Anthélia Mélincourt/Le Cimetière

Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 116-122).


LE CIMETIÈRE.


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Sir Forester et ses amis, se déterminèrent le lendemain à suivre sur le chemin tracé, parmi les rochers, et dont Pierre leur avait parlé ; mais désirant prendre quelques informations du vicaire Portepipe, ils se rendirent auparavant à son presbytère, qui était situé dans un village assez éloigné du château. Au moment où ils arrivaient, le vicaire sortait à la hâte ; il témoigna à sir Forester et à ses amis, le déplaisir qu’il avait de ne pouvoir profiter de leur présence, et d’être obligé de les quitter pour les fonctions de son état ; il avait sur les bras, à la fois, un baptême, un mariage et un enterrement. Il les assura, qu’il serait à leurs ordres, dès qu’il aurait fini sa besogne, et il les engagea à entrer chez lui pour l’attendre, en ajoutant qu’il avait de l’excellente ale et quelques bouteilles d’un vin vieux, ses délassemens ordinaires, au retour de l’église.

Ces messieurs préférèrent de le suivre au cimetière. Un baptême, un mariage et des funérailles, dit sir Forester, avec qu’elle indifférence il parcourt le drame entier de la vie : prenant l’homme à sa naissance, présidant à la plus importante de ses actions, et l’accompagnant à sa dernière demeure.

L’habitude, lui répondit sir Fax, lui rend ces scènes indifférentes ; chaque homme exerce sa profession, et l’habitude le rend insensible aux actions qu’elle exige. Le sacristain chante gravement, ouvre, avec lenteur, la marche du convoi, parce que cette lenteur fait partie de son office ; mais sa tête n’en est pas autrement occupée, et il pense, peut-être, à la taverne où il se réunira après la cérémonie, avec ses amis pour y rire et boire. L’avocat qui conclut dans un procès, et s’époumone dans le sanctuaire des lois, est souvent plus occupé de son dîner, que des intérêts de sa partie.

— Votre observation est juste, répondit Forester, c’est cette habitude qui rassure la main du chirurgien, qui raffermit la voix du juge criminel, qui encourage le soldat, et lui fait braver la mort, lorsqu’il monte à la brèche, qui donne au marin la force de supporter les tempêtes ; c’est par son influence que l’homme de loi écrit une prise de corps, que le geôlier renferme sous la même clef, avec indifférence, l’innocent calomnié et le coupable endurci ; que le sénateur vénal vote contre la liberté de son pays ; et que la politique, enfin, prépare ses projets pour l’extinction de la liberté. Contemplez chacun de ces hommes dans la sphère de leur routine ordinaire, vous croirez qu’ils sont destitués de toute humanité ; changez les de place, et vous verrez reparaître les sentimens les plus humains, car l’habitude ne les éteint pas, elle les endort seulement.

— Vous conviendrez avec moi, que le sommeil est profond.

— Il y a des cas où il est aussi profond que le sommeil d’Epiménide, ou celui des sept dormans ; mais il cesse à la fin, et selon Aristote, il a toujours le pouvoir de cesser.

— Il faut que vous m’en donniez des preuves, ou je ne croirai pas à cette faculté de réveil. Cependant je ne suis pas sceptique pour les vertus humaines.

— Vous n’auriez pas raison de l’être, avec tant de preuves devant vos yeux de l’excellence de la génération passée ; car je pose en fait, que la génération présente est pire que les précédentes : lisez les épitaphes semées autour de vous, et voyez quels modèles de toutes les vertus sociales, ces morts ont été.

— Je lis à la mémoire d’un grand nombre d’excellens fils, de maris affectionnés, d’amis fidèles, de bons voisins, d’honnêtes gens ; ce sont des épitaphes que l’on trouve dans tous les cimetières ; n’est-il pas étrange, que même la fiction soit circonscrite dans la variété des panégyriques monumentaux ? Combien peu de mots contiennent le sommaire de toutes les vertus et de tous les devoirs de la vie ordinaire. Toutes les divisions et combinaisons auxquelles elle donne lieu, l’histoire individuelle des caractères, et celle de la vie commune semblent circonscrites, il est vrai, dans les inscriptions banales ; mais si je daigne prendre des informations, on me dira : que ceux que ces pierres honorent, ont vécu dans le trouble et sont morts tourmentés, à la fois, par les inquiétudes et les médecins. Le tendre époux et sa compagne désolée, ont peu vécu ensemble ; le bon fils a été ingrat, et le tendre père un tyran etc. Il est encore vrai de dire, que les fautes des morts sont vites oubliées ; mais le souvenir de leur vertu ne vit pas plus long-temps. Ne pensez-vous pas comme moi, que ces mots de Rabelais pourraient servir d’inscription aux tombes de tous les morts.

Sa mémoire expira avec le son des cloches qui carillonnèrent à son enterrement.