Anthologie (Pierre de Coubertin)/I/IV

Anthologie (Pierre de Coubertin)/I
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 13-15).

Équilibre et combat.

Le rameur novice dans sa yole à banes fixes peut éprouver de la satisfaction à vaincre la double résistance que lui opposent l’élément liquide et sa propre maladresse. Mais dès qu’il aura acquis assez d’expérience pour pouvoir monter un bateau léger à bancs mobiles, une impression nouvelle se fera jour. Son plaisir résidera alors presque exclusivement dans l’harmonie mécanique établie entre lui et l’embarcation, dans le rythme qui réglera sa nage, dans la régularité absolue de l’effort, dans la proportionnalité heureuse de la dépense de force avec l’effet obtenu. L’homme devient une machine mais une machine qui continue de penser et de vouloir, et qui sent la vigueur se produire en elle, se condenser et s’échapper avec autant de précision mathématique que s’il s’agissait de vapeur ou d’électricité… Même recherche inconsciente d’équilibre dans l’équitation. Sans doute, l’homme entre fréquemment en lutte avec le cheval et cette lutte l’intéresse d’autant mieux que l’intelligence s’y combine avec la force… Personne ne pensera pourtant que ce conflit constitue le dernier mot de l’équitation ni la meilleure des jouissances qu’elle peut procurer. Un auteur américain a décerné au cheval ce bizarre éloge : « Il donne à l’homme la sensation d’avoir quatre jambes ». Buffon n’eût pas trouvé cela sans doute mais l’idée est juste et exprime sous une forme nouvelle quelque chose de fort ancien. L’imagination antique avait créé l’homme à quatre jambes, le Centaure en lequel elle se plaisait à symboliser le sport hippique à son plus haut degré de perfection, à ce point précis où les muscles du cheval semblent le prolongement de ceux de l’homme tant ils s’accordent et se complètent. La civilisation moderne n’a point modifié cet idéal équestre ; il est resté le sien. Si le débutant s’amuse parfois de la dureté des réactions qui menacent sa stabilité, le cavalier accompli est joyeux de ne les point sentir et, par son art, d’affaiblir jusqu’à l’annihiler totalement, la notion des « solutions de continuité » qui existent entre lui et sa monture…

Comme son frère le patineur, le cycliste inconsciemment copie l’oiseau. Son idéal est de supprimer la pesanteur. Pour cela, il lui faut ne plus sentir les frottements de la machine ni les déplacements de son propre centre de gravité. L’industrie moderne lui livre des montures si parfaites qu’elles ont, en quelque sorte, leur individualité, leur tempérament ; à lui, de développer en s’en servant, son agilité et d’atteindre ainsi le maximum d’équilibre qu’il peut réaliser. Au gymnase, entre l’homme et son trapèze volant, il y a aussi une harmonie intime.

Combien différents sont les sports de combat non point seulement la lutte, la boxe, mais la natation où l’adversaire est une chose. On dit d’un homme : il nage comme un poisson. Rien n’est moins exact. Le poisson se meut normalement dans l’eau comme l’être humain sur le sol. La natation n’est pas normale. C’est un combat avec un élément hostile qui est le plus fort et aura le dernier si l’on ne se soustrait pas à son étreinte en temps voulu. La force des vagues rend, sans doute, le spectacle plus émouvant, mais l’onde la plus douce et la plus calme n’enlève pas au sport le caractère combatif qui est son essence et fait son charme.

La bataille que le nageur livre au flot, l’alpiniste la livre à la montagne. On s’en aperçoit rien qu’à surprendre le regard dont il la mesure d’en bas avant de commencer à en gravir les pentes. En effet, sous son masque impassible, elle va se défendre contre lui comme un adversaire vivant, l’égarant, le mystifiant, lui opposant une série déconcertante d’obstacles : rochers à escalader, pentes neigeuses à parcourir. Et ce ne sont là que des préliminaires. Elle tient en réserve pour le perdre d’épais brouillards qui l’envelopperont, des crevasses profondes qui s’ouvriront sous ses pas, de lourdes avalanches qui chercheront à l’entraîner dans leur chute foudroyante ; elle tentera de le terrasser par le vertige, par la bise, par le froid, et lui ne vaincra que par une virile combinaison d’énergie bien employée, de sang-froid voulu et de ferme prudence. Certes, c’est bien là une bataille et de la catégorie la plus moderne, de celles que gagne la stratégie et non la fougue…

Revue des Deux Mondes, 1er Juillet 1900.