Anonyme - La Mort Aymeri de Narbonne/Introduction

<references>

  1. Hist. litt., xxii, 502. — L. Gautier, Épop., 2e éd., IV, 90-91. — Hugues Capet, édition du marquis de La Grange, p. xliv et ss.
  2. Vauquois (Meuse)
  3. Voyez Raoul de Cambrai, éd. de la Société, p. lxx.
  4. Voyez Raoul de Cambrai, ibid.
  5. Fr. Michel, loc. cit.. p. 115.
  6. Cf. G. Paris, préface de la Vie de saint Alexis du xiiie siècle, p. 200.
  7. Une particularité remarquable de ce ms. est l’emploi du d dans les mots comme : camoisied, pid, vieillard, ploreid, pied, void, sod, avroid, fenid, veissiéd.
Anonyme
Texte établi par Joseph Couraye du ParcFirmin Didot (p. T-l).


INTRODUCTION



Vers la fin du xiie siècle, le personnage d’Aimeri de Narbonne avait acquis dans la poésie épique française une popularité égale à celle de son fils Guillaume d’Orange, le héros primitif de la geste, et l’on composa peu à peu un assez grand nombre de poèmes spécialement consacrés à ce nouveau héros. Les scribes des manuscrits cycliques purent alors le considérer comme le centre d’un groupe particulier et réunir dans une seule collection toutes les chansons ayant Aimeri de Narbonne pour principal acteur, à l’exclusion de poèmes qui, comme Aliscans, le Charroi de Nismes, ou le Couronnement Looys célébraient particulièrement la gloire et les exploits de Guillaume d’Orange.

C’est l’enchaînement de ces poèmes disposés de façon à présenter en un seul récit tout ce que la légende racontait d’Aimeri, qui dut donner à un trouvère épique d’une époque postérieure, l’idée de suppléer à ce que cette légende avait d’incomplet et de terminer le livre d’Aimeri en racontant ses dernières batailles, sa fin et celle de quelques-uns de ses fils.

L’auteur du poème semble avouer lui-même cette préoccupation de raconter le dénouement de la légende d’Aimeri, au début de son poème, par exemple. Écoutez, dit-il

Coment les jestes vindent a decliner,
Les ancienes dont l’en soloit parler ;
C’est d’Aymeri de Nerbone lo ber… (v. 4-6.)

Et ailleurs, après le récit d’une dernière victoire de son héros :

Or recommence bone chançon nobile,
Si com barnaje se amonte et decline
Et d’autre part essauce et puis avile.
Ainsi reprist danz Aymeris sa vile… (v. 2941-2944.)

Dans un de ses nombreux recommencements où, suivant un usage fort en vogue chez les trouvères épiques, il annonce les événements qui vont suivre, l’auteur se plaît à rappeler la gloire passée, et pour ainsi dire à résumer la carrière du héros dont il va raconter la fin :

Seignor, oez chançon de verité,
Bone et bien fete, nus ne la doit blasmer.
Il est escrit el role et seelé,
Ce fu li hom de la crestienté
Qui toz jorz pot plus barnaje mener
Et qui plus pot chevalerie amer,

Petit prometre et larjement doner,
Que Aymeris de Nerbone li ber :
Car ne fina en trestot son aé
De guerre fere, de cenbiax afermer,
De terres prendre, de chastiax conquester...

(v. 3391-3401.)

Enfin, dans les derniers vers du poème, par un procédé analogue à celui d’un romancier moderne qui, après le récit du dénouement, termine en apprenant à son lecteur le sort des personnages secondaires de son roman, le vieux trouvère nous renseignera sur la destinée de tous les fils d’Aimeri qui ont joué un rôle dans son œuvre et dans les poèmes auxquels il cherche à se rattacher. Beuves de Commarchis, Hernaut de Gironde et Guibert d’Andrénas à qui il a donné un rôle si brillant, retournent dans leurs châteaux, et l’auteur, il est vrai, laisse à d’autres le soin de raconter leurs aventures postérieures. Guillaume d’Orange aura, dit-il, encore bien des luttes à soutenir dans sa vie :

Onques pés n’ot a la jent paienie. (v. 4156.)


L’auteur connaissait peut-être le Moniage Guillaume ; il semble par ce vers y faire allusion et pour ainsi dire y renvoyer ses lecteurs. On verra plus loin que dans le cours de son œuvre, il rappelle avec une sorte d’insistance la mort d’Aïmer le chétif, comme pour n’avoir pas à s’occuper de sa fin qui doit avoir été racontée dans les poèmes maintenant perdus, et qu’il supposait connue de ses auditeurs.

Quant à Garin d’Anseüne et à Bernart de Brebant qui n’avaient jamais eu une grande popularité et pour lesquels la légende donnait peu de détails, le trouvère n’hésite pas à raconter leur fin dans la bataille même qu’il a imaginée pour la mort de leur père.

Enfin la destinée d’Hermengarde de Pavie qui figure à côté d’Aimeri dans presque toutes les chansons de geste de ce groupe, a aussi préoccupé l’auteur ; elle ne pouvait survivre à son mari et le poète nous assure quelle mourut quelques mois après lui dans le cloître où elle s’était retirée. Un scribe d’un de nos manuscrits pourra donc écrire à juste titre à la fin de notre chanson :


Ci endroit fine li livres de la fin d’Aymeri, et d’Ermengarde et de plusieurs de leurs enfants... (B. N., fr. 24370.)


Les copistes ont bien compris ce caractère de la Mort Aymeri, et dans certains manuscrits cycliques qui renferment seulement les chansons consacrées aux exploits d’Aimeri, notre poème occupe naturellement la dernière place : tels sont les manuscrits du Musée britannique cotés Old Roy. 20. B. xix, et Harl. 1321, dont nous parlons plus loin, et où la Mort Aymeri était évidemment considérée comme la conclusion de toutes les chansons de geste sur ce personnage, rangées dans un ordre chronologique.

À côté de ces collections de poèmes sur un même personnage, on faisait aussi de ces volumineux manuscrits où le copiste réunissait toutes les chansons de la geste de Guillaume, qu’il pouvait se procurer. Le manuscrit du Musée britannique, Old Roy. 20 D. xi, celui de la Bibliothèque Nationale, relié en 2 tomes, fr. 24369 et 24370 (anc. La Vallière 23 et 23 A), présentent cet autre type de manuscrit cyclique. On dut alors éprouver quelque difficulté à établir un ordre chronologique entre les chansons du groupe d’Aimeri et de celle du groupe de Guillaume, ces groupes ayant eu une même origine, mais aussi chacun un développement propre. De là le système des incidences. Si l’on jugeait contemporains et simultanés les événements racontés dans deux chansons de gestes dont les héros et le théâtre étaient différents, on intercalait une de ces chansons dans l’autre, de manière à conserver autant que possible l’ordre chronologique dans l’ensemble des récits de tout le cycle.

C’est ce qui a été fait pour la Mort Aymeri dans le ms. B. N. fr. 24370 : elle a été insérée dans le Moniage Renouard, et nous verrons que le copiste nous avertit lui-même de ce procédé.

Dans ces manuscrits, les incidences, de même que l’ordre des chansons, durent être consacrées assez vite. L’incidence devait toujours avoir lieu dans les Enfances Vivien, pour faire place au Siége de Barbastre, et dans le Moniage Renouard, pour la Mort Aymeri.

Le scribe du manuscrit du Musée britannique, Old Roy. 20, B. xix, qui renferme une des collections les plus complètes de chansons de la geste de Guillaume d’Orange, ne fait pas l’incidence habituelle, aussi se croit-il obligé d’avertir ses lecteurs de la disposition exceptionnelle de son manuscrit ; au f° 126 v°, dans la marge inférieure, il écrit :

En tant comme Viviens fu avecques la marcheande, fu li sieges de Barbastre et li couronemens de Guibert.

Et la bataille des Sajetaires, si fu quant Renouars fu moines. Mais pour ce que il n’y a fait nul incidences, est chascuns livres mis par soi et non pas en ordonances.

Cette curieuse note montre donc que l’incidence était ordinairement faite pour le Siège de Barbastre et la Mort Aymeri et que les lecteurs du xiiie ou du xive siècle, étaient habitués à trouver dans les manuscrits « mis en ordonnance », ces poèmes intercalés, l’un dans les Enfances Vivien et l’autre dans le Moniage Renouart.

La Chanson de la Mort Aymeri, dont la composition est postérieure à la plupart des autres chansons du même cycle, ne pouvait renfermer aucun élément traditionnel, historique ou légendaire. On peut remarquer seulement la présence d’un certain Hugues Capet révolté contre l’empereur Louis, qui a été souvent considéré comme le dernier des Carolingiens par nos vieux poètes (Hugues Capet, p. xix, xx) ; on a déjà plusieurs fois signalé ce souvenir des luttes entre les derniers Carolingiens et les Capétiens[1]. C’est, croyons-nous, un fait isolé, et il est bien douteux qu’au xiiie siècle ce souvenir ait été encore populaire.

Signalons encore, d’après M. Gautier (Épop., 2e éd., IV, 88), un autre souvenir historique plus incertain encore, le récit du siège de Narbonne par les Sarrazins au début de la chanson, qui dériverait, par l’intermédiaire des nombreux récits analogues qu’on rencontre dans tout le cycle de Guillaume, du siège et de la prise de cette ville par Alsamah, en 721.

Mais si notre chanson ne reproduit aucun souvenir historique précis, aucune légende particulière, elle suppose la connaissance des plus anciennes chansons du cycle, s’appuie sur l’ensemble des traditions épiques relatives à Guillaume d’Orange, et met en scène des personnages que la littérature épique avait depuis longtemps rendus populaires.

Les poèmes composés sur Guibert d’Andrenas, le dernier fils d’Aimeri, sont ceux que notre auteur semble se rappeler plus particulièrement et aux quels il cherche surtout à rattacher son œuvre ; il a, en effet, donné à ce personnage un rôle d’une importance exceptionnelle : Aimeri prisonnier des Paiens est délivré par Guibert d’Andrenas (v. 1742 et ss.) ; dans les nombreux combats singuliers entre un Sarrasin et un chevalier chrétien, c’est toujours lui qui est le champion victorieux (v. 2678 et ss.) ; son armement avant la dernière bataille avec les Sagittaires est décrit avec une complaisance remarquable, et ce récit ne comprend pas moins de quatre laisses (cviii, cix, cx, cxi), tandis que les autres fils d’Aimeri, Guillaume d’Orange lui-même, sont tous réduits à un rôle insignifiant.

Il est cependant très douteux, que l’auteur de la Mort Aymeri ait connu la chanson de Guibert d’Andrenas. Dans ce poème encore inédit, Aimeri promet Narbonne à son filleul Aymeriet et pour dédommager son fils Guibert dépossédé de son patrimoine, il entreprend avec lui et ses autres enfants la conquête d’Andrenas ; or dans notre chanson, Aymeriet ne joue aucun rôle et semble oublié ; Aimeri a même un autre filleul, Auquaires, pour lequel il combat les Sagittaires. Il est vrai qu’aux vers 4161 et ss. on lit :


Et Guibelins qui ot grunt seignorie,
O lui mena sa bele Compagnie
Tout droitement a Andrenas la riche ;
Et de Nerbone tint la terre en baillie
Aymeriez qui ot la seignorie
Que li dona ses parrains en sa vie,
Quant de ses filz ot fet la departie. (V. 4161-4167.)


Mais ces vers ont probablement été intercalés plus tard, quand la Mort Aymeri eut trouvé sa place dans les manuscrits cycliques immédiatement après Guibert d’Andrenas.

Il est fait des allusions beaucoup plus fréquentes à d’autres traditions sur le personnage de Guibert d’Andrenas :


V. 240Biau fil Guibert, que vos ce ne savez,
Qui estiez sor Sarrazins alez
Au port d’Ossau sor Judas l’Amiré...

V. 470. . . . . . . . . . cent chevalier,
Itant l’en ot ses filz Guiberz lessié...

V. 544Au port d’Ossau envoie Aufelis
Por Guibert guerre lo menor de ses filz
Qui ert en ost sor Judas l’arrabi....

V. 615Ses filz Guiberz en a mené ses homes
Au port d’Ossau est alez sor mon oncle.

V. 1734Des porz d’Ossau repaire Guibelins...
Bien a gasté le regne as Sarrazins...


Cette expédition de Guibert contre Judas aux ports d’Ossau, à laquelle la Mort Aymeri fait des allusions si précises, nous est maintenant inconnue et n’a point laissé d’autres traces, à notre connaissance, dans ce qui nous reste de notre ancienne poésie épique ; elle devait, croyons-nous, être racontée dans une chanson de geste perdue et qui était familière à notre trouvère.

Il en est de même pour les mentions fréquentes dans notre chanson des aventures d’Aïmer le Chétif en Espagne ; on sait qu’il a existé sur ce personnage toute une légende que nous connaissons seulement par des allusions assez vagues d’autres chansons de geste :

Ne manda pas Aïmer lo chetif,
Que en Espaigne ont Sarrazins ocis..... (V. 547-8.)

Mais un domaje merveillos li refis
Quant li ocis Aïmer lo chetif ;
A Porpaillart la teste li toli... (V. 591-3.)

Ja fu il pere au chetif Aïmer
Que oceïstes a Porpaillart sor mer
Qui nos lignajes a pris et afolez
Et detruites nos jestes. (V. 1384-7.)


La chanson d’Aimeri de Narbonne était aussi bien connue de notre auteur :

V. 588Et Charlemaine, li rois de Saint Denis
Si li dona Nerbonois a tenir...

V. 2413Charles li rois a la barbe florie
L’arst et fondi quant ot Nerbone prise...

V. 3032El fu mon pere l’amiral Salatré.
Mès Charlemaine li fist lo chief coper
Quant il conquist Nerbone la cité...

Salatré ne figure pas, il est vrai, dans Aimeri de Narbonne, mais il est évident que notre trouvère connaissait au moins l’antique légende de la prise de Narbonne par Charlemagne, mise en oeuvre dans la chanson d’Aimeri de Narbonne. De même dans l’attribution de la prise de la ville fabuleuse d’Esclabarie par Charlemagne (v. 2411 et ss.) et dans l’énumération de ses conquêtes imaginaires (v. 3075 et ss.), notre poème se conforme à de vieilles traditions répandues dans la plupart des productions épiques du moyen âge. (Cf. G. Paris, Hist. poét. de Charlem. p. 258 et 286.)

La Mort Aymeri connaissait encore quelques poèmes qui nous ont été conservés. La Prise d’Orange, par exemple :

Li quens Guillaume a la chiere hardie
Vet a Orange sa fort cité antie,
Ou lessié ot dame Guibourc s’amie...

(V. 4153-4155, Éd. Jonkbloet.)

Il faut encore remarquer que ce passage a pu être refait, comme nous venons de le dire à propos de la mention d’Aymeriet.

Rollant :

V. 2663Puis icele ore que vos avez oï
Que Rollanz fu a Roncevax traïz...

V. 3078Oncle Rollant qui fu mors en Epaigne
En la bataille fiere...

Floovant :

V. 3315Li rois Judas en ot la teste armée
Quant Floevent li copa a s’espée.


Dans ces vers notre auteur n’a emprunté à la chanson de Floovant que le nom de son héros, car ce poème, au moins dans l’état où il nous est parvenu, ne contient pas de récit de combat avec un païen du nom de Judas, auquel le poète semble ici faire allusion.

Enfin on peut signaler une curieuse mention des reliques rapportées par Charlemagne à l’abbaye de Saint-Denis ; le trouvère de la Mort Aymeri connaissait donc la chanson du Pélerinage de Charlemagne à Constantinople qu’il désigne comme une des gestes de France :

Charles li rois a la barbe florie,
De Jersalem aporta les reliques
De cel saint fust ou il sofri martire

Et la corone qu’il ot el chief d’espines
Et les sains clox et la sainte chemise
Qu’enprès sa char avoit sainte Marie,
Quant ele fu de son chier fil delivre ;
Ce aporta en France la garnie.
Ce fu une des jestes (v. 3065-3073.)

Là encore il faut remarquer que le passage est probablement interpolé et ne se trouve que dans une famille de nos manuscrits.

La mort de Garin d’Anseüne que notre auteur raconte, avait déjà été rapportée dans le Covenans Vivien ; d’après cette chanson, Garin d’Anseüne serait mort à Roncevaux avec Rollant. La Mort Aymeri ne connaissait donc pas ce poème qui lui est antérieur, comme il semble ignorer également toutes les chansons du groupe de Vivien ; ainsi il ne fait aucune allusion à l’histoire de la captivité de Garin racontée dans les Enfances Vivien, légende qui fut cependant assez populaire parmi les trouvères postérieurs. Enfin la Chanson de Sesnes raconte aussi la mort d’un Garin d’Anseüne qui ne peut être identifié avec le fils d’Aimeri.

A tant ez Murgalé forment esperonant,
Tot par devant les autres s’an vont li Turs poignant,
La lance sor le fautre, l’escu au piz poignant ;
Et va ferir Garin d’Anseune la grant,
Que l’escu li perce et l’auberc jazerant :
Tant com hante li dure l’a abatu sanglant.

(Éd. Fr. Michel. II, 68-9.)

Les Sagittaires qui ont une si grande importance dans la seconde partie de notre poème, sont les centaures de l’antiquité. Le mot sagittaire avait été employé dès les premiers temps du moyen âge pour désigner le monstre, moitié homme, moitié cheval, comme le montre Isidore de Séville : « Sagittarius vir equinis cruribus deformatus cui sagittam et arcum adjungunt... unde et Sagittarius est vocatus » (Étym., III, 165). On sait d’ailleurs combien furent répandues au moyen âge ces traditions sur les monstres que l’antiquité avait inventés, cyclopes, centaures, cynocéphales, pygmées et sirènes. Les monuments figurés, sculptures et miniatures, nous en présentent de nombreux spécimens et les encyclopédies d’Honorius d’Autun ou de Barthélemy de Glanvil, par exemple, compilations renfermant toutes les notions scientifiques du temps, contiennent de nombreux passages sur ces monstres.

On trouve surtout dans les bestiaires de nombreux articles consacrés aux centaures, aux onocentaures ou aux sagittaires : citons, entre autres, le bestiaire de Pierre le Picart, en prose du xiiie siècle, publié par le père Cahier dans ses Mélanges d’archéologie (t. IV, p. 76) :

Phisiologe nos dist que en l’une partie des desers d’Ynde sont une gent qui ont une corne ou front et sont homes salvages ; cele gent guerroient adès contre les Sagetaires et li Sagetaire contre eus...

Ce monstre a déjà été souvent introduit dans la poésie narrative du xiie siècle, et, dans le Roman de Troie, nous trouvons décrit de la façon la plus précise, un sagittaire qui appartient visiblement à la tribu sauvage qui figure dans la Mort Aymeri. Il est même très probable que c’est à ce roman, dont le succès a été immense, que notre auteur l’a emprunté. Voici la description de cet être fabuleux dans le Roman de Troie :


Il ot o lui un sajetaire
Qui molt fu fels et deputaire.
Des le nombril tot contreval
Ot cors en forme de cheval.
Il n’est riens nule, s’il volsist,
Que l’isnelece n’ateinsist.
Cors, chiere, bras a noz senblanz
Avoit, mes n’ert pas avenanz.
Il ne fu ja de draps vestuz
Car come beste esteit peluz...
Un arc portot, non pas d’aubor,
Mès de cuir et de gluz boillie
Soldez par estrange mestrie...
Es granz terres desabitées
Sont et conversent vers midi...

(Éd. Joly, p. 174-175.)

Ainsi dans Garin de Monglane (B. N. fr. 24304, fol. 101), on lit la description d’un cheval né d’une jument sauvage et d’un sagittaire ; dans Aliscans, les Sagittaires sont mentionnés avec quelques-unes des particularités reproduites dans notre chanson.


Desous l’abisme ou desoivre livent,
Iluec dist on ke Lucifer descent ;
Outre cest regne n’a hom abitement,

Fors Sajetaires et Noirons ensement.
Onqes n’i ot .i. seul grain de froment :
D’espices vivent et d’odour de pieument...

(Éd. Guessard et Montaiglon, p. 171-172.)


On peut rapprocher ce texte du suivant tiré, du Roman d’Alexandre.

Ains i conversent tigre et lupart et lyon,
Saytaire cornut et li escorpion....

(Éd. Michelant, p. 259, 260.)

Dans le roman inédit de Charles-le-Chauve (B. N. fr. 24372), un sagittaire habite au milieu d’une forêt et poursuit les hommes, qu’il enferme dans son château pour les manger ensuite ; il est tué par le héros du roman, Dieudonné, qui délivre ses prisonniers. Mais rien n’indique que l’auteur de ce roman ait voulu lui prêter les formes monstrueuses du centaure ; c’est seulement un géant ou un ogre, comme on en voit tant dans les romans de ce genre, et rien dans le récit si détaillé du combat de Dieudonné contre lui ne fait supposer que le poète ait voulu en faire un être à forme monstrueuse.

C’est donc à quelque poème plus ancien, que notre trouvère doit l’idée des Sagittaires et probablement au roman de Troie : ce n’était pas la première fois d’ailleurs qu’on prêtait dans les chansons de geste des formes monstrueuses aux peuples sarrazins, adversaires des Français, et la chanson de Rollant en présente déjà un exemple. Mais le rôle important que ces monstres jouent dans notre chanson, n’est qu’un procédé d’un trouvère épique de la dernière époque, qui cherchait l’originalité et la nouveauté.

La Mort Aymeri perdit assez vite sa popularité, et nous n’en avons trouvé aucune trace dans les vastes collections de romans en prose faites au xve siècle. Ces compilations étaient rédigées d’après nos chansons de gestes depuis longtemps soudées les unes aux autres dans les mss. cycliques ; le manuscrit de la B. N. fr. 1497, par exemple, a du être fait sur un ensemble de poèmes disposés comme dans les manuscrits de la même bibliothèque fr. 368 ou fr. 774 ; cette rédaction en prose comprend : Aimeri de Narbonne..., le Siège de Barbastre, les Enfances Vivien, le Covenans Vivien, Aliscans, Renouart, le Moniage Renouart et le Moniage Guillaume. C’est justement dans cet ordre que se présentent, sous leur ancienne forme rimée, les six ou sept dernières chansons que nous venons de citer dans les manuscrits de la B. N., fr. 368 et 774. Les manuscrits comprenant exclusivement les chansons du groupe d’Aimeri, où notre poème avait sa place normale, comme les mss. du Musée britannique Roy. 20.B.XI. et Harl. 1321, présentent un type cyclique qui dû être abandonné assez tôt. Et quand le goût des lecteurs du xve siècle se porta vers les romans en prose, ce furent plutôt les manuscrits groupant tous les poèmes de Guillaume, Vivien et Renouart, en un seul livre, comme ceux dont nous venons de parler, qui durent servir de point de départ aux derniers remanieurs de notre vieille poésie épique. Ce fait peut expliquer pourquoi la Mort Aymeri n’a pas été comprise dans leur travail.

La seule trace que la Mort Aymeri ait laissée dans la littérature du siècle suivant, a déjà été signalée par M. le marquis de La Grange, dans la préface de son édition de Hugues Capet. Voici le passage de ce poème où l’on trouve une allusion à la Mort Aymeri :


Car Aymeris, cez perez, qui le poil ot ferant,
Ernaulz et Guibellins et Bernars de Brabant,
Et Garin d’Anseüne, furent ochis en camp,
Droit par devant Nerbonne, de le gent mescreant.

(Édit. du Mis de La Grange, p. 42).

 

Il faut remarquer que ce témoignage est assez inexact : ce n’est pas devant Narbonne, mais au siège d’Esclabarie, qu’Aimeri trouve la mort ; et de plus, ni Hernaut de Gironde, ni Guibelin ne meurent avec leur père.

Dans le poème de Doon de Nanteuil, maintenant perdu, et dont M. P. Meyer a pu retrouver quelques fragments dans les papiers du président Fauchet, on pourrait peut-être reconnaître un souvenir confus de la Mort Aymeri dans ce vers :


Et cosins Aimeri qui occit le dragon...

(Romania, XIII, 17.)

Dans notre poème on voit en effet, non pas Aymeri, mais ses fils, lutter contre une guivre.

L’Italie a connu la Mort Aymeri ; ce poème n’a pas laissé plus de traces, il est vrai, dans les Reali que dans nos romans en prose du xve siècle, et peut-être pour la même raison, mais il se trouvait au commencement du xve siècle dans la collection de manuscrits appartenant aux Gonzagues et dont la Romania a publié le catalogue (1880, p. 512). Le n° 50 de cette pièce curieuse est ainsi conçu :

Item Aymericus de Nerbona. Incipit :
Bone canzun plest vos che vos di.
Et finit : sil ne faust l’istorie

On a déjà reconnu le premier vers pour appartenir à Girart de Vienne, et l’on voit que le dernier est celui qui termine la Mort Aymeri. Ce manuscrit devait comprendre à peu près toutes les chansons qui se trouvent actuellement dans le manuscrit du Musée britannique Old. Roy. 20 B. xx, qui lui aussi commence par Girart de Vienne et se termine par la Mort Aymeri ; si l’altération de la langue n’est pas due au rédacteur de cet inventaire, le texte de la Mort Aymeri contenu dans ce ms. avait reçu une forme italianisée.

Parmi les romances espagnoles qui tirent leur origine des traditions épiques de la France, on a depuis longtemps signalé deux de ces romances, où l’on s’accorde à reconnaître dans la forme Benalmenique ou Almenique, le nom d’Aimeri de Narbonne ; mais on n’avait pas encore retrouvé dans notre littérature épique, le récit qui fait le sujet de ces romances ; il est impossible de n’être pas frappé de la grande analogie entre la première partie de la Mort Aymeri et la donnée d’un de ces petits poèmes. Dans les deux récits nous voyons le Soudan de Babylone assembler une vaste armée, armer une flotte, traverser la mer, débarquer près de Narbonne ; on retrouve dans la romance du comte Almenique, comme dans la Mort Aymeri, le siège de la ville, la prise du comte, les traitements ignominieux qu’on lui fait souffrir et même le roussin ou le sommier sur lequel on le fait monter par dérision ; dans la chanson de geste, Hermangarde offre de rendre Narbonne au Sarrazin pour sauver son mari ; de même dans la romance, la comtesse offre au Soudan la ville de Narbonne et une énorme rançon ; le comte l’en dissuade :

Merci, comtesse, pour vos bonnes paroles ; ne donez pour moi, dame, un seul maravedi ; mes blessures sont mortelles, je n’en puis guérir ; adieu, adieu contesse...

Aimeri tient à peu près le même langage :


Franche comtesse, ja fustes vos m’amie.
Je morrai ja, que près sui del juïse...
Mès une chose vos vueil prier et dire :
Por amor Deu, lo fil sainte Marie
Por nule rien que Sarrazin vos dient,
De la cité ne lor rendez vos mie
Ançois me lessiez ardre (v. 1402-1409.)

Enfin, comme on enmène Almenique prisonnier, sa femme s’écrie : « Dieu vous fasse rencontrer Roland le paladin. » Aymeri de Narbonne, lié sur un mauvais cheval et sur le point d’être envoyé à Babylone, tient un langage analogue : Beau sire Guibert...

Dex m’envoit vostre aïe ! (V. 1609)

Voici d’ailleurs, d’après l’édition de MM. Wolf et Hofman, Primavera y Flor de romances, II, p. 414-415, le texte de cette romance, que nous n’hésitons pas à considérer comme dérivée de la chanson de geste française.


Del Soldan de Babilonia,
De ese os quiero decir,
Que le dé Dios mala vida
Y á la postre peor fin !
Armó naves y galeras,
Pasan de sesanta mil,
Para ir a combatir
A Narbona la gentil.
Allá van á echar áncoras,
Allá al puerto de Sant Gil,
Cativado han el conde,
Al conde Benalmenique.
Desciéndenlo de una torre,
Cabálganlo en un rocin,
La cola le dan por riendas
Por mas deshonrado ir.
Cient azotes dan al conde
Y otros tantos al rocin ;
Al rocin porque anduviese,
Y al conde por lo rendir.
La condesa, desque lo supo,
Sáleselo á recebir :
« Pésame de vos, señor
Conde, de veros asi,
Daré yo per vos, el conde,
Las doblas sesenta mil,
Y si no bastaren, conde,
A Nerbona la gentil.
Si esto no bastaré, el conde,
A tres hijas que yo pari ;

Yo la pariera, buen conde,
Yvos las hubistes en mi ;
Y si no bastaré, conde
Señor, védesme aqui á mi.
— Muchas mercedes, condesa,
Por vuestro tan buen decir :
No dedes por mi, señora,
Tan solo un maravedi
Heridas tengo de muerte,
De ellas ne puedo guarir :
Adios, adios, la condesa,
Que ya me mandan ir de aqui.
— Vayádes con Dios, el conde,
Y con la gracia de Sant Gil :
Dios os le eche en suerte
A ese Roldan paladin. »

La chanson de la Mort Aymeri est anonyme comme la plupart des chansons de geste. Nous ne pensons pas qu’il vaille la peine de discuter l’attribution de notre poème à un certain Huon :


Nus nom ne puet chançon de geste dire
Que il ne mente la ou li vers define,
As mos drecier et a tailler la rime.
Ce est bien voirs, gramaire le devise,
Uns hom la fist de l’anciene vie,
Hues ot non, si la mist en un livre
Et seela el mostier Saint Denise... (v. 3055-3061).
 

On sait la confiance qu’il faut accorder à tout ce que les auteurs de chansons de geste, débitent sur l’ancienneté et l’origine de leur œuvre ; d’ailleurs il faut remarquer que le passage assez obscur que nous citons ne se trouve que dans deux de nos manuscrits et est évidemment interpolé.

Nous n’avons relevé dans notre poème aucun indice qui permette de déterminer la date ni le pays où il a été composé ; on trouve, il est vrai (v. 1331), une invocation à saint Pol de Valcois et il existe une localité de ce nom en France[2] : la mention d’un village aussi peu connu, pourrait servir à déterminer assez exactement la région où aurait été composée la Mort Aymeri ; mais on trouve déjà ce nom souvent mentionné dans des chansons de gestes antérieures ; ainsi dans la Prise d’Orange :


Trestuit li home dusqu’as porz de Vauquois.

(V. 1136, éd. Jonkbloet.)

C’est donc à un poème plus ancien que l’auteur de la Mort Aymeri a emprunté ce nom de lieu que le besoin de la rime seul lui a fait choisir.

Aucun indice ne permet de dater la Mort Aymeri ; M. Paulin Paris, dans l’Histoire littéraire, xxii, p. 501, et M. le marquis de la Grange, dans son édition de Hugues Capet, p. xliii et ss., ont cru pouvoir fixer la date de sa composition à la fin du xiiie siècle et même au xive siècle. Nous croyons qu’il faut reculer cette date plus loin et la fixer vers la fin du xiie siècle ; c’est l’étude de la versification et de la langue qui permet d’arriver à cette conclusion.

La Mort Aymeri est en vers décasyllabiques avec coupe après la quatrième syllabe ; chaque tirade est terminée par un petit vers hexasyllabique à finale féminine ; la plus grande partie du poème est assonancée et les parties rimées paraissent avoir subi un remaniement.

Ces caractères indiquent déjà une certaine ancienneté. À la vérité, M. Gautier (Épopées, 2e éd., I. p. 334, note ; IV, 21, note) croit qu’il y eut au xiiie siècle des poètes, qui composèrent des chansons de geste en assonances pour leur donner un caractère ancien et leur assurer ainsi un plus grand succès. Mais, pour la chanson de la Mort Aymeri, cette hypothèse nous semble peu probable si l’auteur avait employé cette forme archaïque pour donner un certain vernis d’antiquité à son œuvre et la faire accueillir avec plus de faveur, il faut avouer qu’il eut été mal inspiré, puisque, comme nous le verrons plus loin, tous les copistes de notre chanson dont nous pouvons actuellement apprécier le travail, sont d’accord pour faire disparaître autant que possible cette trace d’ancienneté.

Il est possible qu’au xiiie siècle, un trouvère ait composé une chanson de geste en rimes archaïques, pour relier son œuvre à d’autres poèmes plus anciens, déjà populaires, et pour permettre de rassembler dans, un même ms. tous ces poèmes, qui par la similitude de leur versification pouvaient passer pour un seul et même roman. Mais encore, croyons-nous, faut-il admettre qu’une semblable tentative ait été faite au moins au commencement du xiiie siècle : en effet, le ms. le plus ancien, qui peut remonter au dernier tiers du xiiie siècle, ne présente presque plus rien des assonances primitives et, comme nous le verrons, au moins trois successions de copistes ont travaillé à refaire les rimes à la nouvelle mode. Il y avait donc alors bien des années que les assonances n’étaient plus admises, qu’elles qu’aient été les raisons qui avaient pu autrefois faire préférer l’assonance à la rime.

La Mort Aymeri contient d’assez fréquents exemples de laisses similaires ii, liii, lxv, lxxii, lxxxiii, civ, cviii) et plusieurs recommencements (xv, lxxxvi, lxxxix, xcvi, xcviii, vers 2941, 3089).

L’examen des assonances peut donner lieu aux remarques suivantes. Ai + n assone avec e + n dans la tirade xxix : montaigne, tiegne.

E fermé est toujours issu de a latin avec les exceptions ordinaires , ert ; e ouvert a toujours pour origine e latin entravé ; dans la tirade ci, on trouve cependant frete, feree est une réduction de ai ; on ne trouve à l’assonance aucun mot où e = i latin entravé ; notre rimeur distinguait peut-être trois e, l’un issu de a latin, l’autre de e entravé et le troisième de i entravé.

An et en sont confondus, bien qu’il y ait même dans la première partie quelques laisses où l’on ne rencontre que des finales en an.

Les assonances apprennent peu de chose sur la déclinaison qui était certainement encore observée à l’époque de notre poème ; toutefois, on trouve au cas direct la forme conte (xxvi), et assez souvent au cas régime les formes ber (i, vii, ix) et emperere (cix).

Les formes avomes (v. 188, 2236), et lessomes (v. 2306), que l’accord des mss. rend assez certaines, sont fréquentes dans le nord-est du domaine roman[3].

Les imparfaits ploroient, cochoient, reclamoient dans la tirade xlv, en o ouvert féminin, se rencontrent surtout en Normandie.

Dans les assonances en oi, on trouve les 2e personnes du pluriel, sachoiz, orroiz, vendroiz (xlvii, lv) ; mais les formes analogiques ez sont très fréquentes dans les tirades en é.

Les deux formes infinitives, veoir (v. 2224) et veïr (v. 532) se rencontrent également à l’assonance ; la forme veïr est surtout picarde[4].

Les participes passés féminins iée ne sont pas réduits à ie : abessiée, eslessiée, perciée, et l’on trouve ces formes dans les tirades en ie féminin ; cependant, vers la fin du poème, on voit otroïe, bautisie (cxxvii), adrecie (cxxxv), dans des tirades en i féminin ; mais ces passages ont évidemment été remaniés et ces formes contractées sont dues au renouveleur.

Enfin signalons l’emploi de la négation archaïque giens (v. 163, 2442). M. G. Paris qui a étudié ce mot dans les Mémoires de la Société de linguistique de Paris, I, p. 189, remarque que giens avait cessé d’être usité vers la fin du xiie siècle, et le dernier exemple qu’il cite, est tiré de la Vie de Saint de Saint Thomas de Cantorbéry, de Garnier de Pont Sainte-Maxence, composée vers 1182 les exemples réunis par M. Godefroy dans son dictionnaire sont tous également du xiie siècle.

On voit que rien ne permet de déterminer d’une façon précise le dialecte de notre chanson et que la date de sa composition peut être fixée au dernier tiers du xiie siècle ; ajoutons que si, comme nous le croyons, l’auteur a emprunté les Sagittaires au Roman Troie, ce poème, ayant été composé vers 1155, la Mort Aymeri peut avoir été écrite entre les années 1170 et 1180.

La chanson de la Mort Aymeri nous a été conservée dans quatre manuscrits, tous exécutés en France.

A. — Le ms. que nous désignons par A, appartient au Musée Britannique, Old Roy. 20, D. xi ; il a été décrit par M. F. Michel, dans ses rapports au Ministre. (Documents inédits, p. 80-2.) C’est un volume in-folio, sur parchemin, de 69 centimètres de hauteur, contenant 318 feuillets ; il est écrit sur trois colonnes de chacune 53 vers. L’écriture et le style des miniatures qui le décorent semblent dater de la première moitié du xive siècle. Le copiste était soigneux, son texte ne présente pas de lacunes importantes et offre un sens acceptable.

Les chansons que renferme ce beau manuscrit sont énumérées avec détail dans le rapport de M. Francisque Michel auquel nous renvoyons ; chaque chanson est ornée d’une petite miniature accompagnée d’une courte rubrique. La miniature de notre poème représente le combat des compagnons d’Aimeri avec les Sagittaires ; ceux-ci figurés sous la forme de monstres moitié hommes moitié quadrupèdes sans autres armes qu’un arc et une flèche. Voici, la rubrique qui la précède :


Cy parole du roi Loys et d’Aymeri et de ses enfans et de bataille que il orent encontre les Saytaires.


B. — Le ms. que nous nommons B est celui de la Bibliothèque nationale, fr. 24370, ancien La Vall. 23 A. C’est comme le précédent un des mss. cycliques de la geste de Guillaume, les plus complets. Il est de plus petite dimension et l’exécution est bien inférieure. D’après les caractères paléographiques, il est moins ancien et doit avoir été écrit dans la deuxième moitié du xive siècle.

Nous n’insistons pas sur ce ms. bien connu ; rappelons seulement que la chanson de la Mort Aymeri se trouve au fol. 7 r°, (le ms. est divisé en deux tomes). La miniature du commencement représente le juif expliquant les songes à Aimeri et on lit au commencement :


Incidences. Ici commence la bataille des Sagytaires et la mort d’Aimeri.


Comme notre chanson se trouve intercalée dans le Moniage Renoart, un scribe a dû refaire le dernier couplet de cette première partie du Moniage Renoart et le dernier couplet de la Mort Aymeri pour relier entre elles ces deux chansons.

Voici le couplet qui précède notre poème :


En l’abbeye Rainouart demora,
Molt longuement y fu et sejorna ;
Chascuns des moines si forment le douta
Que volentiers ses bons li otroia
Et le servi et honneur li porta.
Plus n’en dirai ; mais a qui il plaira,
Ens en ce livre, l’estoire trouvera
Des grans travaus que il puis endura.
Or entendez, pour Dieu qui tout crea,
Bone chançon, tele n’oïs (sic) pieça,
Comment li rois qui France gouverna,
Fu a Loon ou ses barons manda ;
Moult en y vint et molt en demora ;
Un en i ot qui petit le prisa.
Ains jure Dieu qu’il le corroucera ;
Hues Chapès, ainssi on le nomma.
Riches homs fu et si grant gent mena
Que Looys par force guerroia
Et de sa terre li arst et essilla.
Li roys trouva qui petit li aida,
Car des preudommes si petit adaigna
Que a sa court molt peu en repaira.
Li rois se doute et moult grant paor a
Que sa couronne ne perde et ce qu’il a.


À la fin de la chanson on lit :


Oy avez d’Aimeri le baron
Et de Bernart qui ot cuer de lyon
Et de Guerin qui fut de grant renon,
Comment il furent mis a destruccion
Et .x. m. autres dont ne fas mencion,
Des Sagitaires qui estoient felon.
Et d’Ermengart a la gente façon

De ceuls lairons ; ci endroit la chanson
De Raynouart vous recommenceron,
Qui servoit Dieu par bonne entencion
Mais ne savoit ne syaume ne leçon,
Mais o les autres chantoit a si haut ton,
Que n’i pooit entendre se lui non.
Ceuls en pesoit de la religion,
Mais si hardi n’avoit en la maison
S’il en parlast, tost eüst d’un baston
Et du poing en la teste.


On lit ensuite cette rubrique :


Ci endroit fine li livres de la fin d’Aymeri et d’Ermengart et de plusieurs de leurs enfans et retourne a conter de Renuart qui estoit moines.


C. — Le ms. C du Musée britannique, coté Old Roy. 20. B. xix, est un grand in-4o sur parchemin, de 27 centimètres de hauteur, et de 191 feuillets. Il est écrit sur 2 colonnes de 45 vers chacune, et, pensons-nous, vers le milieu du xiiie siècle ; c’est le plus ancien de nos ms., les abréviations y abondent et le scribe est peu soigneux.

Au commencement du volume se trouve une miniature au-dessous de laquelle on lit :


Ci commence la geste, com di li escrit de Garin de Monglanne et des quatre fiz.


Les poèmes renfermés dans ce ms. sont :


F. 1 a. Girart de Viane.
F. 10. c. Id., 2e partie.

F. 39 d. Aimeri de Narbonne.
F. 66 a. Departement des enfans Aymeri.
F. 86 c. Siege de Narbonne.
F. 110 d. Siege de Barbastre.
F. 152 b. Guibert d’Andrenas.
F. 166 a. Mort Aymeri de Narbonne.


Le dernier couplet de Guibert d’Andrenas, dans ce ms., a été refait pour annoncer la Mort d’Aymeri.


Dedenz Nerbone fu li quens Aym.
Et Hermenjarz la contesse jentils
Et ses fillex de cui il fu serviz.
Avuec els ot molt po de lor amis,
Molt fu li quens soventes fois pensis,
Quant en Nerbone remest si escharis.
Einsi i furent après v. anz ou vi.
Que il ne virent gaires nul de lor filz.
Si fu li quens molt vielz et afebliz ;
Ne se pot gaires aidier li quens jentils
Qui plus avoit de vii xx ans et dis.
Molt bien le sert ses fillex Aymeris
Cui il avoit doné tot son païs,
Tant quant. i. max est à Ay. pris
Si con Deu plot lo roi de paradis ;
Ne pot lever ne par nuit ne par dis,
Forment en plore Herm. la jentils :
Car ele quide que ja n’eschapast vis ;
Si n’estoit molt troblé tot le païs ;
Et d’autre part estoit molt entrepris
En doce France li fors roiz Looys
Qui molt avoit de cruels enemis,
De tex don il deüst estre serviz ;
Mès en France ot. i. haut baron de pris
Hue Chapet ot non, ce m’est avis
Riche d’avoir et enforcié d’amis.

N’ot a cel tens ne baron ne marchis
En tote France qui si fust poestis.
Si ot lo roi si de guerre entrepris,
Q’avoir voloit la terre et lo païs
Et estre rois et del regne sesiz ;
Si avoit ja viles et chatiax pris
Et tant avoit ja maté Looys
Qu’issir n’osoit des portes de Paris
Et bien cuidoit li bon rois seignoris
Qu’il perdist la corone.


D. — D désigne le ms. du Musée britannique, coté Harl. 1321[5].

C’est un grand in-4o sur parchemin, de 214 feuillets, écrit sur 2 colonnes de 40 vers chacune. Il a dû être exécuté à la fin du xiiie siècle. Il est mal écrit et les fautes y sont innombrables ; c’est, de nos mss., le plus mal exécuté.

Les feuillets ne se suivent pas en ordre régulier ; ce qui rend assez difficile de distinguer les différentes chansons entre elles. De plus un certain nombre de feuillets sont perdus. Voici la liste des poèmes :

Girart de Viane. Le premier feuillet manque. Le poème commence : Filz, dist li pere, je vos dirai encors.

Aimeri de N. f. 35, vo. b.

Département des enfans Aimeri. f. 66. Même rédaction que celui du ms. 20. B. xix.

Siège de Narbonne, f. 86.

Siège de Barbastre, f. 118 à 133, 166 à 181, 150 à 165, et enfin 208 à 214.

Guibers d’Andrenas, f. 134.

Mort Aymeri de Narbonne, f. 149 ; un feuillet suivant est perdu ; la suite du poème reprend au f. 182 jusqu’au f. 207 ; il manque un feuillet pour compléter la chanson.

Aymeri de Narbonne, le Département des enfans Aymeri, et le Siège de Narbonne ne sont pas séparés entre eux, et ne forment pour ainsi dire qu’un seul poème sans qu’aucune miniature ni grande lettre ne les distingue du poème précédent. Il en est de même de la Mort Aymeri qui fait corps avec Guibert d’Andrenas. Cette circonstance est cause que la Mort Aymeri et le Siège de Narbonne n’avaient pas été jusqu’à présent signalés dans ce manuscrit.

D2. — On a récemment découvert dans une reliure à la Bibliothèque de Dusseldorf, deux fragments de parchemin ayant appartenu à un ms. de la Mort Aymeri écrit au xive siècle ; ils forment chacun la partie supérieure de deux feuillets, et donnent ainsi quatre fragments correspondants aux vers de notre édition 511-543, 580-612, 725-742, 772-791 ; nous avons pu consulter une photographie de ces fragments, grâce à l’obligeance de M. Stengel qui les a publiés dans la Zeitschrift fur romanische Philologie, 1882 p. 357, travail auquel nous renvoyons le lecteur.

Laissant de côté pour le moment le fragment de M. Stengel, les quatre mss. se classent en deux familles : A B forment un premier groupe et C et D l’autre. Cette division résulte des faits suivants :

A et B ont ensemble quelques passages omis dans C et dans D, et de même C et D contiennent beaucoup de vers qui ne se trouvent pas dans A ou dans B : ainsi A et B donnent seuls les vers 1157, 1265, 2901, 3037, 3122 et 3123. Plus nombreux sont les cas où C et D ont des vers qu’on ne lit pas dans A ou B : par exemple, les vers 162 et 163, 239, 261, 266, 291, 381, 700, 701.

De plus il est très fréquent de voir A et B donner une même leçon, et C et D s’accorder à en donner une différente. Toutes ces variantes sont notées dans l’édition et nous nous contentons ici de renvoyer à quelques exemples caractéristiques pris au hasard : v. 200, 307, 335, 346, 367, 396, 410, 430, 451, 478, 595, etc.

Quelques noms propres sont différents dans AB et dans CD : par exemple, Acaire dans AB et Auquaires dans CD v. 1649, 1664, etc. ; Madras dans AB et Maudras dans CD. v. 644, 649 ; Pincernie dans AB et Corcenie dans CD v. 2424, etc.

Enfin les deux mss. C et D ont subi un même remaniement, qui a été épargné aux autres mss. ; parfois ils corrigent ça et là quelques assonances assez libres que conservent encore A et B, ou le plus souvent, ils convertissent sans exception en rimes exactes certaines tirades primitivement en assonances. Citons d’abord le début qui est entièrement différent dans AB et dans CD.

C et D débutent ainsi :


Ce fu en mai que la rouse est florie,
L’oriax chante et li rousignax crie,

Fuellissent bois et l’erbe est reverdie,
Chascuns amanz est joianz per s’amie.
Dedenz Nerbone la fort cite garnie(D antie.)
Fu Aymeris a la barbe florie ;
Sus el palès, en sa chambre votie,(D la sale v.)
Gisoit li quens de sa grant maladie
Qui bien quidoit par tens finer la vie,
Car la viellece durement l’afeblie,
Si que del lit ne pooit lever mie.
Dex quel domaje ! dame sainte Marie...

Le feuillet suivant du ms. D étant perdu et le ms. C continuant d’ailleurs à refaire des rimes exactes, il n’est pas possible d’apprécier l’importance de ce premier remaniement commun à C et D.

Dans la laisse xciv assonant en i, nous voyons C et D refaire de même les rimes des vers suivants :

Vers 2814 — AB.Il tret l’espëe dont li pons fu d’or fin.
CD.Et si a tret lo branc d’acier bruni.
Vers 2824 — AB...... qui fu au roi Pepin.
CD...... dont li branc fu forbis.
Vers 2825 — AB.Chieres reliques i ot de Saint Martin.
CD.........................avoit el pont mis.

Dans la laisse suivante, assonant en e, les vers refaits de la sorte par CD sont bien plus nombreux, et enfin tous sont rimés dans le couplet xcvi.

Les trois couplets xcviii, xcxix, c, où se trouve établie la distinction des trois gestes et qui nous semblent interpolés, ne se trouvent pas dans CD qui continuent ensuite à réduire en rimes exactes toutes les assonances déjà souvent retouchées dans AB ; c’est vers la tirade cxvii ou cxviii les autres mss. ont conservé bien peu des finales primitives que le remaniement particulier de CD semble s’arrêter ; voici un exemple du rajeunissement propre aux deux mss. de cette famille, tiré du couplet cxii :

C D

Premiers s’en ist li fors rois Loois,(D bons r.)
Hernauz et Bueves et Bernarz li floriz,
Et d’Anseüne Garins li dus jentils,(D li marchis)
Et d’Orenge Guill. li marchis.(D omis)
« Droiz empereres, » ce dit li quens hardiz,
« Or en irons assaillir, ce m’est vis,
« Cele cité qui si est seignoris,(D tant e.).
« Cil qui la tienent, ne sont pas nos amis.
« Ce ne sont pas Paiens ne Arrabiz,
« Mès Sajetaires cuverz et maleïz.
« Des ars turqois sont si duit et apris
« Que qui i fierent, n’en puet eschaper vis.(C omis).
« Les quarrax traient qui sont d’acier forbiz(D brunis)
« Et de venin entoschié et espris.
« Qui il ateignent, bien est de la mort fis ;
« Nel puet garir, elme n’escu votiz,
« Auberz ne vieille broine. »

A B

Premiers s’en ist li bon rois Loeys,
« Ernaus et Bueves et Bernars et Garins :
« Drois empereres, » li quens Guill. dist,
« Nous en irons la cité assaillir
« Esclabarie qui est el pui antif.
« Iceux la tienent qui ne nous sont amis.

« Ce ne sont pas Paien ne Sarrazin
« Mais Turs felons du regne d’Orquanie
« Et Sagitaire a qui ja Diex n’aït ;
« Des ars turquois traient par tel aïr
« Les grans querriaus entoschiés de venin,
« Qui a lor cox ne puet arme garir,
« Haubers, elme ne broigne. »

Les faits que nous venons d’exposer séparent donc nos quatre mss. en deux groupes bien distincts : A et B d’une part, C et D de l’autre.

Si nous désignons par x le ms. sur lequel A et B ont été copiés, et par y celui d’où C et D dérivent, x ou y représentent-ils l’original ou bien sont-ils chacun une copie distincte de cet original o ? C’est cette dernière hypothèse que confirment les faits suivants. Le ms. x n’est pas l’original, mais une copie, car A et B offrent les mêmes lacunes comblées par C et D et présentent souvent une mauvaise leçon là où C et D en fournissent une bonne. Nous avons toujours noté dans les variantes de notre texte, les passages manquant à AB, et reproduit les leçons de ces deux mss., quand nous leur avons préféré celles de C ou de D. Mais lacunes ou mauvaises leçons ne sont pas toujours évidentes, et nous devons signaler ici comme étant certainement des lacunes dans AB et non des interpolations dans CD, les vers 403, 755-759, 765, 1296, 1580, 1674-1683 ; de même la leçon de CD est certainement meilleure que celle d’AB, dans les vers 206, 420, 548, 865, 879, 1120, etc.

La même expérience pour y amène la même conclusion il faut remarquer cependant qu’elle est beaucoup moins caractéristique pour C et D que pour l’autre groupe : ainsi il n’est pas absolument certain que les quelques vers manquant à CD, aient été dans l’original, et de même le choix des leçons de AB de préférence à celles de CD, est plus douteux ; citons cependant comme des lacunes à peu près certaines dans le texte de CD, les vers 1686, 2901, et comme exemples de mauvaises leçons dans les mêmes mss., les vers 302, 1920, 2333. Quoiqu’il en soit, les très nombreux passages dont nous venons de parler, où C et D ont subi un remaniement commun, établissent de la façon la plus certaine leur dépendance d’un ms. y, distinct de l’original.

Non seulement x et y ne sont que des copies dérivées de o, mais il est certain qu’il a existé entre ces deux mss. et l’original au moins un intermédiaire. Nos quatre mss. contiennent en effet quelques passages portant des traces évidentes d’un même remaniement. Nous nommons o le ms. déjà remanié, d’où dérivent tous les mss. de la chanson de la Mort Aymeri maintenant connus ; on peut même distinguer dans ces passages altérés communs à tous nos mss., l’œuvre d’au moins trois remanieurs ; o représenterait alors, non plus le ms. que nous essayons de reproduire, mais une succession de trois mss., dérivant l’un de l’autre ; ce fait n’a d’ailleurs aucun intérêt pour la critique du texte. Un premier remaniement se remarque dans la laisse ix ; les passages qui la précèdent ou la suivent, ne semblent pas remaniés, dans AB, et par conséquent dans o ; or, au milieu de ce couplet, on lit une tirade de 34 vers exactement rimés en on, à l’exception d’un seul ; c’est une longue prière d’Aimeri, sur le point d’être brûlé, vif. La présence de plus de 30 rimes exactes dans un passage en assonances assez libres (or, ox, ont), doit être imputée à un remanieur ; il est fréquent d’ailleurs de voir les rimeurs choisir une prière ou une invocation de ce genre, pour exercer leur talent poétique ; ainsi la dernière prière de Rollant dans le ms. d’Oxford a 5 vers, 9 dans le ms. de Cambridge et 16 dans celui de Châteauroux. (Oxford, laisse clxxviii, v. 2334, Voy. P. Meyer, Recueil d’anciens textes, p. 211, 228).

Vers le milieu du poème, on observe de nouvelles traces d’altérations. À partir de la laisse lxxiv qui présente une longueur jusqu’alors inusitée, les assonances deviennent moins libres et les finales el, ef, par exemple, dans les couplets en e, les finales in ist, dans les couplets en i, deviennent de plus en plus rares. Chaque couplet, au lieu de présenter des assonances entremêlées, est souvent composé d’une succession de tirades rimées exactement, genre de remaniement signalé chez les rimeurs du xiiie siècle[6]. À mesure qu’on avance dans la chanson, la tendance à rimer s’accentue ; ainsi la laisse ciii sur 19 vers, en a 14 rimés : la laisse civ, 13 sur 14 ; la laisse cv, 18 sur 21 ; la laisse cix, 23 sur 24, etc. ; enfin nous arrivons à la laisse cix, où pas une seule assonance n’a été conservée, et tout le reste du poème est entièrement rimé à peu d’exceptions près.

Les mss. A et B reproduisent toujours si exactement la même leçon, qu’à priori on pourrait croire B, qui est le moins ancien copié sur A ; mais il est quelques cas où B comble une lacune dans A, ou donne une meilleure leçon que ce ms., par exemple au vers 218 ; ces deux mss. sont donc indépendants. Cependant les divergences sont si rares qu’il faut les supposer tous les deux très rapprochés de l’exemplaire commun, d’où ils dérivent.

Si A et B peuvent être copiés directement sur un même ms., il n’en est pas de même de C et de D qu’une plus grande distance doit séparer de y ; en effet, les variantes du texte notées plus loin, montrent combien sont nombreuses et importantes les divergences entre ces deux mss. ; plusieurs remaniements particuliers, différents de celui qui leur est commun et dont nous avons parlé, contribuent à rendre très probable l’existence de plusieurs copies entre chacun d’eux et y, ms. original de leur famille.

Ainsi dans D, au milieu de la laisse lviii, un remanieur a commencé à modifier quelques finales. La laisse lix est entièrement et très exactement rimée et il en est de même des tirades suivantes jusqu’à la laisse lxviii, à partir duquel il se borne à corriger quelques assonances trop libres ; enfin son travail semble s’arrêter à la laisse lxxii, qui n’est pas plus remaniée qu’elle ne l’est dans la famille AB. Voici un exemple

pris au commencement de la laisse lxi :
D.

« Seignor », fet il, « fetes moi escouter,
« Par Mahomet, conseil veill je rover
« De ce que dit Herm. al vis cler.
« Je li jurrai, sel volez creanter,
« Que Ay. ferai quite clamer
« Et de la mort salvement aquiter,
« Se il me font la cité delivrer.
« Quant nos l’avrons, ja ne vos quier celer,
« Si le feron an Espangne mener,
« En Babiloine qui est ostre la mer,
« La le ferai en ma chartre giter
« Et feu grezois ferai avec boter
« Et toz lor cors ardoir et anbraser. »
Paien responent : « Molt avez dit que ber,
« Quanque vodroiz bien vodron creanter.
« Car roi estes et sires. »

C.

Seignor, » fet il, « un petit m’entendez,
« Par Mah. quel conseil me donez ?
« Je feré ja ci Mahon aporter
« Et jurerai desus, se vos volez,
« Que Ay. ne sera ars el ré ;
« Ice ferai, se vos le me loez,
« Et quant seré sesi de la cité,
« Puis l’en feré an Escopas mener,
« En Babiloine l’amirable cité,
« En la chartre trebuchier et jeter ;
« A feu grezois le ferè alumer,
« Tote la boche et lo vis et lo nés,
« Et tot son cors traveiller et pener. »

Et cil dient : « Nos l’otroions assez,
« Que or en fetes totes vos volentez,
« Sire amiral de Perse. »

AB.

« Seignour, » dist il, « un petit m’entendez,
« Par Mahom quel conseil me donez ?
« Je le ferai devant moi aporter
« Et jurerai dessuz, se vous volez,
« Que Ay. ne sera ars el ré ;
« Et quant saisi serons de la cité,
« Si le ferai en Espagne mener,
« En Babiloine l’amirable cité
« Et en la chartre trebuchier et jeter ;
« A feu grezois le ferai alumer
« Toute la boche et le vis et le nés. »
Et il l’ont dit : « Nous l’otroions assez
« Or an fetes toutes vos volentés,
« Sire amiral de Perse. »

Signalons encore dans quelques couplets où les finales an, en sont entremêlées, la réduction de ces dernières en an, dans le ms. D.

Laisse xii.ABTel poor ai que toz li cuer me ment.
D............m’en esprant.
ABclocher Saint Vincent.
D..........Saint Jehan.
Laisse xvii.ABFais departir ton or et ton argent.
D...........l’or fin et l’argent blanc.
ABDone le tost por Deu omnipotent.
D...............le roiamant

Laisse xx.AB........lui fera secors gent.
D........lui sera secorant.

Le ms. C est celui qui a subi le plus de rajeunissements. Nous avons déjà vu que C et D contenaient un début également refait : C continue à remanier de même toute la première partie de la chanson ; comme un feuillet de notre chanson manque dans le ms. D, il est impossible de voir où commence ce remaniement particulier à C. Quoiqu’il en soit, le ms. C change les assonances en rimes dans toute la première partie de la chanson. Son travail semble s’arrêter à la laisse lx. Peut-être faudrait-il supposer plusieurs auteurs à ce changement ; car tandis que dans quelques tirades, toutes les finales sont refaites sans exception, dans d’autres, on s’est borné à changer quelques assonances qui paraissaient trop libres, procédé que nous avons remarqué dans presque tous les remaniements, dont nous avons parlé.

Souvent aussi, quand le remanieur rencontrait un vers difficile à réduire, il le transcrivait tel qu’il le trouvait ; mais il poursuivait en refaisant les finales des vers suivants sur le nouveau modèle donné par ce vers. C’est ainsi que dans une même laisse en assonance é, on voit une partie rimée en é, la suivante en ez, une autre en er. Par exemple, la laisse xi dans ce ms., présente les 7 premiers vers en er, et les 5 derniers en ez, la tirade xxvii a 10 rimes as de suite, et les 7 suivantes en a. La tirade xliv a successivement 22 rimes en er, les 3 suivantes ez, les 8 autres er, et les 12 dernières é. Les tirades lviii, lix, ne sont plus que peu remaniées. Nous donnons ici comme exemple de ce remaniement le commencement de la laisse xi :

C

Quant Aymeris ot sa feme parler
Et entor lui ses chevaliers plorer,
Molt belement commença a parler :
« Seigneur, » fet il, « lessiez ce duel ester
« Que, se Deu plest qui tot a a sauver,
« Encor porrai garir et respasser. »
Quant Hermanjarz ot le conte parler,
Ne fust si lie por .xiiii. citez.

D

Quant Nam. ot sa fame parler,
Environ lui son barnaje plorer,
Ovri les ex, ses a reconfortez :
« Segnor, » dist il, « merci por amor Dé
« Je ai tel mal, ne me puis remuer. »
Dame Herm. ot son segnor parler,
Ne fust si liée por .xiiii. citez.

AB

Quant Aymeris ot sa feme parler
Et entour lui ses chevaliers plorer,
Ouvri les iex, ses a reconfortez :
« Seigneur, » dist il, « merci pour amor Dé ;
« Tel doulour ai, ne me puis remuer. »
Dame Ermengarde ot son seignour parler,
Ne fu si liée por .xiiii. citez.

Le texte original n’est pas longtemps conservé dans ce ms. et dès la laisse lxxviii nous trouvons de nouvelles tentatives vers des rimes plus exactes.

Cette laisse ne contient qu’un vers refait :

Non ferez, pere, ce a dit Guibelins

C corrige la fin : Guiberz li respondi et conserve ailleurs d’autres finales en in. La laisse suivante renferme trois ou quatre vers refaits. Mais c’est à la laisse lxxx que commence réellement le nouveau travail du rimeur. Dans l’original, ce couplet était assonant en é ; C a refait les rimes en ie sans exception dans la 1re partie ; puis il fait un 2e couplet de la 2e partie, où il laisse presque toutes les assonances primitives. Enfin dans la suite du poème, C a continué à rimer exactement de nombreux passages ; mais le plus souvent il s’est contenté de faire disparaître les assonances trop libres, en laissant assez ordinairement les autres intactes. À la laisse xciv, nous avons déjà signalé un rajeunissement que C a en commun avec D ; mais ce ms. est plus complètement et tout particulièrement refait, et tandis que D garde encore bon nombre d’assonances, C rime presque sans exception. Dans les laisses suivantes, on ne trouve plus que les modifications communes au texte de C et de D ; cependant quand D garde encore çà et là quelques assonances, le ms. C les fait toujours disparaître. Voici un exemple de ce second remaniement particulier au au ms. C, tiré de la laisse lxxvi.

C

Auquaires broches, li filleus Ay.
Qui l’oriflanbe paumoia et brandi ;
Mainte viele le jor i retenti,
De maint oisel i oïst en lo cri :
Chante li melles avueques li mauviz,
Jais et calandres chascun s’i esjoït.

D

Aucaire broche, le fillell Nameri
Qui l’oriflanbe palmoia et brandi ;
Mainte viele i oïssiez tantir,
De tant oissiax i oïssiez le cri :
Chante la melle, la turtre et la malviz
Jais et calandres, chascun an son latin.

A B

Aquaires point li fillex Ay.
El premier chief l’oriflanbe brandi ;
Mainte viele i oïssiés tentir,
De mains oisiaux i oïssiés le cri :
Chante la merle et chante li mauvis,
Et autre oisel, chascuns en son latin.


En résumé, les mss. C et D ont un et peut-être deux passages remaniés qui se trouvent dans tous les mss. qui nous ont conservé la Mort Aymeri, deux parties communes également refaites, et enfin chacun deux morceaux différents ayant subi un rajeunissement particulier.

Enfin le fragment D2 se classe à côté de D ; on voit en effet aux vers 524, 566, 623, 669 et 673, D et D2 avoir une leçon commune que détruit l’accord complet de C d’une part et des mss. de l’autre famille AB.

On pourrait dresser ainsi le tableau de nos mss. :

Notre classification des mss. aboutissant à la constitution de deux familles, voici comme nous avons procédé pour l’établissement du texte. Il est bien évident qu’une leçon fournie par une des familles et confirmée même par un seul des mss. de l’autre famille, doit être considérée comme certaine ; mais il est loin d’en être de même, quand les leçons des deux familles diffèrent entre elles. Quand ces leçons sont également acceptables, à défaut d’une raison particulière, nous avons toujours préféré le texte de y, ms. original de la famille de C et de D, si ces deux mss. nous permettent de l’établir d’une façon certaine ; mais, dans les très nombreux passages où ils ont été remaniés, nous avons dû conserver le texte de l’autre famille x fourni par A et B. Voici les raisons de la préférence que nous accordons à y sur x ; C et D, qui sont les plus anciens mss., présentent entre eux d’assez notables différences ; il faut donc les supposer très éloignés du ms. original de leur famille y, qui, par conséquent, devait être beaucoup plus ancien et assez rapproché de l’original. AB, au contraire, sont bien plus récents, et comme ils présentent à peu près toujours le même texte, ils ont été probablement copiés directement sur un même ms. x, qui vraisemblablement était contemporain et d’un siècle plus jeune que le ms. y ; il devait, par conséquent, présenter moins fidèlement l’original ; nous avons vu, en effet, le nombre énorme de vers qui manquent au texte de A ou de B et dont le plus grand nombre devait évidemment se trouver dans l’original, tandis que des lacunes incontestables dans le texte de CD sont fort rares ; nous avons de même noté plus haut un grand nombre de leçons de CD préférables à celle de AB, et nous avons dit, au contraire, combien il était difficile de trouver des cas où CD donnent certainement une version moins bonne que celle des autres mss. Il est vrai que le texte du ms. x n’a pas été soumis à des remaniements systématiques comme celui de C et D ; malgré cela, ces deux derniers mss. nous permettent de constater que la famille d’A et de B n’a pas échappé aux rajeunissements et qu’une longue succession de copies a du altérer insensiblement le texte original dans AB : on peut se reporter aux vers suivants où AB ont des assonances corrigées en vue d’une rime plus exacte, 560, 891, 973, 2411, 2442, 2449, 2453, 3577. On voit que ces rajeunissements d’AB s’étendent à toutes les parties de la chanson et même à des passages où l’on ne soupçonnerait jamais, sans le contrôle fourni par CD, qu’il y a eu un remaniement. Nous ne pouvons déterminer le nombre et l’importance de ces rajeunissements ; mais si l’on considère combien de fois le texte du ms. D, par exemple, a passé par les mains des rimeurs et que, malgré cela, un nombre considérable de vers de l’original, qu’on ne trouve plus dans AB, ont subsisté, il faut supposer qu’un travail presque inconscient, de plusieurs générations de copistes, a altéré profondément le texte du ms. x, et, par conséquent, préférer toujours la leçon du ms. original de l’autre famille y, aussi souvent qu’il est possible de l’établir d’une manière certaine. En résumé, si C et D ont chacun isolément beaucoup moins de valeur que les mss. de l’autre famille, leur accord nous donne toujours une leçon que nous considérons comme préférable.

Pour le choix des formes, nous avons toujours suivi C, le plus ancien de nos manuscrits. En effet, les mss. AB qui, ayant été les moins remaniés, offrent souvent la seule leçon admissible, ont été écrits au xive siècle, et leur graphie présente toutes les altérations ordinaires des textes de cette époque ; le ms. D plus ancien, mais écrit avec négligence, présente de plus des formes tout à fait anormales[7], et ignore complètement les règles de la déclinaison. Nous cherchons donc dans le texte qui suit, à reproduire les formes du ms. C, mais, comme nous avons eu souvent à choisir des leçons étrangères à ce ms., voici quelques-unes des modifications que nous avons fait subir à ces passages empruntés aux autres mss. ; ce ne sont en général que des notations habituelles au scribe du ms. C, qui ne supposent pas une bien grande différence de graphie avec les autres mss.

La diphtongue ai venant de a latin et une gutturale devenue semi-voyelle, est toujours notée e : fere, plest, lesser, mes.

Le son de l’o fermé, noté de différentes manières dans les ms. A B D, est représenté par o dans C, et il en est de même du son ou, formé par la vocalisation de l ; lor, seignor, nos, sol, corone, podre, vodrent. Cependant ce ms. hésite pour certains mots et l’on trouve même à l’assonance la forme angoisseus, orgoillex, que nous avons rétablies angoissos, orgoillos.

Le g doux est toujours noté par un j : jent, larjement, coraje.

C n’emploie pas l’h initial des mots d’origine latine ; ier, erbe, orrible, umilité, enoré.

S et z ne sont pas confondus ; le z provient de s latin précédé d’une dentale ; ainsi les adjectifs ou participes atus, itus, etus, les 2e personnes du pluriel, atis, etis, sont notés ez, oiz, etc. ; comme dans beaucoup d’autres textes ce z est aussi employé avec la nasale ou l mouillée : anz, dedenz, filz, melz, vielz.

Telles sont les principales notations habituelles du scribe du ms. C qui se distinguent des formes employées dans les autres ms., et que nous employons toujours dans notre texte ; ajoutons de plus que nous appliquons les règles de la déclinaison peut-être plus rigoureusement que le ms. C qui contient bien des des irrégularités ; les autres mss., et surtout D les ignorent complètement.

Que notre commissaire responsable, M. P. Meyer, nous permette, en finissant, de lui témoigner toute notre reconnaissance pour les conseils, dont nous avons eu si souvent à profiter et les soins incessants qu’il a bien voulu donner à l’impression de ce travail.