuberculose physiologique et psychique. Une extravagante veulerie arrête les protestations. Ceux qui volontiers les formuleraient sont retenus par la terreur de paraître « vieux jeu ». Les jeunes sportifs trouvaient dans la joie de leurs muscles durcis et de leur santé fortifiée le meilleur principe de résistance, mais sur eux s’abat maintenant la nuée bourdonnante des « petites amies » en quête d’initiations prématurées. Une littérature dévergondée vient à la rescousse. Or, le sport comporte une dépense intense d’énergie corporelle : dépense qui sera récupérée et au-delà, c’est entendu, mais à condition de ne point se doubler d’une dépense simultanée d’un autre ordre, que l’organisme juvénile n’est point fait pour supporter aussi aisément qu’il supporte l’effort musculaire. Cette simultanéité paraît inoffensive pour les robustes. En réalité, elle atteindra rapidement la race dans sa sève. En attendant que la famille et l’opinion défaillantes se ressaisissent, c’est aux sportifs eux-mêmes à intervenir près de leurs cadets. C’est aux aînés à avoir le courage de le dire et de le répéter : on ne peut pas être à la fois sportif et fêtard. On ne le peut pas sans préparer un triste avenir à soi-même, à sa patrie, à sa race. Que ceux qui veulent continuer à faire la fête s’abstiennent plutôt de sport. Cela vaudra mieux pour tout le monde. Qu’on ne l’oublie plus, la nature reprend vite ses droits. Gare aux automnes et aux hivers précoces et qu’en poussant la fleur, vous ne fassiez simplement tomber plus tôt la feuille !

U. P. U., 1928.

ÉTUDES HISTORIQUES

Transformation des études historiques.

.… L’étude de l’Histoire Universelle, pour être fructueuse, suppose la possession, concernant l’espace et le temps, de données précises et complètes auxquelles l’esprit se puisse référer constamment sans effort ni tension. Or, l’heure est à peine écoulée où ces conditions se sont trouvées remplies. Tandis que se préparaient entre les nations des heurts inféconds, un événement s’était produit dont l’ampleur avait passé inaperçue. L’événement le plus gros de conséquences n’est-il pas bien souvent le moins remarqué ? Donc, les lacunes qui subsistaient en géographie comme en histoire dans l’enchaînement des connaissances, ces lacunes furent comblées. Non point dans le détail où il reste beaucoup à approfondir, mais dans les plans d’ensemble, dans l’échelonnement des horizons désormais rattachés les uns aux autres. La jeune génération a, sans doute, peine à s’en rendre compte ; les hommes de mon âge, eux, ne peuvent oublier en quelle incertitude ils ont grandi concernant les terres polaires, les régions centrales de l’Afrique et de l’Asie, maintes particularités de l’ossature terrestre… et plus encore le passé ethnique et politique de tant de peuples dont ils savaient à peine les noms ou au sujet desquels ils en étaient réduits aux conjectures. La science géographique et la science historique ont maintenant « bouclé la boucle ». L’homme possède les secrets essentiels de sa demeure, architecture et habitat. Grande nouveauté, certes !

Mais, en ce qui concerne l’histoire universelle, il ne s’ensuit pas qu’elle soit devenue facile à assimiler par le simple fait qu’il est devenu possible de la rédiger. Il faut encore lui créer une atmosphère — et en nous-mêmes un état d’âme nous rendant capables de saisir ses justes proportions, de nous y plaire et de nous y maintenir. La proportion, l’équilibre, la mesure… besoins primordiaux de notre époque nerveuse, qualités sans équivalents dont nous n’apercevons que la façade tournée du côté de l’art sans nous inquiéter des autres façades qui regardent les horizons sociaux et même économiques et la vie publique aussi bien que la vie familiale : en telle manière que les progrès techniques dont nous sommes fiers risquent de sombrer dans le néant — sinon dans l’enfer — à moins que nous n’arrivions par un vouloir énergique à leur passer ce harnais divin qui fut ici fabriqué jadis : l’eurythmie.

Si, pour ce qui concerne l’utilisation de l’histoire universelle, la volonté de proportion représente un acteur indispensable, cette volonté n’interviendra efficacement qu’aidée parallèlement par des opérations de l’esprit. J’en signalerai deux, dont il me paraît qu’en ce domaine, nous devons acquérir l’habitude : d’abord la vue prismatique des hommes et des choses, puis la substitution de la notion de fonction à la notion de cause.

La vérité n’habite pas un puits d’où, selon la fable, il faille la faire sortir. Elle réside au centre d’un prisme. Les hommes se croient sages lorsque, traitant les idées et les faits à la manière des surfaces planes, ils en envisagent simplement l’avers et le revers ou, comme ils disent : le pour et le contre. Mais en réalité, la vue qu’il faut prendre est prismatique. On ne l’obtient qu’en tournant à l’entour de ce dont l’on veut juger et en complétant par un travail de libre réflexion les renseignements insuffisants fournis par la vision.

Lorsque s’affaiblit parmi les hommes l’idée des empires se succédant par décrets spéciaux de la Providence — thèse qui nous a valu l’admirable discours de Bossuet — ce fut la science qui se trouva appelée à administrer un domaine dont l’étendue et les ressources ne lui étaient encore qu’imparfaitement connues. Elle y installa le principe de causalité et en fit son intendant-général. On fut requis de s’adresser à lui en toute circonstance et, effectivement, il eut réponse à chaque question au moyen de bordereaux séparés où les faits s’enregistraient selon des règles rigoureuses de comptabilité historique. Cette doctrine implanta du moins l’habitude de l’investigation de détail et du contrôle consciencieux mais, si l’on ose ainsi dire, elle est foncièrement anti-universaliste. Ses qualités la condamnent à servir la myopie et à la développer en la servant. Il en va diversement de l’idée de fonction qui, d’origine mathématique, a en elle assez de puissance pour tout envahir — et tout féconder. Dans l’ordre naturel les phénomènes se révèlent, de plus en plus, fonctions les uns des autres. Il n’est pas surprenant qu’il en soit de même en histoire. À vrai dire, ce qui manque ici, c’est l’avantage de pouvoir utiliser des notations et des graphiques. La fonction en histoire ne se laisse pas suivre à découvert. Elle s’interrompt, se dissimule : on doit l’exhumer comme s’il s’agissait de quelque recherche archéologique. Elle n’en fournit pas moins des éclaircissements, un contrôle. Par elle, le parallélisme, l’interdépendance des événements s’affirment sans qu’il y ait à distinguer les causes « premières » des causes « secondes » : fixation dont la rigidité et l’absolu ne s’adaptent pas mieux à la vie collective des peuples qu’à l’agitation des océans. Car les actions humaines ne ressemblent-elles pas aux vagues, distinctes et pourtant solidaires, sans commencements ni fins appréciables ?

Communication à l’Académie d’Athènes, 1927.

N. - B. — Les pages qui suivent sont pour la plupart extraites des quatre volumes de l’Histoire Universelle.

La géographie de l’Hindoustan.

L’Hindoustan a reçu de la nature, en trois étapes, son architecture géographique dont la symétrie s’impose à l’attention ; il forme un vaste triangle appuyé à des monts redoutables et encadré par deux puissants deltas. Le plateau du Dekkan en occupe la pointe ; c’est la partie la plus ancienne, l’unique reste d’un continent effondré dont l’océan Indien recouvre aujourd’hui l’emplacement. Longtemps après que le cataclysme se fût produit, des convulsions du sol secouant toute l’Asie, dressèrent la chaîne de l’Himalaya qui comprend, comme chacun le sait, les plus hauts sommets du globe (le mont Everest à 8.840 mètres). Entre le Dekkan et l’Himalaya subsistait un bras de mer auquel les alluvions apportées par les torrents descendus des montagnes substituèrent peu à peu la plaine qu’arrosent maintenant le Gange et ses affluents tandis qu’un phénomène analogue, mais dans des proportions bien plus restreintes, créait au pied des Ghats ou rebords volcaniques du plateau du Dekkan deux minces bandes de plaine en bordure du golfe du Bengale et de la mer d’Oman. Tel fut le drame géologique hindou, réparti, il va sans dire, sur des milliers et des milliers d’années. Quand on parle histoire, on compte par cent ans mais, quand on parle géologie, on compte par dix mille ans. Cela ne représente qu’un moment de l’existence de la terre.

Chacune des portions de cet Hindoustan a joué un rôle historique déterminé et essentiel. L’Himalaya a protégé le pays des contacts inquiétants de l’Asie centrale sans pourtant l’en isoler complètement. Le vaste bassin du Gange, soumis aux excès du climat tropical, aux exubérances d’une flore et d’une faune sans freins était propre à exalter et à déséquilibrer en même temps le tempérament de l’homme ; et c’est ce qui est constamment advenu. Le Dekkan a été, dès lors, le refuge et, si l’on ose ainsi dire, le conservatoire des énergies hindoues.


Çakya-Mouni.

..… La prédication de Çakya-Mouni pourtant n’eût point ce caractère, excessif. L’homme qui a déconseillé la mortification volontaire comme « indigne et vaine » et qui a dit : « le meilleur refuge contre le mal, c’est la saine réalité » était un esprit singulièrement pondéré. Mais en proclamant que l’existence individuelle est la cause de la douleur et que la suppression de la douleur ne peut provenir que de l’anéantissement du désir d’exister, il se plaçait aux antipodes de la conception aryenne à laquelle les Perses et les Grecs, demeurés fidèles, apportaient en ce même temps une consolidation définitive. Désormais aux religions d’action et d’inégalité qui seraient celles de l’Occident, l’Orient opposerait la formule de son Nirvana égalitaire comportant la divinisation du néant et l’anathème jeté au progrès. La supériorité du Bouddhisme à ses débuts, c’est qu’il se réclamait de la solidarité humaine, de la fraternité — vertu qui devait demeurer si étrangère aux peuples occidentaux que l’Évangile même ne réussirait point à l’implanter parmi eux. Mais la pratique d’une fraternité efficace exige l’effort individuel et il n’y a point d’effort individuel sérieux sans attachement à la vie. De là, le caractère occasionnel et infécond de la solidarité bouddhique. Le jour où l’Occident converti au solidarisme entreprendrait de l’organiser, l’Asie aurait perdu le seul élément de supériorité morale dont elle puisse se prévaloir par rapport au reste du monde civilisé.


Kanichka et l’Indo-hellénisme.

Les Tokhares ou Yuetchi s’emparèrent du Penjab comme déjà ils s’étaient emparés de la Bactriane. Chose étrange ! Ils s’y comportèrent en continuateurs des Grecs. Peut-être à demi aryas d’origine, les Tokhares, déjà affinés par le double contact de la civilisation chinoise et de la civilisation iranienne, s’étaient pénétrés en Bactriane de l’importance de l’héritage dont ils allaient se trouver investis. Leurs princes furent, pendant deux siècles, à la hauteur d’une telle mission. L’un d’eux, Kanichka (70-102) se montra un grand souverain. De sa capitale de Pechawar, il exerça une influence considérable sur l’Inde gangétique. Portant à la fois les titres de Basileus et de Maharajah, il eut la sagesse de suivre les voies tracées par Ménandre. Sans doute, il n’avait plus à sa cour une aristocratie grecque et l’on n’y jouait plus les tragédies d’Euripide, mais l’Hellénisme y dominait encore par la pensée, l’art, la tradition. Comme Ménandre et avec plus de conviction encore, Kanichka protégea le Bouddhisme. Sous son règne fut tenu le célèbre concile de Pechawar, que l’on considère comme le point de départ du grand mouvement d’évangélisation de la Chine et, en même temps, comme ayant consacré le schisme définitif entre les deux branches du Bouddhisme : celle de Ceylan, l’Himayana, laquelle garda son caractère primitif de haute intellectualité et celle du nord, le Mahayana, religion positive hérissée de dogmes, de miracles et de divinités subalternes, mais apte sans doute à contenter, en lui ouvrant des perspectives plus précises les aspirations de la foule. De là sortit aussi le mouvement monastique Indo-Chinois dont les résultats dans le domaine de l’art furent si considérables.

Il ne faudrait pas toutefois verser dans l’exagération comme certains ont, de nos jours, tendance à le faire ; les Européens, en prétendant que tout l’art de l’Extrême Asie dériva de l’hellénisme par l’intermédiaire de l’Inde et certains asiatiques en se refusant à admettre que l’Europe ait la moindre part dans les progrès de l’Asie. Il est puéril de ne voir dans l’architecture hindoue que des inspirations assyriennes ou persanes, dans les arts plastiques hindous que des réminiscences grecques. On ne peut pas plus nier les initiatives artistiques de l’Inde et de la Chine que leur originalité philosophique et littéraire. Mais la portée de l’action hellénique n’est pas davantage négligeable et c’est pourquoi, dans les annales asiatiques, il est peu d’épisodes plus féconds que l’initiative d’Alexandre et les développements qu’elle a eus.


Siladitya.

Après cela, peu importe que la ferveur de Siladitya (606-664) se soit appliquée à ramener le Bouddhisme. Son jour était passé en tant que religion dominante. Siladitya, qui s’appelait en réalité Harsha Vardana, était un cadet de famille et fut un souverain de hasard comme la plaine du Gange s’habituait maintenant à en voir passer. Les circonstances favorisèrent son élévation, mais il échoua dans ses plans d’hégémonie. Les Dravidiens qu’il voulait soumettre lui infligèrent un échec complet. Il s’en consola en s’adonnant avec une passion désordonnée aux controverses théologiques. L’université de Nalanda, qu’on a appelée l’Oxford hindou, située près de Bénarès, était alors la proie d’un scolastisme intense. Dix mille étudiants discutaient sans fin sur des problèmes de détail, auxquels la foule ne pouvait s’intéresser et dont l’élite elle-même se détournait. Siladitya aimait à présider aux discussions — y conviant même des Brahmanes — mais pour autant qu’elles se terminassent à son gré ; et sa puissance séculière savait, au besoin, venir à l’aide de sa dialectique. Dans sa capitale, Kanaudj, il reçut en grande pompe le célèbre moine chinois Hiouen-Tsang et le fit participer à un concile qui s’accompagna de fêtes et de cortèges luxueux. Hiouen-Tsang relate complaisamment la beauté des spectacles auxquels il assiste mais, en voyageur avisé, il ne manque pas de noter l’état misérable des villes qu’il traverse et l’affligeant contraste de tant de luxe avec tant de pauvreté.


La Chine des Tang.

La situation n’était pas facile à maintenir. Car, si au Thibet et en Mongolie, se tenaient des hordes qui, n’entendant que le langage de la force, pouvaient du moins demeurer dans l’obéissance tant que cette force se faisait sentir à côté d’elles, le Turkestan comprenait des principautés réellement civilisées et dont la vassalité reposait principalement sur le prestige et l’excellence du gouvernement impérial. Depuis, en effet, que les Han avaient les premiers poursuivi l’annexion du Turkestan, ce pays s’était grandement développé. La persistance de nombreux éléments aryens, le très proche voisinage des établissements grecs de Bactriane, enfin des relations fréquentes avec l’Inde en avaient fait un véritable foyer d’art et de pensée. Et sa situation géographique lui permettait de refléter et de répandre comme l’eût fait un miroir, la lumière qu’il recueillait ainsi d’une triple source. D’autre part, en Chine même, le péril provenait d’un affaiblissement graduel de l’élan militaire indispensable à la conservation d’un patrimoine si vaste et si divers. Et cet affaiblissement était presque fatal parce que le tempérament chinois très sensible aux séductions de la richesse se laisse aisément détendre à son contact. De la sorte se posait devant les empereurs Tang l’ensemble de problèmes qui, à travers les siècles, a constitué ce qu’on peut appeler : la question chinoise.

Ming Houang (712-756), le seul d’entre eux après Taï Tsong qui fut capable d’y faire face a été souvent comparé à Louis XIV. Il en eut certaines qualités et certains défauts ; surtout leurs destins évoluèrent de façon identique. Après de fécondes victoires initiales, Ming Houang voulut une cour éblouissante. Trop de fêtes, trop de spectacles, trop de luxe dans les jardins de Singanfou, sa capitale, la ville aux rivières « à la surface nacrée ». Et quand, sur le tard, surpris par des désastres inopinés et la menace renaissante d’invasions fougueuses, il voulut assembler ses armées et redresser la fortune, il s’aperçut qu’autour de lui les caractères s’étaient émoussés et que les énergies défaillaient. Le sensualisme avait engendré un épicuréisme pénétré de lassitude et d’abandon. « L’univers ?.… une grande hôtellerie, s’écrie le poète. Toutes choses sont de passage chez cet aubergiste qui a nom le Temps ». Et pour s’en consoler, il interroge la nature. « Est-ce le matin ? Est-ce le soir ? qu’importe, répond l’oiseau. C’est le printemps. Jouis de la vie qui passe. Qu’importe, répond le fleuve. C’est le printemps. Bois, chante et oublie… » Non, ce n’était plus le printemps. Le printemps chinois était passé.


La dictature de Hideyoshi.

Parmi les Samouraïs groupés par Nobunaga et bénéficiaires de son succès se trouvait un ancien paysan devenu chef de bande et condottière, Hideyoshi. On l’a comparé à Bonaparte tant sa carrière eût de lustre en sa brièveté. Ce qu’il faut remarquer dans le cas de Hideyoshi, c’est son origine toute plébéienne. Il ne s’était pas encore présenté dans l’histoire du Japon qu’un homme parti de si bas montât si haut, ni même réussit à se mettre en possession d’un poste supérieur. Or, Hideyoshi était trivial et grossier et ne cherchait pas à être autrement. Toutefois, pour asseoir vraiment sa fortune, il sentit la nécessité de recourir à un stratagème bien oriental ; il se fit adopter par le chef d’une des plus aristocratiques familles du Japon.

La dictature de Hideyoshi dura de 1582 à 1598. Elle fut absolue et ne se voila même pas sous l’artifice d’un titre Shogunal. L’empereur régnant continua cependant d’occuper le trône sans que Hideyoshi ait songé sérieusement à l’y remplacer. Mais tous les pouvoirs furent en ses mains. Ses visées étaient principalement continentales. Ce qu’il voulait, c’était soumettre la Corée et par elle, atteindre la Chine, dont il épiait l’état de décadence croissante. Peut-être y eut-il réussi si la mort ne l’avait surpris, mais à coup sûr le joug japonais ne s’y fut pas maintenu. L’espèce de lassitude un peu insouciante avec laquelle, à certaines périodes de leur histoire, les Chinois se sont laissés gouverner par des Mongols et des Mandchoux, ils ne l’auraient pas alors témoignée vis-à-vis des Japonais.


Byzance et Bagdad au ixme siècle.

Il y eut à ce moment une sorte de rapprochement entre Byzance et Bagdad. Les deux cours n’étaient pas éloignées de se considérer comme les gardiennes d’une même civilisation, quitte à se battre encore de temps à autre pour leurs crédos différents. De fait, au milieu de la barbarie grandissante, alors que partout ailleurs la culture était en recul, il n’existait plus dans le monde que trois foyers lumineux où s’affirmât le progrès humain. C’étaient Byzance, Bagdad et Singanfou. Mais ce dernier centre était trop loin, trop séparé pour coopérer avec les deux autres. Ceux-ci, au contraire, pouvaient voisiner. Aussi bien les préventions iraniennes contre l’hellénisme s’étaient-elles émoussées. L’aristocratie arabe était nourrie de connaissances grecques, de science, de philosophie, de littérature grecques. Les Nestoriens avaient poursuivi leur œuvre, se maintenant en bons termes avec les Abbassides comme jadis avec les Sassanides ; par eux, l’intelligence arabe avait été comme arrosée de suc grec. Par là aussi, les Iraniens avaient été amenés à désarmer quelque peu. Du moins ne s’inquiétaient-ils plus des ambitions byzantines. Et puis chez les uns comme chez les autres, devait exister une crainte instinctive de ce péril commun qui s’était, pour ainsi dire, massé à la frontière orientale de l’Iran : le péril turc.


Akbar le grand.

Dans son infortune, ses vainqueurs, les princes musulmans de l’Inde, apportaient d’eux-mêmes à Houmayoun une revanche. Leurs discordes violentes les affaiblirent si bien que, quinze ans après avoir quitté Delhi, Houmayoun y rentrait (1555). L’année suivante, il y mourait, laissant pour héritier son fils âgé de quatorze ans, mais déjà homme par l’intelligence, l’action et la volonté ; celui-là allait être Akbar le grand (1556-1605). Le long règne qui débutait ainsi est un des plus beaux et des plus réconfortants de l’histoire. Soldat plein de valeur et de noblesse, Akbar conquit une à une toutes les provinces de son empire. Des princes Rajputs, maîtrisés par sa force et charmés par sa magnanimité, il sut faire des feudataires enthousiastes et fidèles. Mais en lui la vaillance du combattant s’efface devant les mérites du gouvernant. À la différence de son père et de son grand-père qui les avaient plutôt méprisés, Akbar aima ses sujets hindous. Il leur restitua tous les droits que leur avait enlevés et toute la considération dont les avait privés la tyrannie musulmane. La suppression des injustices fiscales combinée avec une sage administration lui procurèrent, tant était grande la richesse de l’Inde, un budget annuel de deux milliards dont un quart fourni par le seul impôt foncier. À la tête de cette administration, Akbar avait placé des Persans, car la civilisation persane, sa préférée, dominait sa pensée. Le persan était le langage de la cour. Mais au point de vue linguistique, le pays évoquait l’image de la tour de Babel, ni le Turc ni l’Arabe n’étant parvenus à supplanter les dialectes indigènes. Akbar créa une langue, l’hindoustani, que parlent aujourd’hui cent millions d’hommes. Le fait est unique. Mais tout semble unique chez ce prince. On l’a comparé à Marc Aurèle. Il le dépasse. Son célèbre Édit de Tolérance (1593) ne se borne point à permettre à tous les Hindous islamisés de force sous les précédents règnes de retourner librement à leurs anciennes croyances — ce qui déjà témoignait d’un remarquable courage. Il se dégage de cet édit bien plus que de la tolérance, bien plus que le respect des consciences. On y sent une ardente aspiration vers l’émancipation de l’esprit humain et l’union des âmes. On y pourrait placer, comme préambule, ces lignes du philosophe Aboul Fazl, le confident des pensées d’Akbar : « Un jour, je visite l’église, un jour la mosquée mais, de temple en temple, je ne cherche que toi, Ô mon Dieu ». Ayant brisé le joug despotique du clergé orthodoxe musulman, mais protégeant à la fois les Brahmanistes, les Chrétiens, les Bouddhistes, les Mahométans, les libre-penseurs…, Akbar avait conçu au-dessus de toutes croyances, une sorte d’atmosphère morale faite de justice, d’espérance et de bonté ; et son effort tendit à créer cette atmosphère et à la répandre.

Toute entreprise humaine qui monte trop haut rencontre sa limite et éprouve sa faiblesse. Akbar avait convoqué des « Congrès des religions » pour comparer, dans une lumière apaisée, les solutions diverses du problème métaphysique. Or, son admiration justifiée pour l’Avesta et l’enseignement de Zoroastre le conduisit, sur le tard, à en tirer les éléments d’un culte qu’il voulut superposer aux autres. Cette erreur l’entraîna hors de l’équilibre intellectuel auquel il avait su atteindre, mais sans le détourner, bien entendu, de la saine politique qu’il avait toujours suivie. Il légua donc à ses enfants une autorité pleinement assurée et justifiée. Par une symétrie déplorable, l’œuvre qu’Akbar avait édifiée en un règne de quarante-neuf ans, emplissant la seconde moitié du xviie siècle, fut détruite par son arrière-petit-fils, Aurangzeb (1659-1707), en un règne d’égale durée, occupant la période correspondante du xviiie siècle.


Abbas ier.

Abbas, monté en 1586 sur le trône de Perse, reprit Kandahar aux Mongols et Ormuz aux Portugais qui s’y étaient établis depuis 1515. Il rétablit la suzeraineté sur l’Arménie et la Géorgie. Sa politique à l’égard des Arméniens fut particulièrement ingénieuse. Reconnaissant leurs grandes aptitudes commerciales, il ne se borna pas à les protéger chez eux, mais les attira dans les principales villes de Perse, facilitant la concentration entre leurs mains du mouvement des affaires. Un considérable accroissement de la richesse publique ne tarda pas à en résulter. Quant aux Géorgiens qui étaient bons soldats, il les appela dans son armée puissamment réorganisée par des instructeurs anglais et pourvue d’une bonne artillerie. Mais ce qui rend inoubliable le règne d’Abbas (1586-1629), c’est la mission confiée par lui, en 1600, à l’anglais Anthony Sherley et par laquelle il offrit aux puissances européennes et principalement à la Russie, à l’Autriche, à l’Angleterre ainsi qu’au Saint Siège, de s’entendre en vue d’un effort commun pour éliminer la puissance ottomane et délivrer la chrétienté captive. Si la conception géniale d’Abbas avait été comprise et réalisée, toute l’évolution ultérieure de l’Europe en eût été modifiée et combien de désastres évités ! La chance perdue ne se retrouva jamais.


Dictatures romaines.

À la dictature à vie dont le dernier titulaire Tarquin le Superbe avait abusé, se plaçant au-dessus des lois et usant de procédés tyranniques, le Sénat de l’an 500 substitua, si l’on ose ainsi dire, de la poussière de dictature. Le nouveau régime ne constitua point un véritable contrôle organisé et ne comporta aucune institution rappelant de près ou de loin nos gouvernements représentatifs ou nos ministres responsables. Ce fut un ensemble de charges spéciales s’opposant, se faisant obstacle les unes aux autres au moyen de vetos tenus pour sacrés et permettant au titulaire de l’une de ces charges d’annihiler l’action des autres ou d’en suspendre l’effet. On comprend malaisément que la machine gouvernementale n’ait pas été constamment arrêtée et tout progrès rendu impossible par la complexité négative d’un tel système. Notre étonnement sur ce point, fut partagé, d’ailleurs, par les Romains eux-mêmes ; Cicéron en fit une fois l’aveu… Partout la méfiance se révélait à l’égard de ceux auxquels on confiait une charge. Et pourtant à ceux-là, on octroyait, dans les limites resserrées et complexes à la fois de leurs spécialités, des pouvoirs dictatoriaux par bribes. La dictature elle-même, véritable, complète, demeurait en marge. Douze ans ne s’étaient pas écoulés depuis la révolution de 509 qu’on se trouvait amené à la rétablir temporairement. Dès l’an 498, il y fallut recourir en la limitant à six mois. Depuis lors, l’expédient fut souvent employé et les dictatures temporaires, en cas de péril public, se succédèrent, centralisant tous les pouvoirs aux mains du chef ainsi improvisé.

César fut le premier à comprendre l’impuissance romaine, à en saisir le caractère définitif. Il partit de là pour élaborer le plan d’un monde nouveau. C’est l’infortune de ce grand homme que sa figure, au lieu de se détacher comme celle d’Alexandre, seule, en pleine lumière, au centre de son temps, demeure confondue sur un bas-relief tragique avec les silhouettes des hommes inquiétants, louches ou médiocres parmi lesquels il a dû accomplir son œuvre. On ne saurait, d’ailleurs, comparer équitablement César et Alexandre, sauf sur un point, capital il est vrai. L’un et l’autre ont forcé et dirigé le destin. Ils sont probablement dans toute l’histoire, les seuls dont on puisse dire qu’ils ont décidé de l’orientation de la civilisation d’une façon profonde et qui pourtant n’était pas fatale en sorte que, sans eux, le développement s’en fut opéré différemment. Par ailleurs, entre eux, tout diffère. En treize années de jeunesse, Alexandre muni, dès le début, de l’instrument nécessaire put achever le vaste tracé de son entreprise. César, lui, n’héritait ni d’un trône ni d’une armée ni même d’une situation sociale solidement établie. Certes, il descendait d’aïeux illustres, mais sa famille était de celles auxquelles la noblesse reprochait de récentes mésalliances. C’est ainsi que César se trouvait être le neveu de Marius. De plus, dans un temps ou rien — même le bien — ne pouvait s’accomplir sans d’énormes dépenses, il n’avait à sa disposition que des ressources insuffisantes. Ajoutons qu’il était de tempérament nerveux et inquiet, de santé délicate, et qu’il vivait parmi des dirigeants étrangers à la notion du bien public, au souci du lendemain, au désir de construire quelque édifice altruiste et durable. Étudiant à Rhodes, chargé de mission en Bithynie, chef militaire en Espagne, il fut long à trouver sa voie. Tout cela explique — sans les excuser — bien des faux pas ou des défaillances de son aventureuse et audacieuse carrière.

Quand, comment César prit-il conscience de son propre dessein ? Quelles doses de réflexions et de vouloir d’un côté, d’intuition et de spontanéité de l’autre, l’exécution de ce dessein révèle-t-il ? On peut discuter sur ce point à loisir, car les indices certains font défaut pour en décider. Et c’est pourquoi maints historiens ont dénié à César le mérite de la clairvoyance ne voulant reconnaître en lui que l’auteur inconscient des transformations prochaines.


Vespasien et ses successeurs.

À la mort de Néron, dont le règne inspiré par Sénèque avait bien commencé puis si vite dégénéré en orgie bestiale, les armées provinciales entrèrent en scène. Il y en avait trois principales : l’armée du Rhin, l’armée d’Orient et l’armée du Danube ou d’Illyrie. Les deux premières, composées chacune de huit Légions, s’ignoraient, non seulement parce que leurs cantonnements étaient distants, mais parce qu’elles étaient différemment recrutées — la première presque entièrement composée de Celtes et de Germains des confins formant, en général, des Légions distinctes — la seconde, renfermant une forte majorité d’asiatiques, Syriens, Égyptiens, Cappadociens, etc… Quant à l’armée d’Illyrie, elle était divisée en deux groupes, l’un en contact avec les troupes d’orient, l’autre avec celles d’occident. Elle pouvait ainsi servir d’appoint soit à droite, soit à gauche. Il y avait encore, plus isolées, l’armée d’Espagne et celle d’Afrique. Dans tous ces corps, l’attachement à l’unité romaine était grand mais l’esprit de corps ne l’était pas moins et à mesure que parvenaient de Rome des nouvelles propres à en ébranler le prestige, certains nationalismes commençaient à marquer leur inquiétant éveil.

Galba, proconsul en Espagne, fut acclamé à Rome par les Prétoriens qui bientôt lui substituèrent Othon, tandis que les Légions de Germanie élevaient Vitellius. Une année suffit à ces trois empereurs de hasard pour s’entretuer (68-69). L’armée d’orient lasse d’obéir aux autres choisit alors Vespasien. Il était occupé avec son fils Titus à réduire la Palestine. Il fut proclamé à Alexandrie le 1er  juillet de l’an 69. Cette fois, l’empire romain avait un chef.

Vespasien, qui n’était plus jeune et qui était d’extraction modeste, n’avait accepté le pouvoir suprême qu’avec hésitation. Originaire du pays sabin, son grand-père simple sous-officier de l’armée de Pompée, était devenu, par la suite, receveur des contributions. Son père avait été s’établir chez les Helvètes et y fonder une banque. C’est là, à Aventicum (Avenches), sur les bords du lac de Neuchâtel que Vespasien avait été élevé. Fonctionnaire civil, puis militaire, il s’était distingué en Germanie et en Bretagne. Chargé du proconsulat d’Afrique, il y avait laissé une part de sa fortune, témoignage d’une rare intégrité. La disgrâce avait failli tomber sur lui, cruelle et complète parce qu’au théâtre, il s’était endormi pendant que Néron chantait ! Pourtant, en raison de ses capacités et de la confiance qu’il inspirait, il s’était vu confier la mission d’en finir avec les Juifs.

Laborieux, plein de bon sens, énergique et modéré tout à la fois, il faut reconnaître à ce bourgeois provincial sa qualité de véritable fondateur de l’empire. Le règne de Vespasien (69-79) fut décisif. Il détermina et inaugura l’ère heureuse et féconde qui devait se prolonger jusqu’à la mort de Marc Aurèle. Le premier souci de Vespasien fut d’épurer le Sénat et le second d’assurer la transmission régulière du pouvoir. Il rétablit, pour se l’attribuer temporairement, la charge de la Censure : intéressant scrupule qui montre le souci persistant de se couvrir de la vieille légalité romaine. En tant que Censeur, il élimina du Sénat tous les indignes, les tarés qui s’y étaient introduits, puis il appela à Rome et inscrivit dans l’ordre sénatorial mille familles gauloises, espagnoles ou africaines choisies parmi les plus recommandables par leur situation, leurs vertus et leur culture, afin de préparer de la sorte une pépinière de dirigeants intègres et respectables. Quant à l’ordre de succession, il le fixa d’office dans sa famille. Il avait deux fils, Titus et Domitien. Par malheur Titus, bon et gracieux, (encore que la façon dont il laissa son armée se comporter après la prise de Jérusalem, entache son nom), ne régna que deux ans (79-81). Domitien qui vint ensuite (81-96) eut la tête tournée par les grandeurs. À la différence de son père demeuré simple et économe et qui, volontiers, plaisantait sur le caractère divin dont l’affublaient les courtisans, Domitien se montra assoiffé d’hommages. L’empire l’apprécia, parce qu’il savait remplir avec habileté et exactitude ses devoirs de gouvernant mais Rome l’exécra. Plein de morgue, débauché, entouré d’un luxe excessif, il fit surtout peser sur elle le poids d’une cruauté folle, ordonnant de mettre à mort sur le moindre soupçon ceux qu’il croyait en train de comploter contre lui. Son assassinat fit l’effet d’une délivrance. Il ne laissait point d’héritiers. Le Sénat choisit l’un de ses membres, le vieux sénateur Nerva qui ne fut qu’un président sans prestige et sans autorité. Le seul acte pour lequel on lui doive marquer quelque gratitude, fut la désignation de Trajan comme son successeur. Et parce que cette sorte d’« adoption politique », en dehors de tous liens de famille, aboutit à un remarquable résultat, la pratique s’en imposa cent années durant. Trajan (98-117) choisit Adrien (117-138), qui désigna à son tour Antonin (138-161) lequel adopta Marc Aurèle (161-188).

Ce fut le triomphe du cosmopolitisme. Trajan était né en Espagne ; Antonin venait de Nîmes. Adrien passa la plus grande partie de son règne à voyager. Quant à Marc Aurèle, il incarnait cette philosophie stoïcienne qui « confondant tous les hommes et tous les peuples dans un principe d’égalité morale » travaillait comme le christianisme naissant dans un sens anti-romain. Ainsi se poursuivait le découronnement de Rome. Trajan essaya encore de lutter. Il s’indignait, raconte Pline, que l’on considérât Rome « non comme une patrie, mais comme une hôtellerie ». Il n’y put rien. Il semblait impossible de la remettre debout moralement. Malgré le sang nouveau infusé par Vespasien, le Sénat restait incapable et apathique. Rome ne s’intéressait qu’aux jeux sanglants du Cirque et en voulait à Marc Aurèle d’en être l’adversaire. Son indigne fils Commode (180-193), qu’il eût la faiblesse d’imposer en place du candidat qu’on lui suggérait, donna sur ce point toute satisfaction à la populace, mais ce fut au prix de la plus criminelle tyrannie. On vit alors que ceux qu’on appelle du nom de l’un d’eux, « les Antonins », à savoir les quatre empereurs Trajan, Adrien, Antonin et Marc Aurèle, n’avaient point su malgré tous leurs mérites, leur sagesse, leurs bonnes intentions, utiliser la force qui leur venait de la confiance des provinces pour donner à l’empire une constitution robuste et saine. Ils avaient eu tout un siècle pour le tenter ; il leur eût suffi, parmi les rouages existants, de développer les assemblées provinciales ; bien des cités de l’empire avaient les leurs, mais trop restreintes comme compétence et juridiction. Qu’on augmentât leurs attributions et c’était la santé générale, le coup de bistouri sauveur donné à l’abcès romain. Maintenant il allait être trop tard.


Juba ii.

C’est là, à Césarée (aujourd’hui Cherchell) qu’avait régné au temps d’Auguste, ce prince charmant, Juba ii qui, élevé à Rome, s’y était pénétré de toute la culture gréco-latine sans pour cela se désintéresser de son pays natal. Écrivain, encyclopédiste, protecteur de tous les arts, épris de la beauté sous toutes ses formes, Juba avait trouvé une compagne digne de lui en Cléopatre Séléné que la reine d’Égypte avait eue de sa liaison avec Antoine. La sœur d’Auguste, Octavie, femme légitime d’Antoine, dont l’admirable figure contraste avec les mœurs dépravées de ce temps, ayant recueilli l’enfant de son mari après le désastre d’Actium, l’avait élevée près d’elle dans son palais en mémoire de l’époux qui l’avait délaissée et auquel elle demeurait fidèle. Tel était le couple qui prit à tâche d’implanter la civilisation en terre numide et dont plus d’un indice nous révèle qu’ils avaient commencé d’y réussir. Peut-être les fouilles de Cherchell nous rendront-elles plus familières quelque jour les silhouettes de Juba ii et de sa femme. Elles suffisent déjà à indiquer à quel degré de splendeur et de prospérité la ville disparue était parvenue sous leur sceptre. On conçoit que le long règne de Juba — un demi-siècle joint aux efforts des Romains aient produit de sensibles résultats. Ceux-ci pénétrèrent jusqu’à Ghadamès (hinterland tunisien) et traversèrent les oasis du Fezzan (Tripolitaine). Au premier siècle de l’ère chrétienne, ils construisirent ces villes dont les ruines nous étonnent : Tebessa, Lambèse, Timgad… Nous avons retrouvé les restes des postes militaires qui, de Gafsa à Biskra, jalonnaient leur frontière du côté du désert. Nous avons surtout retrouvé les traces des innombrables et merveilleux travaux hydrauliques exécutés par leurs soins persévérants.


Septime Sévère.

Après l’assassinat de Commode, deux empereurs furent élus à Rome et successivement assassinés au bout de quelques mois. Aux frontières, les armées révoltées s’étaient donné des souverains de leur choix ; l’un en Bretagne, l’autre en Syrie, le troisième en Illyrie. Celui-là, Septime Sévère, n’eut point de peine à mater ses concurrents. C’était un africain, actif et dur, cultivé mais ne concevant point l’empire comme la « chose » de Rome. Les Romains raillèrent son « accent punique » comme ils avaient raillé les façons bourgeoises de Vespasien. Il leur donna un peu raison en élevant des statues à Annibal, son concitoyen, qu’il considérait comme entré rétrospectivement dans le Panthéon de l’empire. Il licencia la garde prétorienne composée de Romains et d’Italiens et la reconstitua avec des soldats d’élite choisis indistinctement dans toutes les provinces et même chez les barbares. Sa femme Julia Domna était syrienne, fille d’un de ces prêtres du Soleil qui représentaient une aristocratie très ancienne et affinée mais volontiers corrompue ; femme supérieure, au reste, par l’intelligence et le caractère mais qui contribua à préparer l’« orientalisation » de l’empire. Septime Sévère, premier des empereurs absolus, mourut après dix-huit ans de règne (193-211) à York en Angleterre, au cours d’une expédition pour la défense des frontières. Il laissait le trône à son fils Caracalla. Le mauvais sort qui avait donné pour fils à Vespasien un Domitien et à Marc Aurèle un Commode s’acharnait sur l’empire.


Les Celtes, les Germains et les Slaves.

Tandis que, sur la vaste scène oblongue constituée par le bassin de la Méditerranée allaient évoluer les destins de la Rome impériale, trois rangs de peuples étaient venus se masser, de la péninsule ibérique à la mer Noire, comme pour contempler le drame ; tels d’innombrables spectateurs sur les degrés d’un amphithéâtre gigantesque. Mais le sort ne les avait pas poussés là pour regarder. Il les avait érigés en héritiers obligatoires du monde romain : héritiers bien différents les uns des autres par le tempérament, les aptitudes, les ambitions et dont les heurts devaient constituer la trame sanglante d’une nouvelle tragédie d’où sortirait cette personnalité jusqu’alors sans visage et sans cerveau : l’Europe. Ainsi, pendant près de dix siècles — du ve au xve environ — l’activité des Celtes, des Germains, et des Slaves allait se dépenser principalement à l’édification des substructions européennes, en y employant des matériaux pris dans les ruines de la cité romaine et un ciment fabriqué de façon plus ou moins rudimentaire d’après les données antiques.

Mieux préparés que ne l’étaient alors leurs rivaux à entreprendre une pareille tâche, les Celtes possédaient encore cet avantage d’avoir été, dès sa formation, associés au fonctionnement de l’empire et appelés en plusieurs circonstances à lui fournir un appui et à lui servir de contre-fort. Mais parce que — après la chute de cet empire — l’idée impériale rebondit d’abord dans leurs rangs et s’empara ainsi de leur mentalité, les Germains en vinrent à se considérer comme des légataires universels ; dès lors, ils ne cessèrent plus de vouloir rétablir à leur profit l’ancienne hégémonie. Quant aux Slaves, sur qui agissait par ailleurs le voisinage de Byzance, l’hésitation à recueillir leur part de l’héritage latin n’eut d’égale chez eux que la ténacité à continuer d’y prétendre. Ainsi les privilèges celtes, les prétentions germaniques et les indécisions slaves vinrent-elles accroître la violence de conflits dont la géographie — en ne dressant entre tous ces peuples que des frontières fluviales — avait posé le germe fatal.


La Gaule.

Divisée avant César en peuplades distinctes au nombre d’environ quatre-vingts, la Gaule conserva en somme sa physionomie première sous la division nouvelle que Rome superposa à l’ancienne sans la détruire. Cette dernière n’a point survécu pas plus que celle qu’instaurèrent les Francs par la suite. Les « Narbonnaise » et les « Lyonnaise » se sont dissipées comme l’Austrasie et la Neustrie. Presque partout les anciennes dénominations ont prévalu. Les Bituriges, les Arvernes, les Pictons, les Venètes, les Carnutes, les Rêmes, les Turons, les Lingons, les Tricasses, les Bellovaks, les Ambiani ont donné leur nom au Berri, à l’Auvergne, au Poitou, aux pays de Vannes, de Chartres, de Reims, de Tours, de Langres, de Troyes, de Beauvais, d’Amiens ; et les « Augusta » des Ausks, des Suessiones et des Lemoviks sont redevenues Auch, Soissons, Limoges. Tout cela est de capitale importance. Rien ne montre mieux la survivance celte dans le sol de la Gaule et ne fait mieux comprendre comment les portraits que les auteurs anciens nous ont laissés des Celtes ressemblent si fort au français d’aujourd’hui. Mais rien, en même temps, n’explique mieux à quel point l’adhésion de ces hommes à la civilisation romaine fut spontanée, enthousiaste et totale.

C’est que cette civilisation leur apportait non pas seulement ce qui leur manquait mais ce dont ils avaient l’instinct et le désir : la beauté ordonnée des édifices et du discours, la logique et le calme d’institutions sûres d’elles-mêmes, la coexistence d’un régionalisme puissant et d’une unité supérieure. Leurs pauvres cités, combien ils les avaient aimées et s’en étaient sentis fiers. Que fut-ce lorsqu’ils les virent se revêtir de marbre et d’or, se peupler de statues, s’embellir de ces portiques et de ces colonnades qui symbolisaient alors, d’un bout à l’autre du monde antique la victoire de l’esprit sur la matière. Leurs paroles, avec quelle application, ils s’étaient toujours ingéniés à les bien choisir, à s’en servir pour produire la conviction ou l’émoi, pour entraîner ou subjuguer l’auditoire. Et voilà que leur était offerte avec l’usage d’une langue incomparable, la connaissance de la rhétorique, c’est-à-dire de la culture la plus délicate dont l’art du langage put alors être l’objet. Ils n’étaient pas moins préparés à apprécier l’organisation municipale romaine ou celle de l’État. La première devait leur apparaître comme le développement logique et perfectionné des rouages dont l’embryon existait dans leurs propres groupements, et la seconde, comme la consolidation définitive des liens fédéraux que, depuis plusieurs siècles, ils s’efforçaient de maintenir entre ces groupements.


Théodoric et les Cassiodore.

À défaut d’un sens gouvernemental très éveillé, Théodoric sut se confier à deux hommes qui allaient être pour lui les plus précieux des inspirateurs. Les Cassiodore, père et fils, étaient alliés, bien que de lointaine origine syrienne, à toutes les grandes familles romaines. Romain avant tout et ne manquant pas de caractère, Cassiodore le père avait été souvent consulté par Odoacre. Il était ce qu’on pourrait appeler un opportuniste de distinction. Son intervention retint les Siciliens d’entrer en lutte contre Théodoric à l’arrivée des Goths et celui-ci en conçut une vive reconnaissance. Il combla d’honneurs Cassiodore et sa famille. Ainsi après avoir vu des barbares servir de conseillers et de confidents aux derniers empereurs romains, c’étaient maintenant des patriciens de Rome qui remplissaient le même office auprès des rois barbares.

Bien qu’il n’en existe jusqu’ici aucune preuve définitive, on peut tenir pour acquis que Cassiodore le père fut l’initiateur de la politique d’union entre tous les royaumes barbares qui devait être la « grande pensée » du règne de Théodoric. Celui-ci n’aurait pu concevoir à lui seul une pareille politique. Il est curieux que la notion de l’unité de race n’ait pour ainsi dire point existé parmi les Barbares. Ils s’enrôlaient les uns contre les autres sans hésitation et se battaient comme des frères ennemis qui auraient ignoré leur parenté. Cassiodore voulait faire du gouvernement de Ravenne le centre d’un nouvel ordre de choses en Occident. Il noua donc une série d’ententes familiales et politiques. Théodoric épousa une sœur de Clovis, roi des Francs, maria sa propre sœur au roi des Vandales, ses deux filles aux rois des Wisigoths et des Burgundes ; enfin, il s’attacha par des présents et une sorte « d’adoption militaire » en usage chez eux, certains chefs germains. Seulement, un événement survint qui trompa les calculs de Cassiodore. Tous ces souverains appartenaient à l’arianisme, hormis Clovis resté païen. Or, en 496, le roi des Francs se convertit, mais à la foi romaine. Cet évènement de grande importance rompit le faisceau projeté. Toute l’Église d’occident qui supportait avec peine le joug hérétique se tourna vers le roi franc et l’appuya.


Les Institutions pontificales.

L’évolution s’opéra entre le pontificat de Léon ier (440-462) et celui de Grégoire le Grand (590-601). On a pu dire de Léon ier qu’il fut « le véritable fondateur de la monarchie pontificale ». Il lui donna, en effet, des principes et des cadres, une organisation et des traditions administratives mais celui qui assura vraiment son avenir fut Grégoire ier. Descendant d’une illustre famille qui avait fourni des consuls et même des empereurs, Grégoire avait abandonné richesse et honneurs pour embrasser la vie monastique. En occident, c’était encore une nouveauté. Les anachorètes et les cénobites d’orient étaient, au début, des individuels qui avaient fini par fonder des sortes de monastères et ces monastères à leur tour s’étaient unis donnant naissance aux premières congrégations religieuses. Ce n’est que vers 340 que l’exemple en avait été suivi en occident. Le premier couvent avait été créé près de Milan par l’évêque Ambroise. L’existence y était contemplative et attirait surtout les désenchantés qui réprouvaient la corruption grandissante du siècle. Ce fut une véritable révolution que la fondation de l’ordre des Bénédictins au Mont Cassin en Italie (529) par le futur St Benoît. « Esprit net, volonté ferme, conscience pure », Benoît considérait que « l’oisiveté est l’ennemie de l’âme » ; de ses moines, il fit des travailleurs manuels réservant une portion de leur journée à la culture intellectuelle mais leur imposant d’en consacrer la plus grande partie à l’effort musculaire utile. En réaction salutaire contre un mysticisme énervant en même temps que contre l’immoralité laïque, restaurant le travail et l’honorant, donnant des règles austères et saines, l’ordre des Bénédictins provoqua une véritable rénovation morale et le nombre de ses adhérents s’accrut rapidement. Sorti de ce milieu et installé malgré lui sur le siège pontifical, Grégoire y apporta le triple prestige de la race, de la vertu et de l’intelligence. Souverain sans royaume, on peut comparer l’énorme influence qu’il exerça à celle dont devait jouir, treize siècles plus tard, Léon xiii — et par là, réaliser à quel degré la papauté fut handicapée dans sa mission par l’adjonction d’un domaine temporel.


Alfred le grand.

Le souverain qui manquait alors à la France pour centraliser sa défense, l’Angleterre le posséda en la personne d’Alfred le grand. Les trente années qu’il régna (871-901) sont un honneur pour l’humanité. Il est peu de gouvernants dont l’œuvre échappe plus complètement à toute critique tant l’équilibre en est parfait. Héritant d’une situation désespérée, retiré avec une poignée de fidèles dans les bois marécageux où il éleva une sorte de citadelle, Alfred sut, de ce misérable asile, réveiller les énergies de ses sujets et les préparer à reconquérir la liberté. L’heure venue, il affronta l’ennemi avec la résolution tranquille des vrais héros. La victoire récompensa ses efforts. Dès 878, il imposait aux Danois un traité de partage qui ne leur laissait qu’un territoire désavantagé, — l’est de l’île — encerclé dans ses propres possessions. Alors de Winchester, sa capitale, il commença d’organiser un État presque moderne de rouages et de doctrines, une armée nationale basée sur le service obligatoire et divisée en troupes de marche, de places fortes et de marine, des tribunaux réguliers, un service de ponts et chaussées… Il assembla et codifia les lois et de sa propre main écrivit des traductions des livres qu’il jugeait aptes au progrès de son peuple. Il choisit notamment les cinq livres de Boetius : « De la consolation par la philosophie » et les Histoires générales d’Orose et de Bède. Sous sa direction se rédigea la « Chronique », relevé des faits nationaux et compilation de tous les documents locaux relatifs à l’Angleterre. Cette chronique malheureusement trop brève pour notre curiosité, fut la première de l’Europe écrite dans une langue moderne qui était déjà de l’anglais. Alfred attachait à la diffusion de l’instruction une si grande importance qu’il la voulait rendre obligatoire pour tous les hommes libres du royaume. On ne sait, en vérité, ce qu’il faut le plus admirer d’une pareille hauteur de vues ou de la force d’un caractère qui sut se maintenir jusqu’au bout semblable à lui-même. Car il ne paraît pas que l’exercice du pouvoir ait le moins du monde modifié la mentalité du roi, troublé sa pondération ou exalté sa vanité.


Othon iii et Silvestre ii.

Couronné empereur à sa majorité (996), Othon iii voué à une disparition prématurée eut le temps d’esquisser une politique qui fait de son règne un épisode attachant de l’histoire. Maître de l’élection pontificale de par le rude geste d’emprise de son grand-père, il fit élire le moine français Gerbert qui peu d’années auparavant s’était employé avec succès à rénover la royauté française en instaurant la dynastie capétienne. Gerbert, maintenant âgé, jouissait d’une immense renommée en Europe à cause de l’étendue de ses connaissances. Il prit le nom de Sylvestre ii. Othon iii délaissant les brumes du nord se fit construire un palais à Rome, sur l’Aventin. Alors entre le vieux pape et le jeune César une entente se noua pour la rénovation et la paix du monde. Othon avait vingt ans. Il faut en tenir compte si l’on veut apprécier sa bonne volonté. L’enfantillage de certaines de ses reconstitutions s’explique alors et si la formule de collaboration esquissée apparaît bien utopique, on ne l’en juge pas moins respectable. Othon mourut en 1002 et Sylvestre le suivit au tombeau. Pour qu’une action simultanée du pape et de l’empereur pût influencer la chrétienté de façon durable, il eût fallu qu’ils commençassent par pacifier d’un commun accord l’Italie et pour cela, que l’Allemagne fût elle-même calme et ordonnée. Elle n’était ni calme ni ordonnée. Non que de grands périls se fussent affirmés aux frontières. Il y avait bien à batailler parfois contre les Hongrois ou les Polonais, mais ni ces conflits ni même l’humeur difficile des Saxons volontiers révoltés ne mettaient en danger sérieux l’homogénéité du pays. Il en était autrement de la multiplication des châteaux et des abbayes fortifiés. Là, comme ailleurs, le principe féodal faisait son œuvre de déchéance et d’affaiblissement moral. Tant qu’il n’y avait eu en présence que quelques seigneurs et quelques prélats titulaires de fiefs considérables, il avait été possible de les neutraliser plus ou moins par opposition les uns aux autres. Les premiers empereurs n’avaient pas manqué de recourir à une semblable politique. Avec les progrès de la petite féodalité, elle devenait d’application malaisée.


Le celtisme breton.

Avec ses comtés indépendants de Léon, de Vannes… ses dialectes celtiques, ses coutumes, ses rites, son église autonome qui reconnaissait à peine la suprématie théorique du pouvoir pontifical, la Bretagne avait longtemps vécu derrière une frontière étanche. Les rois francs avaient dû reconnaître les ducs bretons, Noménoé, Erispoé, etc…, mais au ixe et xe siècles, des guerres intestines avaient affaibli le pays et dès 813 les pirates normands s’étaient montrés sur ses rivages. Au traité de Saint-Clair sur Epte, une clause étrange concerna la Bretagne. Rollon avait fait observer que ses guerriers auraient besoin de terres à exploiter en attendant que celles qui allaient leur être allouées pussent être ensemencées. On lui indiqua la Bretagne… non pas, bien entendu, en termes aussi crus. Le machiavélisme barbare savait aussi se revêtir de formules volontairement nuageuses. Quoiqu’il en soit, les Normands entendirent fort bien et s’attaquèrent à leurs nouveaux voisins. Beaucoup de Bretons s’enfuirent alors, emportant leurs richesses et les reliques de leurs églises ; ils se réfugièrent en Angleterre, en Bourgogne… mais au bout d’un quart de siècle, en 938, une révolte éclata parmi ceux qui étaient restés. Les Normands s’étaient pour la plupart retirés dans leur nouveau domaine. Le duché de Bretagne fut rétabli. Les exilés rappelés revinrent en foule, ceux d’Angleterre amenant avec eux des Celtes qu’attiraient un climat meilleur et la perspective d’une vie plus facile. Le celtisme breton reçut ainsi un renfort considérable.


Les Capétiens.

De 987 à 1314, se succédèrent en lignée directe onze princes dont les portraits accusent une grande variété non seulement de type physique, mais de tempérament et de caractère, dont pourtant la politique et les procédés de gouvernement dénotent une continuité de but et de pensée qu’aucune autre dynastie n’a su réaliser à pareil degré. Au début, pour s’implanter, il fallait avant tout se perpétuer. Hugues ne régna que dix ans (987-997), mais son fils Robert ii en régna trente cinq ; son petit-fils Henri ier, vingt-neuf ; son arrière petit-fils, Philippe ier, quarante huit. Ce sont là des durées surprenantes si l’on songe aux agitations ambiantes, aux écueils continuels, aux compétitions que devait susciter le voisinage de vassaux plus riches et plus puissants que leur suzerain. Aucune somnolence pourtant ; rien qui rappelle les rois « fainéants » de l’époque mérovingienne. Ces princes, s’ils savent se terrer à point, savent aussi intervenir dès l’instant propice. Robert le fait en Flandre, Henri en Lorraine. Quant à Philippe qu’on a tant calomnié, directement menacé par le fait du duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, il trouve tout de suite la bonne formule ; ne rien brusquer mais travailler à opposer les intérêts du duché à ceux du royaume pour préparer la brisure future. La tête ne leur tourne point dans le succès. Robert n’hésite pas à décliner pour les siens et pour lui-même la couronne d’Italie pour laquelle on le pressent et la dignité impériale qui en découlerait. Ce serait lâcher la proie pour l’ombre. Un clair bon sens et la notion de la valeur du temps, voilà les assises de l’opportunisme capétien, par quoi il se révèle original et s’affirmera si fort. Armés de ces principes, on fait contre fortune bon cœur. Si l’on ne peut empêcher la Bourgogne de passer féodalement entre des mains allemandes, on en retient du moins la partie la plus proche, la Bourgogne dijonnaise, en attendant de pouvoir prétendre au reste. Les alliances lointaines n’effraient point. Henri ier épouse la fille d’un « Grand prince » de la naissante Russie. Mais surtout il y a, dès le règne de Robert, cet « amour des pauvres et des petits » qui fera tant de bien à la dynastie en lui gagnant le cœur du peuple. Alors qu’importe que la monarchie du xie siècle, soit un « mélange de misère et de grandeur, d’indépendance et de force » que l’administration en reste rudimentaire, qu’elle déambule perpétuellement entre Paris, Orléans, Melun, Étampes, Compiègne, Poissy ou Mantes comme si elle ne pouvait se fixer nulle part ? Qu’importe la passion coupable de Robert pour la célèbre Berthe qu’il garde longtemps auprès de lui malgré les anathèmes du Saint-Siège ? Qu’importe que Philippe ier se montre cupide et sensuel et fasse scandale par ses amours avec la comtesse d’Anjou ? Tout cela n’empêche pas que, de toutes parts, on ne regarde vers le roi comme vers celui qui représente la justice et qui un jour mettra fin aux misères de l’exploitation féodale..…

Depuis longtemps déjà existait un courant hérétique ; il s’était affirmé dès 1025 à Arras, puis à Châlons, à Limoges, à Tours enfin où le fameux Bérenger, rationaliste d’avant-garde avait osé nier la réalité de l’Eucharistie, la ramenant au rang de symbole. Peu après, un professeur de l’université de Paris, Amaury de Bène, avait soutenu que le Saint Esprit étant présent en chaque chrétien, les sacrements sont inutiles. Quant aux « vaudois », dont le nom venait de leur fondateur, un riche marchand lyonnais, Pierre Valdez, ils repoussaient l’ingérence du prêtre entre Dieu et l’homme. La plupart des sectes ou groupements ainsi créés eurent un caractère social marqué. Un certain nombre condamnaient même le métier militaire et la propriété, atteignant ainsi au niveau des revendications modernes les plus avancées. En même temps, ils réclamaient une réforme totale de l’Église et un retour aux pures doctrines évangéliques.

L’insurrection du xe siècle en Normandie présentait déjà ce double caractère. Par là, le mouvement français se distinguait des hérésies doctrinaires qui avaient agité l’empire byzantin. Il gardait des allures de réaction précise et pratique, un goût marqué pour l’action, pour les doctrines logiques poussées à l’extrême, pour les solutions rendues simples et claires par leur radicalisme même. Très différentes à cet égard avaient été les sectes orientales. Pourtant celles des Manichéens ou des Bogomiles dont les doctrines aboutissaient au rejet de toute autorité avaient pu satisfaire certains esprits niveleurs d’occident. Elles avaient ainsi conquis des sympathies en Lombardie, en Allemagne et en France. À Agen, dès 1010, à Orléans dès 1022, leurs adeptes s’étaient montrés remuants. Quand le mouvement s’accentua, ce fut surtout en Languedoc qu’il prit racine. Albi en fut le centre principal ; d’où le nom d’albigeois donné à ceux qui en faisaient partie.


La première bataille de Bourgogne.

Le traité de partage signé à Verdun en 843 entre les fils de Louis le Débonnaire avait ressuscité l’ancien royaume des Burgundes, à peu près tel qu’au temps du roi Gondebaud. Lorsque les Francs jadis s’en étaient emparés, l’un d’eux Clotaire y avait taillé la part de son fils Gontran. Et Gontran avait régné sur des États disparates pendant trente-trois ans, les gouvernant de sa capitale, Châlons. Il y avait eu là un cas rare de stabilité au milieu de l’agitation ambiante. Du temps de Gontran déjà s’affirmaient quelques fissures dans l’unité bourguignonne. La partie « transjurane » (pays de Vaud, Savoie) tendait à diverger d’avec la partie « cisjurane », laquelle elle-même se désagrégeait en Haute Bourgogne (future Franche-Comté) et Basse Bourgogne (futur duché). La passagère unité carolingienne effaça théoriquement ces distinctions. Il n’y eut plus là qu’un des vastes « Cercles » de l’empire de Charlemagne. Mais le traité de Verdun consacra l’existence de la Lotharingie, cette suite bizarre d’États tampons allant de la mer du Nord à l’Adriatique et que Lothaire lui-même, la sentant impropre à vivre ainsi constituée, disloqua en faveur de ses propres fils. L’un d’eux, Charles, se trouva de la sorte investi sous le nom de roi de Provence, d’un royaume qui ne comprenait pas seulement la Provence mais le Dauphiné, Lyon, la Savoie et le pays de Vaud. Un quart de siècle plus tard (879), la descendance de ce prince s’étant éteinte, les prélats et seigneurs bourguignons se donnèrent eux-mêmes un souverain en la personne de Boson, comte de Vienne. Cela n’empêcha pas la désagrégation de s’opérer. Ces évènements l’avaient simplement retardée. Les héritiers de Boson furent réduits à la Provence et à la vallée du Rhône ; la Basse Bourgogne devint un duché à la tête duquel allaient se succéder quatre siècles durant des souverains étroitement associés à la vie de la France capétienne. Quant à la Bourgogne transjurane, elle s’émancipa et se donna pour roi Rodolphe, fils du comte d’Auxerre (888). Sa dynastie devait se maintenir cent vingt-cinq ans. Rodolphe ii dépouilla le petit fils de Boson de la Provence. Ainsi se trouva constitué entre ses mains un État riche et puissant, mais si artificiel que ne sachant sous quel nom le désigner, on l’appela le royaume d’Arles. Il allait de la Méditerranée à l’Aar et couvrait en somme tout l’Est de la France. Ses capitales étaient Arles et Lausanne. Or, le roi Rodolphe iii qui n’avait pas d’enfants et était un prince versatile et sans énergie se laissa persuader de léguer ses États, par un testament qu’il voulut ensuite mais vainement annuler, au fils de sa sœur, l’empereur Henri ii (1016). Nous dirons tout de suite pour n’avoir plus à y revenir comment devait tourner cette affaire du point de vue allemand.

Henri ii avait été élu comme successeur d’Othon iii mort sans postérité. De 1039 à 1125 trois autres Henri se succédèrent par hérédité directe mais tous furent engagés dans d’âpres luttes, tant contre le Saint Siège que contre les féodaux allemands — si bien que le mirifique héritage finit un jour par s’évanouir sans avoir été jamais assimilé. En effet, ni Frédéric Barberousse en 1157, ni Frédéric ii en 1215, ne devaient être plus heureux dans leurs tentatives pour affaiblir la résistance des seigneurs bourguignons en les opposants les uns aux autres. Déjà, du vivant de Rodolphe iii, ceux-ci se montraient peu maniables. À sa mort, leur esprit d’indépendance s’affirma. C’étaient les comtes de Maurienne, de Provence, d’Albon… les uns ancêtres de la maison de Savoie, les autres tiges des « Dauphins » du Viennois ; c’était cet Othon-Guillaume, « comte de la Haute Bourgogne » et si complètement maître chez lui que ses domaines en prirent le nom de « Franche-Comté ». Frédéric Barberousse ayant pénétré par mariage dans sa maison crut pouvoir en tirer profit pour établir sa domination dans la vallée du Rhône. C’est alors qu’il tint à Besançon une Assemblée où parurent des princes et des ambassadeurs de tous les pays. Mais il ne gagna rien. En vain ses successeurs confièrent-ils le pays de Vaud aux sires de Zäringen et la région d’Arles aux seigneurs des Baux ; ces investitures intéressées demeurèrent sans effet. Ni les marchands marseillais ni les hérétiques provençaux tour à tour menacés ou flattés ne fournirent de point d’appui stable. Le pape Innocent iv, traqué par l’empereur, ne trouva pas de plus sûr abri que dans la ville de Lyon dont son adversaire se prétendait le souverain et qu’aussi bien le roi de France devait peu après réannexer. Quant à la Savoie érigée en 1027, en comté séparé, le germanisme n’y progressa pas mieux… Telle fut cette « première bataille de Bourgogne » qu’on a le tort de considérer comme un à-côté de l’histoire. Elle en constitue, au contraire, un des plus importants carrefours, l’un de ceux où s’est le mieux affirmé et fortifié le destin de la civilisation celto-romaine.


Guillaume le conquérant.

Tout le prestige acquis en Normandie par le gouvernement ducal, toute la force qui s’était accumulée autour de lui en un siècle faillirent sombrer lorsque le duc Robert mourut à Nicée, l’an 1035, au cours d’un pieux pèlerinage, laissant pour héritier un enfant de huit ans, issu d’un mariage inégal contracté en dehors des lois. Mais l’enfant promis à de si hautes destinées se fortifia au cours de sa tragique adolescence. Sa précocité était faite, comme on l’a dit, de « force, d’équilibre et de rayonnement ». On le vit, à quinze ans, parcourir la Normandie à pied, s’arrêtant dans les manoirs et dans les chaumières, conversant avec les agriculteurs et avec les marins, plaisant et inspirant confiance à tous. Au même âge, il présida à Caen un concile qui sanctionna cette bienfaisante « Trêve de Dieu », par laquelle il était interdit, sous la double menace d’amende et d’excommunication, de se faire justice par violence du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine ; étrange compromis qui fait sourire aujourd’hui, mais commença de réfréner les brutalités d’une société à peine éclose de la barbarie.

La merveille du règne de Guillaume ne fut point la conquête de l’Angleterre, mais bien la préparation de cette audacieuse entreprise. Il y dépensa des trésors d’ingéniosité, de prudence et de persévérance. Un autre se fut trouvé satisfait de circonstances aussi propices car, d’une part, la succession anglaise, faute d’héritiers directs, pouvait assez naturellement être réclamée par Guillaume, proche parent d’Édouard le Confesseur et, de l’autre, l’Angleterre était déjà en passe de devenir une terre-sœur pour les Normands dont beaucoup y ayant émigré, occupaient dans ce royaume les fonctions les plus importantes. Édouard lui-même avait passé vingt-sept ans de sa vie en Normandie et c’étaient les mœurs, la langue, la mentalité françaises qui dominaient non seulement à sa cour, mais chez les principaux seigneurs. Lorsque Guillaume était venu en 1051 visiter son cousin, il aurait pu se croire chez lui, tant l’atmosphère qu’il respirait ressemblait à celle de son pays natal. Ayant pourtant arrêté son dessein après beaucoup de réflexion, le duc s’occupa de se procurer les appuis ou, au moins, les neutralités désirables. Avec une habileté consommée, il sut mettre le Saint Siège dans son jeu : une confidence opportune faite à Philippe ier, roi de France, amortit d’avance sa jalousie de suzerain. Ensuite, il s’adressa à ses sujets ; d’abord aux bourgeois et aux commerçants de Rouen et seulement en second lieu aux seigneurs. Aux premiers qui possédaient déjà à Londres un port franc, il fit entrevoir une prompte augmentation de leur chiffre d’affaires. Les seconds, assemblés à Lillebonne commencèrent par se montrer rétifs. Alors, il les prit un à un et les persuada. Parmi le peuple, dont sa mère était sortie et qui l’aimait, il eut pu recruter toutes ses troupes mais il ne voulait point affaiblir son duché. Il fit donc appel à la gent belliqueuse qui foisonnait en ce temps là en tous pays. Les chercheurs d’aventures affluèrent de toutes les parties de la France et même des Alpes et des bords du Rhin. Ayant ainsi constitué un corps expéditionnaire, il l’émonda, l’expurgea, le tritura, durcissant les muscles et les âmes par un entraînement à la moderne et arrivant à créer entre ces hommes dissemblables une cohésion extrême. En même temps, la flotte se construisait. Tout le monde s’y était mis. Ceux qui ne s’enrôlaient pas ou n’équipaient pas directement des soldats donnaient de l’argent. Guillaume leur faisait délivrer par ses comptables des reçus en règle pour proportionner ensuite « les récompenses aux mises de fonds ». L’aventure devenait ainsi une entreprise en commandite. Quand il eut vérifié lui-même chaque détail, il s’embarqua enfin. On n’est pas bien d’accord sur le nombre de ses vaisseaux ; environ 60.000 hommes, dit-on, furent transportés. Comment à la bataille d’Hastings (1066), la victoire, après quelque hésitation, se donna à lui, comment, ayant occupé Douvres et Cantorbery, il vint camper devant Londres et, au lieu d’y entrer en vainqueur, préféra l’opinion à voir en lui le souverain nécessaire, ce sont choses connues et qui, d’ailleurs, répondent à ce que l’on pouvait attendre d’un homme de guerre éprouvé doublé d’un si fin diplomate. Mais à partir de ce moment-là précisément, ses grandes qualités déclinèrent et s’obscurcirent ; il ne fut plus lui-même. Sans doute, la durée de son règne royal (1066-1087) lui permit-elle d’utiliser en maints détails le don d’organisation qui lui avait été départi mais les grandes lignes de sa politique furent constamment défectueuses. Refusant de donner, comme il l’avait promis, le duché de Normandie à son fils aîné, manquant à bien d’autres engagements, brutalisant inutilement, devenu avide de richesses et de pouvoir, l’orgueil le perdit. Il est à croire qu’il rêva de devenir aussi roi de France et de gouverner, depuis Rouen, sa capitale préférée, les deux grands pays voisins. Mais on remarque dans sa conduite jusqu’alors si claire et sensée autre chose qu’un vulgaire orgueil ; une sorte de désorientement s’y manifeste. Il est évident que Guillaume, faisant état de son origine scandinave et du prestige dont la civilisation française jouissait alors en Angleterre, s’était attendu à être aisément considéré dans ce pays comme un souverain national. Cette confiance, ses premiers actes la révèlent mais il n’en fut rien. Le contraire advint, ce qui l’inquiéta et l’aigrit. Brusquement, l’Angleterre sentit le contact de l’étranger et une âme nationale germa en elle. Elle garda la dynastie et lentement l’assimila. Mais quelque chose était né qui devait à jamais rendre la France et l’Angleterre impénétrables l’une par l’autre, et, périodiquement, les jeter l’une contre l’autre.


Les Hauteville en Sicile.

..… Pendant ce temps Roger avait conquis la Sicile (1074-1101). Il s’était d’abord emparé de Palerme puis de là, avec sa poignée de Normands, il avait su, non sans bien des alternatives de revers et de succès, soumettre toute l’île, posant au fur et à mesure de sa conquête les bases d’un gouvernement sage, à la fois dur et souple, ouvert au progrès matériel et pratiquant au point de vue ethnique et religieux une tolérance très moderne. Sans aucun préjugé, se servant au besoin de troupes musulmanes contre des chrétiens, mais ne s’attardant jamais à des rancunes ou à des vengeances inutiles, le « grand comte » apparaît comme un précurseur de la « realpolitik ». Tout son effort de constructeur national visa à organiser la Sicile en vaste entrepôt du commerce international. L’île « aux trois faces ». (Trinacria comme l’avaient appelée les anciens) lui était apparue dès le principe comme l’escale essentielle de tout le mouvement d’échanges entre le monde arabe et l’Europe occidentale. Son fils, Roger II (1105-1154) acheva l’œuvre. De comte devenu roi, ayant pour finir annexé Naples et tout le sud de l’Italie, dont il dépouilla son neveu (le fils de Robert Guiscard), il créa le vaste État qui devait s’appeler d’un nom bizarre : le royaume des Deux Siciles. Et ce fut probablement cette extension trop rapide et plus encore le luxe éclatant dont s’entoura la nouvelle monarchie qui lui suscitèrent tant d’ennemis. Roger II eut à faire face à des attaques volontiers coalisées du Saint Siège et des empereurs byzantin et germanique. Il les repoussa, porta même la guerre jusqu’à Athènes ce qui ne l’empêcha pas de diriger sur l’Afrique des troupes qui occupèrent Gabès, Sfax, Sousse, Bône. Partout où ses armes triomphaient, des exploitations agricoles naquirent, des comptoirs se créèrent. Il y avait à Thèbes des tissages de soie réputés. À l’aide de salaires surélevés, Roger attira les tisseurs à Palerme. Ainsi, par tous les moyens s’efforçait-il de développer à la fois l’industrie et les échanges. Protecteur des savants et des artistes, il fit de sa capitale un centre intellectuel merveilleux tandis que les architectes appelés par lui y élevaient ces monuments dont la postérité n’a cessé d’admirer le caractère si étrangement suggestif. Ainsi régna sur son royaume artificiel mais bien ordonné, Roger de Hauteville, monarque d’esprit occidental et de silhouette orientale, entouré d’un luxueux harem et dirigeant lui-même la plus pratique et la plus active des chancelleries.


Henri II et Thomas Becket.

… Henri Plantagenet devint à la mort de ses parents, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comte d’Anjou, et — par son mariage avec Aliénor, femme divorcée de Louis VII de France, — maître de toute l’Aquitaine. Né au Mans, élevé à Rouen, ayant résidé à Angers puis à Bristol et enfin chez le roi d’Écosse à Carlisle, Henri Plantagenet n’était pas devenu pour cela anglais ni même normand. C’était un de ces « sans-patrie » féodaux, grands «  ramasseurs de terre » et prêts à s’annexer personnellement n’importe quel trône avantageux. En vingt-six années de règne (1154-1180), il n’en passa pas treize en Angleterre. Bon chef d’affaires, soigneux de ses finances plus que de sa toilette, violent, sensuel et impérieux, il finit, malgré l’énorme puissance dont il disposait, par être la victime de son tempérament et de ses ambitions. Si Louis VII de France n’était pas un adversaire à sa taille, il s’en suscita un dans la personne du fameux Thomas Becket. Ce dernier, un « self made man » brillant et mondain, fut d’abord le chancelier et l’ami du roi qui bientôt le voulut avoir comme archevêque de Cantorbery. Le siège de Cantorbery avait pris en Angleterre une prépondérance incontestée. Le prélat qui l’occupait semblait une manière de vice-pape. Des hommes éminents s’y étaient succédés tels que le savant Lanfranc, et le pieux et intelligent philosophe Anselme que l’Église a canonisé. Thomas Becket se laissa convaincre. Ordonné et sacré avec une étrange prestesse, il changea immédiatement de vie et de mentalité. Henri II allait désormais le trouver en travers de sa route chaque fois qu’il voudrait attenter aux droits ou à la dignité ecclésiastiques. En face du souverain de sang étranger, Becket incarna le nationalisme anglais dans toute sa force. L’Angleterre d’alors était en possession d’une véritable unité. Bien rude encore et d’apparence pauvre et retardée avec ses maisons basses en pierres brutes au sol de terre battue d’où il n’était pas rare de voir la fumée sortir directement du toit par un trou béant. Mais l’aspect ingrat et brumeux des choses recouvrait des énergies nouvelles d’un caractère réaliste et pratique. L’idéal avait certainement baissé depuis l’époque d’Alfred le grand et des grandes controverses dogmatiques ; par contre il s’était précisé et fortifié. Anselme avait su non seulement cimenter l’entente entre les hauts dignitaires ecclésiastiques qui étaient presque tous des Normands et le bas clergé qui se recrutait en général parmi les Saxons ; il avait su en plus rapprocher des ministres du culte le peuple qui désormais plaçait en eux sa confiance absolue. Pour les nobles, ils étaient empêchés de faire bande à part. Leurs fiefs n’étaient pas, n’avaient jamais été des états autonomes comme en France mais de vastes domaines assurant aux possesseurs la fortune, non des droits susceptibles d’entraver l’autorité royale. Celle-ci, exercée par des princes étrangers — de plus en plus étrangers — qui savaient à peine l’anglais et ne daignaient pas en faire usage, se faisait respecter mais non aimer. Ainsi le pays tendait à faire bloc en un insularisme naissant en face de la cour et du roi.


Du Guesclin.

.… Pour l’aider en cette besogne, Charles se choisit un connétable en la personne de Bertrand du Guesclin. Celui-ci était né à Dinan vers 1320. C’était l’aîné de dix enfants et le moins apprécié parce qu’il semblait « épais, noir et brutal ». La famille était sans fortune. Bertrand ne fit guère d’études mais batailla de bonne heure. La Bretagne souffrait grandement. En 1347 Henri iii qui la tenait sous sa menace l’« afferma » à un de ses lieutenants qui à son tour « concéda le pays par morceaux à des aventuriers ». Ainsi se formèrent les premières de ces néfastes « compagnies » errantes qui devaient causer tant de mal. On les prenait à solde pendant les campagnes et, durant les trêves, elles restaient sur place pillant et rançonnant. En très peu d’années cette organisation s’étendit sur tout l’ouest et le nord-ouest. La guerre, devenue industrie lucrative, attira dans les compagnies des gens de toutes sortes, valets, ouvriers ou bâtards féodaux ; on y vit des Hollandais, des Irlandais, des Allemands. Impossible d’en avoir raison. À peine dissoutes ici, elles se reformaient là. Une sorte d’organisation centrale avec secrétaires et trésoriers fonctionna bientôt pour administrer à leur bénéfice le produit de leurs rapines. Du Guesclin était homme à les mâter en les utilisant. Charles v qui savait reconnaître le mérite, le manda à Paris pour lui remettre l’épée de connétable. La modestie du héros égalait sa bravoure : « Suis pauvre chevalier et petit bachelier » dit-il. Le roi qui avec une patience et une sûreté magnifiques préparait la guerre de libération l’encouragea en souriant..…


Le développement de l’Allemagne.

L’Allemagne s’était notablement transformée. En apparence elle se diversifiait et se morcelait. Les margraves de Brandebourg étaient devenus puissants au nord comme les margraves de Bade, l’étaient au sud. En Bavière, la fortune des Wittelsbach se consolidait. En Franconie dominait la petite noblesse tandis que la Westphalie comptait surtout des seigneurs ecclésiastiques. Partout les villes s’émancipaient. Jusqu’alors elles n’avaient obtenu que des libertés embryonnaires. Le joug des empereurs à poigne les avait maintenues en sujétion. À la faveur de l’anarchie gouvernementale, une vie locale d’une certaine originalité était née qui continuerait désormais à se développer. L’âme allemande élaborait ainsi ses caractéristiques futures comme se fabriquent séparément en des lieux divers les rouages d’une machine dont on n’apercevra la silhouette que lorsque ces rouages rapprochés s’emboiteront les uns dans les autres. Parce que le montage de la machine a été lent et tardif, on a souvent oublié de constater combien les pièces en étaient anciennes. Au sortir du creuset qu’avait constitué pour elle l’épreuve du Saint Empire, l’Allemagne accusait déjà ce qui ferait, au cours de l’âge prochain, sa force en même temps que sa faiblesse : la crainte effarouchée des recherches individuelles, le goût du travail groupé et des contraintes hiérarchisées et disciplinées qu’il comporte, une façon tout ensemble réaliste et mystique de comprendre l’existence, le délassement de l’esprit cherché dans le rêve imprécis ou fantastique, une conception à la fois profonde et mesquine des choses religieuses.… À y regarder de près, on eût découvert dès cette époque au fond de la race le mépris pour la « légèreté » des autres races aux faciles analyses mais inaptes à pénétrer un sujet, à le creuser pour en tirer la matière de vastes encyclopédies ou de solides synthèses. Ainsi existaient en germe la doctrine à venir de l’État déifié et la croyance en une mission providentielle réservée à l’Allemagne pour le bien général. Il va de soi qu’au temps dont nous parlons le lien n’apparaissait pas entre ces éléments. L’ensemble qu’ils dessineraient plus tard ne pouvait être perceptible. Au nord la Hanse paraissait devoir constituer un domaine de plus en plus autonome. Elle allait y agir souverainement et ne demanderait jamais à l’Empire une reconnaissance officielle. Lübeck, siège habituel de la Diète hanséatique, Brême, Hambourg et les villes de l’intérieur reliées à elle ne devaient pas seulement amasser de grandes richesses mais poser les fondements juridiques de la navigation internationale en proclamant le principe de la liberté des mers et le droit pour le pavillon neutre d’échapper en cas de guerre, aux atteintes des belligérants. La Baltique avec ses pêcheries de harengs était une « excellente école de matelots » ; la marine allemande y supplanta complètement la marine scandinave.

Particulièrement intéressante au point de vue de l’évolution allemande est l’histoire de l’État teutonique si généralement laissée dans l’ombre. Fondés à Saint Jean d’Acre en 1190 pour assurer le développement d’un hôpital que les bourgeois de Brême et de Lübeck avaient précédemment créé en vue de secourir les pélerins de race germanique en Terre sainte, les Chevaliers teutoniques n’avaient pas tardé à révéler des goûts plus batailleurs que charitables. Comme les perspectives conquérantes en orient allaient déclinant, le Grand maître résolut d’abandonner la Palestine. Les Chevaliers hésitaient où se fixer lorsqu’ils furent appelés par les Polonais pour aider à évangéliser et à dompter le peuple prussien (1230). Ces anciens Prussiens, sans aucun rapport ethnique avec ceux auxquels on donne maintenant ce nom, étaient d’obstinés païens. Ils tenaient le rivage de la Baltique entre la Vistule et le Niémen ; peu nombreux, ils vivaient sauvagement dans leurs épaisses et marécageuses forêts ; inquiétants voisins. Or, en traitant avec les Teutoniques, les Polonais ne prirent aucune précaution pour assurer leur propre suzeraineté sur les territoires qui pourraient être éventuellement conquis. Pourtant la possession de ces territoires qui les séparaient de la mer aurait dû leur importer grandement. La conquête précisément fut prompte et totale. Il y fut procédé par voie d’extermination. La croisade eut dès le principe un caractère encore plus pro-germain qu’anti-païen. Reconnu par l’empire, l’Etat teutonique avec ses villes nouvelles, Thorn et Konigsberg et sa rébarbative forteresse de Marienbourg, devint une puissance redoutable qui, dès la fin du xiiime siècle dominait sur la rive droite de la Vistule. Les indigènes détruits, il ne resta plus là que des Allemands fanatisés par leur victoire, et prêts à mettre en pratique, avant de l’avoir formulé, le « Deutschland über alles ». La Pologne bloquée par eux dut réagir. Elle fut aidée par les Chevaliers eux-mêmes. Leur orgueil, leur cruauté, leurs exactions semèrent et entretinrent la haine autour de leur nom. En même temps ils furent corrompus et affaiblis par les richesses qu’ils avaient amassées. Lorsqu’unie à la Lithuanie, la Pologne eut acquis un surcroit de puissance, la bataille de Grünwald (1410) la délivra du péril. Encerclé par elle, l’État teutonique se trouva réduit à payer tribut. L’ordre demeura abaissé mais son esprit agressif survécut à sa fortune. Au xvie siècle par une manœuvre hardie, le dernier Grand maître, Albert de Brandebourg, devait créer une situation nouvelle en se convertissant au protestantisme naissant et en sécularisant les domaines qui lui restaient. Ainsi se forma sous la suzeraineté des rois de Pologne, le duché de Prusse, instrument d’une germanisation encore plus dangereuse pour les Slaves parce que moins apparente.


Le communisme tchèque.

… Toute la Bohême se leva. Un peuple entier se sépara de Rome. À Prague, la révolution s’affirma par la prise de l’Hôtel de Ville (1419) et la « défénestration » des conseillers qui résistaient. Dès 1420, la révolte, organisée, restait maîtresse du terrain. Elle était à la fois démocratique et slave. Toutes les idées d’émancipation sociale et d’égalitarisme qui depuis un demi-siècle agitaient l’Europe semblaient s’être concentrées en Bohême. Contre elles, la bourgeoisie allemande fit bloc accentuant le caractère ethnique du conflit. La masse des paysans et la petite noblesse (ceux qu’on appelait les chevaliers) se trouvèrent comme soudés ensemble par des passions d’ordre différent sinon contradictoire, la passion révolutionnaire et la passion nationaliste. Les ententes de cette sorte ont une puissance d’offensive extrême mais peu durable. Celle-ci mit pourtant quatorze ans à s’épuiser (1420-1434) et ses violences la perdirent. Le camp de Tabor fut le centre du mouvement ; Ziska, le chef, était un fanatique mais habile et courageux. Déjà borgne, il perdit complètement la vue et continua néanmoins de conduire la guerre : une guerre moderne, novatrice en tactique et en stratégie, où des charrettes armées servaient alternativement de remparts et de chars d’assaut. À Ziska succéda Prokop (1424) qui organisa une véritable terreur à l’aide de laquelle il réussit, en 1431, à grouper 40.000 cavaliers et 90.000 fantassins. Palacky conte que les paysans et les ouvriers se cachaient pour éviter d’être enrôlés ; envoyés de force au régiment, ils s’évadaient à la première occasion. L’armée se renforçait, il est vrai, de volontaires étrangers mais généralement peu recommandables. « Les succès des troupes taboristes, écrit Kautsky, attiraient dans leurs rangs quantité de gens de toutes sortes à qui l’idéal taboriste demeurait tout à fait indifférent et qui recherchaient peut-être quelque gloire, mais, avant tout, du butin ». Cet idéal, d’ailleurs, tendait à s’effacer. Les chefs pillaient et s’enrichissaient. On avait proclamé le communisme mais peu à peu l’égalité des moyens de subsistance ne fut plus qu’un dogme négligé : « de nouveau, on trouva des riches et des pauvres et les premiers ne se montraient aucunement disposés à partager leur superflu avec les seconds ». C’est ce que constate un témoin, Æneas Sylvius Piccolomini qui fut ensuite le pape Pie ii. « Naguère, dit-il, ils considéraient tous les biens comme communs mais maintenant chacun vit pour soi et les uns ont faim tandis que les autres regorgent de richesses ». Ainsi l’initiative égalitariste échouait d’elle-même, usée par son propre pouvoir et par les circonstances qui l’obligeaient à de perpétuels excès ; car il lui avait fallu s’imposer tyranniquement au moyen de brutales victoires sans cesse renouvelées. C’est là ce qui donne à cet épisode de l’histoire européenne un si haut relief. On y saisit sur le vif l’impossibilité pour tout communisme isolé de s’implanter de façon durable et l’on comprend comment un tel régime ne saurait avoir d’application pratique intégrale sinon dans un monde lentement préparé à en accepter les principes. La Bohême pourtant avait offert à l’expérience des conditions particulièrement favorables, puisque le communisme s’y était trouvé épaulé par les passions nationalistes et religieuses. De même que le pays ouvrait géographiquement sur trois horizons, oriental, germanique et latin, l’édifice qu’on tentait d’y élever possédait trois façades. Nous venons de voir s’écrouler l’une, la façade socialiste grâce aux fissures rapidement engendrées par l’absence de fondations solides. Il en fut de même de la façade nationaliste. Une généreuse ardeur avait enflammé l’esprit tchèque. Il avait pris conscience de son rôle futur d’avant-garde du monde slave. En même temps, il avait entrevu l’occasion d’une revanche longtemps souhaitée sur le germanisme envahissant, mais tel un guerrier qui se serait aventuré sur le champ de bataille, se retournant il se vit seul. Le monde slave ne suivait pas car il n’était pas encore capable de suivre. Et, en avant, le germanisme se dressait, muraille impressionnante par sa hauteur et son étendue. Où allait-on ? Que cherchait-on ? Pouvait-on se flatter d’émanciper la Bohême des voisinages et des collaborations que lui imposaient la géographie et l’histoire ? Ainsi le doute pénétra dans les âmes et les désarma. Restait la troisième façade, la façade religieuse, des trois la plus résistante. Là, il y avait une longue préparation préalable et aussi un besoin urgent à satisfaire. Depuis longtemps le vent de la réforme soufflait parmi ces hommes, les inquiétant et les exaltant tour à tour. Jean Huss avait donné une formule à leur espoir, une formule pure et sainte qui les avait rassemblés autour de lui. Martyrisé, il était plus que jamais le chef de ce peuple soulevé par sa parole. Le communisme abandonné, le nationalisme ébranlé, le « hussisme » survivait, c’est-à-dire la foi en une Église rajeunie, ramenée au Christ et libérée de la corruption et de la superstition. Rome aperçut le péril et plutôt que de l’affronter, s’employa à le tourner. Instruite par ses propres maladresses au temps des Albigeois et comprenant combien la mort de Jean Huss l’avait desservie, elle consentit à ses disciples au concile de Bâle des concessions dont l’habileté détacha et ramena à elle les plus modérés, les séparant des intransigeants. Elle ne cédait du reste — et avec l’arrière-pensée de reprendre bientôt ce qu’elle donnait — que sur des points rituels autorisant, par exemple, la communion sous les deux espèces. En même temps, elle s’efforçait d’accroître, par des intrigues les rivalités et les divisions. L’heure de la bataille finale sonna. Treize mille « Taboristes » sur dix-huit mille qui restaient furent égorgés. La Bohême était épuisée : de grandes richesses artistiques avaient péri. Comme tant de révolutions violentes, celle-ci ne laissait derrière elle que des vaincus ; le niveau social s’était abaissé ; la grossièreté se répandait ; des ruines couvraient le pays. Il se releva pourtant plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. Il trouva en Georges de Podiébrad (1451-1471) un chef excellent, sage et ferme dont la figure évoque par certains traits le roi de France Henri iv. Régent d’abord, souverain élu ensuite, il se donna pour tâche de maintenir l’équilibre entre les tendances, les passions, les intérêts qui s’étaient si violemment heurtés. Pie ii ayant révoqué les concessions consenties au concile de Bâle, éprouva à Prague une résistance qui l’inquiéta. Tout n’était pas dit évidemment et les germes réformateurs déposés par Jean Huss et ses disciples n’étaient pas extirpés. Mathias Corvin, roi de Hongrie, se fit le champion de l’unité catholique romaine, heureux d’un prétexte pour attaquer la Bohême. Mais il trouva à qui parler. Entre temps, les études universitaires reprenaient et l’ordre se consolidait. Podiébrad n’en sentait pas moins la fragilité de cette restauration. Il rêva d’un tribunal suprême constitué par les souverains d’Europe ; il s’efforça de gagner à ses vues Louis XI de France. Projet prématuré qui révèle toutefois une rare hauteur de vues. Malheureusement ce roi improvisé était sans héritier. Il conseilla d’élire après lui Ladislas Jagellon de la dynastie polonaise. Et la Bohême rentra dans l’ombre.


La France de Louis XI.

Le règne finissait mieux qu’on ne l’eût pu croire. En quoi des contingences heureuses avaient joué le principal rôle. Rendu plus circonspect et plus avisé, Louis XI, par son activité et l’adresse de ses incessantes intrigues, y avait eu aussi quelque part. Enfin, doit-on noter les services de Philippe de Commines (1447-1511), historien célèbre doublé d’un homme d’État trop négligé. À l’intérieur, il est vrai, les résultats étaient loin d’équivaloir aux avantages extérieurs obtenus pendant les six dernières années. Louis XI avait gouverné par saccades capricieuses non sans aspirations clairvoyantes. Il voulait réaliser l’unité des poids et mesures et la suppression des péages, conclure des traités de commerce, faire admettre par la noblesse qu’elle ne dérogeait pas en commerçant (innovation alors prématurée). Beaucoup des réformes dont on fait honneur à son initiative ou à ses intentions avaient été préparées et préconisées par les États généraux et provinciaux. Souvent d’ailleurs il s’arrêtait en chemin ou revenait en arrière. En 1464, il avait institué un service postal comme aux temps romains, mais à son usage exclusif ; le public ne devait qu’en 1506 être admis à s’en servir. En 1467, il établit l’inamovibilité des offices royaux, mais il s’empressa de manquer lui-même à la règle qu’il édictait. Sa politique religieuse fut singulière au point que nul n’en a jamais su démêler les mobiles secrets.

Des historiens, ainsi qu’il leur est si souvent advenu, ont donné trop d’attention à ce souverain et trop peu à ses sujets. La France capétienne vivait toujours. Elle s’était remise au travail avec un courage et une patience admirables. Sa force vitale diminuée pourtant de moitié dans les régions que la guerre avait dévastées, semblait entière. Elle n’avait même rien perdu de sa gaieté. Une foule de confréries joyeuses l’entretenaient : les Cornards à Rouen, la Mère folle à Dijon, les Sans soucis à Paris. On raffolait du théâtre avant presque qu’il n’y eût de répertoire. Le répertoire, il est vrai, débutait alors par un petit chef-d’œuvre, Maître Pathelin. La Basoche (clercs) et les Escholiers (étudiants) étaient toujours prêts à fournir des acteurs. L’aristocratie se plaisait aux ballades et aux rondels ; le peuple, aux satires et aux chansons ; satires mordantes contre la noblesse, le clergé, les femmes ; chansons légères et fraîches dont le rythme jusqu’alors incertain tendait à se fixer. L’épopée ennuyait. Personne ne songeait à célébrer Du Guesclin ou Jeanne d’Arc. On semblait surtout avide de travail productif et de joyeuse insouciance, l’une étayant l’autre. D’étonnantes audaces progressistes pointaient çà et là. Quoi de plus nouveau que cette Christine de Pisan cherchant à vivre de sa plume et à faire vivre sa mère et ses trois enfants : journaliste et féministe d’avant-garde, faisant du reportage, prêchant des réformes et s’adressant au public par-dessus la tête des dirigeants du moment. Quoi de plus étrange que la brève carrière de ce François Villon, poète de génie et coureur de bouges, tirant en quelque sorte du ruisseau la langue claire, précise, étincelante qui serait celle des grands écrivains futurs.

Mais la vigoureuse convalescence qui réveillait les forces réfectives de la France s’accompagnait, comme volontiers en pareil cas, d’une sorte d’éloignement pour la politique, d’une répugnance à s’intéresser aux affaires publiques sinon dans leurs rapports directs avec l’intérêt privé. Et c’est ainsi que les libertés pour lesquelles on avait jadis tant lutté et qui avaient été si près de se cristalliser, aussi bien qu’en Angleterre, en une tradition intangible, ne rencontraient plus dans l’opinion générale l’appui qu’il eût fallu.


Mathias Corvin.

Jean Hunyade, régent du royaume (1438-1457) repoussa si vaillamment l’envahisseur ottoman que de son fils Mathias, la gratitude populaire fit un roi à quinze ans. Le choix était bon. L’homme se montra fougueux, impérieux, orgueilleux, mais aussi éloquent, fin et cultivé : le type premier de ces magnats hongrois en lesquels s’unirent, comme on l’a dit, le faste de l’émir oriental, l’acuité du légiste byzantin et l’esprit pratique du lord anglais. Quant au souverain, il réalisa pleinement les espérances de ceux qui l’avaient élevé. Son long règne (1458-1490) fournit comme le moule de la civilisation magyare. Enthousiaste et belliqueuse, rude et lettrée, violente et indomptable, elle eut, dès lors, sa formule finale. L’éclat donné par Mathias à sa cour et la force de son gouvernement ne lui survécurent point. Il était sans héritier. Après lui, le roi de Bohême fut élu. C’était un Jagellon. Entre ces trois royaumes de Hongrie, de Bohême et de Pologne que menaçaient les mêmes dangers à savoir le germanisme au dedans, la poussée orientale au dehors et dont les institutions oscillaient dangereusement entre le principe héréditaire et le principe électif, il se nouait ainsi de passagères unions qui ne pouvaient conduire à aucune collaboration féconde tant les trois peuples étaient mal faits pour se comprendre et s’associer. Aussi bien le rempart opposé par Hunyade et son fils allait-il céder. En 1526, le roi Louis II périrait à la bataille de Mohacz à la tête de ses troupes ; Bude serait prise par les Turcs dont, deux siècles durant, le despotisme meurtrirait la Hongrie.


La mission du Portugal.

Le Portugal s’est développé en marge de l’Europe. Aussi l’occasion d’en parler ne s’offre-t-elle guère qu’indirectement. Son existence d’ailleurs déroute celui qui voudrait chercher sur la carte la raison d’être de son autonomie géographique. Le Douro et le Tage, en effet, sont des fleuves foncièrement espagnols qui descendent des plateaux castillans. Pourquoi leurs vallées se trouvent-elles coupées transversalement par une frontière linguistique dont, d’autre part, on ne relève pas dans l’histoire les motifs ethniques ? Les Portugais sont de même origine que leurs voisins ; leur vie première s’est écoulée au milieu des mêmes luttes acharnées dirigées contre l’Arabe, intrus et mécréant. Seulement ici, ces luttes sont demeurées locales et sans horizons. Sur les trois autres façades du quadrilatère ibérique des perspectives intéressantes s’ouvraient ; la quatrième ne donna longtemps que sur le vide de l’océan. La population qui s’y adossait réduite à elle-même et ignorant les contacts éducateurs dont profitaient les autres habitants de la péninsule, ne tarda pas à se différencier d’eux. Elle garda notamment son langage plus intact.

La croisade attirait nombre de chevaliers étrangers, français surtout. L’un d’eux, un prince de la première maison de Bourgogne, Henri, devenu l’époux d’une fille du roi Alphonse vi de Castille reçut de son beau-père les terres du bas-Douro avec permission d’y ajouter tout ce qu’en ces parages, il réussirait à conquérir sur les Arabes. Ainsi naquit le comté de Portugal proclamé indépendant en 1131 et érigé en royaume huit ans plus tard. Coïmbre en fut la capitale, puis Lisbonne. Des chefs sages et équilibrés développèrent les richesses agricoles du pays. On exploita des mines. Un commerce naquit avec l’Angleterre et les Flandres. La dynastie bourguignonne s’étant éteinte, une dynastie de sang national lui succéda. Dès lors, les progrès maritimes furent lents mais constants. Des Gênois et des Majorquais vinrent faire l’éducation des navigateurs portugais encore intimidés par le mystère océanique. Au xive siècle, une flotte se rendit aux Canaries. Lisbonne tendait à devenir une escale assez fréquentée. Alors s’exerça une initiative féconde. Le prince Henri (1394-1460), troisième fils du roi Jean ier, fondateur de la nouvelle dynastie et dont la mère était anglaise, s’éprit des découvertes géographiques. La légende a fait de lui un précurseur de Colomb. Ce qui le distingua, ce fut surtout son esprit scientifique. Jusque là les voyageurs étaient mus dans leurs recherches par l’intérêt personnel ; lui n’eut en vue que d’accroître les connaissances humaines. Aussi l’honore-t-on justement comme le créateur de la science géographique moderne. La côte d’Afrique, de son temps, livra ses secrets. En 1436, on explora jusqu’au Rio de Oro et, en 1446, on atteignit l’embouchure du Sénégal. Puis ce fut le Cap Vert, dont le nom évoque la surprise engendrée par cette verdure inattendue, car la croyance en l’aridité totale de la zone torride était alors universellement répandue. La surprise fut plus grande encore lorsqu’au-delà du golfe de Guinée, on dut constater le redressement vers le sud d’un rivage dont l’infléchissant vers l’est, après Las Palmas, avait semblé définitif. Et puis, ç’allait être maintenant l’hémisphère austral à travers lequel on se trouverait sans guide, l’étoile polaire ayant disparu. L’astrolabe avait été jusqu’alors le seul instrument qui, combiné avec la boussole, permit de se diriger. On mesurait l’angle formé par la direction de l’étoile polaire avec l’horizon et l’on savait ainsi approximativement la latitude et l’heure pendant la nuit. Que faire désormais ? Le prince Henri était mort, mais sa pensée avait survécu. Le roi Jean ii (1481-1495) se préoccupa du nouveau problème ; il assembla une commission composée de ses deux médecins, d’un allemand de Nüremberg et de deux israëlites. Après étude et recherches, on convint de se baser sur la mesure de la hauteur méridienne du soleil. Pouvant calculer chaque jour la distance du soleil au pôle à midi, il est possible d’en déduire la latitude. Mais les navigateurs ne savaient pas faire les calculs nécessaires ; on les leur prépara au moyen de tables. Aussitôt les expéditions reprirent. En 1482, l’embouchure du Congo fut découverte. En 1486, Diaz passa sans l’apercevoir la pointe terminale de l’Afrique. Il ne l’aperçut qu’au retour et la nomma : cap des Tempêtes. Jean ii changea ce nom en celui de : cap de Bonne Espérance. Sur ces entrefaites, se répandit le bruit que Christophe Colomb avait atteint l’Inde par l’ouest. Vasco de Gama se proposa de l’atteindre par l’est (1497), en contournant cette Afrique le long de laquelle ses persévérants prédécesseurs avaient jalonné sa route.


La Compagnie de Jésus.

Son fondateur, Ignace de Loyola (1491-1556) est un militaire enthousiaste et énergique. Il n’abandonne la carrière des armes que pour conquérir des âmes. À trente-sept ans, il recommence ses études, passe son doctorat à l’université de Paris (1534) et dans une chapelle de Montmartre avec quelques jeunes gens dont l’« intrépide et élégant François Xavier », il fonde la « Société de Jésus », dont le but est de servir d’appui à la papauté. Ignace, qui ignore son génie d’organisateur, vise à n’être qu’une soixantaine. Quand il mourra, la Société sera déjà divisée en quatorze provinces. Le « général » dirige depuis Rome, surveillé par six « assistants » qu’élisent les Jésuites d’Allemagne, de France, d’Espagne, de Portugal, d’Italie et de Pologne. Progrès d’une rapidité inouïe : en quinze ans, les Jésuites se sont établis à Cologne, à Munich, à Vienne, à Trêves, à Mayence ; plus tard, à Anvers, à Louvain, à Prague, à Fribourg, à Lucerne. Comment ils se forment ?… Au moyen d’un noviciat formidable et d’une longueur inusitée au cours duquel l’individualité est brisée puis reconstruite. Car c’est une erreur communément admise de croire que le Jésuite n’est qu’un instrument passif aux mains de ses supérieurs. Peu d’Ordres au contraire préservent pareillement l’autonomie de chacun de ses membres, mais après l’avoir enfermée dans des directives à la fois vastes et courtes. En politique, ils veulent l’ordre romain, le pape souverain absolu, clé de voûte de tout l’édifice, souverain catholique aussi, c’est-à-dire universel ; et c’est pourquoi en même temps qu’à la partie hostile de l’Europe, ils s’attaquent à l’Asie lointaine comme à l’Amérique récemment découverte, prenant pied à la fois au Brésil (1549), dans l’Inde et au Japon. Leur morale est celle de la bataille : l’action est tout ; le soldat doit vaincre en employant les moyens qui s’offrent. De même qu’il est récompensé par le chef pour ses hauts faits, de même la grâce divine tombe sur celui qui a été vaillant et a su se sacrifier au bien de la cause. On ne pleure pas ses péchés ; on les répare par le contre-péché ; ainsi une contre-offensive rétablit le front qui a fléchi. À l’Église « militante », celle d’ici-bas, correspondent au-delà de la mort l’Église « triomphante » que forment les élus et l’Église « souffrante » composée des punis qui attendent l’expiration de leur peine. De l’une et l’autre circule un courant de prières, d’invocation et de solidarité. De telles certitudes si bien organisées apportaient un repos bienfaisant à des esprits inquiets, troublés par tant de doctrines contradictoires et de déceptions de conscience.

Cela est si vrai que, dans le parti adverse, existait un courant similaire dont la mouvance était à Genève. Genève jusqu’alors ville de commerce et de plaisir, d’allures françaises et italiennes s’était servie de son évêque pour résister aux entreprises de la maison de Savoie, puis ensuite de l’alliance bernoise pour secouer le joug de l’évêque. Elle se complaisait déjà en un particularisme indépendant et peut-être crut le renforcer en écoutant les conseils impétueux du prédicateur Farel de Neuchâtel. En 1536, celui-ci amène les Genevois à renoncer à la messe « et autres cérémonies papales, images et idoles ». Pour fortifier sa conquête, Farel cherche un collaborateur. Il met la main sur Calvin, un français né à Noyon, et qui, acquis à la Réforme, s’en allait s’installer à Strasbourg. Calvin se laisse persuader de demeurer à Genève pour l’« organiser ». Il l’organise, en effet. Calvin, grand écrivain, mais moraliste intolérable, est un de ces esprits rigides qui vont toujours jusqu’au bout de leurs idées et sans tempérament parce que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre et que leur conception de la morale est exclusivement géométrique. Sous le règne de Calvin qui dure de 1537 à 1564 — avec une interruption provoquée par une révolte passagère de la population contre cette tyrannie — les Genevois appelés à jurer obéissance à un catéchisme précis sont traités en collégiens. On les surveille sévèrement et on les réprimande pour le moindre manquement. « Il faut leur procurer leur bien malgré qu’ils en aient », proclame le terrible réformateur, lequel, en 1553, fait brûler Michel Servet, dont les idées sur la Trinité et les tendances panthéistes lui semblent subversives. Calvin, d’ailleurs, gouverne sans souci de légalité. Pour se maintenir en possession d’une majorité favorable, il fait attribuer la « bourgeoisie » genevoise à des étrangers, qu’il installe par copieuses fournées de plusieurs centaines. En même temps, ses idées s’exaltent. Il veut qu’on adhère à l’idée de la prédestination absolue. Les uns seront sauvés, les autres damnés. Ainsi Dieu l’a décidé. Rien à faire. Et la simplicité cruelle d’un tel dogme opère sur la masse qui s’y jette avec une désespérance radieuse.

C’est là l’extrême-gauche du protestantisme débutant. Sa puissance véritable est dans cette bourgeoisie allemande : « fruste de manières, ne comprenant guère de l’art que la musique, vulgaire mais solide, résistante, dévouée à son devoir et confiante dans ses forces ». Ce portrait tracé par Ernest Denis est bon. C’est bien ainsi que, sous l’influence de Luther, la nouvelle Allemagne s’établit dans la vie. Car c’est lui qui l’a faite à son image : un Luther seconde manière, auteur de ces « Propos de table » où il y a presque un peu de Rabelais : un Luther apaisé, confiant, pas distingué certes mais plein de bon sens, cordial, lettré et autour des enseignements de qui se cimente l’avenir germanique.

Amérique espagnole.

La conquête du Mexique fut menée par Fernand Cortez avec une rapidité déconcertante. Sept cents hommes, dix-huit chevaux, quatorze pièces de canon y suffirent. Il y faut ajouter l’énergie du chef appuyée malheureusement d’une cruauté inutile. De pareils exploits enfièvraient les imaginations. Un pacte se noua entre trois aventuriers ; François Pizarre, ex-gardien de pourceaux, Diego d’Almagro, enfant trouvé et le dominicain Fernand de Luque, maître d’école à Panama, décidèrent de faire à eux trois la conquête du Pérou. Ils réunirent quelques deux cent cinquante hommes dont une soixantaine de cavaliers. Et le 15 novembre 1533, Pizarre entrait dans Cuzco les mains déjà souillées, hélas ! par de nombreux crimes. Dix huit mois plus tard était fondée la ville de Lima, tandis que bien loin de là, de l’autre côté du continent gigantesque, Mendoza campait sur le lieu où s’élèverait Buenos-Ayres. Les explorations audacieuses se multipliaient ; Benalcazar fondait Guayaquil et traversait le territoire de la Colombie actuelle. Quesada remontait le Magdalena et franchissait les Andes. Le Napo et l’Amazone, l’Orénoque jusqu’au Meta, le Haut-Pérou jusqu’au Gran Chaco étaient explorés. Assuncion était fondée, puis Bogota (1538), La Paz, Santiago de Chili (1541) et bientôt Caracas et Rio de Janeiro. Ainsi il n’y avait pas cinquante ans que l’existence de ces régions avait été révélée aux européens et des dix capitales actuelles des États sud-américains, il en existait neuf : non point posées toutes au bord de la mer sur des ports naturels, mais à mille kilomètres dans l’intérieur comme Assuncion ou bien à quatre mille mètres d’altitude comme La Paz. Des monts, des fleuves, des forêts de dimensions terrifiantes avaient commencé de livrer leurs secrets, des espaces dans lesquels s’enfermeraient deux Europes avaient été parcourus. Pourquoi fallait-il qu’une si noble épopée tout à la gloire de l’Espagne laissât derrière elle une pareille traînée de sang et de misères. C’est qu’elle était écrite par des hommes qu’animait « un furieux besoin de s’enrichir » ; l’or, par sa seule présence, les affolait tant ils s’étaient, par avance, grisés du désir qu’ils en avaient. Non moins regrettables furent les destructions auxquelles ils se livrèrent par fanatisme iconoclaste. À jamais perdues pour la science, d’inestimables sources de connaissances ont disparu sous les ruines de Tenochtitlan et de Cuzco.


Ivan iv.

Le règne d’Ivan iv (1533-1584) est loin de présenter l’unité qu’on lui suppose volontiers. À vrai dire, ce prince manifesta les violences et les détentes propres aux alcooliques. Un moment vers 1570, il avait semblé se décourager, faisant demander à la reine Elisabeth un asile éventuel en Angleterre. Il conduisait alors une curieuse expérience dont l’idée témoigne de son imagination fertile. Ne pouvant encore mater la Douma ou Assemblée des seigneurs (Boïars), il lui avait abandonné l’administration d’une partie du territoire, se réservant d’y intervenir seulement pour « punir la trahison ». L’autre portion serait gouvernée directement par lui-même et selon la formule autocratique. La Douma à ce moment n’avait point de chef de valeur et ne pouvait guère organiser que l’anarchie. De plus, la clause de trahison permettait à Ivan de supprimer les opposants et il ne s’en priva point.

Il subsistait çà et là de redoutables foyers d’opposition. La république de Novgorod n’avait disparu que nominalement. Son esprit vivait toujours ; à ce point que des moscovites transplantés devenaient des Novgorodiens « à tendances républicaines, à sympathies marquées pour les institutions allemandes ou polonaises ». Pskof était à cet égard le « frère cadet » de Novgorod. Ivan procéda par irruptions brutales ; des exécutions, de brèves et sanglantes assises, quelques ukases impitoyables… et l’autocratie eut bientôt triomphé. Ce même souverain favorisait l’imprimerie, attirait les étrangers, convoquait même des sortes d’États généraux, instituait des tribunaux composés de juges élus… On vit plus tard que ces contradictions n’avaient pas déplu au peuple russe, qu’elles l’avaient même séduit et rallié à l’autocratisme.

Ivan avait-il regardé vers l’orient ou vers l’est ? Sans parler de sa candidature au trône de Pologne, sa politique livonienne le montre ouvert aux perspectives occidentales. L’ordre des Porte-glaive qui détenait la Livonie avait favorisé grandement la colonisation allemande. Mais maintenant que les États scandinaves et la Prusse étaient acquis à la Réforme, la situation devenait difficile pour les autorités de l’Ordre demeurées catholiques et isolées parmi des populations que le protestantisme conquérait peu à peu. De là, des agitations, des désordres dont Ivan avait profité pour intervenir. Et malgré que cette proie lui fut disputée par le Danemark, la Suède, la Pologne, il s’en tira avec la possession assurée d’un port sur la Baltique : premier débouché maritime russe de ce côté. Mais du côté de l’est, ses conquêtes étaient de plus vaste envergure. Il existait un Khanat de Sibérie qui s’était formé au xve siècle en même temps que les Khanats de Kazan, d’Astrakan, de Khiva et de Boukara. Le khan de Sibérie dont la dynastie se rattachait à Gengiskhan avait sa capitale proche du lieu où s’élève aujourd’hui Tobolsk. La prise de cette capitale en 1582 ouvrait à la Russie les plus vastes perspectives asiatiques. Ainsi les destins demeuraient indécis. Et sans doute, il faudrait toujours s’inquiéter de ces Tartars de Crimée qui venaient encore de pousser leurs audacieux ravages jusqu’à Moscou — et aussi de ces Ukrainiens, frères par la croyance et à cause de cela, exposés aux entreprises du catholicisme polonais. Mais sans faillir à ces devoirs essentiels, la possibilité s’affirmait d’un effort persévérant et fécond au-delà de l’Oural… Pierre le Grand allait en décider autrement.


Charles-Quint, François ier et Henri viii.

Fondateurs du néo-impérialisme européen, Charles-Quint d’Autriche, François ier de France et Henri viii d’Angleterre ont déclenché la crise longue de quatre siècles des conséquences de laquelle l’Europe lutte encore pour se dégager. Cet impérialisme se distingue de ceux qui l’avaient précédé par son caractère essentiellement fantaisiste. Les empires du passé — asiatiques aussi bien que méditerranéens — s’étaient érigés dans un esprit différent. Quelque important qu’apparaisse le rôle joué dans leurs annales par l’initiative du souverain, celle-ci demeurait toujours plus ou moins subordonnée aux directives posées par l’intérêt collectif où les passions traditionnelles des peuples. On ne peut nier que l’épopée d’Alexandre n’ait été imprégnée d’hellénisme ni que celles de Taï-tsong ou d’Akbar ne se soient déroulées dans le plan chinois ou hindou. Comment ne pas reconnaître également que les césars, même les plus tyranniques, se sentirent incités, souvent malgré eux, à conformer leurs actes aux conditions dans lesquelles s’opérait l’évolution normale du monde romain ? Enfin, la politique d’un Charlemagne et d’un Othon le grand dessinèrent des courbes franque et germanique dont l’inspiration ethnique se laissa constamment apercevoir. Mais ici nous sommes en présence d’un nouvel élément dominant : le bon plaisir du prince. Les édifices qu’on tentera d’élever rappelleront les constructions de dominos que les enfants s’évertuent à mettre debout au mépris des lois de l’équilibre mécanique. Les entreprises de Charles-Quint, de François ier et d’Henri viii relèvent de ce style architectural.

Pourquoi les a-t-on laissé faire ? Maints historiens ont expliqué ce phénomène par une sorte de marasme national qui se serait alors répandu en occident. Il est exact qu’à la suite de tant d’épreuves subies existait en Allemagne, en Angleterre, en France une tendance à se désintéresser du fonctionnement des institutions, voire du principe même de ces institutions. La formule impériale germanique, la Grande charte anglaise, le recours français aux États Généraux tendaient à perdre dans chacun des trois pays le caractère de palladium des privilèges et des libertés. Sans dénier la justesse de ce point de vue, il en est un autre toutefois plus important à prendre en considération : c’est la part que joua le hasard en faisant surgir simultanément sur la scène occidentale, aux premières années du xvie siècle, trois jeunes monarques de vingt ans, ambitieux et sportifs, vrais « virtuoses » selon la recette mise à la mode par l’Italie de la Renaissance.

Le virtuose, ce favori du jour, c’était l’audacieux qui se propose de maîtriser la fortune par n’importe quel moyen. On ne réclamait de lui ni respect du droit ni scrupules de conscience, mais d’incessantes manifestations d’un arrivisme sans frein. Il suffisait qu’il témoignât de ses aptitudes à tout oser pour que l’emploi parallèle de la ruse et de la violence lui fut permis car on le jugeait « supérieur aux lois communes ». On admettait donc que le mobile prédominant sinon unique de ses actions fut le besoin de satisfaire ses appétits personnels. Le virtuose par ailleurs n’était pas nécessairement un mécréant ; l’on trouvait bon qu’il s’occupât à l’occasion de mettre Dieu de son côté. Il est difficile de se rendre compte à quel degré ce type — que Machiavel, en le décrivant, munit d’un code à l’usage des imitateurs — était devenu populaire. Ceux-là même qui condamnaient les crimes d’un César Borgia, admiraient secrètement les « contours superbes » de son énergie. Non seulement la péninsule avait retenti du bruit de ses aventures, mais l’écho s’en était propagé bien au-delà des frontières italiennes. Les âmes des dirigeants de ce temps étaient comme saturées de cynisme. C’est un point de vue qu’il ne faut jamais négliger si l’on cherche à interpréter de façon sûre leurs calculs et leurs espoirs.

Né à Gand l’an 1500, le futur Charles-Quint se trouvait être l’arrière petit-fils du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire dont la fille unique, Marie, était morte en 1482 laissant à son mari Maximilien d’Autriche, un fils appelé Philippe. D’ordinaire ces généalogies princières ne valent pas qu’on les relève en détail, les évènements ultérieurs en neutralisant plus ou moins la portée. Mais ici ce n’est pas le cas. En 1493, Maximilien était devenu empereur d’Allemagne et, en 1496, Philippe avait épousé Jeanne, fille unique de Ferdinand et d’Isabelle d’Espagne. Or, dix ans plus tard, Philippe mourait et Jeanne sa femme, devenait folle. Ainsi sur le front juvénile de leur fils premier-né Charles, allaient se poser de multiples couronnes. Rien n’atteste mieux, il faut bien le dire, l’infériorité théorique du principe monarchique héréditaire. Qu’en serait-il de cet enfant porteur de pareilles responsabilités !

Il grandit sans parents, sans foyer et, peut-on ajouter, sans patrie. Roi d’Espagne, il ne serait jamais espagnol, sinon que, sur le tard, il se laisserait pénétrer par la religiosité sombre et inquiète qui, en ce pays, était celle de beaucoup de ses sujets. Moins encore serait-il allemand même après qu’une élection âprement disputée l’aurait mis en possession du trône impérial (1519). Ce sont les Flandres dont il préférerait le séjour, le langage, la civilisation. Sans doute, est-ce avec la Bourgogne qu’il se sentit d’abord le plus d’affinités. On dirait parfois qu’il aspira à venger Charles le Téméraire et que, s’il avait eu le choix, c’est à Dijon qu’il eût voulu régner. Mais comment aurait-il eu la possibilité de prendre racine nulle part ? Au cours de sa vie impériale et royale, il devait faire neuf séjours en Allemagne, sept en Italie, dix en Flandre sans compter deux « croisades » en Afrique. Sur quarante années, il n’en passerait pas quinze en Espagne. En lui tout était contradictoire. Les données infécondes de sa naissance semblaient se refléter en sa personne. D’aspect faible et maladif, c’était pourtant un cavalier intrépide dont les exploits équestres enthousiasmaient ses soldats et qui dressa son énergie jusqu’à descendre dans l’arène pour affronter le taureau, comme vieilli, il la dresserait à surmonter ses souffrances corporelles. À la fois hésitant et déterminé, lent et précipité, la colère et la maîtrise de soi s’alternaient en lui. Et malgré que l’orgueil et la soif de domination fournissent vraiment la trame de sa nature, il devait pour finir étonner ses contemporains en abdiquant l’une après l’autre toutes ses dignités : retraite d’ailleurs pleine de grandeur et dans laquelle, tout en continuant à s’intéresser aux choses de ce monde, il médita sur l’approche de l’au-delà sans pour cela s’abandonner aux superstitieuses terreurs qui avaient ridiculisé la vieillesse de Louis XI de France.

Bien différente s’affirme la personnalité de François Ier. Cousin et héritier de Louis XII dont au reste il épousa la fille, Claude, son adolescence s’était écoulée au cœur de la France, au château d’Amboise. Choyé par sa mère, Louise de Savoie et par sa sœur aînée Marguerite, il n’avait connu, entouré de joyeux compagnons, que les plaisirs et la vie facile. Il demeura toujours « Enfant gâté », mais avec assez de charme pour conquérir ceux qui l’approchaient ou le suivaient du regard. Intelligent, d’esprit rapide et malgré, dit un contemporain, qu’il n’aimât guère « à fatiguer son esprit à réfléchir plus qu’il ne faut », il savait unir la grâce de la parole à la séduction de sa beauté. De sorte que sa popularité se maintint à travers les vicissitudes d’une politique extérieure et d’une politique intérieure également déraisonnables. Le reflet de Marignan ne cessa de plus d’auréoler sa physionomie. Cette victoire de hasard, vrai hors-d’œuvre historique, remportée six mois après son avènement sur les Suisses qui s’étaient laissé persuader de barrer la route du Piémont, valut au jeune monarque une facile renommée. On lui a fait non moins aisément honneur des beaux édifices élevés ou embellis sous son règne, tels que les châteaux de Blois, de Chambord, de Fontainebleau. Il aimait les arts, en effet, et sut encourager le mouvement esthétique qui, né au siècle précédent en Italie, en Flandre et en France s’épanouit tout naturellement à l’appel d’un prince de goûts raffinés et fastueux.

Le « plus heureux des trois » eût dû être Henri VIII. Nulle aube de règne ne fut jamais apte à susciter autant d’espérances. Doué comme François Ier de brillants avantages physiques, d’un abord attrayant, appliqué et lettré, sachant le latin, le français, l’espagnol et l’italien, jouant « divinement » du luth et de l’épinette, ce gentilhomme d’aspect accompli héritait d’un royaume unifié, pacifié, prospère et d’une situation politique claire et simple. Quelle supériorité n’était-ce pas là sur des souverains placés en face de problèmes compliqués et multiples ! Mais tandis que les qualités de François ier et de Charles-Quint leur appartenaient réellement, on vit bientôt que celles d’Henri viii constituaient une façade derrière laquelle il n’y avait que dureté, égoïsme et grossière vanité. L’Angleterre émergeait d’une époque où les appétits avaient longtemps étouffé tout idéal. Le précédent roi, Henri vii, avait su du moins développer le commerce, l’industrie, encourager la marine et remplir les coffres de l’État. Son fils avait la tâche facile. Oxford maintenant aspirait à redevenir un centre de culture. John Colet, Érasme et Thomas More s’y rencontraient. Il n’était pas jusqu’aux architectes qui ne se révélassent prêts à instaurer ce « style Tudor », dont la chapelle de Westminster atteste le remarquable élan initial. Au lieu de s’appliquer à faire fructifier tant de germes heureux, Henri viii se jeta dans l’imbroglio des querelles continentales. Un moment il pensa devenir empereur d’Allemagne ; plus tard, il se vit roi de France. Il finit par se faire pape anglican et termina son existence manquée en apoplectique sanguinaire.

Autour de ces trois figures centrales, se tiennent des comparses de relief inégal mais dont le groupement, comme il arrive, aide à la compréhension générale. Ce ne sont pas à proprement parler des collaborateurs. La seule à mériter ce titre serait la mère de François ier, Louise de Savoie, pleine d’amour, de dévouement et d’orgueil maternels en puisant dans ces sentiments d’ingénieuses inspirations au point qu’on en vient à se demander si ce qu’il y eût de bon dans le gouvernement de son fils ne lui fut pas dû presque exclusivement. François fut d’ailleurs bien servi par son chancelier, Duprat, qui avait dirigé son instruction, homme discret et tout à sa dévotion. Il le fut moins bien par les jeunes seigneurs qui avaient partagé ses jeux et qu’il appela à des postes au-dessus de leurs moyens. L’un d’eux se mua en un traître de marque, le fameux connétable de Bourbon qu’il avait eu l’imprudence d’investir de cette charge supérieure restée vacante depuis 1488 et qu’il commît la maladresse de laisser échapper quand on pouvait encore se saisir de sa personne.

Charles-Quint n’eut point de confident attitré si l’on en excepte dans les tout premiers temps ceux qui avaient dirigé son éducation d’orphelin, à savoir, l’évêque d’Utrecht qui devait devenir pape sous le nom d’Adrien vi, et le comte de Croy, gouverneur des Pays-Bas et très porté à tout subordonner à l’intérêt flamand, par conséquent à maintenir la bonne intelligence avec la France et l’Angleterre. Mais l’influence de l’un et de l’autre s’effaça lorsque Charles fut devenu roi d’Espagne et empereur. L’homme qui eût pu lui être le plus utile à son arrivée dans la péninsule ibérique et qu’il écarta injustement était le cardinal Ximénès, l’ancien ministre d’Isabelle, personnage de grande envergure, d’une probité rigide et sans doute peu maniable, mais généralement bien inspiré quand il s’agissait d’assurer la grandeur et le progrès de l’Espagne. La solide armée permanente de 40.000 hommes qu’il avait formée lui avait permis de tenir en respect la turbulence de la noblesse. Il avait, en outre, créé à Alcala une université modèle et, en 1509, conduit en Afrique une expédition qui s’était emparé d’Oran, en vue de créer là une sorte de Marche protectrice contre les retours offensifs de l’Islam. Le rapprochement de ces trois initiatives suffit à faire saisir la valeur de l’homme d’État. Charles, en somme, lui devait son trône mais l’entourage du jeune roi était enclin naturellement à redouter l’influence du cardinal. Celui-ci, fort âgé du reste, mourut peu après. Charles par la suite utilisa volontiers la bonne volonté et les services des membres de sa famille mais sans laisser aucune direction se substituer à la sienne. Sa tante Marguerite, sœur de son père, fut chargée par lui de gouverner les Pays-Bas en son nom lorsqu’il les quitta et à diverses reprises, il lui confia les négociations à conduire, principalement avec Londres et Paris. Son frère Ferdinand lui servit de régent en Allemagne. Deux de ses sœurs, reines de Portugal et de Hongrie, eurent aussi part intermittente à sa politique. Enfin, dans les derniers temps, il s’associa plus ou moins son fils Philippe auquel il voulait laisser l’Espagne et les Pays-Bas.

En Angleterre, deux figures encadrent celle du roi, le cardinal Wolsey et Thomas Cromwell, favoris successifs presque également cyniques dans leur aisance à mêler le spirituel et le temporel et à sacrifier toute justice aux caprices de leur maître. Wolsey était fils d’un riche bourgeois de Norwich ; sa carrière ecclésiastique s’annonçait modeste quand Henri viii, s’étant entiché de lui, le fit à la fois chancelier et archevêque d’York. Prélat mondain et fastueux, mais peu instruit, il se fit beaucoup d’ennemis par ses façons hautaines et se complut dans toutes les intrigues susceptibles de le conduire à la papauté. Lorsque Léon x mourut, il eut l’imprudence, en posant sa candidature, de promettre publiquement de fortes sommes aux membres du Sacré Collège. Après sa disgrâce en 1530, Thomas Cromwell qui avait été receveur des revenus du cardinal, le remplaça dans la faveur royale. C’était un homme rude et retors qui avait fait tous les métiers : soldat, commis en Italie et en Flandre, fabricant de draps… Sûrement, il ne s’était pas attendu à finir dans la peau d’un « vicaire général du chef suprême de l’Église anglicane »..…


La naissance des États-Unis.

Rien n’égale l’étrangeté du spectacle que présente l’Amérique du Nord au début du xviiie siècle. Nul assurément ne saurait deviner la grandeur des destinées qu’un avenir très prochain lui réserve. Sur la côte est depuis le Canada où la France domine jusqu’à la Floride que l’Espagne possède, dix colonies s’échelonnent entre lesquelles il serait difficile d’apercevoir au premier abord un lien commun, sauf peut-être, l’esprit d’intolérance qui règne dans la plupart d’entre elles. L’unité n’existe, bien plus, l’unification ne semble réalisable ni entre les races ni entre les croyances, ni entre les formes de gouvernement, ni même entre les intérêts.

Il y a d’abord le Massachussetts de fondation puritaine, englobant les modestes pêcheries du Maine et du New-Hampshire et ayant absorbé depuis peu la colonie de Plymouth, la première en date, celle que les « pélerins » du May Flower fondèrent le 22 décembre 1620. Viennent ensuite Rhode-Island et le Connecticut, deux sécessions du Massachussetts. Le territoire de Rhode-Island a été donné par les Indiens à Roger Williams, ce jeune pasteur que les puritains chassèrent de chez eux parce qu’il prêchait l’égalité des religions et leur déniait le droit de prescrire ou d’interdire telle ou telle forme de culte. Le Connecticut a été fondé par les habitants de Boston qui trouvaient à redire au puritanisme de leurs concitoyens. La liberté de conscience pourtant n’y est pas respectée.

Non loin du Connecticut s’ouvre la baie merveilleuse où les Hollandais depuis 1614 font avec les Indiens le commerce des pelleteries. Leur Colonie de New-Amsterdam vient de passer sous la domination anglaise et d’échanger son nom pour celui de New-York ; mais elle demeure très cosmopolite. Les Hollandais y ont introduit des travailleurs allemands. D’autre part des huguenots français s’y sont réfugiés. Ils domineront même, à un moment par le nombre et la richesse.

De l’autre côté de l’Hudson, dans le New-Jersey, de formation toute récente, des Écossais font souche implantant les idées presbytériennes ! C’est un pays de fermage. Le Delaware au Sud du New-Jersey était une colonie suédoise issue d’un projet grandiose de Gustave-Adolphe qu’après la mort du monarque le chancelier Oxenstiern réalisa. Les suédois du Delaware sont il est vrai, tombés sous le joug hollandais et maintenant que la Hollande se retire du nouveau monde, leur territoire dépend, en fait, des Pensylvaniens, leurs puissants voisins. La Pensylvanie touche au Maryland ; l’une et l’autre de ces colonies mentent à leur origine. William Penn, le quaker, ayant obtenu ces belles terres du roi Charles ii en paiement d’une créance, les avait offertes à ses frères persécutés. Il avait présidé à leur installation, leur donnant des lois et des conseils puis s’en était retourné en Angleterre. Lorsqu’il est revenu quinze ans plus tard la prospérité de sa fondation n’a pu le consoler de l’échec subi par ses conceptions si génialement utopiques. Il achève à présent de mourir, dans sa première patrie, obscur et délaissé. Quant au Maryland, lord Baltimore l’avait acquis plus anciennement encore en vue d’en faire l’asile des catholiques anglais et ceux-ci l’avaient généreusement ouvert à tous les chrétiens. Ç’avait été avec Rhode-Island, le seul coin de terre sur les rives de l’Atlantique où l’on put prier et penser à peu près librement.

Là, aux confins de la Virginie, commence ce qu’on appelle encore aujourd’hui le Sud, et déjà sont posés devant l’avenir les termes du redoutable problème qui recevra près de deux siècles plus tard une sanglante solution. Dès 1619, un vaisseau hollandais débarquait sur le sol virginien une vingtaine d’esclaves noirs. Les planteurs se les étaient partagés et en avaient fait venir d’autres. Jusque là, ils n’avaient eu que des serviteurs d’occasion, aventuriers ou jail-birds, échappés du bagne ; il leur fallait une main d’œuvre pour la culture du tabac qui prenait une rapide extension et cette marchandise humaine avait été la bienvenue. Ils ont calmé leurs consciences en songeant que l’esclavage n’est pas condamné par la Bible.

La Caroline, la dernière des dix colonies appartient à quelques grands seigneurs anglais ; mais c’est du roi de France, Charles ix, qu’elle tient son nom. Jean Ribaut en 1562, Laudounière un peu après y ont créé sous l’inspiration de Coligny deux villages huguenots. Après la révocation de l’Édit de Nantes beaucoup y émigrent. Ils créeront par la suite à Charleston, une société rigide, mais polie, raffinée et distinguée. La Caroline demeurera longtemps la plus méridionale des colonies. En 1732, seulement un officier anglais fonda avec l’appui de George ii la Géorgie où des protestants de Salzbourg et d’autres villes d’Allemagne trouvèrent aussitôt un refuge contre les persécutions. Cette même année devait naître celui auquel était réservé l’honneur d’unir tous ces éléments disparates pour en faire une nation : George Washington.


Iroquois et Algonquins.

De 1500 à 1600 la puissance des Algonquins fut considérable. Toute la côte de l’Atlantique depuis la rivière de Savannah jusqu’au détroit de Belle-Isle leur était soumise et les Iroquois se trouvaient comme emprisonnés au milieu d’eux. Puis leur astre décrut et les Iroquois grandirent et devinrent puissants à leur tour. Sans la venue des « visages pâles », ils eussent peut-être subjugué une grande partie du continent et atteint un certain degré de civilisation. De bonne heure les Français avaient fait alliance avec les Algonquins leurs voisins immédiats et se les étaient attachés. Ce qu’il y avait de féodal à la fois et de nomade dans la vie canadienne permettait d’y faire une place aux Peaux-rouges. Le caractère hardi, entreprenant, loyal et un peu fataliste des trappeurs et des soldats français plaisait à ces hommes primitifs ; on ne leur prenait pas leurs terres et on les flattait en adoptant certaines de leurs manières d’être, en appréciant leur genre d’existence. Cette intimité avait eu pour conséquence naturelle de faire des Iroquois les alliés des Anglais. Mais l’alliance anglaise n’avait ici aucun caractère durable. L’occupation anglaise permanente, menaçait directement l’indépendance des Indiens. Au début du xviiie siècle la haine des Iroquois pour les Algonquins l’emportait encore sur les conseils de la prudence et de l’intérêt, mais pendant trente ans la diplomatie rudimentaire des pionniers français allait s’exercer sur les Iroquois. Il viendrait un moment la défection de ceux-ci risquerait de se produire. Une circonstance fortuite, l’influence acquise par un anglais qui avait su se faire adopter par eux, auquel ils avaient même donné rang de sachem les retint seule… Il eût suffi aux Français ainsi renforcés de prendre à revers le territoire de New-York pour séparer de nouveau en deux tronçons les colonies britanniques, s’ouvrir un débouché sur l’Atlantique et orienter différemment les destinées américaines… Vers le milieu du siècle, le Canada se trouvait relié à la Louisiane par une ligne redoutable de soixante forts. Malheureusement la population de la Nouvelle-France n’augmentait guère. La Jonquière voyant le danger, avait adressé à Versailles un pressant appel. Il suppliait qu’on lui envoyât dix mille émigrants pour coloniser la vallée de l’Ohio. Il insistait sur la nécessité d’agir au plus vite… Mais Louis XV n’avait pas d’argent à dépenser pour ces sortes de choses et savait-il seulement ce que c’était que la vallée de l’Ohio ?


À la veille de l’Indépendance.

..… En face de l’Angleterre se dresse un pays en formation. Il n’a pas encore de nom ; on lui en cherche un. La souveraineté n’y est pas fixée. Elle ne peut l’être que si chacune des régions qui le composent et vivent d’une vie propre abdique une portion de son indépendance et renonce à exercer certains de ses droits. On a vu dans l’histoire des peuples rompre les liens qui les attachaient à d’autres peuples ; on en a vu improviser des bataillons pour demeurer libres, mais en a-t-on vu qui fussent obligés de se battre pour leur patrie avant de l’avoir construite, de mourir pour leur drapeau avant de l’avoir tissé ? une nationalité existe pour le symbole qui la représente devant le monde qu’il soit politique ou religieux. Ici, le symbole est à trouver. Il y a une armée mais on ne sait pas au nom de qui elle agit ni quelle mission elle a reçue. Il y a un congrès mais si son rôle reste indéterminé, les pouvoirs de ses membres sont très limités. Il y a une opinion publique mais elle n’a ni guide ni centre puisque la capitale n’est pas plus désignée que le chef. Les américains n’ont, en somme, qu’un seul atout dans leur jeu ; ils sont supérieurs individuellement à leurs adversaires ; ils sont le produit d’une sélection et l’adversité, de plus, les a fortement trempés. Ils ont reçu des circonstances une éducation rude et virile. Ils savent à la fois se battre et raisonner, agir, s’abstenir, parler et se taire ; chacun d’eux est en état de comprendre ce qu’il faut faire pour aider au salut de tous et apte à l’exécuter. La république existe dans l’âme de chacun d’eux avant d’être née de l’échange de leurs idées ; par là, ils sont très en avance sur le siècle. Ce sont des citoyens, les premiers ; il n’en existe nulle part.


L’épopée napoléonienne.

..… Dès lors, Bonaparte fut le maître : d’abord comme « premier consul » (il y en avait deux autres qui ne comptèrent point), puis comme « consul à vie » (1802), enfin comme empereur héréditaire (1804). Sa domination de quatorze années compte parmi les périodes historiques les plus passionnantes du point de vue romanesque et les plus stériles du point de vue politique. Il n’en est presque rien resté quoiqu’on dise, sinon pour la France la gêne d’une armure jacobine propre à contrarier ses initiatives naturelles — et, pour l’Europe, des rancunes vivaces qui contribuèrent largement à susciter les agitations internationales du xixe siècle. Mais quelle étonnante succession de tableaux saisissants, quelle figuration somptueuse, quel sentiment inné de l’art dramatique ! Car Napoléon a traité la vie comme une représentation théâtrale au cours de laquelle, infatigable, il s’est montré tour à tour, selon la parole célèbre du pape, « comédien et tragédien » consommé, exerçant ainsi une emprise formidable sur son temps.

Aux Tuileries, dans la simplicité antique des premiers jours et, peu après, guidant l’armée à travers les neiges du Grand Saint Bernard — saluant, le soir de Marengo, la victoire fidèle, — promulguant le concordat par lequel il transformait le clergé en un corps de fonctionnaires dociles, — venant entre deux batailles s’asseoir parmi ceux qui préparent les lois nouvelles et redressant leur travail par une formule souvent inféconde mais toujours lapidaire, — recevant au crépuscule à Saint Cloud les sénateurs qui lui apportent, non sans réticences, la pourpre tissée sur son ordre, — prenant à Notre-Dame des mains du Souverain pontife étonné la couronne qu’il pose lui-même sur sa tête, tandis que, dans la tribune, « Madame mère » regarde rigide et méfiante… Puis le voici au camp de Boulogne, sur la falaise abrupte, distribuant à ses légions, au milieu d’une pompe césarienne, les aigles symboliques et, de là, les transportant soudain à marches forcées jusqu’aux rives du Danube où se lève « le soleil d’Austerlitz »… Le voici, dictant aux seize princes allemands confédérés selon ses vues les articles du pacte qui va les unir — installant ses frères et son beau-frère Murat sur les trônes de Naples, de Hollande, d’Espagne, de Westphalie — réduisant à Iéna la Prusse à merci (1806) — offrant au tsar Alexandre, sur le radeau du Niémen, le partage du monde (1807), — dressant contre l’Angleterre la menace du « blocus continental », — groupant autour de lui à Erfurth un « parterre de rois » (1808), — obligeant après Wagram l’empereur d’Autriche à lui donner en mariage sa fille Marie-Louise, et penché bientôt sur le frêle berceau de l’enfant qu’il décore du titre de roi de Rome et dont le destin fera un second Romulus Augustule… Le voici à Fontainebleau cherchant à s’emparer de la conscience de Pie vii, comme il s’est emparé de sa personne en le faisant enlever du Vatican, — à Dresde enfin, en mai 1812, au comble de la puissance, régnant sur un empire qui, du Zuydersée au Tibre, compte cent trente départements et autour duquel gravitent sept royaumes et trente principautés vassales. Et c’est alors la guerre de Russie, la guerre insensée ; à la lueur des incendies de Moscou s’avèrent l’aveuglement de l’homme et la fragilité de son œuvre. Contre lui, la haine de l’Europe s’est amoncelée. En octobre 1813, la bataille de Leipzig décide de son sort. Mais l’île d’Elbe qu’on lui assigne est trop proche ; il revient. Pour l’abattre définitivement, il faut Waterloo. Dans la sauvage solitude de Sainte-Hélène, le silence de la mort descend enfin sur lui. La fortune pourtant lui a ménagé une ultime apothéose. Le 15 décembre 1840 ses cendres, remontant la Seine du Havre à Paris, viendront solennellement reposer sous le dôme des Invalides.

C’est là que le 9 mai 1921 la République Française a célébré avec la dignité qui convenait le centenaire de la mort du grand homme. Après avoir payé au génie un juste tribut, un vainqueur récent et plus humain, le maréchal Foch fixa le jugement de l’histoire par cette critique mémorable : « Il a oublié qu’un homme ne peut être un dieu, qu’au dessus de l’individu il y a la nation, qu’au-dessus des hommes il y a la morale et que la guerre n’est pas le but suprême car au-dessus d’elle, il y a la paix ».


Simon Bolivar.

Dès la fin du xviiie siècle, dans ces domaines seize fois grands comme elle que l’Espagne possédait au nouveau-monde, on sentait se manifester une certaine effervescence. En 1780, une révolte avait été fomentée par le fils d’un cacique élevé à Cuzco où il s’était familiarisé avec la culture européenne. Mais celui-ci ayant refusé d’associer les créoles à son initiative, le mouvement n’avait pas eu de suites. Lorsque la révolution française s’affirma, les nouvelles venues de Paris semèrent l’agitation. La France était populaire. Établie à Cayenne dès 1700, ses vaisseaux avaient commencé de bonne heure à paraître dans les eaux de l’océan Pacifique ; une série de missions scientifiques l’avaient en outre mise en vedette. La Déclaration des Droits de l’Homme fut imprimée en secret à Bogota. Ce qui, plus que la rigueur despotique des autorités, retarda la rebellion, ce furent la difficulté des communications intercoloniales et l’absence de chefs déterminés. L’Espagne jouissait d’ailleurs d’un prestige séculaire. Mais lorsque sa vieille dynastie eut été renversée au profit d’un Bonaparte, les fonctionnaires furent comme frappés de stupeur. Un ébranlement profond se produisit. Tandis que le curé Hidalgo soulevait le Mexique, des insurrections éclatèrent à La Paz et à Quito (1809). Elles furent réprimées. La junte municipale de Caracas s’étant peu après saisie du pouvoir la révolution reprit à Quito et gagna toute la Nouvelle Grenade. À Buenos-Ayres une assemblée de notables fut convoquée ; le Chili s’insurgea (1810). Alors se dessina la noble et vaillante — mais parfois un peu déconcertante — figure de Simon Bolivar. Né à Caracas en 1785, il avait été élevé à Madrid par les soins de son oncle le marquis de Palacios. La douleur d’un veuvage prématuré et de fructueux voyages en Europe et aux États-Unis avaient mûri rapidement l’âme du jeune gentilhomme qui semblait promis à une existence facile. On dit qu’à Rome, sur le Mont-Sacré, il avait fait le serment de se vouer à l’émancipation de sa patrie. Le serment fut tenu avec une persévérance admirable car, au début, les échecs furent multiples. La désunion des créoles, l’indifférence des indigènes, la difficulté de combiner les coups entre groupements séparés par d’énormes distances, tout conspirait contre l’effort autonomiste. Lima demeurait le centre de la résistance monarchique. La restauration de Ferdinand vii sur le trône métropolitain découragea le parti de l’indépendance. Le Mexique était retombé sous le joug. Il ne resta bientôt plus de libre que la province de Buenos-Ayres et des divisions intestines y faisaient le jeu des royalistes (1814).

Mais Bolivar demeurait ferme. Avec la tolérance anglaise, il organisa à la Jamaïque une expédition qui pénétra par l’Orénoque. D’Angostura, son quartier général, Bolivar tint la campagne avec une sombre énergie. Les Llaneros, ces bouviers de la pampa, cavaliers incomparables et combattants farouches d’abord enrôlés par les royalistes, leur avaient maintenant faussé compagnie et se rangeaient sous les drapeaux du « libérateur ». Alors, tandis que le congrès de Tucuman proclamait l’indépendance des « Province-unies du rio de la Plata » deux hauts faits furent accomplis que nul manuel d’histoire n’a le droit de passer sous silence. En Janvier 1817, avec une audace magnifique, le général San Martin parti de Mendoza à la tête de quelques trois mille cinq cents hommes, franchit les Andes par le col d’Uspalata (haut de quatre mille mètres), descendit vers le Pacifique et ayant défait les royalistes, entra à Santiago et assura l’indépendance du Chili. Dix-huit mois plus tard, Bolivar après avoir consolidé sa situation, se dirigea à son tour à marches forcées d’Agostura vers la Nouvelle-Grenade et, ayant accompli en pleine saison des pluies la traversée terrible des montagnes, s’empara de Bogota.

Il fallait maintenant conquérir le Pérou. À Lima les soldats du vice-roi résistaient. Ils espéraient des renforts d’Espagne. Mais les vingt mille hommes réunis par Ferdinand VII s’étant mutinés marchèrent sur Madrid au lieu de s’embarquer pour l’Amérique (1820). San Martin aidé par l’amiral anglais Cochrane passé au service du Chili s’empara enfin de Lima (1821). Cette même année, Bolivar réoccupa Caracas et Carthagène. Le Vénézuela et la Nouvelle-Grenade avaient été unis sous le nom de république de Colombie. Le nouveau gouvernement fut aussitôt reconnu par les États-Unis et signa des traités avec le Chili, le Pérou, le Mexique et la Plata. Et ce fut la fin. Le 6 décembre 1824 les dernières troupes espagnoles furent mises en déroute dans la plaine d’Ayacucho entre Cuzco et Lima. L’Espagne trouvait son Waterloo en ces lieux , trois siècles plus tôt, s’était abattu sous ses coups l’empire des Incas.


Andrew Jackson.

Avec Andrew Jackson, le septième président (1829), la démocratie elle-même s’installe au pouvoir. Le jour de l’inauguration du nouveau chef de l’État est un jour de triomphe populaire. Les habitants de Washington considèrent avec stupeur le cortège de besogneux et de « pieds crottés » qui montent vers le Capitole à la suite de Jackson puis se répandent dans les jardins, défoncent les tonneaux de vin préparés pour eux et finalement envahissent les salons de la White-House. Ils ont mené la campagne avec une vigueur sans égale, parlant, criant, écrivant ; ils attendent la récompense sous la forme d’une place, d’un emploi quelconque. On procède pour les satisfaire à une véritable hécatombe de fonctionnaires : ainsi s’établit cet usage que les Américains appellent « rotation des offices » et qui consistera à renouveler après chaque élection présidentielle, tout le personnel fédéral depuis le diplomate jusqu’à l’employé des postes, depuis le directeur des douanes jusqu’à l’huissier du Sénat… Mais Andrew Jackson n’est pas seulement l’enfant du peuple qui a connu la misère, qui a dès le jeune âge gagné son pain laborieusement, au hasard des circonstances et dont la science n’a pas affiné l’esprit ni adouci les angles. C’est un soldat. Une guerre avec les Cricqs avait déjà mis en relief ses qualités militaires lorsqu’en 1815, il s’est trouvé appelé à défendre la Nouvelle-Orléans contre douze mille anglais qu’il a taillés en pièces. Voilà un beau titre de gloire mais ce n’est pas un titre à la présidence. Le peuple en juge autrement. Il veut un militaire, il veut une poigne ; il ne serait pas très éloigné de vouloir un empereur selon la formule romaine, c’est-à-dire un général victorieux sorti d’en bas et qui sur le pavois continuerait de reconnaître dans la démocratie l’origine et la sauvegarde de son pouvoir.


L’Angleterre avant Victoria.

Ce sera l’impérissable honneur de la reine Victoria que son nom demeure attaché à l’édification d’un système politique original et grandiose — l’empire britannique — en même temps qu’à un essai prolongé de redressement moral. Que cette dernière tentative paraisse avoir finalement échoué ne doit pas rendre injuste envers les artisans d’un noble effort.

À vrai dire, l’Angleterre du début du xixe siècle avait singulièrement besoin qu’on la régénérât. Maintenue et comme galvanisée par la lutte acharnée qu’elle avait fournie contre Napoléon ier, elle y avait acquis des énergies appréciables mais qu’animait un matérialisme égoïste et étroit. La lutte terminée, il avait semblé que la nation ne connut plus de directives, n’eût plus de mandat à exercer, rien que des appétits individuels à satisfaire. La royauté, le parlement, l’Église, les classes possédantes se montraient également déchues. L’amoralisme commençait de se manifester dès le collège ; la vie publique et la vie privée en étaient imprégnées. Aucun remède apparent. Depuis l’émancipation américaine, nul ne croyait plus à l’avenir colonial ; celui de la mère-patrie elle-même n’inspirait qu’une confiance mitigée. À peine si, au milieu de la corruption ambiante se dressaient çà et là quelques isolés pour qui le bien public n’était pas un vain mot et que leur force de caractère incitait à résister à l’abaissement général. Après une brève éclaircie au temps de William Pitt, les choses avaient encore empiré. Le parlement de 1814 se trouvait aux mains de propriétaires fonciers sans scrupules, n’hésitant point à affamer le peuple pour mieux vendre leur blé. Aussi la misère était-elle affreuse. Elle provoquait des émeutes locales et partielles férocement réprimées… Tout était à réformer : logements ouvriers : il y avait des villes industrielles dont une partie des habitants vivaient entassés dans des sous-sols sordides — régime électoral et municipal : la vénalité décidait des scrutins ; des agglomérations de quarante mille âmes étaient aux mains de quelques familles qui y détenaient le pouvoir par une sorte d’hérédité incontestée — instruction publique : l’école existait à peine en maintes communes et l’État n’avait pas même le droit d’inspection — assistance : elle fonctionnait de façon à encourager la paresse et à perpétuer le paupérisme. Il y avait encore l’Irlande où l’éloquence d’O’Connell entreprenait de grouper les catholiques en vue de les soustraire à la tyrannie qui pesait sur eux et aussi la question de l’esclavage dans les colonies contre le principe duquel la conscience publique commençait tout de même à se rebeller.

Sur ces entrefaites mourut Guillaume iv. Il avait, en 1830, remplacé son frère Georges iv. L’héritier était leur nièce, la princesse Victoria qui venait d’atteindre ses dix-huit ans. En vertu du privilège masculin, la couronne de Hanovre ne lui revenait point ; ainsi se rompait le lien malheureux qui, depuis cent vingt-trois ans, tenait unis le Hanovre et l’Angleterre. Un règne s’inaugurait à Londres qui en allait durer soixante-trois (1837-1901) et dédommagerait largement le peuple anglais de la patience avec laquelle il avait supporté une lignée jusqu’alors si peu digne du pouvoir.


Napoléon iii, héritier de la monarchie.

Ni l’empereur ni ses collaborateurs n’étaient des hommes de génie ; mais s’étant orientés au début dans une voie conforme aux besoins nouveaux qui allaient se manifester, ils avaient eu la chance de bénéficier de circonstances favorables à leur initiative. Cette orientation était en grande partie le fait personnel de Napoléon iii. Il y avait en lui une sorte de divination qui lui faisait parfois pressentir ce que de plus intelligents n’apercevaient point. Malheureusement ce don fut bientôt annihilé par un état de santé qui devait finir par faire de lui le jouet des circonstances ; et cela, en un temps, où il eut fallu la plus grande dextérité pour naviguer à travers les écueils sans mettre en péril le vaisseau national. L’évolution de l’Europe était fatale. Il pouvait être très fructueux pour la France inapte à l’empêcher, de paraître y présider. C’était là de la grande politique. Des desseins d’une telle envergure nécessitent avant tout une continuité patiente et ferme. Dans la seconde partie de son règne, Napoléon iii en manqua complètement. Il avait foi en son étoile sans avoir pour cela la confiance en soi-même ; de là, les apparentes complexités d’un caractère en somme plutôt simple. Le sort dressa sur sa route trois personnalités plus fortes que la sienne : Cavour, Bismarck et Pie IX. Il se perdit en voulant se servir d’elles. Rien, en tous cas, ne rappelle chez lui l’oncle dont il se réclamait et dont, aussi bien, on prétend que le sang familial ne coulait pas dans ses veines. Il crut le continuer en restaurant son œuvre. Entre les institutions, le rapprochement fut de pure forme. Si l’on compare, éphémères toutes deux, les constructions impériales de 1804 et de 1852, on constate que la première fut cimentée avec du passé rénové et la seconde avec de l’avenir entrevu.

En accédant non sans peine au pouvoir suprême, le premier Bonaparte s’était trouvé devant une situation difficile et incertaine. Le second, au contraire, y fut porté par une insurrection sans racines dont la secousse avait laissé intactes les immenses réserves de forces accumulées depuis trente trois ans (1815-1848) par la monarchie constitutionnelle. Forces de tous ordres : forces nerveuses d’abord et dont l’action sociale malgré qu’on la perde généralement de vue n’est pas moins importante à considérer que l’action physiologique individuelle. Rien ne vaut pour un peuple une longue période de travail suivi, sans heurts graves comme sans somnolence déprimante. Sous les règnes de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, la France avait ainsi vécu. En vain les turbulences parisiennes consécutives à l’escamotage de 1830 avaient-elles provoqué des répliques dans quelques grandes villes de province, la nation s’était vite ressaisie et était retournée à son labeur ordonné.

Forces économiques ensuite ; il y avait eu perfectionnement et enrichissement dans toutes les directions ; on avait tracé vingt-neuf mille kilomètres de bonnes routes et creusé trois mille kilomètres de canaux. La houille remplaçant le combustible végétal pour fabriquer la fonte, la grande industrie se substituant au petit atelier, le coton, le lin, la laine filés et tissés mécaniquement, la vapeur devenant force motrice et actionnant la navigation et les premiers chemins de fer… Ce furent là, sans doute, des progrès dont quelques-uns dévoilèrent plus tard leurs mauvais côtés, dont il serait absurde néanmoins de discuter la valeur et de vouloir nier l’heureuse répercussion finale sur la destinée du travailleur manuel. Tout cela se traduisait par une hausse rapide des fonds d’État. Du cours de 52 en 1815, le 5 % français était monté à 80 dès 1818 pour atteindre 110 en 1829.

Forces intellectuelle aussi : l’agitation féconde de partis politiques bien charpentés, le gouvernement passant des mains de sages conservateurs comme le duc de Richelieu et Villèle à celles de libéraux modérés comme Decazes et Martignac, plus tard l’énergie d’un Casimir-Périer, puis l’intéressante rivalité d’un Thiers et d’un Guizot — un mouvement d’idées tel qu’on n’en vît jamais de plus intense, le modernisme catholique de Lamennais, de Lacordaire, de Montalembert côtoyant les audaces sociales de Saint-Simon et de Fourier : tout cela revêtu de somptuosité par le romantisme de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine — l’éloquence de la tribune répondant à celle de la chaire — une presse encore inexperte mais brillante et consciencieuse… on eût dit que l’esprit français pendant cette belle période ressemblait à quelque palais enchanté répandant de la lumière par toutes les fenêtres de ses façades.

Forces militaires enfin : au temps des armées de métier, il était malaisé pour une nation attachée à la paix de maintenir ses troupes en haleine mais l’Algérie fournit à la France un merveilleux terrain d’entraînement propre à lui former des soldats endurants et des chefs énergiques sans compter l’occasion d’un apprentissage colonial dont elle devait par la suite utiliser les enseignements. À la veille de sa chute, Charles X, par l’opportune occupation d’Alger, repaire de pirates, avait accru de la façon la plus heureuse, le patrimoine national. Cette conquête pourtant, on faillit l’évacuer pour complaire aux Anglais et par méconnaissance de sa valeur ; la conservant, il fallut l’étendre et la rendre sûre et stable. Quinze années durant, en face de la résistance habilement concentrée par Abd-el-Kader, l’armée française avait bataillé, gagnant en vaillance, en souplesse, en unité au point de devenir un remarquable instrument de guerre.

De tout cela, Louis-Napoléon Bonaparte se trouva le bénéficiaire ; et il eut encore une force à son actif, le besoin de réaction d’une opinion humiliée. Louis-Philippe, bon administrateur, avait assez mal régné. Avant lui, la monarchie de Louis XVIII, malgré l’affaiblissement initial que lui avait valu l’aventure des « Cent jours », avait su assez vite reprendre son rang en Europe. Le principe discutable de l’expédition d’Espagne n’avait pas empêché la prise du Trocadéro de jeter quelque lustre sur son drapeau fleurdelisé. Sous Charles X, Navarin et Alger avaient apporté de la vraie gloire, saine et franche. Avec Louis-Philippe tout avait changé. La bourgeoisie triomphait, non pas celle de jadis sur laquelle les rois capétiens s’étaient souvent appuyés pour lutter contre l’emprise des seigneurs mais la bourgeoisie issue de la révolution de 1789 qu’elle avait dévoyée. Hostile à la fois à l’aristocratie par jalousie et au peuple par dédain, elle ne connaissait d’autre dogme que la protection de la « Propriété », n’aimait à dépenser qu’en vue d’un gain immédiat et envisageait volontiers la politique extérieure d’un point de vue d’arrière-boutique. Le roi, ne pouvant se réclamer ni du droit héréditaire, ni des suffrages populaires, manquait d’autorité pour diriger cette politique. Il avait passé la moitié de son règne à consolider son fauteuil et l’autre moitié à tenter d’élever ce fauteuil sur un trône. Vers la fin, y ayant à demi réussi, il était devenu partisan de l’immobilité à un degré dont ses fils même s’alarmaient. Pareil régime naturellement avait souvent manqué de prestige et valu au pays des avanies et même quelques affronts.


Les Dominions.

… Là fut taillé le Manitoba avec sa capitale Winnipeg issue d’un assemblage de huttes où vivaient les « bois-brûlés » métis de blancs et de peaux-rouges, chasseurs enragés qui se défendirent et qu’il fallut réduire par la force. Tout le nord fut divisé en vastes districts pour la colonisation future ; on parqua ce qui restait des indigènes dans des « réserves ». Le Manitoba se trouvait à peu près à mi-chemin de Montréal à Vancouver. Avoir une façade sur le Pacifique était une perspective séduisante. La Colombie britannique consentit à faire partie du Dominion si on l’y reliait par une voie ferrée. C’était un travail cyclopéen. La traversée des montagnes rocheuses présentait d’énormes difficultés. En 1886, les premiers trains directs circulèrent… Le Canada, pays principalement agricole, de traditions mêlées et soumis à de rigoureux hivers, a connu maintes difficultés d’ordre intérieur ; l’émigration ralentie, des disputes confessionnelles, l’obligation d’engager de lourdes dépenses pour créer l’outillage national y ont causé des déceptions, mais la sagesse éclairée et le courage tranquille des Canadiens leur a permis de cimenter fortement leur union et de s’assurer un avenir solide.

Rien n’apporte à un pays neuf plus de désarroi que la découverte soudaine de pierres ou de métaux précieux dans les roches de ses montagnes ou dans le sable de ses rivières. Mais ce sont là de ces secousses qui, le danger passé, se trouvent parfois avoir consolidé l’organisme en y déposant le germe d’une vigueur renforcée. Si le Canada n’a point passé par là, les autres communautés anglo-saxonnes en ont presque simultanément fait l’expérience. Les annales véridiques du « cyclone de l’or » en Californie (1848-1851) ont l’intérêt des romans d’aventure les plus émouvants. Quelques mois suffirent à tripler le chiffre de la population et dans Yerba-buena, devenue San-Francisco, quelques heures suffirent à faire et à défaire des fortunes. L’Australie connut de 1851 à 1855 pareille effervescence. Là aussi vinrent des aventuriers qui se muèrent peu à peu, en citoyens. L’ordre naquit du heurt passionné des énergies individuelles. Ce fut un ordre ultra-démocratique. On vit les colonies australiennes établir le suffrage universel, l’électorat et l’éligibilité des femmes, la journée de huit heures, l’impôt progressif, l’école officielle et neutre, reconnaître les syndicats ouvriers, séparer l’Église de l’État, introduire des monopoles… bien avant que l’Europe ne consentit à voir dans ces réformes autre chose que d’impraticables et dangereuses rêveries. En même temps, un nationalisme anticipé se manifestait. Les Australiens obligèrent la métropole à se saisir des terres environnantes ou à les disputer à la France et à l’Allemagne ; ils voulaient être seuls maîtres des approches de leur continent dont pourtant la plus grande portion leur demeurait inconnue et qu’ils n’arrivaient pas à unifier politiquement. Alors que le principe de la fédération était depuis longtemps ancré dans leurs cerveaux, des querelles de détail les empêchaient de la constituer. On y parvint par étapes et à l’orée du xxe siècle, la « Commonwealth of Australia » — disons la république d’Australie — prit rang fièrement avec son drapeau constellé parmi les peuples émancipés.

Le sort de la Nouvelle-Zélande avait été un peu différent comme l’étaient sa formation physique et ses conditions ethniques. Des deux grandes îles contiguës qui la constituent et dont l’ensemble égale à peu près l’Italie, l’une, l’île du sud, aux cimes neigeuses, vécut sans grands efforts une vie de travail régulier sous un climat favorable ; l’île du nord fut, au contraire, troublée par des guerres indigènes. Les Maoris qui étaient peut-être un million à l’origine et dont le nombre a décru jusqu’à faire prévoir leur élimination totale défendirent énergiquement, de 1860 à 1868, leurs droits à la possession du sol contre les colons européens. La colonisation avait été entreprise par une Compagnie à laquelle la Couronne s’était substituée en 1840. L’initiative religieuse s’y était superposée. Dunedin avait été fondée par les presbytériens et Christchurch par les Anglicans. Mais c’est à Wellington sur le détroit qu’en 1865 fut établie la capitale.


La naissance de la Roumanie.

Bukarest, en ce temps-là, était déjà une capitale. Elle avait, dit-on, cent mille habitants, des théâtres, des journaux. C’était un îlot de culture occidentale au milieu de l’orient retardataire. L’influence française s’y était puissamment développée. La nouvelle de la Révolution parisienne de 1848 sonna comme un tocsin. Les nobles moldaves réclamèrent une constitution ; ceux de Valachie, plus expéditifs, organisèrent un gouvernement provisoire. Pour une fois Turcs et Russes se trouvèrent d’accord ; les premiers marchèrent sur Bukarest et les seconds sur Jassy. Le traité de Balta-Liman (1849) conclu entre les envahisseurs consacra la défaite de l’insurrection. Mais cinq années plus tard l’armée française débarquait en Crimée et la question balkanique se trouvait portée au premier plan des préoccupations européennes. Le congrès de Paris (1856) eut à décider du sort des principautés. Il les plaça sous la garantie collective des puissances ; le sultan se contenterait d’un tribut annuel, seule épave de sa suzeraineté d’antan. Une partie de la Bessarabie fut restituée aux Moldaves. Quant à l’organisation intérieure, une commission européenne fut chargée d’en régler les détails.

Ici, gisait la principale difficulté. Les Roumains voulaient vivre unis ; Napoléon iii le voulait aussi. La Turquie et l’Autriche s’y opposaient. Des élections illégales ayant eu lieu en Moldavie sous la pression des commissaires turcs, l’empereur des Français dut intervenir énergiquement pour que ce scrutin fut annulé puis ensuite pour soutenir les unionistes après que ceux-ci eurent été élus. Finalement, il demeura entendu que les « principautés unies de Moldavie et de Valachie » auraient chacune leur gouvernement distinct mais que ces gouvernements pourraient communiquer au moyen d’une commission permanente chargée des affaires communes. Quand on en fut là, les deux assemblées se mirent d’accord pour élire à Jassy et à Bukarest le même hospodar ; Alexandre Couza put de la sorte s’intituler prince de Roumanie et bientôt, la France aidant, le sultan lui reconnut ce titre ; un règlement organique compléta la fusion gouvernementale. Un État considérable existait désormais qui était loin certes de grouper toute la nation roumaine mais dont la formation en émancipait définitivement plus des deux tiers.


L’Afrique.

L’Europe a pénétré les secrets de l’Asie et de l’Amérique lointaines bien avant ceux de sa voisine l’Afrique. De cette longue ignorance sont issus des préjugés tenaces, notamment celui de l’« infériorité » africaine. On s’est représenté le sol en majeure partie infertile, le climat meurtrier, les populations vouées à une barbarie irréductible… Les Européens en sont ainsi venus à considérer l’Afrique comme une sorte de monde subalterne dépendant du leur, destiné à être, dans la mesure du possible, exploité par eux et à leur fournir pour cette besogne la main-d’œuvre nécessaire.

Sauf les Hollandais qui s’installèrent en colons à la pointe sud, les autres peuples n’eurent d’abord en vue que la fondation d’établissements de commerce et de comptoirs d’échange. Puis ayant peu à peu utilisé de cette façon la périphérie du continent, ils s’entendirent pour un partage de l’intérieur. Ainsi naquit l’Afrique blanche. Français, Anglais, Portugais, Espagnols, Allemands, Belges, Italiens participèrent à sa création. Elle est de belle ordonnance et d’aspect puissant. Seulement sous le décalque de ses divisions transparaît une Afrique noire qu’on avait tenue pour négligeable. On ne lui connaissait point de passé : elle en avait un. On lui déniait le droit à l’avenir : elle s’apprête à le revendiquer. Cette Afrique-là s’adaptera-t-elle à l’autre en vue d’une coopération productive ou bien est-elle vouée à l’affronter dans la violence ? Problème angoissant car le repos de l’univers en dépend pour une large part…

Il y avait déjà longtemps que la France avait pris pied à Alger et l’Angleterre au Cap — plus longtemps encore que les Portugais s’étaient établis sur les côtes d’Angola et de Mozambique — lorsque, par l’initiative du roi des Belges, se trouva déclanchée entre les gouvernements de l’Europe la course aux protectorats africains. Léopold ii, dont le regard aigu s’était déjà posé sur l’Afrique centrale avait entrepris dès 1876 la lutte antiesclavagiste. Une association internationale ayant son centre à Bruxelles avait provoqué l’envoi de missions : il y en avait une française dirigée par Brazza, une allemande commandée par Böhm. Les Portugais s’agitaient de leur côté si bien qu’il y eût à l’embouchure du Congo convergence d’efforts sous lesquels tout naturellement perçaient des rivalités internationales. L’initiative belge s’y faufila. Le roi Léopold ayant constitué un « Comité d’étude du Haut-Congo » envoya, vers l’intérieur une expédition commerciale qui noua des relations, signa des traités, négocia des protectorats. Ainsi naquit l’État du Congo, conception ultra-moderne et si inédite que personne d’abord n’y voulut croire. Mais avec une sûreté de vues et une habileté de doigté confinant au génie, Léopold suivait sa route encourageant la poignée d’agents audacieux qui lui conquéraient un empire et traçant lui-même les frontières de cet empire à l’aide de tractations dans lesquelles il s’appuyait tour à tour sur l’Allemagne ou sur la France, opposant les intérêts des puissances les unes aux autres, cédant à l’une, résistant à l’autre, coordonnant toutes choses. L’État belge demeurait étranger, presque hostile à cette épopée qui comptera parmi les plus étonnantes de l’histoire. Le souverain passé homme d’affaires ne lui demandait rien. Il engageait ses propres capitaux ou s’en procurait comme s’il se fut agi d’une entreprise privée. Puis brusquement un congrès assemblé à Berlin (1884-1885) pour établir un « droit public africain » se trouva amené à reconnaître « l’État libre du Congo ». Sans cesser d’être homme d’affaires, Léopold redevenait souverain. Quatre ans plus tard par un testament prestigieux, il léguerait à la Belgique un avenir immense assuré par son intelligence, sa volonté et sa patience. Ces façons de faire médusaient les Anglais. Ils laissèrent échapper les précieuses régions du Katanga et même cédèrent à bail un vaste territoire sis entre le Congo et le Nil ; la France se croyant lésée intervint maladroitement pour obliger les Belges à se retirer de la vallée du Nil qu’elle livrait ainsi aux Anglais ; erreur politique que plus maladroitement encore, elle devait un peu plus tard, chercher à réparer en occupant Fachoda. Pendant ce temps, les troupes congolaises formées et commandées par des officiers belges pourchassaient péniblement les populations esclavagistes tandis qu’avec des difficultés répétées se construisait la voie ferrée mettant le Congo navigable en communication avec la côte. Lorsqu’elle eût été inaugurée (1898) le commerce congolais se mit à progresser à raison de dix millions par an.

La création de l’État du Congo agit comme une sorte de révulsif sur les puissances européennes, celles surtout qui semblaient pouvoir prétendre à une hégémonie africaine, c’est-à-dire l’Angleterre et la France lesquelles possédaient au Cap et en Algérie de fortes bases d’action. Mais tandis que l’Angleterre eut la chance de trouver Cécil Rhodes pour servir ses intérêts, la France se retarda grandement en ne réalisant pas en temps voulu le chemin de fer transsaharien.


La Confédération helvétique.

Sous sa forme présente, la Confédération helvétique constitue l’achèvement politique le plus parfait qu’ait encore réalisé l’humanité. Plusieurs races, deux religions, trois langues, des traditions multiples, des héritages divers, maintes oppositions d’intérêt ont abouti, de par le seul vouloir des populations, à un amalgame souple et fort sans qu’aient eu à intervenir pour le cimenter la guidance de chefs de génie ou les hasards particulièrement favorables de la fortune. Ailleurs la sagesse additionnée de générations successives a produit d’heureux résultats mais il a fallu pour les confirmer ou les maintenir que de telles interventions se produisissent. Rien de pareil en Suisse. La Suisse est par excellence l’œuvre anonyme d’une collectivité. On y a voulu relever des influences extérieures et, sans doute, il s’en est manifesté au cours de son histoire, mais c’est méconnaître le caractère de cette histoire que de ne pas distinguer l’axe autour duquel elle évolue. Cet axe a été forgé par le labeur opiniâtre et persévérant du peuple Suisse tout entier..…

Comment la variété d’institutions cantonales qui existait encore en 1830 a été peu à peu remplacée par une uniformité dosée laissant à chaque canton sa physionomie propre tout en lui épargnant les désavantages administratifs et commerciaux du régime antérieur — comment l’usage du referendum et du droit d’initiative populaire fut expérimenté localement avant d’être généralisé — comment la constitution fédérale esquissée en 1815, mise au point en 1848, amendée en 1871, a pris sa figure définitive — comment l’institution militaire cotoyant la milice et l’armée de métier en s’inspirant de l’un et de l’autre systèmes, les a fondus en un tout d’une harmonieuse originalité — comment, sans réactions injustes, le patriciat a été conduit à abandonner des privilèges surannés au profit de la bourgeoisie d’abord et du peuple ensuite — comment l’esprit d’égalité s’est étendu à toute la Confédération sans détruire le hiérarchisme nécessaire à toute humanité organisée… c’est par là qu’a été attirée l’attention de l’Europe.

Attirée mais non retenue. L’Europe fut très lente à se douter que la Suisse lui servirait de jardin d’essai et qu’elle-même pourrait avoir un jour à s’inspirer des expériences politiques et sociales conduites en ce pays. Elle éprouvait un inconscient dédain moins pour les dimensions restreintes du sol confédéré que pour la simplicité d’allures de ses habitants, pour leur indifférence à l’égard des palais dorés et des minuties protocolaires et parce qu’ils ne se réclamaient d’aucun de ces vicariats providentiels que l’orgueil national a colportés à travers l’histoire. En vérité, le « Gott mit uns », le « Gesta Dei per Francos », le « Dieu et mon Droit » pouvaient-ils frayer avec ce « tous pour un, un pour tous », devise d’un syndicalisme bien subalterne et ne paraissant viser que l’amélioration des conditions matérielles de l’existence. Pourtant, on trouva commode d’installer chez ces braves gens les « Bureaux internationaux » à mesure que se faisait sentir la nécessité de leur création. La Croix-rouge, les postes et télégraphes, les chemins de fer… leur furent confiés. On leur fit même honneur de quelques arbitrages à exercer en des conflits lointains ou techniques… Le jour vint où, ayant à caser la Société des Nations, on se rendit compte qu’elle ne pourrait vivre et se développer que sur la terre de Suisse.

Cette évolution flatteuse dans son principe encore que parfois déplaisante dans ses allures, la Suisse s’y prêta avec un calme, une dignité, un bon vouloir insurpassables. Par là, elle s’est définitivement classée la première dans l’ordre des disciples de la sagesse collective. Si l’on voulait de nos jours consacrer à Minerve, un nouveau monument, c’est sans doute au pied des monts helvétiques qu’il conviendrait de l’ériger. Minerve n’y figurerait pas sous l’aspect de la déesse altière et presque inaccessible, revêtue d’or et entourée d’encens, mais sous les traits terrestres de la femme capable d’appliquer à la vie quotidienne son savoir et sa raison par équilibre corporel et mental. Et cette conception-là vaut aussi d’être honorée.

ÉTUDES POLITIQUES
ET SOCIALES

La question d’Europe en 1899.

… L’Allemagne, la Russie, la Hongrie, l’Angleterre, les États-Unis sont donc les pays dont vont dépendre plus particulièrement, au début du xxe siècle, la paix matérielle et le repos moral de l’Europe. Les trois premiers sont directement intéressés dans la succession d’Autriche ; les autres représentent le poids qui fera pencher dans un sens ou dans l’autre la balance de la civilisation Ainsi l’Europe n’est pas achevée. Tandis que les États qui l’encerclent ont atteint leur développement normal et réalisé leur forme définitive, une incertitude plane encore au centre. Plus on examine le temps présent, plus on cherche à en saisir l’ensemble, à en scruter les détails et plus il semble que ce fait capital surplombe tout l’avenir. Les conflits coloniaux pourront sinon s’éviter du moins se circonscrire et quelque degré d’acuité qu’atteignent jamais les rivalités commerciales, une guerre d’intérêts sera rarement populaire par la raison que les citoyens d’un même pays gardent des intérêts contradictoires. Mais là, au cœur de l’Europe, il ne s’agit ni de fortune ni de prépondérance. Ce sont des questions de vie ou de mort qui se posent ; on ne saurait ni les éluder ni les limiter. On pourrait du moins les aborder dans un désir de paix, de liberté, de justice. En sera-t-il ainsi ?

Aux Anglo-saxons de le décider. Il s’agit de savoir s’ils trouveront en eux-mêmes la force nécessaire pour triompher des suggestions de l’esprit de lucre et de domination. Déjà, chez eux, la lutte bat son plein. D’un côté, il y a tout un passé de libre-arbitre individuel et collectif, des traditions de justice et de légalité, l’habitude de débattre les affaires publiques, de raisonner les événements, de former et d’énoncer des jugements indépendants. De l’autre, il y a une montée extraordinaire de richesse et de force, des projets séduisants, des entreprises audacieuses, la confiance en soi qu’engendre le succès, le désir de garder son avance et aussi, il faut bien le dire, de pernicieux exemples déjà donnés par d’autres peuples.

Telle est la question d’Europe, question politique mais surtout morale et dont la gravité réside principalement dans son caractère inéluctable. Rien ne l’empêchera de peser sur le siècle qui vient. Qu’y pourraient des changements de gouvernements ou de dynasties. Qu’y pourrait le socialisme lui-même ? Pour que se produisent au point de vue international les effets bienfaisants qu’en attendent ses partisans, ne faudrait-il pas qu’au préalable, la réforme morale fut accomplie et qu’un souffle de fraternité eut déjà passé sur une Europe aux frontières indiscutées ?

… C’est là ce qui dans cette question de l’achèvement de l’Europe centrale donne une si haute portée aux éléments moraux. Elle comporte des principes adverses, des germes inéluctables d’oppositions, mais non pas nécessairement des causes de conflits armés. On peut dire que la paix ou la guerre en sortiront selon ce que vaudra l’esprit public. L’esprit public est une grande puissance dont l’action se fait sentir là même où on lui refuse des moyens réguliers de s’exprimer. Il importe donc de préciser ses allures et ses tendances. Ces bases de l’esprit public dans le monde moderne sont l’enseignement, la presse et la religion. C’est par l’enseignement et la presse que l’opinion peut arriver à la connaissance des faits sociaux : la religion doit lui apprendre à les juger avec bienveillance. La connaissance de la vérité et la bienveillance du jugement, n’est-ce pas là l’idéal supérieur de l’esprit public ? Il est évident que nous sommes loin, bien loin d’un tel idéal : certains événements donnent même l’impression d’un recul, d’une sorte de faillite morale. Ni l’enseignement, ni la presse, ni même la religion ne sont, à l’heure actuelle à la hauteur de leur mission !…

L’Avenir de l’Europe, « Indépendance Belge », 1899.

Les articles politiques et sociaux parus en tête du Figaro chaque quinzaine de 1902 à 1906 ayant été pour la plupart assemblés en volume sous le titre de « Pages d’Histoire contemporaine » (Plon) et ces articles ainsi que les volumes (épuisés) de la Chronique de France ayant été analysés par M. Ernest Seillière, membre de l’Institut dans son livre Un artisan d’énergie française, les citations qui suivent ne sont empruntées qu’aux publications parues depuis 1915.

Ouvrez les portes du Temple !

Depuis que les « classes dirigeantes », au cours du xixe siècle, se sont résignées à instruire la Démocratie, elles ont constamment tenu leur effort enfermé dans les limites de l’utilitarisme professionnel. Ce fut un dogme que le travailleur dont le métier doit assurer la subsistance ne saurait être, sans dommage pour la Société, détourné de la voie étroite du perfectionnement technique et qu’aussi bien toute culture générale lui nuirait à lui-même et serait contraire à ses propres intérêts. Les sciences exactes, en ce qu’elles comportent d’applications directes et pratiques, les langues vivantes, commercialement apprises, composèrent la part du patrimoine intellectuel de l’humanité dont la jouissance fut dès lors concédée aux « classes laborieuses ». Et ceux qui les y admettaient s’estimèrent fort généreux et contemplèrent dans leurs miroirs la face du Progrès.

Or, il advint qu’un mouvement irrésistible se dessina qui poussait la Démocratie vers le pouvoir. Elle était le nombre, et le nombre devenait force. Les privilégiés composèrent avec cette force nouvelle, mais ils s’abstinrent de l’éclairer. Le partage des fonctions, passe encore ; le partage des connaissances, non pas. Les portes du Temple demeurèrent closes. Survint la guerre. La Démocratie prouva qu’elle n’avait pas seulement le nombre, mais encore le courage, l’abnégation et la persévérance. Car, sans faire tort à ceux qui les conduisirent et les commandèrent, c’est surtout à la masse des combattants obscurs, on peut bien le dire, qu’ira cette fois l’admiration de l’Histoire.

Quand, la paix rétablie, il faudra remplacer l’édifice que ceux même qui l’avaient construit et s’y carraient à l’aise ont jeté bas par leurs imprudences et leurs excès, on apercevra que l’avènement des gouvernements populaires est proche. Et la Démocratie recevra la garde du Temple sans que, du seuil, elle ait jamais été admise à en contempler le contenu, de ce Temple où sont accumulés les trésors de l’Intelligence et de la Beauté, l’effort des générations écoulées, l’espoir de la civilisation. Et parce que, dressé par un petit nombre d’initiés et selon des formules compliquées, l’inventaire en fut jalousement soustrait aux regards de la foule, voilà que le Temple et ce qu’il renferme se trouveront exposés aux hasards redoutables et aveugles des perturbations économiques et sociales. Et s’il allait être détruit ?…

Ce qu’il y a de plus surprenant dans le passé, ce n’est point la lenteur des progressions intellectuelles, ce sont les défaillances de la mémoire collective. Comment tant d’objets acquis ou réalisés, tant d’entreprises venues à terme, tant de constructions achevées, tant de découvertes enregistrées, comment tout cela a-t-il pu retomber dans le néant, disparaître parfois sans laisser de traces ? Un seul motif en rend compte : l’ignorance du grand nombre, entretenue par l’esprit de caste des privilégiés : une élite avait intérêt à garder pour elle le savoir, afin d’en faire un instrument de règne.

Et tant que l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, n’apportaient pas à l’homme leur concours merveilleux pour la diffusion de toutes choses, un pareil calcul s’excusait, se légitimait presque. Mais de quels arguments honnêtes l’appuyer alors que ces inventions avaient préparé le déplacement de l’axe social ? La pédagogie vint au secours des obscurantistes. Elle inventa une théorie étrange, d’après laquelle l’attention ne saurait se fixer sur un ensemble, l’intelligence le saisir, la mémoire le retenir qu’autant que les détails en ont été l’objet d’une étude préalable approfondie. Regardez-y de près ; tous nos systèmes d’enseignement reposent d’aplomb sur cette doctrine que nul n’ose contredire ni même discuter, et dont les événements actuels soulignent pourtant à nouveau l’absurdité et le néant.

Il faut démolir cette Bastille. La Démocratie doit à son tour recueillir l’enseignement des siècles et prendre contact avec la science désintéressée. Elle est beaucoup mieux préparée à en bénéficier que votre méfiance ne vous le laisse croire. L’air pur des grands courants historiques, la révélation des abîmes cosmiques, les souffles créateurs de l’art allégeront sa marche laborieuse.

Ouvrez les portes du Temple ! Il n’est que temps. L’avenir de l’humanité l’exige.

Pages de critique et d’histoire, 1918.

La réforme de la presse.

Des circonstances atténuantes, oh ! certes, il y en a. Parce qu’une institution a déchu, on n’est pas autorisé d’ailleurs à en rendre responsable en bloc la corporation qui en a la garde. Il faut avoir d’abord opéré le décompte des pesées extérieures dont cette corporation est peut être la victime.

Beaucoup des fautes pour lesquelles la presse contemporaine mérite d’être censurée, sont de simples répercussions dans un milieu spécial de fautes générales où chaque pays, chaque race, chaque catégorie sociale ont leur part de culpabilité. Ces coupables eux-mêmes ont droit à quelque indulgence du fait d’événements dont ils n’étaient pas les maîtres et dont ils ont subi les conséquences. Le temps en lequel nous vivons a été agité par les applications d’inventions incessantes autant qu’ingénieuses. L’existence matérielle en a été transformée, les appétits surexcités, l’équilibre familial ébranlé. Puis, ce sont de nouvelles formes de groupements qui sont apparues et très vite, ces groupements se sont trouvés investis d’une force redoutable : trusts et cartels économiques ou politiques prompts à soumettre l’individu désarmé à leur tyrannie anonyme.

Tous ces éléments de désordre moral ont insufflé l’habitude de mentir : mensonge obligatoire, dilué, à jet continu de tous le plus redoutable car il devient bientôt inconscient : « mensonge perlé » pourrait-on dire, qui sévit presque partout. Ayons donc le courage d’en faire l’aveu : jamais on n’a autant menti que dans la société actuelle. Quelques réformes dans les procédés des chancelleries officielles sont pour nous tromper. Il est vrai — ici ou là — les voies gouvernementales sont moins tortueuses qu’aux époques précédentes. Mais qu’est cela si l’humanité en masse se prend à l’engrenage du mensonge au point de s’en faire une seconde nature et de ne plus même s’apercevoir de la sinistre transformation qui s’opère en elle ?

Certes, je le répète, il n’est pas aisé pour l’homme isolé de tracer sa voie au milieu de foules que des espoirs irréfléchis et des déceptions injustifiées aigrissent ou abattent tour à tour. Certes, il ne l’est pas d’échapper à l’emprise des trusts et des syndicats que les passions ou les intérêts font surgir à tous les carrefours de l’existence. Pourtant, cette orientation individuelle, le journaliste peut-il en être dispensé, lui qui est chargé d’orienter les autres ? Tous les efforts ont convergé en vue de s’emparer de lui, car sa profession, le désigne. Plus l’organisation de la Presse est puissante, plus on cherche à faire d’elle un instrument d’intimidation, de corruption, de chantage — et plus les redressements de la conscience quotidienne lui sont rendus difficiles.

Regardons autour de nous Vérités supprimées ou maquillées, exposés truqués, faussetés habilement démenties de façon que le démenti s’évapore en laissant subsister la fausseté à cet état de choses, l’Europe doit la guerre internationale d’hier et la paix misérable d’aujourd’hui en attendant la guerre sociale de demain. Il serait peut-être temps de s’inquiéter ?

Or, le remède se résout en une alternative très simple : ou bien rejeter l’outil — ce qui est indésirable et d’ailleurs impraticable ou bien purifier les mains qui l’actionnent.

En résumé, il importe pour l’avenir de la Pédagogie, disions-nous, que « la Cité soit alerte et bien équipée et que la Presse soit indépendante et sûre ». Or, la Presse, dans son ensemble, n’est ni indépendante, ni sûre. Asservie par les intérêts financiers ou les passions politiques, gangrenée par une ambiance délétère, ses rouages faussés par l’esprit de camaraderie, la Presse se trouve le plus souvent hors d’état de remplir sa mission alors que précisément cette mission est devenue une sorte de sacerdoce chargé des plus lourdes responsabilités. De cet état de choses, le journaliste est la première victime. Il aime son métier ; il est anxieux de franchise, de culture, de considération, mais on tend à faire de lui un esclave voué à la pratique du « mensonge perlé ». Non seulement son salaire est insuffisant mais sa sécurité est aléatoire.

Il doit être défendu contre ses chefs, contre lui-même, contre les parasites qui le déconsidèrent. Nous croyons que la loi, l’université et l’opinion ont chacune leur rôle à jouer dans l’organisation de cette défense : la loi par deux ordres d’intervention : 1o  en déclarant incompatibles la qualité de directeur ou d’administrateur de tout journal politique quotidien et celles de député, sénateur, fonctionnaire de l’État aussi bien que de directeur ou administrateur d’une grande société financière, industrielle ou commerciale ; 2o  en précisant et en réglementant le délit de diffamation : l’université en créant des Facultés de journalisme qui distribueraient une culture générale appropriée tout en assurant la préparation technique désirable. Car plus les moyens d’information deviennent rapides et complets plus le sens objectif et critique doit être développé ; l’opinion enfin, en renonçant à exiger la simultanéité de l’information et de la critique et en comprenant que, la nouvelle télégraphiée ne pouvant donner lieu à une analyse immédiate sincère et éclairée, le même journal ou la même édition ne peuvent contenir à la fois l’énoncé des faits et leur commentaire.

Conférence à la Ligue Française, 1924.

L’État et la Cité.

Le terme est antique. Il ne fut pas toujours précis. Civitas ce n’était point la ville, Urbs ; ce n’était pas non plus res publica, l’État. Cela tenait de l’un et de l’autre. Plutôt cela allait de l’un à l’autre, la notion s’élargissant ou se rétrécissant selon les époques. Cette imprécision subsiste. Un dilemme se tient devant nous. Il y a au fond du creuset où s’élaborent les destins politiques une sorte de conflit entre les doctrines de l’impérialisme d’État et celles de l’autonomisme municipal. C’est en vain qu’à cet égard les futuristes se flattent de découvrir des formes nouvelles. Ils seront conduits malgré eux à utiliser les principes de ces deux formes anciennes par ce motif qu’après tout il n’en existe pas d’autres. Poussez votre investigation à travers les temps historiques, des tribus africaines aux clans nordiques, du chinois à l’aztèque, de l’anglo-saxon au slave, vous retrouverez toujours le double germe que Rome et l’Hellade ont simplement fait fructifier avec un tel éclat que leurs noms y demeurent attachés.

Mais cela ne veut pas dire que des accommodements ne puissent surgir et que les termes du dilemme soient contradictoires. Le passé en est garant. L’intégration de la cité grecque dans l’empire romain est un des phénomènes les plus instructifs de l’histoire et il est regrettable qu’un nouveau Fustel de Coulanges ne se soit pas rencontré pour en mettre en relief les phases successives.

Laissons donc de côté la question de l’évolution de l’étatisme. Dut-il s’orienter vers un absolu auquel pour ma part je ne crois guère, le rôle de la cité moderne en serait à peine diminué. C’est qu’elle puise sa force grandissante non dans des aspirations ou des raisonnements, pas même dans une législation en passe de s’établir, mais dans des réalités acquises et dans des nécessités inéluctables. Songez à la situation inattendue qu’ont créée la T.S.F., les avions, l’automobile, les progrès de la chimie pratique d’une part — et de l’autre, l’uniformisation de l’existence et la substitution progressive d’une classe unique aux divisions sociales jusqu’ici prédominantes.

De cet état de choses encore inachevé, mais déjà fortement dessiné, une vue hâtive ou superficielle porterait à conclure que la cité va sortir diminuée en cohésion, en personnalité. C’est tout le contraire ; on s’en aperçoit déjà. La logique du reste le confirme. Les inventions susdites, par les applications dont elles sont susceptibles créent de la mouvance, de la sociabilité, de l’interpénétration… c’est entendu. Mais elles créent en même temps de l’indépendance, donc de l’autonomie renforcée. La cité n’était pas maîtresse du chemin de fer, du télégraphe, du téléphone… elle l’est ou peut l’être de ses autos, de ses avions, de sa T.S.F. La chimie tient en réserve pour elle des facilités singulières qui, sans atteindre au degré prédit par Berthelot, pourront jouer dans son alimentation un rôle considérable.

Parallèlement, sa pépinière de desservants et de dirigeants croît en nombre et aussi en qualité pratique. Viennent des circonstances troublées qui la vouent à un isolement relatif et plus ou moins durable, elle sera bien mieux à même de se suffire que ne le fut sa devancière du iiie siècle par exemple lorsque commencèrent de craquer les cadres de la civilisation étatiste.

Conférence, Berne 1932.

Le principe d’intermittence.

Ce qui va bientôt dominer partout, c’est l’obligation de l’économie. Or, par une conséquence de l’uniformisation des habitudes d’existence, la dépense individuelle s’est accrue considérablement et de telle manière que ni l’arrêt du gaspillage administratif ni le refrènement du luxe inutile ne sauraient y apporter de réelle compensation. Il faudra donc recourir à l’introduction d’un principe nouveau, d’une méthode inédite. Ce principe c’est celui de l’intermittence signalé, il y a trois ans déjà, comme seul capable d’arrêter la course à la débâcle qui s’est déclenchée et s’accélère sous nos yeux. On est aveugle, en vérité. On l’est par ce qu’on s’est accoutumé à des raisonnements et à des calculs d’une rigidité mathématique sans tenir compte de la pesée des impondérables pas plus que des forces psychiques dont la qualité mathématique — si elle existe — échappe à notre appréciation. L’opinion s’est habituée à peu près partout à l’idée de ressources indéfinies et à la conclusion qu’un productivisme intégral et une répartition rationnelle auront raison de toutes les difficultés. C’est ainsi qu’après que la question politique a longtemps dissimulé aux regards des gouvernants et des gouvernés la question économique, celle-ci à son tour cache la question sociale, laquelle est à la base de tout le désarroi présent. Or, la question sociale est une question d’ordre passionnel rendue dangereuse par ces haines « sédimentaires » dont nul n’est à même de supprimer le dépôt ni même d’apprécier l’épaisseur.

Que l’on regarde maintenant autour de soi ; des fondations nouvelles ne cessent de se multiplier : Instituts, Bureaux, Comités, Académies il en résulte la construction ou l’aménagement d’édifices pour les abriter et la désignation de fonctionnaires pour les administrer. Si parmi ces institutions, il en est de contestables quant à leur opportunité, admettons que la plupart sont issues d’un dessein louable ou répondent à quelque besoin certain. Mais toutes jusqu’ici sont établies sur le principe de la permanence : permanences ruineuses. Pour les créer, il se rencontre encore quelques Mécènes dont la générosité toutefois ira en s’amincissant. Mais pour entretenir ou restaurer leurs façades pour maintenir le personnel nécessaire, pour solder les surplus imprévus qui paiera et avec quoi ?

Or, que l’on cesse d’enraciner au sol lesdites institutions, qu’on leur donne une organisation intermittente et comme un vague relent de campement, les voilà non seulement allégées d’entraves, déchargées de maints soucis mais encore accommodées au goût du jour. Ce goût du jour n’est point issu d’un caprice mais bien d’un instinct. La vitesse règne. L’existence est devenue trépidante aussi bien par la coopération incessante de la machine que par le recours continuel à la tension de l’organisme humain. Il n’y a pas d’autre remède que l’alternance des activités. Il faut tenter d’affaiblir une préoccupation par celle qu’on y substitue en évitant le cumul de l’une et de l’autre. Les émietter est une utopie, car chaque activité nouvelle doit avoir le temps de s’établir, de s’installer, de pénétrer l’être qui s’y donne. L’homme, en somme, se trouve soumis à la tyrannie de courants à haute fréquence dans une quantité de domaines. Et de tels courants ne sont supportables que s’ils s’interrompent et efficaces que s’ils se répètent. De là la diffusion de l’idée de « session » qui, directement ou sous des déguisements s’infiltre déjà de divers côtés. La session périodique contient de la sorte en germe la solution de maintes difficultés économiques en même temps qu’elle facilite à l’organisme de l’individu la détente devenue indispensable.

Union Pédagogique, 1928.
Dans le jardin de Tarquin.

… Le traité à conclure devra porter sur trois points principaux. Le premier de ces points a trait à la propriété. Il faut que le prolétariat en accepte le maintien, et les privilégiés la limitation. Hors de là, point de salut. C’est, de nos jours, l’alpha et l’oméga de toute paix sociale. Il est assez probable que, plus tard, on trouvera très surprenante la liberté actuellement laissée aux citoyens plus intelligents, plus actifs ou plus favorisés par la chance, d’accumuler entre leurs mains autant de richesse qu’ils réussissent à en capter. On se demandera comment l’ordre public pouvait subsister avec un pareil principe, mais, de nos jours, au contraire, la propriété est constituée en dogme et il faut un effort d’esprit pour que ceux qui la détiennent consentent à la séparer de la morale.

La propriété n’est pas un dogme, mais c’est une nécessité. Sauf, bien entendu, dans les sociétés demeurées à l’état primitif, elle est une perpétuelle réincarnée. Supprimée, elle recommence aussitôt à se développer. La révolution russe est venue juste à point pour le rappeler à ceux qu’égaraient sur ce point les divagations scientifiques d’une certaine école. Actuellement, la naïve ignorance du prolétariat et le sinistre égoïsme des milliardaires se sont accordés pour accélérer la concentration des capitaux en un petit nombre de mains. Ils seront ainsi plus aisés à confisquer, pensent les prolétaires ; on les défendra plus sûrement, se disent les ploutocrates. Double utopie. Groupés de la sorte, les capitaux attisent de plus en plus la haine sociale. Une fois saisis, ils tomberont en poussière et tout sera à recommencer. De la ruine collective accumulée sortira un nouveau travail d’accaparement individuel qui s’emploiera péniblement à réparer les pertes subies. Ce mécanisme est fatal. Il est, de plus, normal et fécond. C’est lui qui tient l’humanité civilisée en haleine. Le souci de gagner et de s’élever est le plus sûr antidote à la paresse animale, et plus nombreux sont les individus qui y réussissent, plus grand est le bénéfice de la collectivité. Ceci toutefois n’est exact que jusqu’à un certain degré. Franchi ce degré, le bénéfice de la collectivité s’infléchit rapidement. Le bien-être du grand nombre élève la moralité générale. Le luxe du petit nombre tend au contraire à l’abaisser. Il n’en fut pas toujours ainsi. Du temps que le luxe se traduisait par la satisfaction d’instincts esthétiques élevés, la collectivité pouvait en tirer profit d’une autre manière ; de beaux édifices, des œuvres d’art, des existences fastueuses mais régulières et localisées ne sauraient se comparer, au point de vue de la répercussion sur la moralité publique, avec la frénésie des automobiles, des colliers de perles et des dîners au restaurant qui synthétise les vulgarités coutumières du luxe actuel. Une société qui compterait une poignée de milliardaires et des foules de travailleurs sans ressources s’affirmerait probablement comme la plus vile et la plus rabaissée qui puisse être.

C’est pourquoi l’opération symbolique à laquelle se livrait Tarquin dans son jardin redevient d’actualité. Tarquin n’abattit point toutes les tiges fleuries pour les ramener au niveau des herbes à peine sorties du sol. Il se contenta de rogner celles qui dépassaient trop ouvertement leurs voisines. C’est là un geste délicat, puisqu’il comporte à la fois de la violence et de la mesure, c’est-à-dire le dualisme le plus difficile et le plus méritoire à réaliser pour l’homme. Il ne serait pas impossible d’y procéder pourtant. Dans son remarquable ouvrage posthume, Walther Ratheneau n’est pas loin de le conseiller à ses concitoyens. Ce milliardaire qui avait perdu la foi en la légitimité de ses milliards — et qui n’a pas été assassiné pour autre chose — eut la claire vision de son temps et le courage de s’en expliquer.

« Où va l’Europe ? », 1923.

Le service ouvrier.

La limitation légale des fortunes privées, seule manière d’en finir avec la lèpre ploutocratique qui ronge les assises des États européens, ne suffirait pas toutefois à assurer un avenir de paix sociale, car tout n’est point affaire de législation parmi les hommes, et la loi sans les mœurs ne vaut. Il faut encore avoir raison du préjugé millénaire qui place le travail manuel dans une situation constamment humiliée par rapport à l’intelligence et à la culture. Des dissertations n’y feront rien, car il est évident que ledit préjugé, qui s’explique par l’histoire, n’a plus, depuis longtemps, de raison d’être autre que l’intérêt matériel de ceux qui l’invoquent. Scientifiquement, il a perdu toute signification, l’hygiène savante ayant établi péremptoirement à la suite de l’hygiène empirique que les muscles et le cerveau, loin de s’opposer, s’équilibrent par l’exercice alternatif. Moralement, il n’en a jamais eu. Il était directement contraire à l’Évangile, mais il n’en est que plus instructif de constater comment le christianisme a dû s’en accoutumer et vivre avec lui sans oser le condamner par la suite, comme il l’avait fait au temps de la primitive Église. N’empêche que si l’on remonte le cours des âges, c’est à un chrétien, à l’un des plus grands qui aient vécu, à saint Benoît de Nursie, fondateur des Bénédictins, qu’il faut se reporter pour trouver la formule applicable à l’époque présente. En obligeant ses moines à manier l’outil, une partie du jour, et à mener le travail des bras concurremment avec celui de l’esprit, saint Benoît visait à préparer une élite de « régénérateurs de la vie ». Quatorze siècles ont passé ; la recette demeure la même. Mais c’est à tout le monde, maintenant, que doit s’appliquer le précepte donné par le célèbre religieux. On parle de « service civil » et, ce terme étant vague, beaucoup s’en emparent, comme d’un thème à paraphraser. Soyons plus nets et plus francs. C’est « service ouvrier » qu’il faut dire. Entendons par là le stage obligatoire à l’atelier, à l’usine, au chantier : stage dont la durée et les modalités peuvent varier selon les besoins de la communauté, mais dont le principe doit demeurer aussi immuable que celui du service militaire.

« Où va l’Europe ? », 1923.

VARIÉTÉS

Californie d’autrefois (1893).

Il pouvait être six heures du soir quand le petit chemin de fer s’arrêta au fond d’une vallée roussie, devant un massif montagneux qui décidément lui barrait la route. Il avait couru depuis midi au milieu des longues herbes sèches, les rails posés tout uniment sur le sol, franchissant les ruisseaux sur des ponts improvisés et s’arrêtant à des stations minuscules dont les noms poétiques à désinences espagnoles évoquaient les lointains ensoleillés du sud. Et c’était, au coucher du soleil, une grande féérie rouge comme si mille flammes de bengale se fussent allumées tout à coup. Des aigrettes de feu s’attachaient partout sur la crête des collines, aux cailloux du sol, aux rebords des petits nuages qui descendaient, très pressés, derrière l’horizon.

Au milieu de ce paysage à grandes lignes primitives sans culture encore et d’une beauté intacte, deux petites maisons de bois, de celles qu’en Amérique on transporte partout si aisément, se dressaient proprettes et puériles posées comme des joujoux sur la terre nue ; l’une d’elles servait de domicile au chef de gare et portait en grosses lettres bleues le nom de la localité : Santa Margarita. Une sorte de quai la prolongeait le long duquel le train avait fait halte ; un peu plus loin la voie se perdait dans les herbes en attendant que fut creusé sous la montagne le tunnel qui devait lui permettre d’atteindre San Luis Obispo.

Il y eut sur ce quai tout un déballage d’hommes et de choses : instruments aratoires perfectionnés, barils, caisses, sacs de toile, paniers de fruits. Pour enlever toute cette marchandise et la répartir, il fallut une heure comme si sur ce versant de la rude Amérique, le temps avait absolument cessé de représenter de l’argent ; les hommes bavardaient entre eux, riaient, chantaient tandis que s’allumaient les constellations dans l’azur rapidement assombri. Et la nuit était venue quand les deux lourdes diligences à huit chevaux s’engagèrent dans la prairie. C’étaient deux de ces pataches mexicaines, sortes de calèches suspendues sur d’épaisses lanières de cuir tressé, avec les bagages amoncelés par derrière, des rideaux de coutil remplaçant les glaces absentes et, sur la caisse, des enluminures en couleurs vives, ; on eût dit des voitures de cardinaux romains visitées par des brigands et déchues de leur splendeur mais continuant de dodeliner doucement selon les hasards du chemin et imposantes encore dans leurs silhouettes d’ensemble.

À l’automne, les herbes californiennes brûlées par le soleil, s’inclinent sur le sable doré comme elles et forment le tapis le plus mœlleux qui se puisse rêver ; les chevaux, couverts de clochettes et d’oripeaux se mirent à trotter gaîment, tandis que le cocher coiffé du classique sombrero faisait claquer au-dessus d’eux son interminable fouet d’un mouvement ample et vigoureux. Mais bientôt le sable et les herbes firent place au rocher ; les traits se tendirent et l’ascension commença.

Au brusque détour d’un contrefort granitique un étrange spectacle apparut ; là s’ouvrait dans la montagne l’orifice du tunnel : de gros feux rouges éclairaient le chantier. S’élevant le long de la profonde tranchée, la route passait devant une suite de cabanes hâtivement construites avec des troncs d’arbres et de la boue ; les portes ouvertes laissaient voir des intérieurs rugueux, la lampe fumeuse pendant du toit, le souper sur la table. Les ouvriers attendaient le passage de la diligence ; ils portaient le costume du travailleur yankee, la chemise de flanelle entr’ouverte sur le cou et le pantalon enfoncé dans les hottes de cuir fauve ; seulement, je ne sais quelle souplesse dans l’attitude, quel sens artistique, dans la manière de poser le chapeau ou de nouer la cravate dénonçaient les approches du Mexique ; parfois, au travers de l’anglais sec et martelé, les jurons et les invocations de la vieille Espagne jetaient comme une note de musique.

Ayant abandonné ses chevaux à eux-mêmes, le conducteur fouillait dans une sorte de panier suspendu à portée de sa main. Il y prit des rouleaux, des paquets de lettres, des journaux sous bande et lisant d’un coup d’œil les destinataires pour s’assurer que nulle erreur ne s’était glissée dans son triage, il les lança devant chaque demeure ; quelques-uns pénétrèrent par les portes ouvertes ; d’autres furent arrêtés au vol par ceux auxquels on les lançait ; d’autres roulèrent à terre, attendant qu’on vienne les relever. Un peu après la dernière cabane, la diligence tourna presque à angle droit et coupa la ligne souterraine du railway. D’un côté une paroi à pic, noire, démesurée montait sur le ciel ; à gauche, la même paroi tombait dans le vide. Ensuite, ce furent le silence et la nuit ; des oiseaux tournoyaient et la brise secouait les arbres ; bientôt fut atteint le sommet du col ; l’allure devint rapide sans souci de la route étroite et des lacets à détours brusques. Un moment des points lumineux étincelèrent au flanc d’un promontoire qui s’allongeait abrupt, séparé de nous par une vallée ténébreuse ; c’étaient des fanaux électriques ; le chemin de fer devait courir là à ciel ouvert pendant quelques centaines de mètres ; on creusait dans le granit de quoi placer les rails ; le bruit des pics se répercutait sinistrement et l’éclat blanchâtre de la lumière avivait les contrastes et grandissait les proportions de ce site sauvage La descente s’accentuant, bientôt nous perdîmes de vue cet atelier suspendu en l’air ; la vallée s’ouvrit et gentiment niché dans un cirque de collines, San Luis Obispo apparut.

Dans les montagnes de Santa Ynez ; changement de véhicule ; la diligence de Los Olivos passe ses voyageurs et leurs bagages à la diligence de Santa Barbara. Cette fois, ce ne sont plus des carrosses de cardinaux mais des chars à bancs très légers et infiniment rudimentaires. L’échange s’opère dans un ravin exquis, plein d’eaux murmurantes et de chants d’oiseaux. Le Pacifique a disparu. Une petite auberge se trouve là ; assise sur deux roches entre lesquelles sautille une cascade. D’étranges laitages et des fruits inhabituels composent un menu plus pastoral que réconfortant. On charge les colis et le conducteur de Los Olivos, amarrant un carton à chapeaux récalcitrant, adresse à son propriétaire cette admonestation où il entre plus de pitié que de rancune : « what’s the use of a man having two hats ! »

Toutes les missions ne sont pas ruinées : il y en a dont les chapelles à demi restaurées servent de paroisses. On y voit encore des peintures enfantines et des statues contournées représentant la Vierge en robe à paniers ou les saints en abbés de cour. Quand, au matin, par une aurore empourprée ou bien à l’angélus du soir la cloche, apparente au-dessus de la façade dentelée se met à tinter doucement, elle évoque les pauvres Indiens raclant le sol avec leurs instruments primitifs, les lourds chariots aux roues massives, la sentinelle montant autour de l’enceinte une garde fantaisiste et les longues processions avec les cierges de cire et les images de bois doré. Vous trouverez la mission de Monterey discrètement cachée derrière un pli de terrain et se mirant dans un étang bordé de roseaux à fleurs blanches ; celle du Carmel proche de la baie où, comme au temps des Franciscains les vagues caressent sans contrainte la belle plage arrondie sans que nul bruit humain interrompe leur rythme musical. Dans les chemins poussiéreux, vous croiserez des hommes à cheval qui chantent des paroles yankees sur des airs espagnols et poussent devant eux des bestiaux. Ces hommes ont la chemise ouverte sur la poitrine nue, leur déshabillé est artistique et chacun de leurs mouvements charme par la grâce inconsciente dont il est empreint.

Quand vous aurez passé les montagnes de Santa Ynez et aperçu la plaine de Santa Barbara et l’Océan Pacifique semé de grandes îles lumineuses, ce sera la Californie du Sud plus exubérante, plus chaude de teintes, presque tropicale par endroits. Vous irez visiter la mission de Santa Barbara qui, seule, est complètement intacte, et le vieux franciscain irlandais qui entr’ouvre d’un air bougon la porte vermoulue sourira presque, s’il sait que vous venez de Paris. Vous attacherez votre cheval à l’ombre d’un poivrier et vous écouterez la fontaine qui joue dans le grand silence de midi tandis qu’une avalanche de soleil tombe sur la terrasse blanche et que les cactus et les aloès détachent sur les murs de pisé leur dentelure bleue.


Notes athéniennes (1894-1896).

Ce fut une sensation rare cette première entrée au Pirée, une nuit de novembre. La mer sommeillait déserte ; une clarté diffuse traînait sur les eaux. Nous suivions un rivage indécis derrière lequel se profilait vers le nord une masse sombre ayant à sa base une sorte de nébuleuse ; c’étaient le mont Hymette et les lumières d’Athènes. L’Ortégal s’avançait comme intimidé par le calme des choses ; il doubla un promontoire et s’approcha de deux jetées d’aspect antique. Dans le port, le silence régnait ; on s’était lassé de nous attendre. Une barque attardée roda quelques instants autour du navire et il se fit un peu de bruit à bord ; des mots furent échangés dans une langue rapide et sonore mais très douce… les mêmes mots peut-être qui, deux mille ans passés, saluaient ici les navigateurs. L’ancre tomba près de deux avisos cuirassés qui, en l’honneur de l’empereur Alexandre portaient le grand deuil de la marine… puis tout retomba dans l’immobilité. Sur les quais endormis, la brise agitait par instants la flamme des réverbères et celle-ci avivée soudainement éclairait sur une blanche muraille une grande inscription en lettres grecques. On pourrait se croire dans l’enceinte morte du vieux Pirée et le regard cherchait, avide, ces « longs murs » qui, jadis, reliaient la ville maritime à la capitale.

Le lendemain, sur la route poussiéreuse qui monte vers Athènes, impressions différentes : il me sembla débarquer dans un pays neuf ; des souvenirs d’Amérique me traversèrent l’esprit. C’est bien ainsi qu’on s’installe dans les campagnes yankees ; ce bois mal équarri, ces barrières mal peintes, ces chemins improvisés, cette sorte de hâte insouciante dans l’arrangement des choses, tout cela caractérise les peuples jeunes où qu’ils soient et d’où qu’ils viennent. Et c’est merveille de songer au royal passé que celui-ci traîne après lui.

Le Pirée évoque dans nos imaginations occidentales des pans de très vieilles murailles s’effritant dans l’eau dormante ; et voici toute une ville avec des constructions qui s’achèvent et des rues pleines d’animation. Un chemin de fer et un train à vapeur en sortent en même temps courant vers Athènes

L’homme du nord se plaint volontiers de la méfiance que lui témoignent les Hellènes, même quand il vient vers eux avec des paroles de miel et des présents dans les mains. Comme on leur pardonne ! Leur génie incompris, leurs ambitions ridiculisées, leurs efforts paralysés, leur existence nationale elle-même contestée, voilà le prix que l’Occident leur a fait payer un maussade appui donné à des revendications légitimes entre toutes. About a livré d’eux au monde un portrait odieusement travesti et Fallmerayer a tenté de prouver que pas une goutte de vrai sang grec ne coulait dans leurs veines. Est-ce donc un mirage, cette ressemblance avec les ancêtres qu’on note à tout moment. L’imagination peut-elle modifier les lois de l’hérédité et depuis quand les parvenus qui s’achètent des titres de noblesse revêtent-ils les vertus et les défauts de ceux qui les portaient au temps des croisades ? Allez par les rues et les carrefours ; regardez, écoutez, et dites si ce n’est pas la vieille Athènes qui revit après vingt siècles : démocratique comme au temps où elle secouait la tyrannie des Pisistratides, mobile comme au jour où elle condamnait Miltiade après l’avoir exalté, toujours divisée par la politique et les rivalités, toujours unie par l’art, la religion et le patriotisme ? Oui, c’est bien la même Athènes qui s’éprit d’Alcibiade pour ses élégantes excentricités et se dégoûta d’Aristide parce que sa vertu l’ennuya, — qui envoyait ses fils s’enrichir au loin par le commerce, fonder des colonies, sur les rives de la Méditerranée et du Pont Euxin et les conviait ensuite à la revêtir de marbre et d’or : tour à tour coquette et farouche, héroïque et joyeuse, femme et déesse !

À l’heure où dans des clartés roses, derrière l’île d’Égine le soleil descend du ciel, la rue du Stade s’anime. Sous les portiques de l’Université dont la grande fresque à fond d’or doucement s’efface, les étudiants groupés bavardent ; on bavarde aussi aux alentours du Parlement dont la séance vient de s’ouvrir, et aux tables des cafés et dans les salons du Parnasse ; mais, à cette heure-là, je préfère les rues populaires, étroites et pittoresques, les étalages de fruits jaunes en plein vent et les discussions politiques très ardentes qui se tiennent dans les boutiques sans souci du client lequel parfois s’y mêle et oublie d’acheter

Ce matin, il fait clair dans le Parthénon. Le soleil se mire sur le dallage de marbre blanc ; entre les colonnes apparaît la ligne très pure de l’Hymette se détachant sur un ciel d’une transparence exquise. Si nous étions au temps de Périclès, que l’Acropole serait belle ainsi par une matinée d’automne, hors de la pompe des processions, dans le calme, le silence et la demi-solitude. Au lieu de ces trois anglais qui, là-bas, se choisissent des presse-papiers parmi les débris de marbre, j’aurais sous les yeux la gracieuse silhouette des jeunes athéniennes faisant le service de Pallas. Quelque sacrifice isolé enverrait vers l’azur une fumée discrète et sur la façade du temple, entre les métopes enluminées, les boucliers des Perses, glorieux trophée, scintilleraient au soleil

Il est un des angles de l’Acropole d’où le regard et la pensée réalisent d’un coup d’œil la résurrection de la Grèce. La haute muraille en cet endroit domine le vide. Le Lycabète dresse en face son profil roux et sur la gauche par delà les monts dénudés, on aperçoit la sombre verdure des bois de Tatoï. Au pied du rocher, Athènes est groupée vivante, gracieuse et jeune ; il s’en dégage une impression de blancheur aveuglante et, bien rares sont les ruines du passé éparses dans le tableau. Sur la route de Kephissia derrière le jardin royal, il y a les casernes et les champs de manœuvre ; l’appel des clairons y retentit gaîment. Au pied du Lycabète les écoles étrangères sont assises ; au sommet du palais parlementaire, le drapeau blanc et bleu flotte au vent de la liberté et dans la plaine, des maisons se construisent avec le marbre de l’inépuisable Pentélique, des maisons qui ont la forme carrée et les classiques péristyles du vieux temps. Celà, ce n’est pas l’œuvre de Phidias ni de Périclès ; c’est l’œuvre d’Ypsilanti l’organisateur de l’Hétaira, de Capo d’Istria le président patriote, de Colocotronis le vieux grognard héroïque, de Coumoundouros l’homme d’État austère et sage !…

Ce fut, plus tard, une silhouette originale et suggestive, celle du triumvirat qui prit en mains le gouvernement provisoire après le départ du roi Othon ; l’amiral Kanaris en redingote européenne, Boulgaris avec son costume oriental et son fez, Roufos vêtu de la fustanelle populaire. On conte que, pour ne pas marquer entre eux une préséance quelconque, ils avaient coutume de s’en aller tous les trois, serrés sur la banquette d’arrière de leur voiture commune : vivante représentation de leur pays, lequel avait encore plusieurs costumes et même plusieurs langues mais une seule ambition et une seule âme.

La baie d’Éleusis est toute bleue et or. Le flot qui recèle le secret des rites mystérieux soupire avec mélancolie sur la plage ou bien sautille ironiquement sur les rochers. Et ce même mélange de mélancolie et d’ironie s’exhale des ruines, imprègne l’atmosphère, pénètre le voyageur et le suit jusqu’à la petite gare aux murs de plâtre où apparaît, inscription déconcertante, ce grand nom d’Éleusis dont le sens est perdu. Les caractères qui le composent ont la légéreté d’une dentelle : il semble qu’on va voir au travers et que tout va soudainement s’éclaircir. Mais l’esprit s’épuise à percer les voiles qui sont tendus au-delà. Ils sont en nombre infini, enroulés les uns dans les autres et ils deviennent de plus en plus opaques jusqu’à donner l’impression d’un cauchemar. Nulle solution ne satisfait, nulle explication ne convient. On voyait la procession des initiés se former dans la ville de Minerve, on suivait sa marche solennelle sur la voie sacrée, puis dans le sauvage défilé où se dresse maintenant le monastère byzantin de Daphné et voici qu’au moment où elle va atteindre le sanctuaire de Demeter, elle s’évanouit brusquement comme ces « intersignes » qui causent de mortelles frayeurs aux marins bretons et, en disparaissant, font entendre, dit-on, un éclat de rire strident et moqueur. Cherchez, cherchez le secret qui tourne autour des tronçons de colonnes, se cache aux angles des terrasses, fuit sur la pente des escaliers, s’évade par les interstices du roc. Vous qui avez su restituer des acropoles, mettre des dates sur les couvercles des sarcophages et des noms sur les socles des statues, vous qui avez médité sur les vieux textes et dont les déductions savantes ont comblé tant de lacunes, cherchez ce que veulent dire ces grandes lettres noires devant lesquelles la vapeur asservie déverse des curieux empressés qu’elle recueille ensuite songeurs et déçus. En venant, chacun avait son idée sur les prétendus mystères ; en repartant, ils n’ont plus que l’incertitude. Il a suffi pour ébranler leur facile confiance, d’une heure passée dans les décombres, à écouter le flot et la brise qui savent, eux, et gémissent de ne pouvoir parler.

Si vous gagnez au sortir d’Athènes les premiers contreforts de l’Hymette, vous atteignez en une heure de marche sur une route pierreuse le petit monastère de Kaesariani où la Grèce byzantine revit en un tableau imprévu et charmant ; une oasis est accrochée aux flancs de la montagne à l’extrémité d’un vallon dénudé. À l’entour des pins maigrelets, des roches grises, de la terre rouge ; là, une herbe fine, une source fraîche qu’ombragent deux grands platanes, de gros oliviers tordus par les ans. Ils dissimulent aux regards la silhouette du monastère. L’enceinte est intacte ; au-dessus des murs, des cyprès noirs s’élancent en flèches tristes, serrés les uns contre les autres ; la mélancolie de ce lieu est excessive… la vieille porte vermoulue tourne en gémissant sur ses gonds ; dans la cour, l’herbe monte entre les dalles disjointes ; des terrasses se superposent, des galeries et des escaliers s’enchevêtrent ; tout cela ruiné, effrité, pauvre. Dans l’église, il y a des fresques très anciennes, de grandes figures irritées de prophètes ou d’apôtres et quelques guirlandes séchées provenant du dernier pèlerinage

Au retour, il semble qu’on remonte vers la lumière surtout quand le Parthénon apparaît au loin, flottant dans une poussière d’or entre le ciel et la terre. Cette vision radieuse emplit l’horizon ; le contraste est saisissant entre le petit monastère obscur et le temple éblouissant. Et pourtant les Grecs peuvent hésiter dans le partage de leur gratitude… Si l’Acropole symbolise leur merveilleux passé, la profondeur insondable et mystérieuse de leur génie créateur, l’humble chapelle a gardé pendant des siècles le feu sacré de l’existence nationale. Les prêtres qui y ont chanté leurs hymnes débiles et chevrotants étaient les dépositaires de cet héritage triomphal et ont veillé jalousement à sa conservation.

Le vendredi-saint donne ici l’impression des réjouissances prochaines bien plus que du funèbre mystère qu’il commémore ailleurs. La foule vêtue de noir parcourt la ville joyeusement. On se demande pourquoi sur les monuments publics le pavillon national est en berne, pourquoi la flotte et l’armée sont en deuil ; les cloches des églises emplissent l’air de sons stridents bizarrement scandés ; cette cacophonie ne rappelle point le tombeau : elle évoque plutôt l’image de quelque barbare triomphe. De petites boutiques en plein vent sont établies dans les carrefours ; les portraits de la famille royale encadrés de verdure leur servent d’enseigne ; on y vend des cierges dont chacun fait provision. Par centaines circulent des agneaux noirs et blancs, conduits par des bergers palikares, le teint bronzé, l’œil fier, artistement vêtus de tuniques déchirées. Ceux qui marchandent ces agneaux les palpent, les secouent durement et puis les emportent sur leurs épaules pour le repas pascal.

Le soir à neuf heures ont lieu les processions, les « Épitaphes » comme on les nomme. Chaque paroisse à la sienne. Elles se répandent par les rues se dirigeant vers la place de la Constitution qu’elles traversent tour à tour. En tête, viennent la croix, les porteurs de bannières et des troupes d’enfants chantant à plein gosier des Kyrie eleison. Une mélopée singulière qui semble monter des profondeurs du passé alterne avec ces litanies populaires ; il s’en dégage comme une lointaine impression de regret et d’exil ; les Israëlites captifs à Babylone devaient chanter ainsi ; mais cette impression est fugitive et le bruit reprend, le bruit d’une grande masse d’êtres humains qui ont un motif de se réjouir et font de vains efforts pour comprimer leur allégresse. Des pétards éclatent ; çà et là, des flammes de Bengale s’allument, des fusées s’élancent tandis que défilent avec leurs vêtements brodés d’or et leurs sombres coiffures les prêtres à grande barbe, lents et majestueux. Sur deux rangs vont les soldats, l’arme renversée, mêlés à la foule des fidèles qui tiennent des cierges allumés. Une odeur pénétrante de cire et d’encens s’élève jusqu’aux balcons des hôtels et des maisons particulières où les curieux sont entassés tenant aussi de petits cierges qui pointillent d’or la nuit bleue. On dirait que les constellations du ciel sont descendues parmi les hommes. Et les Kyrie eleison se perdent dans le lointain tandis qu’approchent les musiques militaires. Elles jouent des marches funèbres mais trop vite, trop fort, avec trop d’entrain ; les accords mineurs veulent devenir majeurs comme si le triomphe se préparait sous la mort, comme si la résurrection poussait déjà la pierre du sépulcre où le Christ est à peine enseveli et l’on s’attend à ce qu’une fanfare éclatante vienne de suite annoncer la délivrance suprême. Et soudain s’affirme l’immense symbole qui inconsciemment pénètre le peuple entier et donne à ces fêtes leur signification troublante et grandiose. Cette Passion, que l’on commémore, c’est la passion de la Grèce ; ce tombeau, c’est celui où, trois siècles durant, fut scellée l’âme de la Grèce ; cette résurrection, c’est celle de la nation libérée !

À peine trente six heures et l’aube de Pâques se lèvera, mais le peuple grec est incapable d’attendre jusque-là ; il passe l’après-midi du samedi-saint dans une liesse croissante et pour la seule fois de l’année peut-être, voit avec plaisir les lignes pures du Parthénon s’effacer avec le jour qui fuit. Cette nuit-là ne ressemble point aux autres ; elle apporte une promesse d’éternité… À onze heures la rue d’Hermès est envahie ; les troupes font la haie ; tout est noir et relativement silencieux ; les Athéniens glissent comme des ombres vers leurs églises ; le contraste est voulu ; ce silence et ces ténèbres rendront plus brillantes les illuminations, plus joyeuses les clameurs dont le douzième coup de minuit va donner le signal.

Sur la place de la Métropole, plus de dix mille personnes peut-être sont réunies, une estrade est dressée. À la lueur tremblotante de quelques fanaux, on entrevoit sur cette estrade des armes qui scintillent, de brillants uniformes, une sorte d’autel sur lequel reposent des flambeaux d’or. Les voitures de la Cour ont amené les princes presque sans bruit et autour d’eux s’échangent à voix basse des saluts discrets. On se croirait transporté dans les régions d’en-dessous qu’éclaire un vague reflet du jour, qu’anime un semblant de vie. Tous les regards sont fixés sur la grande façade blanchâtre qui domine la place. On attend que la cathédrale d’Athènes ouvre ses portes.

Minuit ! Les portes tournent sur leurs gonds. La nef apparaît inondée de lumière. La lumière s’échappe, se répand sur la place où tous les cierges s’allument. Chacun tenait le sien caché contre son vêtement et voici que des clartés naissent dans les plus obscurs recoins, aux fenêtres des maisons, sur les toits en terrasse et jusque dans les tours d’où les cloches répandent au loin la bonne nouvelle : Xristos anesti. Le Christ est ressuscité !

Souvenirs d’Amérique et de Grèce, 1897.

Notre épopée lointaine.

Ils étaient plusieurs français imbus du préjugé séculaire, dissertant au fumoir sur les incapacités coloniales de leur patrie. « Cette exposition d’Hanoï, conclut l’un d’eux en se carrant dans son fauteuil et en déposant dans un cendrier le reste de son cigare, me fait songer aux villages de carton qu’une administration trop zélée élevait jadis sur le passage de Catherine la Grande et qui, peuplés à la hâte de moujiks d’occasion, égaraient l’impératrice sur la prospérité de ses États ». Les autres acquiescèrent en riant et l’on rentra au salon pour y parler d’actualités plus passionnantes.

Or, cette même nuit, celui qui avait comparé l’exposition tonkinoise aux constructions trompeuses des fonctionnaires moscovites, s’endormit en se rappelant, avec un sourire, sa comparaison qu’il jugeait exacte et spirituelle ; et la fantaisie des songes, aussitôt l’emporta vers l’Extrême-Orient. Il rêva qu’il se trouvait dans un angle du palais central de l’Exposition, le soir de l’inauguration. Autour de lui, l’ombre était profonde ; dehors les derniers lampions s’étaient éteints et, dans les galeries, le pas alourdi des veilleurs troublait seul l’épais silence… Soudain, par une large verrière cintrée, un rayon de lune filtra et le Français, retenant son souffle aperçut un cortège étrange qui glissait le long des parterres et, lentement, s’acheminait vers le palais. Les ombres indécises montèrent le perron monumental, passèrent au travers de la porte sans que celle-ci se fut ouverte et se répandirent dans l’exposition. C’étaient les grands coloniaux de France sortis de leurs glorieux tombeaux. Ils étaient venus par milliers et regardaient, avides

En tête s’avançaient les marchands normands qui fondèrent, dès 1365, les premiers établissements de la côte de Guinée, le Petit-Paris, le Petit-Dieppe… et avec eux les aventuriers de génie dont nos enfants savent à peine les noms et dont les exploits, pourtant, auraient dû susciter des poètes et tenter tant d’historiens ; Jean de Bethencourt, chambellan de Charles vi, qui s’empara des Canaries ; Jean Cousin qui, de 1488 à 1499, parcourut les mers à la recherche des Indes orientales ; Paulmier de Gonneville qui visita le Brésil, l’appela Terre des Perroquets et en ramena le fils d’un indigène dont il fit son gendre ; Denis de Honfleur qui débarqua dans la baie de Bahia ; Thomas Aubert, Jean Bourdon qui découvrit la baie d’Hudson, et ce terrible Ango qui, voulant venger les équipages français coulés par les Portugais dans les eaux brésiliennes leur captura trois cents bateaux, remonta le Tage jusqu’à Lisbonne et imposa la paix à Jean III de Portugal. Passèrent ensuite les douze Français qui accompagnèrent Magellan autour du monde, puis les rudes boucaniers de Saint-Domingue puis encore un groupe où toutes les provinces de France comptaient des représentants.

Il y avait là Jacques Cartier, de Saint-Malo, qui remonta le Saint-Laurent et créa avec le seigneur de Roberval, les établissements du cap Breton et de l’île d’Orléans ; Villegageux qui fonda à Rio-de-Janeiro une colonie de français ; Jean Ribaud de Dieppe qui s’empara du pays situé au nord de la Floride et lui donna le nom de Caroline en l’honneur de Charles IX ; Laudonnière le Poitevin qui tenta de défricher ces nouvelles possessions de la Couronne et y échoua ; de Gourgues, ce vaillant et pittoresque gentilhomme de Mont-de-Marsan qui, jugeant le roi de France trop préoccupé par les guerres de religion pour venger ses sujets caroliniens massacrés par les Espagnols partit de Bordeaux le 2 août 1567, avec deux cents compagnons, ravagea la Floride, y tua quatre cents ennemis et s’en revint satisfait.

La troupe des « Canadiens » parut ensuite, conduite par Champlain le fondateur de Québec et par Montcalm, son héroïque défenseur. Le régiment de Carignan entourait son drapeau déchiqueté et noirci. Aux habits brodés des gouverneurs, aux brillants uniformes des colonels se mêlaient les nobles haillons des explorateurs de l’Ohio, du Wisconsin et de l’Arkansas, Louis Joliet, le P. Marquette et surtout Cavelier de la Salle qui accomplit, au milieu de périls sans nombre, la descente du Mississipi et donna la Louisiane à Louis XIV. On voyait mêlés aux chefs dont les noms ont survécu, les ouvriers modestes et anonymes qui combattirent ou peinèrent pour construire la Nouvelle-France : trappeurs audacieux qui servaient d’éclaireurs et préparaient les voies près des tribus Peaux-rouges, soldats infatigables qui tenaient garnison dans les fortins en troncs d’arbres perdus au milieu des forêts cruelles, missionnaires au zèle ardent qui, en répandant la parole du Christ, s’attachaient à faire aimer le nom de la patrie.

Après les Canadiens vinrent ceux de l’Inde française, glorieux vaincus de la politique plutôt que de la guerre, victimes des cabales honteuses et des calculs imbéciles : Dupleix qui faillit jeter sur les épaules du roi de France le manteau impérial que porte Édouard vii ; La Bourdonnais, Latouche, Lally-Tollendal ; puis ce bailli de Suffren qui, à la veille de la Révolution, obstiné à cueillir les lauriers hindous, sut vaincre à Madras et reprendre Pondichéry ; et encore ce généreux Raymond dont l’intelligence et l’énergie maintinrent jusqu’en 1798 l’influence française à Hyderabad.

Tous ceux-là, héros de l’Inde et du Canada, fondateurs de la Louisiane et de la Caroline, pionniers de Terre-Neuve ou du Brésil avaient pu craindre en voyant céder ou vendre leurs conquêtes que leurs efforts ne fussent perdus et que leur superbe activité ne demeurât stérile. Or, voici que, sous leurs yeux, surgissait une preuve irréfutable de la vitalité et de la force d’expansion françaises… mais plus heureux que ces serviteurs de l’empire écroulé commençaient à défiler maintenant les ouvriers de l’empire vivant ; soldats d’Afrique sans peur et sans reproche, explorateurs tombés dans les sables brûlants ou le long des rivages fiévreux, hardis marins, moines d’avant-garde, fonctionnaires morts au poste d’honneur. D’Enambuc et ses compagnons, les légendaires créateurs des Antilles, Victor Hugues le conventionnel qui reprit la Guadeloupe à lui tout seul, Adalbert de la Ravardière, ce cadet de Gascogne qui s’empara de la Guyane, au nom d’Henri iv… s’y rencontraient avec les Soleillet et les Flattera, les Bougainville, les La Pérouse, les Jacques d’Uzès et les Noël Ballay[1].

Qui donc disait que la France, en occupant Madagascar, mettait la main sur une terre à la possession de laquelle elle n’avait point de titres ? Voici venir le premier explorateur de la future Île Dauphine, ce Jean Parmentier qu’en 1529 on surnommait il gran capitano francese ; et derrière lui Rigault de Dieppe, le premier colon ; Pronis, Flacourt et La Haye les premiers gouverneurs ; puis le caporal Labigorne époux de la reine Bety, l’ingénieux Beniowsky et ces trois courageux colons Lastelles, Lambert et Laborde qui préparaient en 1853 le protectorat, dont Napoléon iii ne voulut point, — tous zélés propagateurs de la civilisation française en pays malgache.

Les Indo-chinois marchaient les derniers : plus que les autres, ils sentaient ceux-là, la joie d’être à un tel honneur, après avoir été à de si grandes peines. Le Chappelier qui fut en 1684 le premier agent de la Compagnie des Indes au Tonkin, et Dumas qui, en 1735, fut le premier gouverneur escortaient l’évêque Pigneau de Béhaine, le prélat patriote qui négocia le traité entre Louis XVI et Gia-Long et, ne voyant point venir les Français pour prendre possession des territoires cédés, frêta lui-même des navires, engagea des officiers et des ingénieurs et jeta les bases de l’influence française en Annam. Hélas ! tant d’efforts et de généreux labeurs faillirent se perdre sans retour ; pour faire germer l’avenir qu’ils contenaient, il fallut que le sol jaune fut fécondé à nouveau par le sang d’un Garnier, d’un Rivière, d’un Bobillot.

La procession allait prendre fin et rentrer dans le néant du tombeau. Déjà s’effaçait le rayon bleuté qui avait éclairé la visite des ombres ; sa clarté faiblissante se posa sur trois figures qui fermaient cette marche illustre ; aux côtés de l’amiral Courbet en grand uniforme parut — son mélancolique visage traversé d’un peu de joie — Jules Ferry, appuyé sur le bras d’Henri d’Orléans.


Le pêcheur de tortues (1906).

Cela se passe sur les bords du golfe du Mexique près des côtes de la « Linda Florida », la belle terre des fleurs. Les eaux laiteuses glissent sur le sable et le soleil a une splendeur morne qui écrase un peu. On ne voit pas très bien l’endroit où la terre commence. Des racines contournées, des arbres étranges, des lianes fantastiques se penchent au-dessus de la nappe liquide ; par intervalles, on entrevoit des savanes désolées et marécageuses qui semblent un reste du chaos primitif : ce désordre est plein de moustiques et de poésie.

Insensible aux moustiques mais saisissant fort bien la poésie de ces solitudes aimées, le pêcheur de tortues qui s’avance vers nous est un gars solide et bien tourné ; il y a de l’indien dans son fait ; un peu de sang séminole coule dans ses veines. Ses mouvements ont une grâce et une souplesse charmantes et ses yeux regardent tout droit devant eux à travers l’espace tandis qu’il siffle une vieille chanson espagnole venue de Séville jadis et restée populaire dans ce coin du nouveau-monde.

Sa demeure est là-bas, dans la forêt, tout près de la grande trouée faite par le chemin de fer qui longe la presqu’île floridienne : une rue dans les taillis épais avec deux rails de métal posés à terre et de temps en temps, une petite station exotique où les voyageurs trouvent des oranges, du lait, et des gâteaux à la noix de coco. La case où vivent sa mère et sa sœur est dans une clairière assez vaste. Deux bananiers découpent leurs longues feuilles sur les murailles blanchies et, sur le seuil, bavarde un gros perroquet rouge et bleu.

Notre homme a détaché son canot amarré dans une anse étroite et longue comme un fjord de Norvège. Une rivière aboutit là ; les eaux du golfe vont au devant d’elle dans les herbes. Le canot descend lentement et s’approche d’une estacade rustique sur laquelle un autre homme, un peu âgé celui-ci, est assis, fumant sa pipe. Sans échanger une parole, avec un simple sourire de bienvenue, le vieux prend les avirons et l’embarcation sort de la passe verdoyante. Au large, c’est une étendue sans fin, nacrée. Le soleil répand une lumière lourde et grise qui est celle des midis dans ces contrées voisines des tropiques ; c’est l’heure qu’affectionnent les tortues de mer pour faire la sieste sur le sable à quelques pieds sous l’eau. La lumière tamisée par l’onde leur procure un confortable crépuscule, tandis que le péril s’avance sous la forme de cette petite barque dans laquelle le jeune homme, tout nu maintenant, se tient debout, l’œil fixe et les muscles prêts à la détente. Il faut approcher l’animal par derrière, afin que l’ombre révélatrice ne se laisse pas apercevoir sur le tapis sablonneux. Les rames ne font pas de bruit et ne produisent presque pas de mouvement… D’un élan subit, le pêcheur se jette à l’eau piquant droit sur l’énorme bête. S’il a bien calculé son coup, il doit tomber à cheval sur la carapace. Alors en serrant les genoux de toutes ses forces, il oblige la tortue à monter à la surface et là, à deux, ils auront vite fait de s’en rendre maîtres. Si la tortue s’est éveillée avant que l’homme soit sur son dos, elle détale dans le tourbillon produit par la chute avec une prestesse sans égale et, chemin faisant, elle avertit ses sœurs qui dormaient un peu plus loin. La capture est manquée.

Le faux sportsman.

(d’après Labruyère)

Callimatias estima, dès le moment que les sports furent à la mode, ne pouvoir y rester étranger. C’est pourquoi il s’empressa d’en adopter les différents costumes et d’en parler le langage. On le vit dès le matin en tenue de cheval avec des culottes du dernier modèle, des bottes vernies à se mirer dedans et des éperons formidables. Il attendait, vêtu de la sorte, un cheval qu’on ne lui amenait jamais et qu’il eût été d’ailleurs fort embarrassé de chevaucher si d’aventure l’animal se fût présenté. Cette attente agrémentée de marques d’impatience très vives à l’usage des quelques amis ou même des fournisseurs que le hasard lui amenait à cette heure matinale et qu’il était charmé bien entendu de recevoir — se prolongeait jusqu’au moment de descendre à la salle d’armes. Callimatias avait fait aménager cette salle au rez-de-chaussée de la maison qu’il occupait et l’ameublement en était de tous points admirable. Les murs étaient tendus d’une étoffe unie d’aspect rugueux sur laquelle se détachaient des panoplies superbes. L’acier poli y étincelait. Tout à l’entour fleurets, épées, sabres à gardes italiennes ou allemandes se trouvaient à la disposition des tireurs. Sur le sol de grandes pistes de linoleum s’étendaient dans toute la longueur de la salle. À côté, il y avait un lavabo de marbre avec une douche puis une seconde petite salle réservée à la boxe. Les murs en étaient capitonnés à hauteur d’homme pour préserver les boxeurs contre les horions qu’ils risquaient d’attraper en s’y heurtant, la pièce ayant des dimensions un peu trop restreintes. Dans un angle se balançait un de ces ballons suspendus à une corde que les Américains appellent boxing-bags, et sur lesquels, pour s’exercer, ils ont coutume de frapper à coups répétés.

Callimatias en pénétrant dans cette salle avec un visiteur se trouvait toujours avoir à déplorer quelque foulure, écorchure, ecchymose, froissement de muscle, en un mot un accident survenu au cours d’un récent exploit sportif dont il s’empressait complaisamment à narrer le détail ; cet accident ne manquait point de le mettre dans l’obligation de renoncer momentanément à la boxe et son regard chargé de regrets se posait alors sur les gros gants en cuir fauve dont il faisait admirer au visiteur le rembourrage et la merveilleuse souplesse. En réalité, Callimatias avait constaté que la tenue de boxe ne lui seyait point attendu qu’elle dessinait ses membres trop grêles et accusait la maigreur de son thorax et de ses bras. L’escrime lui était plus favorable. Un tailleur spécial venait lui essayer, plusieurs fois l’an, des costumes où il faisait mettre double épaisseur de toile à voile, étant, disait-il, de ces escrimeurs qui ne se ménagent pas et que la fougue de leur attaque expose continuellement à de mauvais coups. Callimatias s’employait ensuite à maculer discrètement ses costumes neufs à l’aide d’un bouton de fleuret trempé au préalable dans la cendre et frotté contre une plaque de fer fortement rouillée. Il dessinait sous le bras la traînée du coup qui a passé après s’être appuyé un instant ; il semblait par là un de ces tireurs redoutables dont on n’atteint pas facilement la poitrine. Callimatias se tenait chaque matin de dix heures à midi dans sa salle d’armes en compagnie d’un jeune homme timide bien que d’aspect rébarbatif lequel était censé diriger son entraînement. C’était l’heure où il souhaitait principalement qu’on vint le voir et il offrait à ceux qui venaient un vin d’Espagne renommé et des cigarettes de tabac rare.

Callimatias possédait dans son salon une belle photographie représentant un groupe de rameurs en train de replacer leur bateau dans le garage après l’exercice. C’étaient, expliquait-il, ses camarades au temps qu’il étudiait à l’Université de Cambridge ; il s’étonnait qu’on ne le reconnût pas dans l’un d’eux dont le visage malheureusement se trouvait dans l’ombre. Toutefois il prenait garde de trop s’attarder sur ce sujet, tant parce qu’il n’avait jamais été à Cambridge que parce qu’il possédait fort imparfaitement les termes techniques du rowing et n’était pas sûr de pouvoir distinguer une yole d’un outrigger.

La natation le mettait plus à l’aise. On l’entendait sans cesse se plaindre qu’il n’y eût point à Paris de larges piscines d’eau tiède ainsi qu’il en existe à Londres et dans d’autres grandes villes ; il s’élevait de même avec véhémence contre la puanteur des eaux de la Seine, indiquant par là l’impossibilité où il se trouvait de satisfaire son goût pour la natation autrement qu’en été sur les plages du littoral. Rien ne contrariait dès lors l’essor de son imagination et, bien qu’il n’eût jamais affronté d’autre onde que celle de sa baignoire, il en arrivait, à force de les raconter, à croire aux « pleines eaux » dont le récit mouvementé était sans cesse sur ses lèvres.

Des skis gigantesques dressés dans un coin et dont, aux approches de l’hiver, il s’occupait ostensiblement à enduire d’huile de lin cuite au bain-marie la surface lisse lui fournissaient l’occasion d’autres récits consacrés aux sports de neige en attendant ceux que la chasse autorise. À ce dernier sport, il se préparait par l’acquisition de fusils perfectionnés et la recherche bruyante de chiens d’une espèce naturellement introuvable.

Encore que plus d’un parmi ses amis eut percé à jour quelqu’une de ses malices, Callimatias était parvenu de la sorte à se faire passer pour un sportsman et nul n’avait paru s’offusquer de ses vantardises auxquelles on supposait un fonds de vérité. Par malheur il ne sut point s’en tenir au bénéfice acquis par ses efforts et, son audace augmentant avec le succès, il se laissa aller, pour étonner la galerie par la sûreté de sa compétence et de son jugement, à critiquer sévèrement la manière dont Monsieur A montait à cheval et dont Monsieur B tirait l’épée. Ses critiques furent colportées et vinrent aux oreilles des intéressés ; il se fit ainsi de nombreux ennemis.

Un matin, Callimatias, botté et éperonné, lisait tranquillement le journal que son valet de chambre venait de lui apporter ; on lui annonça deux jeunes gens qui, eux-mêmes en tenue d’équitation, lui dirent que, passant devant sa porte, ils avaient eu l’idée de s’offrir à partager sa promenade. « On se rencontre difficilement au Bois, dirent-ils ; partant ensemble, nous serons assurés d’avoir l’agrément de votre compagnie ». Callimatias oublieux des propos qu’il avait tenus sur ces jeunes gens se montra ravi et les remercia chaleureusement ; il s’excusa toutefois de devoir les faire attendre, son cheval étant en retard. Mais au bout de quelques minutes, l’un d’eux penché à la fenêtre s’écria joyeusement : « Voici, je crois, votre cheval ; partons donc vite ». Callimatias pleinement rassuré prit ses gants, son stick et les suivit. Quelle ne fut pas sa stupeur de trouver en bas une monture qui, effectivement, l’attendait. Pris de court, ne sachant plus comment reculer et sentant fixés sur lui les regards de ses compagnons, il se mit maladroitement en selle et partit entre eux au pas. Tout alla bien pour quelques minutes et Callimatias se demandant par quel stratagème il réussirait à terminer une si fâcheuse aventure, venait de se décider à simuler un vertige soudain qu’il allait mettre sur le compte d’un embarras d’estomac lorsque les deux autres cavaliers partirent au galop. Le cheval de Callimatias dont une cravache indiscrète venait, comme par mégarde de chatouiller les hanches fit de même. L’infortuné se suspendit aussitôt aux rênes en même temps qu’il serrait les jambes de toutes ses forces ce qui, on le conçoit, n’était guère propre à calmer l’animal. L’allure des autres chevaux allait d’ailleurs s’accélérant. Bientôt Callimatias, ayant perdu un de ses étriers n’eut d’autre ressource que de s’accrocher à la crinière. Pour comble, son éperon égratignait le flanc de sa monture qui commença de se défendre. Callimatias affolé se décida à implorer la pitié de ses bourreaux, mais ceux-ci, impassibles, faisaient mine de ne rien voir et de ne rien entendre. La cavalcade cependant soulevait sur son passage l’hilarité générale. Ils arrivèrent en cet équipage devant la porte du loueur qui avait fourni les chevaux. Là, les compagnons de Callimatias s’arrêtèrent et le remirent, hâletant et blême, entre les mains d’un palefrenier. Puis, sans mot dire, ils s’éloignèrent au grand trot.

Oncques n’entendit plus parler de Callimatias dans le monde des sports. Mais on rapporte qu’il est maintenant adonné au culte des arts et cisèle de charmantes figurines d’une grâce et d’une élégance rappelant les Tanagra. Toutefois, personne n’a encore été admis à l’honneur de pénétrer dans son atelier.

Revue Olympique, mai 1910.

Les réflexions du bonhomme Noël.

Le bonhomme Noël n’est pas sportif au fond… Voilà des années et des années qu’il transporte des joujoux. Or, les joujoux sportifs de diffusion récente sont à ses yeux une des formes du modernisme. Et vous n’attendez pas de lui qu’il soit moderniste, n’est-ce pas ? Non ! les sports lui disent beaucoup moins qu’un chemin de fer démontable ou un théâtre de marionnettes. Aussi grommelait-il un peu, l’an de grâce 1911, en constatant que ses petits amis pensaient apparemment de façon différente puisque le nombre des engins de sport dans le chargement avait encore augmenté de façon très sensible sur l’année précédente. Il y avait de tout en vérité : des aéroplanes en miniature et des bicyclettes pour de vrai, de gros ballons de football ronds et ovales, des patins et même de longs skis encombrants et des carabines et des fleurets avec des masques à treillis… Certainement qu’il y a abus, soupirait le bonhomme Noël ; cela ne durera pas, cette frénésie. Et résigné, il allait de maison en maison en bon commissionnaire exact et rapide.

Précisément devant une jolie petite cheminée d’enfant, il venait de déposer tout un attirail de cavalier : une culotte en drap fin ce qu’il y a de plus « Saumur », des leggings de cuir fauve à courroies, des éperons nickelés et un stick à pommeau d’argent. Il n’y a plus d’enfants, ma parole ! Et le moyen de ne pas monter à cheval crânement avec un si joli équipement. Au moment de se retirer, non sans avoir blamé in petto la faiblesse de la maman, le bonhomme Noël s’aperçut qu’il avait encore quelque chose pour cette maison-là. C’était une raquette de tennis ornée d’un chiffre d’argent et dont la fabrication s’indiquait particulièrement soignée. Mais cette raquette là sûrement n’était pas destinée à un enfant ; son poids semblait n’être pas en rapport avec des forces juvéniles et pour saisir son manche robuste, il faudrait une large main d’homme. Alors quoi ?… le papa après le petit garçon ?… Un comble. Le bonhomme Noël, assis dans le salon un peu en désordre comme à la suite d’un gai réveillon, tournait et retournait l’objet dans ses mains. Mais il n’y avait rien à dire. Le bonhomme Noël était en service commandé ; il devait obéir. Il ouvrit donc une porte et pénétra dans la chambre voisine où dormait d’un bon sommeil équilibré un homme de trente cinq ans environ. C’était pour lui la raquette et, devant la cheminée, le dormeur n’avait-il pas eu le toupet de déposer de fortes chaussures de chasse qui disaient les belles randonnées à travers les labours profonds où la forêt humide et la provision d’appétit et de santé rapportée de ces expéditions-là… Assurément ce n’était pas la première fois que le bonhomme Noël se trouvait muni de cadeaux pour des grandes personnes. Bien qu’hostile à ce genre de gâteries, il s’y prêtait, en général, d’assez bonne humeur et, avec un petit sourire narquois, déposait dans l’âtre les objets dont il était chargé. Mais vraiment cette fois-ci, cela passait un peu les bornes. C’est le petit garçon qui recevait le cadeau… sérieux et son papa qui recevait le joujou. Car pour le bonhomme Noël, une raquette c’est un joujou puisque cela sert à jouer et des éperons c’est une chose sérieuse puisque cela sert à faire galoper un cheval. Où allons-nous ? Mon Dieu ! Où allons-nous ? Voilà les petits garçons qui sont traités en grandes personnes et les grandes personnes qui redeviennent des petits garçons.

Par hasard, cette nuit-là, le bonhomme Noël n’était pas en retard. Rentré dans le salon voisin, il s’y assit sur un pouf et s’abandonna à ses réflexions. Et il vit la jeunesse. Il la vit sous une double forme successive : celle d’une petite frimousse frisée et rieuse épanouie sous un béret marin et celle d’un homme grand et fort, agile et gai avec les mêmes yeux rieurs et en plus une belle moustache blonde. Soudainement il comprit que ces deux être issus l’un de l’autre et séparés par près d’un quart de siècle pouvaient grâce au jeu, se retrouver au même diapason et vibrer à l’unisson. Il se demanda si cela était bon ou mauvais.

Le bonhomme Noël est consciencieux. Quand il se pose une question semblable, il ne permet point à ses préjugés d’y répondre. Il examine en toute justice le pour et le contre et conclut honnêtement d’après ce que son bon sens lui inspire. Eh bien ! il n’y a pas à dire, c’est une bonne chose. Jadis les parents accentuaient de leur mieux la barrière entre eux et leurs enfants ; ils s’imaginaient avoir ainsi aux yeux de ces derniers plus de prestige et de dignité. C’est à savoir. En tous cas, à ce régime là, la confiance, la bonne amitié joyeuse qui n’exclue nullement le vrai respect n’existaient guère. Et le résultat, c’est que deux générations marchaient dans la vie comme en une sorte de parallélisme obscur sans se voir, sans se comprendre. Or, les idées des petits et celles des grands ne peuvent naturellement s’accorder puisque le bagage cérébral n’est point le même. Mais le sport reste identique pour les uns et pour les autres. Jeu des muscles, recherche de l’adresse, dépense de force, sensation d’agilité… le petit et le grand éprouvent au même degré ces bienfaits du sport. Et pour l’un comme pour l’autre, l’effet produit est sain, clair et viril. Il en résulte un charmant rapprochement entre père et fils. Et ce rapprochement là sûrement ne fait pas de mal au fils et fait énormément de bien au père.

Le bonhomme Noël hocha la tête. Il n’avait jamais encore envisagé le problème sous cet angle et cela le rendit songeur. Il dût reconnaître que les joujoux sportifs ont du bon et en envisagea la diffusion avec une certaine sympathie. Justement, il lui restait un jeu de cricket dans sa hotte. Il le considéra en souriant et s’en alla par la cheminée vers la maison voisine.

Revue Olympique, décembre 1911.

Dans l’Oberland (1913).

La petite ville sommeillait ; le froid l’a réveillée ; la neige l’a mise debout ; l’arrivée des Anglais l’a remplie de joyeux tumulte. Grands et petits, blonds et bruns, maigres et gras, tous ont une pipe et l’air d’accomplir une chose rituelle, périodique et obligatoire ; une manière de ramadan alpestre pour la santé du corps. Voici une lune de miel de la Suisse allemande : un jeune ménage entreprenant fonçant en luge de toutes les hauteurs avoisinantes. On est toujours sûr de les rencontrer sur quelque pointe audacieuse se préparant au départ ou bien en bas, arrivant à fond de train au milieu d’un nuage de neige soulevée par leur glissade : lui, rouge et radieux ; elle, charmée dans son apeurement et poussant des petits cris de poule effarée. Des Hollandais sont là, calmes et carrés, puis des Genevois dédaigneux, puis des Français… Sur la piste des bobs, un Anglais qui a entendu les Français crier : Attention ! et les Allemands : Achtung ! s’embrouille et hurle consciencieusement : Attentung !… hommage inconscient à la Suisse bilingue.

Difficile d’étiqueter au point de vue national, le Tartarin qui est descendu ce matin du train. L’attirail le plus complexe l’escortait ; il apportait un véritable campement : piolets, alpenstocks, crochets, cordes, skis, luges, bâtons… De loin, cet assemblage lui donnait un prestige à faire trembler la montagne, mais il suffisait de regarder ses chaussures pour voir qu’il n’y connaissait rien. Quant à la dame élégante qui portait deux pelisses et trois boas le premier jour, elle n’avait, le lendemain, qu’une pelisse et deux boas, le surlendemain qu’un boa ; dans deux jours, elle mettra une blouse de mousseline et ouvrira une ombrelle. Mais on voit que cela confond toutes ses idées sur la physique et la géographie. Comment se fait-il qu’il fasse beaucoup plus chaud à 1200 mètres qu’au bord du lac de Lucerne et que pas un grain de neige ne paraisse s’émouvoir de ce cuisant soleil. Elle n’y comprend rien du tout. En voilà une qui est acquise à la réforme de l’enseignement !… Ah ! ma chère, on nous apprend tant de choses qui ne sont pas vraies.

Le pauvre skieur ne sait plus du tout comment il est monté là mais il sait encore bien moins comment il en redescendra. Les glissades d’hier avaient parfaitement réussi ; il avait passé plusieurs petits monticules et traversé sans encombre deux ornières gigantesques. Après cela, il se jugeait sûr de lui-même. Et, en effet, l’ascension a très convenablement progressé. Mais maintenant, du haut de cette colline, tout le paysage d’alentour se creuse d’une façon déplorable. Dieu que c’est haut ! Cela va être vertigineux, cette descente. On pourrait l’aborder très en biais mais il faudra tourner sur place, opération inquiétante surtout sur une pareille pente. Mieux vaut prendre son courage à deux skis et se laisser aller. Du regard, la victime examine les sites de chutes probables et son incertitude s’en accroît. Et puis, tout d’un coup, sur un faux mouvement, les skis se décident tout seuls et l’homme les suit, content et inquiet à la fois. Six secondes plus tard, il a culbuté dans la neige. Il est humilié vaguement mais apprécie le confort de cette culbute. La neige l’a reçu à la façon d’une « bergère » Louis XV, dont le coussin s’enfonce gentiment sous votre poids. Et comme elle est gaie, cette neige ! Elle a sauté sur lui sans le salir, presque sans le mouiller, accrochant à ses moustaches et aux mailles de son jersey de jolis diamants qui scintillent au soleil. Décidément, le ski est un plaisir divin. Notez que le cavalier jeté à terre ne choisit pas ce moment pour exalter les beautés de l’équitation…

Ce qu’on voit sur la route : un énorme traîneau à quatre places passe, traîné par des chevaux couverts de grelots aux tintements de cristal. Le traîneau est vide ; il ne contient que des manteaux, des plaids et un vaste panier qui flaire la mangeaille. Les convives sont attelés derrière, chacun sur sa luge ; il y en a quatorze ficelées l’une à l’autre et dessinant un long serpent d’articulation rudimentaire que secouent les méandres du chemin. Certes, ce n’est point esthétique, mais il paraît que le fun est excessif.

Voici les petits de l’école qui s’échappent à grands cris. Ils ont aux pieds de vieux patins ébréchés avec lesquels ils glissent, marchent, courent, sautent en une locomotion dont le caractère est indéfinissable mais la rapidité évidente. Et sur le train de bois ramené de la montagne à son chalet, un vieux paysan fait pour la dixième fois le compte de la prospérité que lui valent, cet hiver, ces bêtats d’étrangers pour lesquels il éprouve presque autant de considération que pour l’oie grasse destinée à être plumée par lui demain en vue du repas de Noël.

De quoi on parle ?… C’est bien simple ; d’une seule et unique personne, la Neige. Jamais femme n’a occupé à pareil degré l’esprit des hommes. Il faut vous dire qu’il y en a trente-six, des neiges. Seuls des skieurs pourraient les cataloguer convenablement. Vous autres, gens d’en-bas, vous croyez bonnement que la neige est une espèce de fleur blanche et fondante qui tombe un peu mollement et s’accumule en paquets ouatés sur les gens et les choses. Ce n’est pas cela du tout. Il s’agit d’une personne malicieuse qui complote avec le gel et le soleil une masse de trucs très décevants ; elle se fait tour à tour collante, craquante, poussiéreuse… elle n’est pas la même au pied d’un sapin et au pied d’un pommier, le long d’une haie et au bord d’un ruisseau. S’il a un peu dégelé, l’après-midi, puis regelé très fort la nuit, attendez-vous à de terribles farces. Au beau milieu d’une pente, vous trouverez tout à coup un miroir de glace sur lequel vos skis ne laisseront pas la plus imperceptible trace. Cette neige-là ne veut rien savoir. Insistez ; elle vous enverra en bas en deux temps trois mouvements. On comprend que les faits et gestes d’une pareille personne intéressent et troublent ses amants. Ils s’assemblent donc pour se dire leurs impressions, leurs méfiances et leurs espérances. Ils tapotent le baromètre, consultent le ciel étoilé et recherchent dans leur calendrier l’âge de la lune. Après quoi, ils ne sont pas plus avancés qu’avant mais c’est plus fort qu’eux. Gens exclusifs, les patineurs font bande à part. Ils s’expliquent les uns aux autres pour quel motif absolument inattendu ils ont raté tantôt une figure très difficile qui leur est pourtant si familière.

Bals costumés dans les hôtels. Une robe de chambre de Madame sert à Monsieur pour le transformer en pacha turc ou en nabab de fantaisie et Monsieur, à son tour, épingle artistement sur le dos de Madame aux fins de la rendre plus ou moins bohémienne, une écharpe italienne achetée chez un boutiquier de l’endroit avec l’arrière-pensée d’en orner la cheminée de son fumoir. L’Anglais que voilà s’est simplement enveloppé d’un peignoir de bains croyant représenter ainsi une naïade mâle. La mère noble que voici a pensé donner beaucoup de style à sa robe de velours noir en l’agrémentant d’une fraise tuyautée où s’enferme son visage écarlate. Un grand monsieur sec et blond s’est fabriqué un costume de roi de carreau : deux découpures de calicot dont l’ajustage est sans prétentions lui composent une tunique où sont collés des carrés de toile rouge : un cercle de carton recouvert de papier doré forme sa couronne. Honni soit qui mal y pense ! Cet accoutrement lui suffira peut-être à conquérir la dame de cœur ! Et tous ces gens oxygénés à outrance par les journées passées dans la neige en contact avec la bise, étouffent sous ces vêtements inhabituels. Ils ont soif d’air et ouvrent les fenêtres de la salle de bal. Entre alors un courant glacial qui semble rendre plus grêles, s’il se peut, les ritournelles égrenées sans conviction, par un orchestre en exil.

En haut, tout en haut, dans la région des cimes, il fait calme et pur. Les pics se détachent sur un azur intense et le contraste du soleil et de neige s’impose comme le symbole d’une nature irréelle. L’homme éprouve l’émotion d’une planète différente. Peu de skieurs ont poussé jusque-là ; de temps à autre deux sillons dont rien n’a contrarié le tracé indiquent le passage récent d’un être pensant. Mais on ne voit plus de ces espaces labourés, piétinés en tous sens, où la pauvre neige violée et durcie semble crier sa souffrance sous vos pas. Des bouquets de sapins majestueux s’élèvent sur les mamelons et parfois quelque petit bois de mélèzes jette dans le paysage sa note jaunâtre. Les chalets vus de cette hauteur, ont l’air de joujoux dispersés par la main d’un enfant. La solitude est complète. Poussez vos skis dans la neige, écoutez leur musique harmonieuse et jouissez pleinement d’une chose rare et délicate : une oasis de poésie au milieu d’un sport rude.

Le pays vaudois, son âme et son visage.

Abîmes sidéraux.

… Ce ne sont pas seulement les poètes mais parfois aussi les hommes de science auxquels il advient de parler de l’espace peuplé d’astres. Cela fait image… l’image pourtant est défectueuse, fausse même Considérons par exemple l’étoile α du Centaure ; de toutes les étoiles, elle est la plus proche de nous, c’est-à-dire du système solaire dont nous faisons partie, et la lumière qui parcourt la bagatelle de 299.000 kilomètres par seconde et de ce train-là, ne met que quelques minutes à nous parvenir de notre soleil, met quatre ans et quatre mois pour nous arriver de l’étoile α du Centaure. De Sirius elle nous parvient en près de neuf ans ; d’Altaïr, en quatorze ans ; de Vega en vingt-sept ans. Si Arcturus s’éteignait en ce moment, nous n’en serions avertis que dans trente-quatre ans, laps de temps nécessaire à son dernier rayon pour venir jusqu’à nous.

Voilà nos voisins du firmament ; car ces étoiles sont les plus à portée. L’espace, vous l’avouerez, n’est guère « peuplé » par des astres entre lesquels s’étendent de pareilles distances.

La vérité est tout autre. Elle s’exprime en cette parole terrible prononcée par un grand astronome : les astres ne sont que des accidents de lumière et de chaleur à travers l’immensité : l’état habituel du monde, c’est le vide, le froid, le silence et l’obscurité…

Et voici une seconde donnée qu’il faut également nous résigner à admettre. C’est que la vie à la surface des planètes, la vie organisée telle que nous la sentons en nous et la voyons palpiter autour de nous ne représente qu’une brève étape, une sorte de moisissure momentanée entre les périodes bien autrement longues de la formation ignée et de la matière refroidie et desséchée : moisissure dont nous ne sommes même pas certains que tous les astres bénéficient, car il semble en être que le volcanisme peut détruire sans laisser le temps à la vie de s’y épanouir… Et tout cela représente des centaines de milliers d’années.

Nous voici donc en présence des deux notions fondamentales de temps et d’espace, ces deux assises de l’esprit critique, cette double norme de l’intelligence et du jugement — et d’une troisième notion qui, celle-là, nous dépasse : la notion de l’infini. L’astronomie nous la rend tangible et, pourtant, nous n’arrivons pas à la comprendre. Peut-on imaginer un endroit cesse l’espace ? Mais pouvons-nous concevoir un espace qui n’a point de limite ? Le nombre des astres peut, doit être limité ; c’est un nombre ; tandis qu’au delà de l’espace, il ne peut y avoir qu’encore l’espace !

Ainsi l’astronomie nous rend absolument présente — bien qu’incompréhensible — l’idée d’infini tout au moins en son apparente certitude. Il nous suffit, pour la saisir, de lever les yeux vers le ciel étoilé ; et, en ramenant nos regards sur nous-mêmes, nous constatons les bornes effectives de notre intelligence.

Conférences ouvrières 1919.

Maximes et pensées.

On n’est pas dans ce monde pour vivre sa vie mais celle des autres. Les plus grandes joies d’ailleurs ne sont pas celles que l’on goûte mais celles que l’on procure.

La seule véritable indépendance est celle que donne une conscience satisfaite.

Le négociant qui ne relève pas chaque soir ses opérations de la journée et ne vérifie pas l’état de sa caisse marche vers la ruine. De même, celui qui néglige l’inventaire quotidien de son âme.

Il y a entre nos devoirs et nos droits la même disproportion qu’entre une montagne et une taupinière. C’est pourquoi aucune équivalence ne peut être invoquée entre les uns et les autres.

Nous devons d’autant mieux connaître l’intérieur de notre âme jusqu’en ses infimes détails que c’est la seule que nous puissions connaître. L’âme voisine la plus aimée et en apparence la plus cristalline, nous demeure pourtant fermée.

L’œuvre que l’adulte doit poursuivre sur lui-même est celle du sculpteur vis-à-vis du bloc déjà dégrossi que lui a livré le praticien. Impossible de modifier désormais la taille de la statue, son attitude, sa silhouette générale, mais le ciseau en s’attaquant sans cesse au détail le perfectionne peu à peu.

On peut ce qu’on veut à condition de le vouloir longtemps.

Si l’on se froisse chaque fois qu’un ami n’accomplit pas, à l’heure dite, le geste précis que l’on attend de lui, il n’y a pas d’amitié durable ni féconde.

On se montre beaucoup plus fort en reconnaissant une erreur qu’en y persévérant et en affectant d’ignorer qu’on s’est trompé.

Voir loin, parler franc, agir ferme : programme de philosophie individuelle pratique aussi bien que de politique générale.

Les jeunes français qui veulent se préparer à bien servir leur pays doivent interpréter ainsi que suit le monogramme de la République : R = Réfléchi, Robuste, Rapide. F = Franc, Fidèle et Fier. Ces six qualités composent l’idéal auquel doit tendre leur effort.

L’expérience de la vie enseigne que ceux qui ont peu le donnent et que ceux qui ont beaucoup le retiennent : cela suffit à montrer combien la richesse est un élément permanent de corruption vis-à-vis duquel il faut toujours se tenir sur une défensive vigilante.

L’ordre et la méthode établis par l’esprit réagissent sur le corps de même que l’hygiène et la tenue physiques réagissent sur l’esprit.

La moindre capitulation de conscience consentie par le jeune homme produit une répercussion dans l’âge mûr : la persistance du remords seule lui servira d’antidote.

En naissant l’être humain devient titulaire de trois professions que le développement de la culture lui permettra de mieux en mieux d’exercer : celles de mécanicien et de chimiste de son corps, celle d’archiviste-bibliothécaire de son esprit.

Pour que cent se livrent à la culture corporelle, il faut que cinquante soient des sportifs. Pour que cinquante soient des sportifs, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes.

Tout pénètre dans nos lycées et rien n’en sort. Nous avons réalisé ce paradoxe que les murailles élevées pour préserver nos fils nous isolent d’eux sans les isoler de nous. Elles sont opaques de notre côté et transparentes du leur. Tandis que nous ignorons d’eux tout ce que nous devrions savoir, eux savent de nous tout ce qu’ils devraient ignorer (Revue bleue, 1898).

Les peuples sains comptent de rares contemplatifs qui, assis au penchant des montagnes, regardent la vie se dérouler à leurs pieds et analysent dans le calme le spectacle dont ils sont témoins. Lorsque les montagnes, se couvrent d’une foule de prophètes, d’esthètes et de discoureurs, on doit craindre que la pensée nationale ne soit gangrenée, qu’elle ne perde son équilibre et son harmonie. Alors règne le « critique », ce chambellan de la Médiocrité qui meuble son cerveau avec les idées des autres, tue le génie d’un mot et exalte l’insuffisance en deux phrases (Literature, Times 1898).

L’humanité qui se trouve libre de s’adonner au luxe de l’esprit ou à celui de la chair doit, sous peine d’une déchéance rapide et complète, se créer des jardins de bravoure et se plonger dans des piscines de rudesse. Libre à elle de les entourer de tout ce que l’art et la fortune y peuvent ajouter d’élégance et de raffinement, mais il faut qu’au centre se retrouvent les éléments de vigueur, de risque et de volonté qui forment notre hygiène morale et que rien ne saurait remplacer. (Figaro, 1902)

Chez l’escrimeur en garde, la main représente le pont-levis de la forteresse dans laquelle il s’abrite et d’où il opérera ses sorties. À l’intérieur, les forces sont mobilisées comme une armée : le bras constitue l’active ; les jambes, la réserve appelée en même temps, mais partant en seconde ligne ; le reste du corps, la territoriale. À toutes trois, il faut ménager constamment une retraite bien couverte et ordonnée. De là, les feintes, les pièges tendus, les « temps » marqués à propos, les attaques esquissées et brusquement modifiées.

Pour bien diriger les autres, il faut rester toujours méfiant vis-à-vis de soi-même et ne jamais le laisser voir.

Le travail est la loi universelle. L’effort est la joie suprême. Le succès n’est pas un but mais un moyen pour viser plus haut. L’individu n’a de valeur que par rapport à l’humanité ; il est fait pour agir avec acharnement et mourir avec résignation (Cosmopolis, 1897).

Quand une nation a d’elle-même plusieurs conceptions et que, selon la carrière qu’ils ont embrassée ou les préjugés en vogue dans le groupe social dont ils font partie, ses enfants entretiennent à son égard des espérances dissemblables et souvent contradictoires, l’unité ne peut exister (Revue des Deux-Mondes, 1899).

La paix issue de la guerre ne saurait être qu’une trêve ou une contrainte. La seule paix stable est celle qui repose sur l’équilibre, pour les individus comme pour les peuples.

DISCOURS ET DOCUMENTS

appel
pour la création
d’un enseignement universitaire ouvrier
(1890)

Je viens vous prier de vouloir bien assister à une réunion restreinte et privée qui se tiendra le — novembre 1890, à neuf heures du matin.

M. le v.-recteur de l’Académie de Paris a mis à notre disposition pour cette réunion la salle du conseil académique de la Sorbonne.

Voici en très peu de mots ce dont il s’agit : des signes certains annoncent, dans toutes les parties du monde civilisé, l’avènement du « quatrième État » sinon au gouvernement des nations, du moins à la vie politique. Laissant à d’autres le soin de découvrir la formule qui pourrait « se substituer aux injustices anciennes sans s’appuyer sur des injustices nouvelles », n’ayant pas à examiner s’il y a lieu d’« unir des résistances » ou de « raisonner des concessions », nous constatons seulement que le Quatrième État n’est pas prêt pour le rôle que les circonstances peuvent lui assigner dans un avenir proche.

Il y a là un véritable danger national auquel les Anglais ont sans doute paré dans une certaine mesure en créant l’University Extension. Mais, jusqu’ici, en France, on s’est borné à prêcher aux travailleurs la résignation et ceux qui se sont occupés de leur instruction n’ont cherché à les instruire qu’au point de vue technique et professionnel. Un tel enseignement est à coup sûr fort utile mais il n’élève pas les âmes. Il ne donne pas, suivant la belle expression du pasteur Wagner, « accès à la vie supérieure ». Il ne met pas l’ouvrier en contact avec ce qu’en ce temps d’indifférence et d’incroyance, il honore et respecte par dessus tout : la science désintéressée.

Or, nous avons, pour accomplir chez nous l’œuvre nécessaire, des éléments précieux. Nous avons l’Université de France avec ses immenses réserves d’intelligence, de désintéressement et de bonne volonté. Elle peut devenir la pierre angulaire de l’avenir. Elle n’est pas atteinte par les haines sociales et n’est pas menacée par la révolution que ces haines pourraient un jour déchaîner S’il est besoin d’un trait d’union entre hier et demain, c’est elle qui saurait le mieux en tenir lieu.

Il y a donc un grand intérêt à poursuivre avec elle et par elle l’entreprise à laquelle nous reconnaissons une très haute portée. C’est pourquoi nous vous prions de nous apporter votre précieux concours afin d’y parvenir. Résumer et formuler nettement notre idée — rechercher par une enquête approfondie les réalisations partielles qui ont pu être déjà tentées dans tel ou tel centre ouvrier — étudier l’organisation la plus pratique et la moins dispendieuse en vue d’une réalisation plus générale ; — examiner enfin quelles sont les matières qu’il conviendrait d’inscrire au programme de cet enseignement universitaire ouvrier, telle sera la première partie de notre tâche

La réunion convoquée fut ajournée puis contremandée par suite des hostilités qui surgirent : MM. Georges Picot, Jules Siegfried, E.-M. de Vogüé, Ferdinand Buisson, Lavisse, Jaurès, le P. Didon, le pasteur Wagner… se trouvaient parmi les premiers adhérents.


discours d’ouverture
de la
conférence consultative des arts, lettres et sports
prononcé au Foyer de la Comédie Française, à Paris
le 23 Mai 1906

Messieurs, nous sommes assemblés dans cette demeure unique au monde afin d’y célébrer une cérémonie singulière. Il s’agit d’unir à nouveau par les liens d’un légitime mariage, d’anciens divorcés : le Muscle et l’Esprit. Je risquerais quelque entorse à la vérité si j’avançais qu’une ardente inclination les incite à reprendre dès aujourd’hui la vie conjugale. Leur entente, sans doute, dura longtemps et fut féconde, mais séparés par des circonstances adverses, ils en étaient venus à s’ignorer totalement ; l’absence avait engendré l’oubli. Or, voici qu’Olympie, leur demeure essentielle d’autrefois, a été rétablie ou plutôt rénovée sous des formes différentes puisque modernes, pénétrées pourtant d’une ambiance similaire. Ils peuvent donc réintégrer leur domicile et il nous appartient, en attendant, d’y préparer leur retour. C’est pourquoi cette Conférence consultative a été convoquée à l’effet d’étudier « dans quelle mesure et en quelle forme les Arts et les Lettres pourraient participer à la célébration des Olympiades modernes et, en général, s’associer à la pratique des sports pour en bénéficier et les ennoblir ». Donc un double objet : d’une part organiser la retentissante collaboration des Arts et des Lettres aux Jeux Olympiques restaurés et de l’autre, provoquer leur collaboration quotidienne, modeste et restreinte aux manifestations locales de l’activité sportive. Ne doutons pas, Messieurs, d’y parvenir ; ne doutons pas non plus qu’il n’y faille beaucoup de temps et de patience.

Un premier point de notre programme sur lequel nous solliciterons vos avis et vos conseils, ce sera la création projetée de cinq concours d’architecture, de sculpture, de peinture, de musique et de littérature destinés à couronner tous les quatre ans des œuvres inédites directement inspirées par l’idée sportive. Au début, peut-être, la participation à de telles compétitions risque de paraître menue en quantité et même pauvre en qualité. C’est qu’ils ne tenteront d’abord, sans doute, que des artistes et des écrivains personnellement adonnés à la pratique des sports. Même le sculpteur, pour bien interpréter la tempête musculaire que l’effort soulève dans le corps de l’athlète, ne devrait-il pas en avoir ressenti quelque chose dans son propre corps ? Mais quoi ! allons-nous nous laisser arrêter par ce préjugé sans fondement et déjà désuet de l’incompatibilité du sport avec certaines professions ? La puissance et l’universalité acquises en si peu de temps par la renaissance sportive nous protègent contre une pareille crainte. La génération prochaine connaîtra des travailleurs de l’esprit qui seront en même temps des sportifs. N’y en a-t-il pas déjà parmi les escrimeurs ?

En cela le temps agit avec nous et pour nous. Il y aurait imprudence à trop attendre de lui pour ce qui concerne l’alliance à conclure entre athlètes, artistes et spectateurs. Là, tout est à faire ; car on a désappris l’eurythmie. La foule d’aujourd’hui est inapte à associer les jouissances d’art d’ordre différent. Ces jouissances, elle s’est accoutumée à les émietter, à les sérier, à les spécialiser. La laideur et la vulgarité des cadres ne l’offusquent pas. De belle musique la fait vibrer mais qu’elle résonne au centre d’une noble architecture la laisse indifférente. Et rien ne semble se révolter en elle devant ces décorations misérablement routinières, ces cortèges ridicules, ces cacophonies détestables et tout cet attirail dont se compose ce qu’on nomme de nos jours une fête publique, fête à laquelle un invité manque toujours : le goût.

C’est ici, par excellence, la maison du goût. Elle est reconnue pour telle par le monde entier. La première pierre de l’édifice que nous cherchons à poser ne pouvait être taillée ailleurs avec autant de gages de succès. Au nom du Comité International Olympique, je remercie M. Jules Claretie, administrateur de la Comédie Française, ainsi que Mme Bartet et M. Mounet-Sully, ses illustres doyens, d’avoir bien voulu participer à cette séance et je souhaite en même temps la bienvenue aux éminentes personnalités qui ont répondu à notre appel. On me reprochait tout à l’heure d’en avoir trop restreint la liste. Je crois volontiers à la solidité des entreprises qui débutent discrètement. Soyons de bons guides, sachons poser ici et là des jalons opportuns et l’opinion obéira à l’impulsion que nous aurons donnée.

Le programme soumis aux délibérations de la Conférence consultative était le suivant :

Architecture : Conditions et caractéristiques du gymnase moderne. — Cercles de plein air et cercles urbains, piscines, stands, manèges, clubs nautiques, salles d’armes — matériaux, motifs architecturaux — Dépenses et devis.

Art dramatique : Représentations en plein air. Principes essentiels — Les sports sur la scène.

Chorégraphie : Cortèges, défilés, mouvements groupés et coordonnés — Danses rythmiques.

Décoration : Tribunes et enceintes — Mats, écussons, guirlandes, draperies, faisceaux — Fêtes de nuit ; les sports aux flambeaux.

Lettres : Possibilité d’établir des concours littéraires olympiques : conditions de ces concours — L’émotion sportive, source d’inspiration pour l’homme de lettres.

Musique : Orchestres et chœurs de plein air — Répertoire — Rythmes et alternances — Fanfares — Conditions d’un concours musical olympique.

Peinture : Silhouettes individuelles et aspects d’ensemble — Possibilité et conditions d’un concours olympique de peinture — Aide apportée à l’artiste par la photographie instantanée.

Sculpture : Attitudes et gestes athlétiques dans leurs rapports avec l’art — Interprétation de l’effort — Objets donnés en prix : statuettes et médailles.


les « trustees » de l’idée olympique

Discours prononcé à Londres au dîner offert par le Gouvernement Britannique
et présidé par Sir Edward Grey, Ministre des Affaires Étrangères
le 24 juillet 1908
Excellences, Mylords et Messieurs,

Au nom du Comité International Olympique, je vous exprime ma profonde reconnaissance pour l’hommage qui vient de nous être rendu. Nous en garderons un souvenir ému comme de cette ive Olympiade pour laquelle, grâce au zèle et au labeur de nos collègues anglais, un effort colossal a pu être tenté dans la voie de la perfection technique. Et, si satisfaisant que soit le résultat, j’espère de ne pas marquer une ambition trop grande en disant que, dans l’avenir, nous espérons qu’on fera mieux encore, si cela est possible. Car nous voulons toujours progresser. Qui ne progresse pas recule.

Messieurs, les progrès du Comité au nom duquel j’ai l’honneur de parler ont été jusqu’ici considérables et rapides. Et quand je songe aux attaques sans nom dont il a été l’objet, aux embûches, aux obstacles que des cabales invraisemblables et des jalousies forcenées ont dressés sur sa route depuis quatorze ans, je ne puis m’empêcher de penser que la lutte est un beau sport, même lorsque délaissant les passes classiques, vos adversaires en viennent à pratiquer contre vous les surprises du catch as catch can. Tel est le régime auquel le Comité International Olympique a été soumis dès sa naissance et il paraît y avoir gagné une solide et robuste santé.

La raison de ces combats ? Je vous la dirai d’un mot. Nous ne sommes pas des élus. Nous nous recrutons nous-mêmes et nos mandats ne sont pas limités. En faut-il davantage pour irriter une opinion qui s’accoutume de plus en plus à voir le principe de l’élection étendre sa puissance et mettre peu à peu sous son joug toutes les institutions. Il y a dans notre cas une entorse à la loi commune difficilement tolérable, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! Nous supportons la responsabilité de cette anomalie très volontiers, et sans inquiétude. Pour ma part, j’ai appris autrefois dans ce pays-ci beaucoup de choses et celles-ci entre autres que le meilleur moyen de sauvegarder la liberté et de servir la démocratie, ce n’est pas toujours de tout abandonner à l’élection mais de maintenir, au contraire, au sein du grand océan électoral des îlots où puisse être assurée, dans certaines spécialités, la continuité d’un effort indépendant et stable.

L’indépendance et la stabilité, voilà, Messieurs, ce qui nous a permis de réaliser de grandes choses : voilà ce qui, trop souvent, fait défaut aux groupements d’aujourd’hui. Sans doute, cette indépendance aurait, en ce qui nous concerne, des inconvénients, s’il s’agissait, par exemple, d’édicter des règlements stricts, destinés à être rendus obligatoires ; mais tel n’est pas notre rôle. Nous n’empiétons pas sur les privilèges des sociétés ; nous ne sommes pas un conseil de police technique. Nous sommes simplement les « trustees » de l’Idée olympique.

L’Idée olympique, c’est à nos yeux la conception d’une forte culture musculaire appuyée d’une part sur l’esprit chevaleresque, ce que vous appelez ici si joliment le Fair play et, de l’autre, sur la notion esthétique, sur le culte de ce qui est beau et gracieux. Je ne dirai pas que les anciens n’aient jamais failli à cet idéal. Je lisais ce matin, à propos d’un incident survenu hier et qui a causé quelque émoi, je lisais dans un de vos grands journaux une expression de désespoir à la pensée que certains traits de nos mœurs sportives actuelles nous interdisaient d’aspirer à atteindre le niveau classique. Eh ! messieurs, croyez-vous donc que de pareils incidents n’ont pas émaillé la chronique des Jeux Olympiques, Pythiques, Néméens, de toutes les grandes réunions sportives de l’antiquité ? Il serait bien naïf de le prétendre. L’homme a toujours été passionné ; le ciel nous préserve d’une société dans laquelle il n’y aurait pas d’excès et où l’expression des sentiments ardents s’enfermerait à jamais dans l’enceinte trop étroite des convenances.

S’il y a des abus à réformer, s’il faut même une croisade pour cela, nous sommes prêts à l’entreprendre et je suis sûr qu’en ce pays l’opinion voudra nous seconder — l’opinion de tous ceux qui aiment le sport pour lui-même, pour sa haute valeur éducative, pour le perfectionnement humain dont il peut être un des facteurs les plus puissants. Dimanche dernier, lors de la cérémonie organisée à St Paul en l’honneur des athlètes, l’évêque de Pennsylvanie l’a rappelé en termes heureux ; l’important dans ces concours, c’est moins d’y gagner que d’y prendre part.

Retenons cette forte parole. Elle s’étend à travers tous les domaines jusqu’à former la base d’une philosophie sereine et saine. L’important dans la vie, ce n’est point le triomphe mais le combat ; l’essentiel, ce n’est pas d’avoir vaincu mais de s’être bien battu. Répandre ces préceptes, c’est préparer une humanité plus vaillante, plus forte — partant plus scrupuleuse et plus généreuse.

Permettez-moi, au nom de tous mes collègues, de saluer ici vos patries respectives et, en premier lieu, la vieille Angleterre, mère de tant de vertus, inspiratrice de tant d’efforts. L’internationalisme tel que nous le comprenons est fait du respect des patries et de la noble émulation dont tressaille le cœur de l’athlète lorsqu’il voit monter au mât de victoire comme résultat de son labeur, les couleurs de son pays. À vos nations, messieurs, à la gloire de vos souverains, à la grandeur de leurs règnes, à la prospérité de vos gouvernements et de vos concitoyens.


programme du congrès de psychologie sportive
(Lausanne, 1913)
Origines de l’activité sportive.

Aptitudes naturelles de l’individu ; aptitudes générales (souplesse, adresse, force, endurance) ; aptitudes spéciales (facilité innée à une forme déterminée d’exercice). — Rôle et influence de l’atavisme sportif ; observations et conclusions à en tirer. — Les aptitudes naturelles suffisent-elles à inciter l’individu ou bien faut-il encore l’instinct sportif ? Nature et action de cet instinct. Peut-il être provoqué ou suppléé par l’esprit d’imitation et par l’intervention de la volonté ?

Continuité et Modalité.

La continuité qui seule fait le véritable sportsman n’est assurée que lorsque le besoin est créé. Le besoin sportif ne peut-il pas se créer physiquement par l’habitude découlant soit de l’automatisme musculaire, soit de la soif d’air engendrée par l’exercice intensif, et aussi moralement par l’ambition, soit que cette ambition provienne du désir vulgaire des applaudissements, soit qu’elle vise un objet plus noble tel que la recherche de la beauté, de la santé ou de la puissance ?

Particularités physiologiques et psychologiques de chaque catégorie ou espèce d’exercices : qualités intellectuelles et morales développées ou utilisables par chaque sport. — Différentes conditions de la pratique des sports ; solitude et camaraderie ; indépendance et coopération ; initiative et discipline ; formation et développement d’une équipe.

Résultats.

Du caractère rigoureusement exact des résultats sportifs. — L’entraînement ; règles fondamentales ; différences avec l’accoutumance. — De l’excès d’entraînement ; la fatigue. — L’entraînement normal peut être purement physique et n’aboutir qu’à la résistance, mais il peut aussi contribuer au progrès moral par le développement du vouloir, du courage et de la confiance en soi et sans doute aussi au progrès intellectuel par la production de calme et d’ordre mental. Dans quelles conditions ce progrès est-il réalisable ? — Les records ; état d’esprit du recordman.

Enfin l’activité sportive ne contient-elle pas le germe d’une philosophie pratique de la vie ?

(Traduit en allemand, anglais, espagnol et italien).

message inaugural
des travaux de l’union pédagogique universelle
(15 novembre 1925)

Les maux dont souffre l’Europe ne sont point issus de la guerre. La guerre les a seulement aggravés. Leur origine est plus lointaine. Ils proviennent de l’état de faillite dans lequel s’enfonce la pédagogie occidentale. Conçus en un temps où les connaissances scientifiques étaient limitées et les rapports internationaux restreints, nos systèmes d’instruction n’ont plus la capacité suffisante pour contenir ce qu’il faudrait aujourd’hui savoir. L’apprendre par les vieilles méthodes est impossible. Les deux tiers de la vie y suffiraient à peine. Il faut donc instaurer des méthodes nouvelles. Quand on n’a pas le loisir d’explorer une région, le pic à la main, en gravissant lentement ses sommets, on la survole. L’enseignement, désormais, doit devenir une aviation au lieu d’être un alpinisme ; et c’est au métier d’aviateur intellectuel qu’il convient de dresser l’élève. On excusera le rénovateur des Jeux Olympiques d’avoir recours à cette comparaison sportive pour définir le rôle de l’Union Pédagogique qu’il vient de fonder et dont les six points fondamentaux seront posés devant l’opinion. Seule une réforme franche et complète aura raison des malentendus qui compromettent la paix internationale et la paix sociale. Seule, elle pourra neutraliser les incompréhensions qu’engendre fatalement la spécialisation prématurée.


charte de la réforme pédagogique
(1926)

1o  Dans l’état actuel du monde — de l’Europe en particulier, aucune réforme d’ordre politique, économique ou social ne pourra être féconde sans une réforme préalable de la pédagogie.

2o  Une base de culture générale doit être recherchée dont le principe initial soit accessible à tous et dont l’application soit pourtant susceptible d’un développement indéfini.

3o  La notion de la connaissance doit être distinguée de la connaissance elle-même, cette dernière pouvant être en quelque sorte inventoriée (c’est-à-dire définie et cadastrée) sans qu’on en pénètre la substance.

4o  Il est nécessaire de combattre toute spécialisation prématurée ainsi que tout enseignement spécialisé qui tendrait à s’isoler dans son autonomie sans tenir compte de ses rapports avec la culture générale.

5o  On doit viser à substituer au sentiment de vanité satisfaite qu’engendre le demi-savoir celui de l’ignorance humaine, l’instruction donnée pendant l’enfance et l’adolescence ne devant plus être considérée par personne comme suffisant à assurer la formation intellectuelle de l’individu.

6o  Il faut s’efforcer d’instaurer dans l’esprit du maître comme dans celui du disciple la tendance à considérer d’abord les ensembles et les lointains au lieu de commencer par étudier le détail proche et local.

(Traduit en allemand, anglais, espagnol, etc…)

le « flambeau à dix branches »

Conformément à l’art. 3 de sa charte fondamentale par lequel est proclamée la nécessité de substituer désormais les notions aux faits dans les enseignements secondaire et primaire supérieur — les faits à apprendre étant devenus trop nombreux et la spécialisation engendrant d’autre part de l’incompréhension entre spécialisés — l’Union Pédagogique Universelle considère comme base essentielle de l’instruction que doit posséder tout homme, l’acquisition (à des degrés différents selon ses capacités le temps dont il dispose, etc…) des dix notions suivantes :
Les quatre notions qui délimitent l’existence même de l’individu :

La notion astronomique : celle de l’univers réel et pourtant indéfini au sein duquel se meut l’astre qui le porte.
La notion géologique : celle des lois physiques, chimiques, mécaniques qui régissent cet astre ;
La notion historique : celle des soixante siècles d’histoire enregistrée qui sont derrière lui et dont il ne peut se désolidariser ;
La notion biologique : celle de la vie — végétale d’abord, puis animale, épanouie enfin dans son propre corps où il doit savoir l’entretenir et l’aviver.

Les trois notions dont dépend son développement mental et moral :

La notion mathématique : celle du vrai immatériel et pourtant tangible qu’il peut utiliser sans arriver à en concevoir l’origine ;
La notion esthétique : celle du beau vers lequel un instinct le pousse sans qu’il en puisse définir l’essence ;
La notion philosophique[2] : celle du bien dont sa conscience l’incite à chercher la voie : voie dans laquelle les religions ou la morale codifiée s’offrent à le guider.

Enfin les trois notions qui dominent sa vie sociale :

La notion économique : celle de la production et de la répartition de la richesse avec ses conséquences obligatoires, bonnes et mauvaises ;
La notion juridique : celle des lois que toute société humaine est conduite à formuler et de la jurisprudence qu’engendre l’interprétation de ces lois ;
La nation ethnique et linguistique : celle des races réparties sur le globe avec leurs effectifs, leurs caractéristiques et les diversités organiques de leurs langages.

Tel est le « flambeau à dix branches » dont les flammes « susceptibles de brûler en veilleuse dans l’esprit du moins cultivé et d’atteindre la pleine incandescence dans celui du savant », distribueront à tous une lumière de nature et d’ordre identiques pouvant seule assurer la paix sociale et contribuer efficacement à la paix internationale.


droit au sport et droit d’accès à la culture générale
(Principes votés par la Conférence Internationale d’Ouchy 1926)

Il existe pour chaque individu un Droit au sport et il appartient à la Cité de pourvoir le plus gratuitement possible le citoyen adulte des moyens de se mettre, puis de se maintenir en bonne condition sportive sans qu’il se trouve obligé pour cela d’adhérer à un groupement quelconque.

L’adulte qui n’a pu, faute de loisirs ou de ressources suffisantes, participer à la vie supérieure de l’esprit, est autorisé à attendre de la Cité qu’elle lui assure un contact avec la culture générale et désintéressée lui permettant non d’en parcourir le domaine mais d’en prendre une vue d’ensemble en dehors de toutes préoccupations utilitaires et professionnelles.


enseignement de l’histoire

Les principes suivants doivent dominer les enseignements secondaire et post-scolaire :

1o  Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines : ainsi l’habitude des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit dans l’esprit et y demeure. En conséquence, l’histoire d’une nation et celle d’une période ne peuvent être utilement enseignées que si elles ont été préalablement « situées » dans le tableau général des siècles historiques.

2o  Aucune période d’histoire nationale ne doit être étudiée sans référence continue aux événements concomitants de l’histoire universelle.

3o  Il est désirable d’écarter de l’enseignement les faits d’armes et les traités ou conventions qui n’ont pas eu de conséquences profondes et durables ainsi que les chronologies systématiques et les récits anecdotiques sans portée.

4o  L’indication des dimensions territoriales et des chiffres de population est de première importance en histoire : de même la mention des langues usitées et les données concernant l’état social, le développement industriel et universitaire, l’interpénétration économique et artistique.

5o  L’histoire d’un peuple se dessine, en général, de façon ininterrompue et il ne convient pas de supprimer sans explications les périodes de somnolence succédant aux périodes d’activité.

6o  On ne doit pas aborder l’histoire d’une région sans en avoir rappelé, fût-ce sommairement, les conditions et particularités géographiques.


message adressé d’olympie
à la jeunesse sportive de toutes les nations
(Olympie, 17 avril 1927, An iv de la viiime Olympiade)

Aujourd’hui, au milieu des ruines illustres d’Olympie, a été inauguré le monument commémoratif du rétablissement des Jeux Olympiques, proclamé voici trente-trois ans. Par ce geste du gouvernement hellénique, l’initiative qu’il a bien voulu honorer a pris rang dans l’histoire. C’est à vous de l’y maintenir. Nous n’avons pas travaillé, mes amis et moi, à vous rendre les Jeux Olympiques pour en faire un objet de musée ou de cinéma, ni pour que des intérêts mercantiles ou électoraux s’en emparent. Nous avons voulu, rénovant une institution vingt-cinq fois séculaire, que vous puissiez redevenir des adeptes de la religion du sport telle que les grands ancêtres l’avaient conçue. Dans le monde moderne, plein de possibilités puissantes et que menacent en même temps de périlleuses déchéances, l’Olympisme peut constituer une école de noblesse et de pureté morales autant que d’endurance et d’énergie physiques, mais ce sera à la condition que vous éleviez sans cesse votre conception de l’honneur et du désintéressement sportifs à la hauteur de votre élan musculaire. L’avenir dépend de vous.


hommage à chavez
1928

Ma pensée se détourne maintenant vers cette vallée qui s’étend derrière les monts neigeux. Là, s’élève le monument d’un jeune sportif dont l’image devrait planer sur l’école à l’heure des mâles enseignements. Ce qu’il y eût de si grand dans l’aventure de Chavez, permettez qu’en terminant, je le rappelle brièvement. La traversée des Alpes en avion passait alors (il y a de cela dix-huit ans), pour un exploit presque surhumain et, étant donné le stage de construction des appareils et l’entraînement des aviateurs, c’était bien la vérité. Chavez, entraîné à tous les sports et qui les avait récemment délaissés pour l’aviation, était déjà monté à de grandes hauteurs. Ayant débuté en février 1910 il avait atteint, six mois plus tard, ses 2.587 mètres. À ces vols, il prenait, comme ses émules, un plaisir extrême. Mais cette fois, le jeune péruvien devait faire connaissance avec ce qu’il connaissait pas, la peur. S’essayant au parcours terrible, il était rentré à Brigue, tout haletant. « Tu trembles, carcasse, s’écriait le grand Turenne ; tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te ménerai demain ». C’est pourquoi, le 23 septembre 1910, cuirassé de vaillance, ivre de vouloir, Chavez, persuadé qu’il courait à la mort mais préférant tout à un recul, s’engagea dans les gorges où il devait voir défiler au-dessous de lui des choses jusqu’alors interdites au regard de l’homme. Saisi dans des remous, glacé de froid, luttant avec son moteur rebelle comme avec les éléments coalisés, il vint s’abattre à Domodossola, brisé, anéanti mais ayant accompli l’exploit rêvé. L’oiseau en atterrissant était tordu, disloqué ; l’homme aussi. Les nerfs tendus à se rompre au service de la volonté toute puissante s’étaient vengés. Après une terrible agonie, Chavez succomba ayant sacrifié pour l’amour de la gloire ses vingt-trois ans robustes et joyeux. Le duel éternel comptait une victime nouvelle et le sublime domptage du corps par l’âme rayonnait une fois de plus sur l’humanité.


charte de la réforme sportive
1930

Ce que l’on reproche au sport se ramène à trois ordres de griefs :

Surmenage physique.

Contribution au recul intellectuel,

Diffusion de l’esprit mercantile et de l’amour du gain.

On ne peut nier l’existence de ces maux, mais les sportifs n’en sont pas responsables. Les coupables sont : les maîtres, les pouvoirs publics, les dirigeants de fédérations et la presse.

Les mesures de salut qui s’indiquent sont les suivantes :

Établissement d’une distinction nette entre la culture physique et l’éducation sportive d’une part, l’éducation sportive et la compétition d’autre part.

Création d’un « baccalauréat musculaire » selon la formule suédoise avec épreuves variant d’après la difficulté, l’âge et le sexe ;

Championnats internationaux tous les deux ans seulement, les années 2 et 4 de chaque Olympiade ;

Suppression de tous championnats organisés par des casinos et des hôtels ou à l’occasion d’expositions et de festivités publiques ;

Suppression de tous Jeux mondiaux faisant double emploi avec les Jeux Olympiques et ayant un caractère ethnique, politique, confessionnel… ;

Suppression des combats de boxe avec bourses ;

Introduction des exercices aux agrès parmi les sports individuels sur un pied de parfaite égalité ;

Unification désirable des sociétés dites de « Gymnastique » et dites « Sportives » ;

Acceptation de la distinction entre le professeur et le professionnel, le premier pouvant être considéré comme amateur dans tous les sports qu’il n’a pas enseignés ;

Recours au serment individuel, prêté par écrit avec énumération des diverses sources de profits susceptibles d’être réalisés ;

Suppression de l’admission des femmes à tous les concours où des hommes prennent part ;

Renonciation des municipalités à la construction d’énormes Stades destinés aux seuls spectacles sportifs et substitution à ces édifices d’établissements conçus d’après le plan modernisé du gymnase hellénique antique ;

Interdiction de tous concours avec spectateurs pour juniors au-dessous de 16 ans.

Création d’associations sportives scolaires sous les seules couleurs desquelles les écoliers et collégiens seront admis à participer à des compétitions ;

Élévation de l’âge d’enrôlement des Boy-scouts ;

Développement d’une médecine sportive prenant son point d’appui sur l’état de santé au lieu du cas morbide et faisant une part beaucoup plus large à l’examen des caractéristiques psychiques de l’individu ;

Encouragements donnés par tous les moyens à l’exercice sportif pour les adultes individuels par opposition aux adolescents chez lesquels il y a lieu au contraire de le refréner quelque peu ;

Intellectualisation du scoutisme par le moyen de l’astronomie générale, de l’histoire et de la géographie universelles ;

Intellectualisation de la presse sportive par l’introduction de chroniques consacrées à la politique étrangère et aux événements d’intérêt mondial.

(Traduite en huit langues.)

confiance !

Les fêtes organisées en Suisse l’été de 1932 par les soins principalement de MM. le colonel Bauer, le Dr  Messerli et W. Hirschy, pour honorer la soixante-dixième année de l’auteur, se sont déroulées à Berne, à l’Ambassade de France et à la Légation de Grèce, en présence des autorités fédérales et cantonales et à Lausanne à l’Aula de l’Université où des discours furent prononcés par MM. le conseiller d’État Perret, le recteur Arnold Reymond, le comte de Baillet-Latour et W. Hirschy. L’Union Chorale y prêtait son concours. Le soir un dîner fut offert à Ouchy au Beau-Rivage Palace par le Conseil d’État Vaudois et la Municipalité de Lausanne. La veille un dîner avait été donné au Club International à Genève sous la présidence du comte Albert Apponyi. Au cours de ces diverses cérémonies furent offertes à M. de Coubertin, parmi d’autres objets une médaille en or frappée à Lausanne à son effigie et une couronne de lauriers en argent ciselé don des sociétés athéniennes. Des télégrammes, reçus de Stockholm, d’Amsterdam, d’Helsingfors, de Berlin, de Vienne, de Zagreb, de Bukarest, de Prague, d’Athènes, de Tokio, de Shanghaï, de Lisbonne, de New-York, de Los Angeles, de Barcelone et de Sao Paulo, avaient associé les autorités, les Comités olympiques et les Associations de ces différents pays à la manifestation.

C’est à cette occasion que furent prononcées, à l’Aula de l’Université de Lausanne, les paroles suivantes par lesquelles se termine ce recueil de « Pages choisies ».


Le cadre où se tient notre assemblée éveille en moi de lointains et puissants souvenirs. C’est ici qu’il y a dix-neuf ans, un Congrès international fonda la psychologie sportive. C’est dans la salle voisine de celle-ci que, cinq ans et demi plus tard, comme on sortait de la terrible guerre, j’osai, à l’occasion de son cinquantenaire négligé, exposer en six leçons l’œuvre de la République française (1870-1920), à laquelle était encore injustement refusé ailleurs l’accès des galeries de l’histoire. C’est ici également que pour la première fois, j’ai communiqué au public les principes réformateurs des enseignements secondaire et post-scolaire, tels que nous avions été amenés à les poser, mes collaborateurs et moi, et tels qu’ils sont synthétisés sur cette affiche qu’on a eu la délicate attention de placer derrière moi, en pendant avec la Charte de la réforme sportive. Tout cela s’est fait sous les auspices de trois recteurs amis, MM. de Felice, Lugeon et Chavan, dont je ne saurais oublier de citer les noms, en même temps que celui de M. le recteur Arnold Reymond, auquel m’attachent les liens de la plus vive sympathie admirative.

Mais ce que j’évoque là, c’est du passé. La jeunesse aime qu’on lui parle d’avenir, et comme elle a raison ! Il n’y faut point manquer, si l’on a la chance de s’adresser à elle. D’autant que les voix qui sortent du crépuscule, que ce soit celui de l’âge ou celui de la douleur, ont droit d’être doublement entendues lorsqu’elles parlent de confiance. Et c’est là précisément le mot que je veux prononcer.

Un petit poème anglais peu connu, inspiré par un passage de Gœthe, contient à peu près en ces termes un conseil à recueillir : « Tenez-vous bien en selle, garçons, et foncez hardiment à travers le nuage ! » ; le nuage c’est donc une obscurité transitoire et de l’autre côté, on reverra le soleil et l’azur. Il faut y croire. Certes la nuée qui va se lever sur votre route, mes chers jeunes, est singulièrement opaque, âpre, redoutable… Loin de moi d’en méconnaître les inquiétants contours et même les dangers trop réels. Mais n’importe, foncez à travers la nuée et vous retrouverez au delà la vie claire et fraîche. Courage, donc, et espérance ! Courage indomptable, espérance tenace.

Pour vous soutenir et vous guider, qu’une triple volonté demeure en vous : la volonté de la joie physique que procure l’effort musculaire intensif, excessif même et violent — puis la volonté de l’altruisme franc, complet, continu… car, sachez-le bien, la société prochaine sera altruiste ou elle ne sera pas : il faudra choisir entre cela et le chaos ; — enfin, la volonté de compréhension des ensembles. Levez vos regards, menacés de myopie par l’esclavage du spécialisme : ne craignez pas de devenir presbytes. Dirigez-les vers les sommets de la nature et de l’histoire. C’est de ces sommets que découlent pour l’homme la puissance et l’action.

Tels sont mes vœux pour tous, pour cette ville préférée, pour les générations qui se lèvent, pour tous ceux qui, répondant à notre appel, ont demandé au sport de bronzer à la fois leurs muscles et leur vouloir, pour les nations au foyer desquelles j’ai trouvé le long de mon existence un accueil favorable, pour les cités lumineuses et pour celles qui sont encore enténébrées.

« Tenez-vous bien en selle, garçons, et foncez hardiment à travers le nuage. »


  1. Dans cet article paru en tête du Figaro le 14 décembre 1902, il n’est cité aucun des coloniaux historiques qui vivaient encore à cette date.
  2. Philosophie est pris dans son sens étymologique (culte de la sagesse) dont l’a détournée la science moderne et que l’U. P. U. veut s’efforcer de lui restituer. Une observation analogue s’applique au mot géologie.