Anne de Geierstein/Texte entier

Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 21
Ménard.


INTRODUCTION


MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




Ce roman fut écrit à une époque où je ne pouvais fouiller dans ma bibliothèque, assez riche en ouvrages d’histoire et surtout en mémoires sur le moyen âge, temps dans lequel j’avais l’habitude de chercher les sujets de mes compositions fictives. En d’autres termes, il a été le fruit de mes heures de loisir à Édimbourg, et non celui de mes tranquilles matinées dans mon pays. Ayant été obligé de me fier à ma mémoire, forte il est vrai, mais pourtant capricieuse, je dois avouer qu’à raison de ces circonstances on trouvera plus de violations de la vérité historique dans les détails, qu’on n’en peut reprocher peut-être à mes autres romans.

J’ai été souvent complimenté sur la force de ma mémoire, et souvent j’ai eu dans la vie l’occasion de faire la réponse du vieux Beattie de Meikledale au ministre de sa paroisse, qui le louait de cette même faculté. « Non, docteur, dit l’honnête habitant des frontières, je ne commande pas à ma mémoire ; elle ne retient que ce qui frappe mon imagination, et à tel point, monsieur, que lorsque vous me prêchez pendant une couple d’heures, il ne m’est pas possible de me rappeler, à la fin, un seul mot de votre discours. » Peut-être y a-t-il peu d’hommes dont la mémoire garde avec une égale fidélité plusieurs sujets de différente espèce ; mais je suis fâché de dire que, tandis que la mienne a été rarement en défaut sur quelques pièces de vers ou quelques traits de caractère qui avaient une fois intéressé mon imagination, cependant elle ne m’a été ordinairement que d’un bien faible secours lorsqu’il s’agissait non seulement de noms, de dates, ou d’autres détails minutieux de l’histoire, mais encore de choses plus importantes.

J’espère que cette excuse paraîtra suffisante pour une erreur qui m’a été indiquée par le descendant d’un des personnages introduits dans cette histoire, qui se plaint avec raison de ce que j’ai fait un député paysan d’un des ancêtres d’une famille noble et distinguée, dont nul ne descendit de ce haut rang dans lequel, autant qu’il appartient à une plume, je demande la permission de la rétablir. Le nom de ce personnage, qui figure dans ces pages comme député de Soleure, fut toujours, à ce qu’il paraît, celui d’une maison patricienne, telle qu’elle est aujourd’hui. Le même correspondant me montra encore une autre faute, mais probablement de moindre conséquence. L’empereur, au temps où se passe la scène du roman, quoique le représentant de ce Léopold, qui tomba à la grande bataille de Sempach, n’éleva jamais aucunes prétentions contre les libertés du brave Suisse ; mais au contraire, il traita avec prudence et douceur ceux de cette nation qui s’étaient rendus indépendants, et avec autant de sagesse que de générosité ceux qui avaient encore continué à se reconnaître vassaux de la couronne impériale. Dans mon opinion, un auteur doit toujours se montrer reconnaissant envers celui qui lui indique des erreurs de cette sorte, bien qu’elles soient ordinaires.

Quant à ce qui regarde un sujet général d’un grand intérêt, aux yeux du moins des antiquaires, et dont j’ai parlé avec quelque étendue dans cette histoire, je veux parler des tribunaux Vehmiques de Westphalie, dont le nom résonna d’une façon si terrible aux oreilles des hommes pendant plusieurs siècles, et que le génie de Gœthe a fait revivre dans le public avec toutes ses anciennes terreurs, je suis obligé de dire que dans mon opinion une lumière entièrement nouvelle et vraiment éclatante a été répandue sur cette matière depuis qu’Anne de Geierstein est parue, par les profondes recherches de mon ingénieux ami M. Francis Pulgrave, dont les épreuves qui contiennent le passage auquel je faisais allusion, m’ont été prêtées avec la plus grande bonté. L’ouvrage entier sera livré au public avant cette introduction.

En Allemagne, dit ce savant écrivain, il existait une singulière juridiction, qui prétendait descendre directement de la politique païenne et des rituels mystiques des premiers Teutons.

Nous apprenons des historiens de la Saxe que le Fuie-Feldgericht, ou la Cour en plein champ de Corbey, était, dans le temps du paganisme, sous la suprématie des prêtres d’Éresbourg, temple qui possédait l’Irminsule ou la colonne d’Irmin. Après la conversion du peuple, les possessions du temple furent conférées, par Louis-le-Pieux, à l’abbaye qui s’éleva sur son emplacement. La cour se composait de seize personnes, dont la charge était à vie. Le membre le plus âgé présidait comme Gerefa ou Graff. Le plus jeune remplissait les fonctions plus humbles de frohner ou surveillant ; les quatorze autres agissaient comme échevins. C’étaient eux qui prononçaient ou déclaraient tous les jugements. Quand l’un d’eux mourait, un nouveau membre était élu par les prêtres, parmi les vingt-deux races ou familles qui habitaient le Gan ou district, qui comprenaient tous les possesseurs héréditaires du sol. Ensuite, l’élection fut faite par les moines, mais toujours avec l’assentiment du graff et du frohner.

Le siège du jugement, le siège du roi, ou le kônigsstuhl, était toujours mis sur le gazon ; et nous savons, d’après un discours, que le tribunal était aussi élevé dans les champs communs de Gan, dans le dessein de vider les querelles relatives aux limites des terres. Le siège du roi était une partie du terrain de seize pieds de long sur seize de large ; quand le lieu était consacré, le frohner creusait une fosse dans le centre, et dans laquelle chacun des échevins libres jetait une pleine main de cendres, un charbon et une tuile. Si quelque doute s’élevait sur la place du jugement qui avait été régulièrement tenue, les juges cherchaient leurs signes ; s’ils ne les trouvaient pas, alors tous les jugements qui avaient été rendus devenaient nuls et sans effet. C’était aussi une règle de la Cour, qu’elle se tiendrait sous le ciel et à la lumière du soleil. Toutes les anciennes assemblées teutoniques judiciaires se tenaient en plein air ; on peut découvrir quelques restes de leur adoration du soleil dans l’usage et le langage de ce tribunal. Les formes adoptées dans la Cour en plein champ trahissent une singulière affinité avec les doctrines des bardes bretons, relativement à leurs Gorseddan ou conventions, qui furent toujours tenues en plein air, à la lumière du jour, à la face du soleil[1].

Lorsqu’on devait juger un criminel ou décider une cause, le graff et les free échevins s’assemblaient autour du Konigsstuhl ; et le frohner, après avoir ordonné le silence, ouvrait les poursuites en justice, en récitant les vers suivants :

« Sire graff, avec votre permission, je vous prie de dire, selon la loi et sans délai, si votre knave qui demande le jugement, avec votre bonne grâce, sur le siège du roi peut placer ce siège. »

À cette adresse le graff répondait :

« Tandis que le soleil lance ses rayons aussi bien sur les valets que sur les maîtres, je déclarerai la loi de puissance selon le droit. Placez le siège vrai et carré du roi, qu’il le mesure même, en vue de la justice, qu’il soit donné, à la vue de Dieu et de l’homme, au plaignant, de faire sa plainte, et à celui qui se défend, sa réponse, — s’il est possible. »

Conformément à cette permission, le frohner plaçait le siège du jugement dans le milieu du terrain, et alors il parlait pour la seconde fois.

« Sire graff, brave maître, je rappelle à Votre Honneur que je suis votre valet ; dites-moi donc, dans la sincérité de la loi, si la mesure est sûre et toujours la même ; si elle est bonne pour le riche comme pour le pauvre, pour juger les questions territoriales et la condition des individus ; dites-moi si vous fuirez la perdition. »

Et en parlant ainsi il apportait la mesure sur le terrain. Le graff commençait alors à en faire l’essai en mettant son pied droit contre elle, et il était suivi par les autres échevins libres, rangés selon l’ordre de leur âge. La longueur de la mesure étant ainsi reconnue, le frohner parlait pour la troisième fois, disant :

« Sire graff, puis-je me servir ouvertement de votre mesure et du libre siége-de-jugement du roi, sans vous mécontenter ? »

Et le graff répondait :

« Je permets ce qui est juste et je défends ce qui est mal, sous peine d’être puni selon mes vieilles lois. »

On s’occupait alors de mesurer le lieu mystique, ce que l’on faisait en portant la mesure en long et en travers ; le graff se plaçait dans le siège du jugement, donnait l’ordre d’assembler les échevins libres, et les avertissait de prononcer leur jugement selon le droit et la justice.

« En ce jour, d’un consentement unanime et à la clarté du soleil, une Cour en plein champ a été établie ici, en plein jour. Entrez, vous qui le pouvez. La mesure est reconnue juste ; déclarez vos jugements sans délai, et que vos sentences soient fidèlement rendues pendant que le soleil brille encore dans le ciel. »

Les échevins libres donnaient leur jugement d’après la pluralité des voix.

Après avoir observé que l’auteur d’Anne de Geierstein avait, parce qu’on appelle une licence poétique très excusable, transporté quelque chose de ces vers judiciaires de la Cour en plein champ, de l’abbaye de Corbey aux tribunaux libres vehmiques de Westphalie, M. Pulgrave continue à corriger plusieurs erreurs vulgaires, que le roman, sans aucun doute, avait partagées par rapport à la constitution actuelle de ces cours. « Les minutes de leurs procédures, dit-il, ne réalisent pas l’idée populaire de leurs terreurs et de leur tyrannie. » Il m’est permis de mettre en question si les simples minutes des tribunaux sont assez bien conservées pour rendre nul tout ce que la tradition raconte à ce sujet. Les détails suivants n’instruiront pas moins les antiquaires qu’ils amuseront le lecteur peu versé dans les sciences.

La cour, dit M. Pulgrave, se tenait en plein jour, après avoir été publiquement annoncée. Les décisions, quoique promptes et sévères, étaient rendues d’après un système régulier de jurisprudence établie, nullement étrangère même à l’Angleterre, comme on pourrait le croire à la première vue.

La Westphalie, selon son ancienne constitution, était divisée en districts appelés Freigrafschaften. Chacun d’eux possédait ordinairement un, et quelquefois plusieurs tribunaux vehmiques, dont les limites étaient exactement marquées. Le droit du Stuhlherr ou seigneur, était d’une nature féodale et pouvait être transféré selon la manière ordinaire d’aliénation ; et si le seigneur n’agissait pas en personne, il nommait un freigraff pour remplir sa charge à sa place. La Cour elle-même était composée de freischoppen, scabini ou échevins nommés par le graff, qui se partageaient en échevins ordinaires, et les wissenden ou witan. Ces derniers n’étaient admis qu’après s’être liés par un secret aussi singulier que rigoureux.

Cette initiation de ceux qui participaient à tous les mystères du tribunal ne pouvait avoir lieu que sur la terre rouge, ou dans les limites de l’ancien duché de Westphalie. Le candidat, tête nue et dégagé de ses liens, est conduit devant le terrible tribunal. Il est interrogé selon ses qualités, ou plutôt d’après l’absence de défauts. Il doit être un Teuton, né libre, et exempt de toute accusation capable d’être portée devant le tribunal dont il doit devenir membre. Si les réponses sont satisfaisantes, il prête serment et jure par la loi sacrée, qu’il gardera le secret de la sainte Vehme, à l’égard de sa femme et de ses enfants, de son père et de sa mère, de son frère et de sa sœur, du feu et de l’eau, de toute créature qui vit sous le soleil ou sur laquelle la pluie tombe, de tous les êtres qui existent entre le ciel et la terre.

Une autre clause se rapportait à ses devoirs actifs. Plus loin, il jure qu’il dira entièrement au tribunal tous les crimes et toutes les offenses qui tomberont sous le ban secret de l’empereur, qu’il sait être vraies ou qu’il tient de quelqu’un digne de foi ; qu’il ne s’abstiendra pas d’agir ainsi par amour ou par haine, pour de l’or, de l’argent ou des pierres précieuses. Ce serment étant prêté, le nouveau freischoppff était admis aux secrets du tribunal vehmique. Il recevait le mot d’ordre par lequel il reconnaissait ses collègues, et le signe par lequel ils se reconnaissaient chacun en silence. On l’avertit du châtiment terrible qui attend le frère parjure. S’il révèle les secrets de la Cour, il doit s’attendre à être saisi subitement par les ministres de la vengeance. Ses yeux sont fermés, il est jeté par terre, sa langue est roulée autour de son cou, et il est pendu sept fois plus haut qu’un autre criminel ; et soit qu’ils fussent retenus par la crainte du châtiment, ou par les liens encore plus forts du mystère, on ne connaît aucun exemple de la violation des secrets du tribunal.

Unis ainsi par ce lien invisible, les membres de la sainte Vehme devinrent extrêmement nombreux. Dans le quatorzième siècle, cette confédération possédait plus de cent mille membres. Des personnes de tout rang cherchaient à être associées à cette puissante communauté, et à partager les privilèges des frères. Les princes s’empressèrent de permettre à leurs ministres de devenir les membres de cette mystérieuse et sainte alliance ; et les villes de l’empire ne furent pas moins jalouses d’enrôler leurs magistrats dans l’union vehmique.

Le gouvernement suprême des tribunaux vehmiques dans le grand chapitre ou chapitre général était composé de tous les freegraves et de tous les autres membres initiés, grands et petits. L’empereur pouvait présider cette assemblée en personne, mais plus ordinairement il était remplacé par son député, le stadtholder de l’ancien duché de Westphalie. Cette charge fut attachée à l’archevêché de Cologne, après la chute d’Henri-le-Lion, duc de Brunswick.

Avant le chapitre général, tous les membres étaient tenus de rendre compte de leurs actes. Il paraît que les freegraves faisaient des rapports sur les procédures qui avaient eu lieu sous leur juridiction dans le cours de l’année. Les membres indignes étaient chassés, ou bien subissaient un châtiment sévère. C’était là qu’étaient établis les statuts ou les réformes, comme on les appelait, pour servir de règle aux Cours et pour corriger les abus. C’était dans le parlement vehmique que les cas nouveaux et imprévus, pour lesquels les lois existantes ne présentaient aucun remède, recevaient leurs solutions.

Comme les échevins étaient partagés en deux classes, les initiés et les non initiés, ainsi les Cours vehmiques avaient un double caractère. L’Offenbare Ding était une cour ouverte ou Folkmoot ; mais l’Heimliche Acht était le fameux tribunal secret.

La première se tenait trois fois par an. Selon l’ancien usage teutonique, elle s’assemblait ordinairement le mardi, autrefois appelé Dingstag ou jour de la Cour, ou bien Dinstag ou jour du travail, le premier ouvert après les deux grandes fêtes de chaque semaine du dimanche et du lundi ; ce qui était le mardi. Là, tous les chefs de famille du district, libres ou non, assistaient comme aspirants. Les offenbare ding exerçaient une juridiction civile. Dans ce folkmoot comparaissait quelque demandeur ou quelque appelant, qui cherchait à obtenir l’appui du tribunal vehmique. Dans ces cas, il ne possédait pas cette haute juridiction qui lui a donné une si terrible célébrité. Là, aussi, les aspirants du district faisaient leurs dénonciations ou wroge, comme on les appelait, sur les offenses qu’ils savaient avoir été commises, et que le graff et les échevins punissaient.

La juridiction criminelle du tribunal vehmique était placée au rang le plus élevé. Le vehme punissait la calomnie et l’injure. La violation des dix commandements était réprimée par les échevins. Les crimes secrets qui ne pouvaient pas être prouvés par les témoignages ordinaires, tels que la magie, la sorcellerie, le poison, étaient particulièrement du ressort des juges vehmiques ; et ils désignèrent quelquefois leur juridiction, comme comprenant toute offense contre l’honneur de l’homme ou les préceptes de la religion ; et si la propriété d’un pauvre individu était occupée par un orgueilleux bourgeois de la Hanse, le pouvoir des défendeurs devenait une excuse raisonnable à l’intervention du pouvoir vehmique.

Les échevins, comme conservateurs du ban de l’empire, étaient obligés de faire constamment le tour de leur district, jour et nuit. S’ils saisissaient un voleur, un assassin, ou l’auteur de quelque autre crime odieux en flagrant délit, ou s’il avouait le fait, ils le pendaient au premier arbre qu’ils rencontraient. Mais pour rendre cette exécution légale, il fallait un procès nouveau ou la saisie et l’exécution du criminel avant l’aurore ou la tombée de la nuit ; il fallait aussi la parfaite évidence du crime ; enfin, trois échevins au moins devaient saisir le coupable, porter témoignage contre lui et le juger pour son action récente.

Si, sans aucun accusateur certain et sans l’indice du crime, un individu était fortement soupçonné, ou si la nature de l’offense était telle qu’il ne pût pas exister de preuves, et qu’elle ne pût faire naître que de graves présomptions, on soumettait alors l’accusé à ce que les jurisconsultes allemands appelaient la procédure inquisitoriale. Il était du devoir de l’échevin de dénoncer le leumund, ou cet individu d’une mauvaise réputation manifeste, au tribunal secret. Si la simple dénonciation suffisait aux échevins et au freegraff, soit par leurs connaissances personnelles à ce sujet, soit par les renseignements de leur collègue, on appelait l’accusé verfambt ; il était condamné à mort, et dans quelque lieu qu’il tombât entre les mains des frères du tribunal, ils l’exécutaient sans délai et sans merci. Un coupable qui s’était soustrait à la justice des échevins était exposé au même châtiment. Tel était aussi le jugement porté contre la partie qui, après avoir été assignée à comparaître devant une cour ouverte, faisait défaut. Mais jamais le wissenden n’était exposé au procès sommaire ou au procès inquisitorial, à moins qu’il n’eût révélé les secrets du tribunal. On le présumait un homme fidèle, et si on n’avait de grands soupçons pour l’accuser ou pour le faire leumund, cette présomption ou cette mauvaise réputation qui lui aurait été fatale, s’il n’avait pas été initié, disparaissait complètement devant le serment de l’échevin libre. Si une partie accusée par appel ne déclinait pas des investigations, il comparaissait devant la Cour ouverte et se défendait selon les règles ordinaires de la loi. S’il se cachait, ou s’il y avait contre lui des choses évidentes ou des présomptions, l’accusation était alors portée devant la cour secrète qui prononçait son jugement. Le procès accusatorial, comme on l’appelait, était aussi, dans plusieurs cas, porté en première instance devant le Heimliche Acht. Suivant l’examen des témoignages, il ne possédait aucun caractère particulier, et ses formes étaient celles des cours ordinaires de justice. Le wissenden ou witan ne pouvait être jugé que de cette manière. Ce privilège d’être exempt des procès sommaires ou des effets du leumund, paraît avoir été une des raisons qui engagèrent tant de personnes qui ne marchaient pas sur la terre rouge, de chercher à faire partie du lien vehmique.

Il n’y avait point de mystère dans l’assemblée de Heimliche Acht. Les juges s’assemblaient sous un chêne ou sous un tilleul, en plein jour et à la vue du ciel. Ce tribunal tirait son nom des précautions qu’il prenait pour prévenir la découverte de ses poursuites qui auraient pu donner à l’accusé le temps de se soustraire à la vengeance du vehme. De là, le terrible serment du secret qui liait les échevins. Et si quelque étranger se trouvait dans la Cour, le malheureux intrus était aussitôt châtié de sa témérité par la perte de la vie. Dans le cas où il y avait des chances pour que l’accusé connût la dénonciation, la loi lui accordait un droit d’appel ; mais cette permission lui était de peu d’utilité, c’était une faveur sans profit, car les juges vehmiques cherchaient toujours à cacher leur jugement au malheureux criminel, qui ordinairement ne se doutait de sa sentence que lorsqu’il avait la corde autour du cou.

Selon les traditions de Westphalie, Charlemagne fut le fondateur du tribunal vehmique. On suppose qu’il institua cette cour pour ramener dans la bonne voie les Saxons, toujours prompts à retomber dans l’idolâtrie d’où il les avait tirés, non par la persuasion, mais par son épée. Cette opinion n’est pourtant pas confirmée par des documents évidents ou par les historiens contemporains. Si nous examinons les procédures du tribunal vehmique, nous verrons qu’en principe il ne diffère en aucun caractère essentiel des juridictions sommaires, exercées par les corporations des villes et dans les districts des Anglo-Saxons en Angleterre. Chez nous, le voleur ou le brigand était également exposé au châtiment sommaire, s’il était pris par les hommes de la corporation ; les mêmes règles leur interdisaient les procès conduisant à l’exécution sommaire. Un Anglais hors de la loi était exactement dans le cas de celui qui s’était échappé dans les mains des échevins ou qui avait fait défaut devant la cour vehmique. On le condamnait sans l’entendre et sans le confronter avec ses accusateurs. Les poursuites inquisitoriales, comme les appelaient les jurisconsultes allemands, sont analogues à nos dénonciations. Les présomptions sont substituées aux preuves, et l’opinion générale tient la place de l’accusateur responsable. Celui qui devint infidèle au peuple dans l’âge saxon, ou qui fut exposé aux soupçons de l’enquête dans la période suivante, ne fut guère plus heureux que celui qui était désigné comme leumund par la loi vehmique.

Dans le cas d’un délit manifeste ou d’une condamnation par contumace, il n’y avait pas de différences substantielles entre les procès anglais et les procès vehmiques. Mais dans le procès inquisitorial, on accordait au coupable, selon notre vieux code, la chance de courir le risque de l’épreuve. Il était accusé par ou devant le district, ou le thane de Wapentake. S’il était un homme fidèle, il suffisait de son serment pour l’absoudre ; mais il portait les fers s’il ne pouvait se prévaloir d’une bonne et belle réputation. Originairement on suivait peut-être la même marche en Westphalie : car quand un wisseden était accusé, il pouvait se disculper par son serment, étant présumé jouir d’une bonne réputation. Il est donc probable que l’accusé non initié, étant placé à un degré plus bas pour le caractère et la confiance que l’on pouvait avoir en lui, avait en dernier lieu la faveur de l’épreuve. Mais quand le jugement de Dieu fut aboli par l’ordre de l’Église, il ne fut plus permis aux juges vehmiques de soumettre l’accusé à un second jugement.

Les tribunaux vehmiques peuvent seulement être considérés comme les juridictions primitives des vieux Saxons, qui survécurent à la conquête de leur pays. Les formes singulières et mystiques de l’initiation, le système des phrases énigmatiques, l’usage des signes et des symboles pour se reconnaître, peuvent être probablement placés dans les temps où tout le système se trouvait lié à l’adoration des divinités de la vengeance, et où les jugements étaient prononcés par les Doomsmen assemblés, tel que les Asis de l’antiquité devant les autels de Thor ou de Woden. Il est resté dans les juridictions territoriales anglaises quelques faibles vestiges de ce lien avec l’ancienne politique païenne, dont on voit si clairement les traces dans les cours d’Islande ; mais le mystère était depuis long-temps disparu, et le système entier passa dans le mécanisme ordinaire de la loi.

De même que dans les tribunaux vehmiques, il est reconnu que dans un temps et un pays barbare, leurs procès, quoique violents, ne furent pas sans utilité. Leur vengeance, aussi sévère que secrète, arrêtait souvent la rapacité d’un noble brigand, et protégeait l’humble suppliant. L’extension et même l’abus de leur pouvoir étaient en quelque sorte justifiés dans un empire divisé en nombreuses juridictions indépendantes, qui n’étaient soumises à aucun tribunal supérieur capable de rendre une justice impartiale à l’opprimé. Mais dans les progrès du temps, les tribunaux vehmiques dégénérèrent. Les échevins, pris dans les rangs inférieurs, n’avaient aucune considération personnelle. Ennemis des villes opulentes de la Hanse, objets des soupçons et de la haine du pouvoir aristocratique, les tribunaux de quelques districts furent abolis par la loi. D’autres prirent la forme de juridictions ordinaires territoliales ; le plus grand nombre tomba en désuétude. Cependant, jusqu’au milieu du seizième siècle, quelques rares tribunaux vehmiques existaient encore de nom, mais, comme on le pense bien, sans rien posséder de leur ancien pouvoir. (Pulgrave, sur l’élévation et les progrès de la république anglaise. Preuves et illustrations, p. 157.)

On aura remarqué le passage le plus important de cette citation. La vue m’en paraît pleine de justice et de vérité, et si, après de plus mûres recherches, ce fait était reconnu vrai, ce ne serait pas un petit honneur pour l’école anglaise d’avoir trouvé la clef d’un mystère qui a long-temps exercé en vain les profonds et studieux historiens de l’antiquité en Allemagne.

Il y a encore plusieurs autres points qui m’auraient fourni l’occasion de m’étendre sur ce sujet ; mais les préparatifs nécessaires pour un voyage en pays étranger, dans le but de reprendre la santé et la force que j’avais perdues depuis quelque temps, me font couper court sur ce sujet en cette occasion.

Quoique je ne sois jamais allé en Suisse, et que de nombreuses méprises aient dû s’en suivre dans mes essais pour décrire les scènes locales de ce pays romantique, je ne terminerai pas sans dire que mon ouvrage (ce qui est bien satisfaisant pour moi-même) a été reçu avec une cordialité plus qu’ordinaire parmi ces descendants des héros des Alpes dont j’ai essayé de peindre les mœurs. J’ai particulièrement des remercîments à adresser à plusieurs gentilshommes suisses qui, depuis que mon roman est publié, ont enrichi ma petite collection d’armures de modèles de la grande arme offensive qui coupait les lances des chevaliers autrichiens à Sempach, et qui fut employée avec succès dans les jours de carnage de Granson et de Morat. J’ai reçu, je crois, plus de six anciens espadons suisses à deux mains, parfaitement conservés. Les différentes personnes qui me les ont envoyés m’ont ainsi témoigné leur approbation générale de ces pages qu’on va lire. Ces espadons ne sont pas moins intéressants que les épées gigantesques faites à peu près sur le même modèle et d’après les mêmes dimensions, qu’employèrent dans leurs combats contre les braves chevaliers anglais et leurs hommes d’armes Wallace et ces courageux soldats à pied, qui, sous son commandement, jetèrent les fondements de l’indépendance écossaise.

Le lecteur qui désire examiner avec soin les événements historiques de ce temps que mon roman embrasse, trouvera d’amples ressources dans les ouvrages inestimables de Zschokke et de M. de Barante. L’Histoire des Ducs de Bourgogne de ce dernier écrivain est un des meilleurs livres modernes de la littérature européenne. On en trouvera encore dans la nouvelle édition parisienne de Froissart, qui n’a pas obtenu dans ce pays l’attention qu’elle méritait.


Abbotsford, 17 septembre 1831.


Walter Scott.



ANNE DE GEIERSTEIN


OU


LA FILLE DU BROUILLARD[2].

CHAPITRE PREMIER.

LES DEUX VOYAGEURS.

Les brouillards bouillonnent autour des glaciers ; des nuages s’élèvent sous moi en tourbillons blancs et sulfureux, comme l’écume de l’Océan irrité… la tête me tourne.
Lord Byron. Manfred.

Un espace de quatre siècles s’est à peu près écoulé depuis que la série des événements qui sont rapportés dans les chapitres qu’on va lire se passa sur le continent. Les chroniques relatives au fond de cette histoire, et que l’on pourrait consulter en preuve de sa véracité, ont été long-temps conservées dans la superbe bibliothèque du monastère de Saint-Gall ; mais elles ont péri avec la plupart des trésors littéraires de cet établissement, lorsque le couvent fut pillé par les armées révolutionnaires de France. La date historique des faits doit être fixée au milieu du quinzième siècle, cette importante époque où la chevalerie brillait encore d’un dernier éclat que devait bientôt totalement éclipser, dans certaines contrées, l’établissement d’institutions libres ; dans d’autres, ce pouvoir arbitraire qui vraisemblablement rendait inutile l’intervention de ces redresseurs des torts dont l’unique mandat d’autorité était le glaive.

Au milieu de la lumière générale qui avait récemment brillé sur l’Europe, la France, la Bourgogne et l’Italie, mais plus spécialement l’Autriche, avaient commencé à connaître le caractère d’un peuple dont l’existence même avait été jusqu’alors presque ignorée. Il est vrai que les habitants de ces contrées voisines des Alpes, barrière immense, savaient bien que, malgré leur apparence de misère et de désolation, les vallées profondes qui serpentaient autour de ces montagnes gigantesques nourrissaient une race de chasseurs et de bergers, hommes qui, vivant dans un état de simplicité primitive, tiraient du sol, par de rudes travaux, une chétive subsistance, poursuivaient le gibier au milieu des plus sauvages précipices et à travers les plus noires forêts de pins, ou conduisaient leurs troupeaux en des lieux qui leur présentaient de stériles pâturages, même dans le voisinage des neiges éternelles. Mais l’existence d’un pareil peuple, ou plutôt d’une réunion de petites communautés suivant presque le même genre de vie, pauvre et difficile, avait paru aux princes opulents et puissants des alentours une affaire de peu d’importance : ainsi de magnifiques troupeaux qui paissent dans une plaine fertile s’inquiètent peu qu’une bande de chèvres à demi mortes de faim prennent leur maigre nourriture sur les rochers qui bornent leur riche domaine.

Mais ces montagnards commencèrent à exciter l’étonnement et l’attention vers le milieu du quinzième siècle, lorsque courut le bruit de plusieurs engagements sérieux où la chevalerie allemande, s’efforçant de comprimer des insurrections parmi ses vassaux alpins, avait essuyé des défaites réitérées et sanglantes, quoiqu’elle eût de son côté le nombre, la discipline et l’avantage du plus parfait équipement militaire. Grande fut la surprise quand on sut que la chevalerie, qui formait la seule partie formidable des armées féodales, avait été mise en déroute par de simples fantassins, et que des guerriers revêtus des pieds à la tête d’une armure de fer pussent être vaincus par des hommes qui ne portaient aucune arme défensive, qui n’étaient même qu’irrégulièrement munis de piques, de hallebardes et de bâtons, pour attaquer l’ennemi ; surtout on regardait comme une espèce de miracle que des chevaliers et des nobles fussent battus par des paysans et des bergers. Toutefois les victoires successives des Suisses à Laufen, à Sempach, et d’autres moins éclatantes, montrèrent clairement qu’un nouveau système d’organisation civile, une nouvelle stratégie venaient de naître au milieu des régions orageuses de l’Helvétie.

Mais quoique les victoires décisives qui avaient conquis la liberté aux cantons suisses, aussi bien que l’esprit de résolution et de sagesse avec lequel les membres de la petite confédération s’étaient maintenus contre les plus violents efforts de l’Autriche, eussent répandu leur renommée à travers toutes les contrées environnantes ; et quoiqu’ils eussent eux-mêmes conscience du pouvoir que leurs victoires répétées leur avaient assuré, pourtant, jusqu’au milieu du quinzième siècle et plus tard encore, ils conservèrent en grande partie la sagesse, la modération et la simplicité primitives de leurs mœurs ; au point que les généraux à qui l’on confiait le commandement des troupes de la république dans le combat, avaient coutume de venir reprendre la houlette de berger quand ils déposaient l’épée, et, comme les dictateurs romains, en quittant le poste éminent où les avaient élevés leur mérite et l’appel de leur pays, de redescendre à une égalité complète avec leurs concitoyens.

C’est donc dans les cantons des forêts de la Suisse, et dans l’automne de 1472 que commence notre récit.


Deux voyageurs, l’un déjà loin du printemps de la vie, l’autre probablement âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, avaient passé la nuit dans la petite ville de Lucerne, capitale de l’état du même nom, et magnifiquement située sur le lac des quatre cantons. Leur costume et leur extérieur paraissaient indiquer des marchands de première classe, et tandis qu’eux-mêmes voyageaient à pied, la nature du pays rendant cette manière de voyager plus commode, un jeune paysan, né du côté italien des Alpes, les suivait sur un mulet de somme, qu’il montait parfois, mais qu’il conduisait plus fréquemment par la bride.

Les voyageurs étaient des gens de fort bonne mine, et semblaient unis par les liens d’une très proche parenté : probablement celle de père et de fils ; car, à la petite auberge où ils avaient logé le soir précédent, les marques de déférence et de respect données par le plus jeune au plus vieux n’avaient pas échappé à l’attention des naturels du pays, qui, comme tous les êtres vivant loin de la société, étaient curieux en proportion du peu de moyens qu’ils avaient de connaître les choses extérieures. Ils observèrent aussi que les marchands, sous prétexte qu’ils étaient pressés, avaient refusé d’ouvrir leurs balles ou d’offrir des marchandises aux habitants de Lucerne, alléguant pour excuse qu’ils n’avaient rien de convenable à leur vendre. Les femmes de la ville furent d’autant plus mécontentes de la réserve des marchands voyageurs, qu’on leur donna à entendre que le motif en était que les marchandises dont ils faisaient commerce étaient trop chères pour trouver des acheteurs dans les montagnes de l’Helvétie : car on avait appris, grâce au jeune garçon qui les accompagnait, que les étrangers avaient visité Venise, et y avaient acheté des objets d’une grande richesse, apportés de l’Inde et de l’Égypte à ce célèbre marché comme à une foire perpétuelle du monde occidental, et dispersés ensuite dans toutes les parties de l’Europe. Or les jeunes filles suisses avaient depuis long-temps découvert que des colifichets et des pierreries étaient choses belles à voir, et, quoique sans espérance de pouvoir jamais posséder elles-mêmes de tels ornements, elles éprouvaient un désir naturel d’examiner et de manier les riches parures des marchands, et quelque déplaisir de ce qu’on les empêchât de le faire. On avait aussi remarqué que, si les étrangers étaient suffisamment courtois dans leurs manières, ils ne déployaient pas ce zèle ardent de plaire que montraient les colporteurs et les marchands de Lombardie ou de Savoie, par qui les habitants des montagnes étaient quelquefois visités, et qui avaient depuis peu d’années fait des rondes plus fréquentes, attendu que le butin de leurs victoires avait répandu parmi les Suisses une certaine richesse, et leur avait créé une foule de nouveaux besoins. Ces négociants ambulants étaient polis et pleins d’attentions comme leur état l’exigeait ; mais les derniers marchands semblaient être des hommes que leur commerce n’intéressait guère, ou qui du moins se souciaient peu du profit qu’ils auraient pu faire dans la Suisse.

La curiosité était encore excitée par une autre circonstance : ils parlaient entre eux une langue qui certainement n’était ni l’allemand, ni l’italien, ni le français, mais d’après laquelle un vieux garçon de cabaret, qui jadis était allé jusqu’à Paris, supposait qu’ils pouvaient bien être Anglais : peuple dont on ne savait autre chose sinon qu’il était une race insulaire et superbe, en guerre avec la France depuis plusieurs années, et dont un corps considérable qui avait envahi les cantons de Forêts avait essuyé une telle défaite dans la vallée de Ruswil, qu’elle n’était pas encore oubliée par les vieillards à cheveux gris de Lucerne, à qui leurs pères avaient conté cette histoire.

Le jeune homme qui accompagnait les étrangers fut bientôt reconnu pour un naturel du pays des Grisons, qui leur servait de guide autant que sa connaissance des montagnes le lui permettait. Il disait qu’ils voulaient aller à Bâle, mais qu’ils semblaient désirer prendre des routes de traverse et peu fréquentées. Ces dernières circonstances augmentèrent le désir général d’en savoir davantage sur les voyageurs et sur leurs marchandises. Aucune balle ne fut ouverte pourtant, et les marchands, quittant Lucerne le lendemain matin de leur arrivée, reprirent leur pénible route, aimant mieux faire un circuit et suivre de mauvais chemins à travers les cantons pacifiques de la Suisse, que s’exposer aux exactions et aux rapines des chevaliers voleurs de l’Allemagne, qui, comme tant de souverains, faisaient la guerre chacun suivant son bon plaisir, levant des taxes et des impôts avec l’insolence de petits tyrans sur tous les voyageurs qui passaient à un mille de leurs domaines.

Après avoir quitté Lucerne, les voyageurs continuèrent heureusement leur route pendant quelques heures. Le chemin, quoique escarpé et difficile, était rendu intéressant par les grands phénomènes qu’aucune contrée ne déploie d’une manière plus étonnante que les montagnes de la Suisse, où les sentiers ouverts dans le roc, les vallées verdoyantes, les larges lacs et les torrents rapides, attributs des autres montagnes aussi bien que de celles-ci, sont entremêlés des horreurs magnifiques et pourtant effrayantes de glaciers, très particuliers aux monts helvétiques.

Ce n’était pas un temps où les beautés et la grandeur d’un paysage produisaient beaucoup d’impression sur les esprits des gens qui parcouraient la campagne et qui l’habitaient. Pour eux, ces objets, quelle qu’en fût la dignité, leur étaient familiers et s’associaient à des habitudes journalières, à des travaux quotidiens, et les voyageurs trouvaient peut-être plus terrible que belle la région sauvage qu’ils traversaient, et s’inquiétaient plus d’arriver sains et saufs à l’endroit où ils devaient passer la nuit que d’admirer en détail la magnificence des scènes qui les séparaient du lieu de leur destination. Néanmoins nos marchands ne pouvaient, en continuant leur voyage, s’empêcher d’être fortement frappés du genre de spectacle qui les entourait. Leur route passait au bord d’un lac, tantôt uni et se rapprochant tout-à-fait de la rive, tantôt s’élevant à une grande hauteur sur la pente de la montagne, et serpentant au faîte de précipices qui dominaient les eaux du lac perpendiculairement, comme les murailles d’un château sortent du fossé qui le défend. D’autres fois, elle traversait des lieux d’un caractère plus gai, de délicieuses pelouses vertes, et des vallées descendant en pente douce, présentant des pâturages et des terres labourables, parfois arrosés par de petits ruisseaux qui serpentaient dans des hameaux de huttes en bois, d’où s’élevaient une petite église et un clocher capricieusement bâti, s’arrêtaient autour des vergers et des coteaux de vignes, et qui, produisant un doux murmure lorsqu’ils coulaient, se frayaient un passage tranquille vers le lac.

« Ce ruisseau, Arthur, » dit le vieux voyageur, tandis que d’un commun accord ils s’étaient arrêtés tous deux pour considérer le paysage que je viens de décrire, « ressemble à la vie d’un homme bon et heureux. — Et le torrent qui se précipite du haut de cette montagne éloignée, marquant sa course par une raie d’écume blanche, répondit Arthur… À quoi ressemble-t-il ? — À la vie d’un homme brave et malheureux, lui répliqua son père. — À moi le torrent !… un cours fougueux qu’aucune force humaine ne peut arrêter ; et alors qu’il soit court et glorieux, n’importe ! — C’est une pensée de jeune homme ; mais je suis convaincu qu’elle est si profondément enracinée dans ton cœur, qu’il ne faudrait rien moins que la main puissante du malheur pour l’en arracher. — Ses racines tiennent encore solidement aux fibres de mon cœur, et il me semble que pourtant la main du malheur a su déjà le déchirer. — Tu parles, mon fils, de ce que tu ne comprends guère. Sache que, tant qu’on n’est pas arrivé au milieu de la vie, on distingue à peine l’adversité véritable de la prospérité réelle, ou plutôt qu’on recherche comme faveur de la fortune des choses qui devraient plus justement passer pour des marques de sa colère. Regarde cette montagne qui porte sur son front sourcilleux un diadème de nuages, s’élevant tantôt et tantôt s’abaissant, selon que le soleil les frappe, mais sans pouvoir jamais les dissiper : un enfant pourrait croire que c’est une couronne de gloire… un homme sait que ce doit être un signe de tempête. »

Arthur suivit la direction des yeux de son père sur le sommet noir et sombre du Mont-Pilate.

« Le brouillard qui recouvre le faîte de cette montagne sauvage est-il donc de si mauvais augure ? demanda le jeune homme. — Interroge Antonio, lui répliqua son père, il te racontera la légende. »

Le jeune marchand s’adressa au Suisse qui les accompagnait, demandant à connaître le nom de cette sombre montagne, qui, de ce côté, semble être la reine superbe de toutes celles qui sont réunies autour de Lucerne.

Le jeune garçon se signa dévotement lorsqu’il lui fallut raconter la légende populaire d’après laquelle l’infâme proconsul de la Judée avait trouvé dans ces lieux le terme de sa vie impie, et après avoir passé bien des années dans les retraites de la montagne qui porte son nom, s’était enfin, par remords et désespoir plutôt que par pénitence, jeté dans le lac horrible qui en occupe le sommet. Si l’eau refusait d’accomplir sur ce misérable le devoir du bourreau, ou si, son corps étant noyé, son esprit, tourmenté sans cesse, continuait à hanter l’endroit où il avait commis le suicide, Antonio ne prétendait pas l’expliquer ; mais on voyait souvent, disait-il, une forme humaine sortir des ondes noirâtres et paraître se laver les mains. Quand le spectre se montrait ainsi, des masses épaisses de brouillard se réunissaient d’abord à l’entour du lac infernal (c’est ainsi qu’on l’appelait jadis), puis, enveloppant la partie supérieure de la montagne, présageait une tempête ou un ouragan qui ne tardait pas long-temps à suivre. Il ajouta que le mauvais esprit était particulièrement irrité de l’audace des voyageurs qui gravissaient la montagne pour contempler le lieu de sa punition, et qu’en conséquence les magistrats de Lucerne avaient défendu sous des peines sévères qu’on approchât du Mont-Pilate. Antonio se signa encore une fois en finissant son récit, et, dans cet acte de dévotion, il fut imité par ses auditeurs, trop bons catholiques pour concevoir aucun doute sur la vérité de l’histoire.

« Comme le maudit païen nous regarde d’un air refrogné, » dit le plus jeune des marchands, tandis que le nuage s’obscurcissait et semblait aller s’asseoir sur le front du Mont-Pilate. « Vade retro… je te défie, pécheur !!! »

Un vent qui s’éleva alors, mais qu’on put entendre plus que sentir, sembla annoncer, en hurlant du ton d’un lion mourant, que l’esprit du coupable acceptait le défi téméraire du jeune Anglais. On vit descendre des flancs raboteux de la montagne des masses lourdes d’un épais brouillard, qui, roulant à travers les hideuses crevasses dont l’affreuse montagne était entrecoupée, ressemblaient à des torrents de lave bouillante vomis par un volcan. Les immenses précipices qui formaient les côtés de ces hauts ravins montraient leurs pointes aiguës et déchiquetées au dessus de la vapeur, comme pour diviser les torrents de brouillards qui descendaient autour d’eux. Par un contraste frappant avec cette scène sombre et menaçante, la chaîne plus éloignée des monts Righi brillait de toutes les nuances d’un soleil d’automne.

Tandis que les voyageurs épiaient ce contraste bizarre et varié, qui semblait annoncer un combat prochain entre les puissances de la lumière et des ténèbres, leur guide, dans son jargon mêlé d’italien et d’allemand, les exhortait à doubler le pas. « Le village auquel il se proposait de les conduire, disait-il, était encore éloigné, la route était mauvaise et difficile à reconnaître ; et si le méchant Esprit, » ajouta-t-il en regardant le Mont-Pilate et en se signant, « envoyait ses ténèbres sur la vallée, le chemin serait alors doublement incertain et dangereux. » Les voyageurs, après cette admonition, s’enfoncèrent plus avant dans le collet de leurs manteaux, abaissèrent leurs bonnets sur leurs yeux d’un air résolu, resserrèrent la boucle des larges ceintures qui retenaient les manteaux eux-mêmes. Ayant chacun un bâton de montagnard muni d’une bonne pointe de fer dans la main, ils continuèrent leur route avec une activité intrépide et un courage inébranlable.

À chaque pas, la scène semblait changer autour d’eux. Chaque montagne, comme si sa forme roide et immuable était flexible et changeante, variait en apparence comme celle d’une apparition infernale, suivant que la position des étrangers, par rapport à elles, changeait avec leurs mouvements, et que le brouillard, qui continuait lentement, quoique constamment, à descendre, influait sur l’aspect rocailleux des monts et des vallées qu’il recouvrait de son manteau vaporeux. La nature de leur marche aussi, jamais directe, mais serpentant par un étroit sentier qui suivait les sinuosités de la vallée et faisait de nombreux circuits autour des précipices et d’autres obstacles qu’il était impossible de surmonter, ajoutait à la variété sauvage d’un voyage où les étrangers finirent par perdre entièrement toute idée vague de la terreur qu’ils avaient précédemment conçue touchant la direction dans laquelle la route les conduisait.

« Je voudrais, dit le plus âgé, que nous eussions cette aiguille mystique dont parlent les marins, qui se tourne toujours vers le nord, et qui les met à même de tenir leur route au milieu des mers, lorsqu’il n’y a ni cap, ni promontoire, ni soleil, ni lune, ni étoile, ni aucun signe au ciel et sur la terre pour leur dire comment ils doivent se diriger. — Elle nous serait presque inutile au milieu de ces montagnes, répondit le jeune homme ; car, quoique cette merveilleuse aiguille puisse maintenir sa pointe vers l’étoile polaire du nord, lorsqu’elle est sur une surface unie comme la mer, on ne doit pas penser qu’elle le ferait encore lorsque ces hautes montagnes s’élèvent comme des murs entre l’acier et l’objet de sa sympathie. — J’ai bien peur que notre guide, qui s’est montré d’heure en heure plus stupide depuis qu’il a quitté sa vallée natale, ne devienne aussi inutile que vous supposez devoir le devenir la boussole au milieu des montagnes de ce pays sauvage… Pouvez-vous dire, mon garçon, » demanda-t-il en s’adressant à Antonio en mauvais italien, « si nous sommes dans la route que nous voulons suivre. — S’il plaît à saint Antonio, » répondit le guide qui était évidemment trop troublé pour répondre directement à la question.

« Et cette eau à demi couverte de brouillard qui reluit à travers la vapeur, au pied de ce grand précipice noir… est-ce encore une partie du lac de Lucerne, ou avons-nous encore découvert un autre lac depuis que nous avons gravi cette dernière montagne ? »

Antonio put seulement répondre qu’ils devaient être encore près du lac de Lucerne, et qu’il espérait que l’eau qu’ils apercevaient au dessous d’eux n’était qu’une branche se détachant du même réservoir. Mais il ne pouvait rien assurer.

« Chien d’Italien ! s’écria le jeune voyageur, tu mériterais qu’on te brisât les os pour avoir entrepris une commission que tu es aussi incapable de remplir que tu l’es de nous conduire au ciel. — Paix, Arthur, dit son père ; si tu effraies ce jeune homme, il va s’enfuir et nous perdrons le petit avantage que nous procure sa connaissance du chemin ; si tu fais usage du bâton, il te récompensera avec la pointe d’un poignard… car, telle est l’humeur d’un Lombard vindicatif, de toute façon tu rendras notre position pire au lieu de l’améliorer… Écoutez ici, jeune homme, continua-t-il en italien toujours aussi mauvais, ne vous effrayez pas des menaces de ce jeune écervelé à qui je ne permettrai pas de vous faire le moindre mal ; mais dites-moi, si vous pouvez, les noms des villages par lesquels nous devons passer aujourd’hui. »

Le ton modéré que prit le vieux voyageur rassura le guide qui avait été quelque peu alarmé de l’accent et des expressions menaçantes de son plus jeune compagnon, et il débita dans son patois une multitude de noms dans lesquels les sons gutturaux de l’allemand se mêlaient d’une manière étrange aux accents si doux de l’italien, mais qui ne donnèrent à l’auditeur aucun renseignement intelligible sur le sujet de sa question, de sorte qu’enfin il fut obligé de conclure en disant : « Conduisez-nous toujours, au nom de Notre-Dame ou de saint Antonio, si vous l’aimez mieux ; nous ne ferons que perdre du temps, je le vois, à essayer de nous comprendre. »

Ils se remirent donc en marche comme auparavant, mais avec cette différence, que le guide, conduisant le mulet, marcha alors en avant et fut suivi par les deux autres, dont il avait d’abord dirigé la marche en la leur indiquant de derrière. Cependant les nuages devenaient de plus en plus épais, et le brouillard, qui n’avait été d’abord qu’une petite vapeur, commença alors à tomber sous la forme d’une pluie très fine qui s’amassait comme la rosée sur les capotes des voyageurs.

Un bruit lointain et des gémissements sourds se faisaient entendre parmi les montagnes éloignées, semblable à ceux par lesquels le mauvais esprit du Mont-Pilate avait paru annoncer la tempête. L’Italien pressa encore ses compagnons d’avancer ; mais en même temps il les empêchait de le faire par la lenteur et l’indécision qu’il montrait en les conduisant.

Après avoir parcouru de cette manière trois ou quatre milles que l’incertitude rendait doublement ennuyeux, les voyageurs s’engagèrent enfin dans un étroit sentier qui passait au bord d’un précipice. Ils apercevaient de l’eau au dessous d’eux, mais de quel genre était-elle ? Ils ne pouvaient s’en assurer. Le vent, il est vrai, qui commençait à se faire sentir par bouffées, balayait parfois le brouillard assez complètement pour leur montrer des vagues qui brillaient ; mais était-ce celles du même lac le long duquel ils avaient voyagé le matin, ou bien une autre surface d’eau différente, ou bien une rivière, un large ruisseau ? Les moments où ils pouvaient voir étaient trop courts pour qu’ils pussent le distinguer : toutefois ils étaient certains de ne plus se trouver au bord du lac de Lucerne, dans un endroit où ses eaux ont la largeur ordinaire, car les mêmes bouffées de vent qui leur montraient de l’eau au fond de la vallée leur permettaient d’apercevoir, par instants, la rive opposée, sans qu’ils pussent discerner exactement à quelle distance, mais assez près pour leur montrer de hauts rochers à pic et de vieux pins, tantôt réunis en groupes, et tantôt plantés solitairement sur les pointes qui dominaient l’eau.

Jusque là, le sentier, quoique rapide et raboteux, était assez clairement indiqué, et des traces manifestes montraient qu’il était suivi ordinairement par les cavaliers et les piétons. Mais tout-à-coup, au moment où Antonio avec le mulet venait d’atteindre une éminence avancée autour de laquelle le chemin faisait un angle aigu, il s’arrêta court avec son exclamation habituelle adressée à son saint patron. Arthur pensa que le mulet partageait la frayeur du guide, car il recula, mit ses pieds de devant à distance l’un de l’autre, et sembla, par l’attitude qu’il prit, annoncer sa détermination de résister à toute invitation d’avancer, en même temps qu’il exprimait son horreur et sa crainte pour le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Arthur se hâta d’aller en avant, non seulement par curiosité, mais encore afin d’affronter lui-même le péril, s’il était possible avant que son père vînt le partager. En moins de temps que nous n’en avons mis à raconter cet incident, le jeune homme se trouva derrière Antonio et le mulet, sur une plate-forme de rochers, où la route semblait absolument finir, et de l’autre côté de laquelle se creusait un immense précipice ; le brouillard ne permettait pas de voir à quelle profondeur, mais c’était certainement à plus de trois cents pieds.

La pâleur qui se répandit sur la figure des voyageurs, et l’embarras qu’on pouvait distinguer sur la physionomie de leur bête de somme annonçaient leur crainte et leur désappointement à la vue d’un obstacle inattendu et insurmontable à ce qu’il semblait. Le visage du père, qui arriva bientôt sur la plate-forme, ne leur procura ni espoir ni consolation. Il resta comme les autres à regarder le gouffre rempli de brouillard ouvert au dessous d’eux, et promenant ses regards autour de lui, mais vainement, pour trouver la continuation du sentier, qui certainement ne devait pas n’avoir été jadis pratiqué que pour n’avoir pas d’autre issue. Tandis qu’ils se tenaient incertains de ce qu’ils avaient à faire, le fils tentant d’inutiles efforts pour découvrir quelques moyens de passer outre, et le père se préparant à leur proposer de revenir sur leurs pas, une furieuse bouffée de vent, plus forte qu’ils n’en avaient encore entendu, balaya toute la vallée. Tous voyant qu’ils couraient risque d’être emportés du haut de la station précaire qu’ils occupaient, s’accrochèrent à des broussailles et à des rocs pour se retenir, et le pauvre mulet lui-même sembla chercher à s’affermir pour mieux résister à l’ouragan qui les menaçait. Les tourbillons de vent se succédèrent avec une telle furie, qu’ils semblèrent aux voyageurs ébranler jusqu’au rocher où ils se trouvaient, et qu’ils les eussent balayés de la surface comme autant de feuilles sèches, sans la précaution qu’ils avaient prise de s’y rendre plus solides. Mais comme le vent se précipitait à travers la vallée, il écarta, durant trois ou quatre minutes, le voile de brouillard que les bouffées précédentes n’avaient servi qu’à remuer et entr’ouvrir, et leur montra la nature et la cause de l’obstacle inattendu qui avait arrêté leur route.

Le coup d’œil rapide mais sûr du jeune homme put alors distinguer que le chemin, après avoir quitté la plate-forme sur laquelle ils étaient arrêtés, avait originairement passé au delà dans la même direction, sur une jetée de terre fort escarpée, qui alors formait, pour ainsi dire, la couverture d’un lit de rochers à pic. Mais il était arrivé, dans quelqu’une de ces convulsions de la nature qui ont si souvent lieu dans ces régions sauvages, où elles se montrent sous une forme si redoutable, que la terre avait glissé, ou même était tombée tout-à-fait du haut des rocs, emportant après elle et le sentier qui était tracé au faîte de la plate-forme, et les broussailles, les arbres, enfin tout ce qui poussait dans le lit du torrent : car ils purent alors reconnaître que telle était l’eau au dessous d’eux, et non un lac ni un bras du lac, comme ils l’avaient jusqu’alors supposé.

La cause immédiate de ce phénomène devait probablement avoir été un tremblement de terre, car ils sont assez fréquents dans cette contrée. La jetée de terre, qui n’était plus qu’une masse confuse de ruines entraînées dans la chute, montrait quelques arbres poussant dans une position horizontale, et d’autres qui, après s’être fichés en terre par la tête dans leur descente, avaient été mis en pièces et brisés, et gisaient au milieu du torrent, jouets de l’onde qu’ils avaient autrefois couverte d’un épais ombrage. Le rocher nu, qui restait par derrière comme le squelette de quelque monstre énorme dépouillé de ses chairs, formait la muraille d’un effroyable abîme, ressemblant à une carrière récemment ouverte, d’un aspect d’autant plus triste, que sa formation peu ancienne le rendait plus stérile, et qu’il n’était encore nullement recouvert de cette végétation dont la nature revêt promptement la surface nue même des rocs et des précipices les plus arides.

Outre qu’il remarqua tous ces signes tendant à montrer que l’interruption de la route était de date récente, Arthur put encore observer de l’autre côté de la rivière, assez haut dans la vallée, et s’élevant du milieu d’une forêt de pins entremêlés de rochers, un bâtiment carré d’une hauteur considérable, ressemblant à une tour gothique en ruine. Il montra du doigt cet objet remarquable à Antonio, et lui demanda s’il le connaissait, pensant avec raison que cette tour, d’après sa position toute particulière, était fort propre à faire reconnaître le chemin, et qu’il était difficile de l’oublier quand on l’avait vue une fois. En conséquence le guide se reconnut promptement et avec joie, s’écriant avec transport que l’endroit s’appelait Geierstein, c’est-à-dire, comme il l’expliqua, le rocher des Vautours. Il n’en pouvait douter, disait-il, en voyant la tour aussi bien qu’une haute pointe de rocher qui s’élevait à côté presque en forme de clocher, au faîte de laquelle le lammer-geier, un des plus grands oiseaux de proie qui existent, avait jadis transporté l’enfant d’un ancien seigneur du château. Il se mit alors à raconter le vœu fait par le chevalier de Geierstein à Notre-Dame d’Einsiedlen ; et pendant qu’il parlait, le château, les rochers, les bois et les précipices s’évanouirent de nouveau dans le brouillard. Mais à l’instant où il terminait son récit par le miracle qui rendit l’enfant aux bras de son père, il s’écria tout-à-coup : « Prenez garde à vous, l’ouragan !… l’ouragan !… » L’ouragan arriva en effet, et balayant le brouillard devant lui, rendit aux voyageurs la vue des magnifiques horreurs qui les entouraient.

— Oui ! » continua Antonio d’un air triomphant, lorsque le vent s’abattit, « le vieux Ponce n’aime guère à entendre parler de Notre-Dame d’Einsiedlen, mais elle saura bientôt lui tenir tête… Ave Maria ! — Cette tour, dit le jeune voyageur, paraît inhabitée. Je ne puis apercevoir de fumée, et les créneaux semblent être en ruine. — Elle n’a point été habitée depuis long-temps, répondit le guide ; mais je voudrais bien y être, malgré tout. L’honnête Arnold Brederman, landamman[3] du canton d’Unterwalden, demeure près de là, et je vous en réponds, les étrangers auront toujours ce que la cave et le buffet renferment de meilleur, partout où règne son autorité. — J’ai entendu parler de lui, » répliqua le plus âgé des voyageurs, qu’Antonio avait reçu ordre d’appeler signor Philipson ; « c’est un homme bon et hospitalier, qui jouit d’une considération méritée parmi ses concitoyens. — Vous lui rendez bien justice, signor, répondit le guide ; et je voudrais que nous pussions gagner sa maison où vous seriez sûrs de trouver un bon accueil et des renseignements certains sur la route qu’il vous faudra tenir pour continuer demain votre voyage. Mais comment arriverons-nous au château du Vautour à moins d’avoir des ailes comme lui ! C’est une question difficile à résoudre. »

Arthur la résolut par une proposition hardie que le lecteur connaîtra dans le chapitre suivant.

CHAPITRE II.

ANNE.

… Venez avec moi, les nuages s’amoncèlent plus épais… Par ici maintenant… Appuyez-vous sur moi. Placez ici votre pied… prenez ce bâton-ci, et accrochez-vous un moment à ce buisson… Maintenant, donnez-moi la main… nous serons au chalet dans une demi-heure.
Lord Byron. Manfred.

Après avoir examiné la scène affreuse qui les environnait aussi attentivement que pouvait le permettre l’état orageux de l’atmosphère, le plus jeune des voyageurs observa : « Dans tout autre pays, je dirais que la tempête commence à s’affaiblir ; mais à quoi faut-il s’attendre sur cette terre de désolation ? Il est impossible de le prévoir. Si l’esprit apostat de Pilate est réellement ballotté par la tempête, ces bouffées de vent, mourantes et plus lointaines, semblent annoncer qu’il retourne au lieu de sa punition. Le sentier s’est écroulé avec la terre sur laquelle il passait… Je puis en apercevoir une partie encore étendue dans l’abîme, et marquant comme d’une ligne de craie cette masse de terre et de pierres. Mais je crois qu’il me serait encore possible, avec votre permission, mon père, de me glisser le long du bord de ce précipice, jusqu’à ce que j’arrivasse en vue de l’habitation dont le guide nous a parlé. S’il existe réellement une habitation pareille, il faut qu’elle soit accessible par quelque côté ; et si je ne puis découvrir le chemin qui y mène, je peux du moins faire des signaux de manière à être vu des personnes qui demeurent près de ce nid de vautour, et obtenir d’elles quelque indication amicale. — Je ne puis consentir à ce que vous couriez un tel risque, répondit son père : que notre guide aille en avant, s’il peut et s’il veut. Il a été élevé dans les montagnes, et je le récompenserai richement. »

Mais Antonio refusa la proposition d’un air résolu et décidé. « J’ai bien été, dit-il, élevé dans les montagnes ; mais je ne suis pas chasseur de chamois, et je n’ai pas d’ailes pour me transporter de pic en pic, comme un corbeau… L’or est moins précieux que la vie. — Dieu me garde, repartit signor Philipson, de vouloir t’engager à les mettre l’un et l’autre dans la balance ! Marchez donc, mon fils, je vous suis. — Non, je vous en conjure, non, mon cher père, répliqua le jeune homme ; c’est assez d’exposer la vie d’un seul… et la mienne, de beaucoup moins précieuse, doit, d’après toutes les règles de la sagesse aussi bien que de la nature, être hasardée la première. — Non, Arthur, » répliqua à son tour le père d’un ton déterminé, « non, mon fils ; j’ai survécu à bien des personnes, mais je ne veux pas vous survivre. — Je ne crains pas pour l’issue de mon entreprise, si vous me permettez d’aller seul, mon père ; mais je ne puis, je n’ose entreprendre une tâche si périlleuse, si vous persistez à vouloir en partager le péril avec une aussi faible assistance que la mienne. Tandis que je chercherais à faire un nouveau pas, je serais toujours à regarder derrière moi pour voir comment vous pourriez atteindre vous-même l’endroit que je me préparerais à quitter… Et songez, mon cher père, que si je péris, il ne périra avec moi qu’une chose sans valeur, sans plus d’importance que le rocher ou l’arbre qui est tombé dans l’abîme avant moi. Mais vous… si votre pied glissait, si la main venait à vous manquer, réfléchissez combien de choses et d’individus vous entraîneriez nécessairement dans votre chute. — Vous avez raison, mon enfant… j’aurais encore motif de tenir à la vie, dussé-je même perdre en vous tout ce qui m’est cher… Notre-Dame, et le chevalier de Notre-Dame vous bénissent et vous protègent, mon enfant ! Votre pied est jeune, votre main forte… vous n’avez pas gravi le Plynlimmon[4] en vain : soyez hardi, mais prudent… N’oubliez pas qu’il existe un homme qui, après vous avoir perdu, n’a plus qu’un devoir à remplir qui l’attache à la terre, et que, ce devoir rempli, il vous suivra bientôt. »

Le jeune homme se prépara donc à son dangereux voyage, et se débarrassant de son vaste manteau, montra des membres bien proportionnés que recouvrait un justaucorps étroit et dessinant toutes ses formes. Cependant le père changea de résolution lorsqu’il vit son fils se retourner pour lui dire adieu ; il retira la permission qu’il lui avait donnée, et lui défendit d’un ton péremptoire d’avancer d’un pas. Mais, sans écouter cette défense, Arthur avait déjà commencé la périlleuse entreprise. Descendant de la plate-forme où il se trouvait, grâce aux branches d’un vieux frêne qui poussait par une fente de rocher, le jeune homme parvint, quoique à grands risques, à gagner un étroit sentier, au bord même du précipice, le long duquel il espérait se traîner en rampant jusqu’à ce qu’il pût se faire entendre ou voir de l’habitation que le guide leur avait dit exister en cet endroit. Sa situation, pendant qu’il poursuivait sa marche audacieuse, semblait si précaire, que même son compagnon payé osait à peine respirer en le suivant des yeux. La rampe qui le soutenait paraissait devenir tellement étroite à mesure qu’il avançait, qu’elle finit par ne plus être visible. Cependant il continuait toujours sa route, tantôt avançant la tête au dessus du précipice, tantôt regardant devant lui, tantôt levant les yeux au ciel ; mais ne s’aventurant jamais à jeter un regard au dessous de lui, de peur que la tête ne lui tournât à la vue d’un abîme aussi effrayant. Pour le père et le guide qui observaient sa marche, c’était moins celle d’un homme avançant à la manière ordinaire, et s’accrochant à quelque chose qui tient à la terre ferme, que celle d’un insecte grimpant sur la surface d’un mur perpendiculaire, dont les mouvements progressifs sont à la vérité sensibles, mais dont nous ne pouvons apercevoir les moyens d’appui. Ce fut donc amèrement, très amèrement, que le malheureux père se lamenta alors de n’avoir pas persisté dans son projet de faire adopter la mesure ennuyeuse et périlleuse même qui consistait à regagner l’habitation de la nuit précédente, en revenant sur leurs pas. Il aurait du moins alors voulu avoir partagé le destin du fils de sa tendresse.

Cependant le courage du jeune homme était énergiquement soutenu par sa ferme détermination de remplir sa dangereuse tâche. Il exerça un puissant empire sur ses idées, qui d’habitude étaient passablement vives, et refusa d’écouter, même un instant, aucune des appréhensions pleines d’effroi par lesquelles l’imagination augmente un véritable danger. Il s’efforça bravement de réduire tout ce qui l’entourait à l’échelle de la stricte raison, comme meilleur soutien du vrai courage. « Cette rampe de rocher, se représenta-t-il à lui-même, est sans doute étroite ; mais elle a encore assez de largeur pour me soutenir ; ces pointes et ces crevasses qui rompent la surface unie sont petites et éloignées ; mais les unes présentent à mon pied, pour qu’il s’y pose, un espace assez sûr, et les autres à ma main, pour qu’elle le saisisse, un objet aussi solide que si je me tenais sur une plate-forme large d’une coudée, et si j’appuyais mon bras sur une balustrade de marbre. Ma sûreté dépend donc de moi-même. Si mes mouvements sont hardis, mon pas ferme, et ma main vigoureuse, qu’importe que je sois plus eu moins près de l’ouverture d’un abîme ? »

Évaluant ainsi l’étendue de son danger d’après la mesure du bon sens et de la réalité, soutenu aussi par une certaine pratique des exercices de ce genre, le brave jeune homme accomplissait son terrible voyage, pas à pas, poursuivant sa route avec une circonspection, une valeur et une présence d’esprit qui pouvaient seules le sauver d’une ruine immédiate. Enfin il gagna un point où une roche saillante formait l’angle du précipice, autant qu’il avait pu le remarquer de la plate-forme. Le mérite consistait à surmonter cet obstacle, le plus grand sans doute de l’entreprise. La roche s’avançait de plus de six pieds au dessus du torrent qu’il entendait bouillonner à ses pieds à une profondeur de soixante toises, avec un bruit pareil à celui d’un tonnerre souterrain. Il examina le lieu avec la plus scrupuleuse attention, et fut induit, par l’existence des ronces, des herbes et même des arbres rabougris qu’on y voyait, à croire que cette roche marquait la dernière extrémité de l’éboulement ou de la chute des terres, et que, s’il pouvait seulement tourner l’angle qui le terminait, il lui serait permis d’espérer qu’il atteindrait la continuation du sentier qui avait été si étrangement interrompu par cette convulsion de la nature. Mais la roche se projetait tellement, qu’il était impossible de passer dessous ou autour ; et comme elle s’élevait de plusieurs pieds au dessus de la position qu’avait atteinte Arthur, ce n’était pas chose aisée que de la gravir. Il adopta cependant ce parti comme le seul moyen de surmonter le dernier obstacle qu’il espérait devoir rencontrer dans son voyage de découverte. Un arbre faisant saillie lui fut de grande utilité pour se hisser et parvenir au faîte de la roche. Mais il s’y était à peine établi, il avait à peine eu un moment pour se féliciter en voyant, au milieu d’un chaos horrible de rocs et de bois, les ruines lugubres de Geierstein, d’où s’élevait du moins une fumée indiquant qu’il s’y trouvait quelque habitation humaine, quand, à son extrême surprise, il sentit le pic élevé sur lequel il se tenait, trembler, s’abaisser lentement en avant, et changer peu à peu de place. Saillant comme il était, et de plus ébranlé dans son équilibre par un tremblement de terre récent, il était demeuré dans une position si peu solide que son centre de gravité était entièrement détruit, malgré même l’addition du poids du jeune homme.

Entraîné par l’imminence du péril, Arthur, cédant à cet instinct qui nous pousse toujours à conserver notre vie, s’élança avec précaution du rocher détaché de la terre sur l’arbre par lequel il était monté, et retourna la tête, comme obéissant à un charme, pour voir tomber le roc fatal d’où il venait de se retirer. Le roc vacilla pendant deux ou trois secondes, comme incertain de quel côté il tomberait, et s’il eût pris une direction latérale, il aurait arraché l’aventurier de son lieu de refuge, ou aurait entraîné l’arbre et lui, dans la rivière. Après un moment d’horrible incertitude, la puissance de la gravitation détermina une chute directe. L’énorme fragment qui devait peser au moins quarante milliers, se précipita donc, écrasant et brisant dans sa course rapide les arbres et les broussailles qu’il rencontrait, puis roulant enfin dans le lit du torrent avec un fracas égal à celui d’une décharge de cent pièces d’artillerie. Le son fut répété par l’écho, de rocher en rocher, de précipice en précipice, avec un tumulte effroyable, et comme à l’envi : enfin le bruit ne cessa que lorsqu’il s’éleva jusqu’aux régions des neiges éternelles, qui, insensibles aux sons terrestres, aussi bien que défavorables à la vie animale, écoutèrent le rugissement dans leur majestueuse solitude, mais le laissèrent mourir sans pouvoir y répondre.

Quelles étaient cependant les pensées du malheureux père qui vit bien tomber l’énorme roc, mais ne put distinguer si son fils unique l’avait accompagné dans sa terrible chute ? Son premier mouvement fut de s’élancer aussi sur la rampe étroite du précipice qu’Arthur venait de traverser sous ses yeux ; et lorsque le jeune Antonio l’arrêta en lui jetant ses bras autour du corps, il se retourna vers le guide avec la furie d’une ourse à qui l’on a volé ses petits.

« Lâche-moi, vil paysan, s’écria-t-il, ou tu meurs à l’instant ! — Hélas ! » répliqua le pauvre garçon tombant à genoux devant lui, « j’ai aussi un père ! » — Cet appel alla au cœur du voyageur qui laissa aussitôt le jeune homme s’éloigner, puis joignant les mains et levant les yeux au ciel, il dit avec l’accent de la plus profonde douleur, mêlée d’une pieuse résignation : « Fiat voluntas tua ! C’était le dernier, le plus aimable, le plus chéri, et le plus digne de mon amour… et pourtant, ajouta-t-il, pourtant au fond de cette vallée planent les oiseaux de proie qui boiront à plaisir son jeune sang… Mais je le verrai encore une fois, » s’écria le père infortuné à l’instant où un immense vautour passa près de lui battant l’air de ses ailes… « je verrai encore une fois mon cher Arthur, avant que le loup et l’aigle le déchirent… je reverrai de lui tout ce qui en reste encore sur terre. Ne me retenez pas… mais mettez-vous ici, et regardez-moi avancer. Si je tombe, comme il est fort vraisemblable, je vous charge de prendre les papiers cachetés que vous trouverez dans la valise et de les porter à leur adresse dans le plus bref délai possible. Il y a assez d’argent dans cette bourse pour m’enterrer moi et mon fils, pour faire dire des messes en faveur du repos de nos âmes, et pour qu’il vous reste encore une riche récompense de votre peine. »

L’honnête Suisse, un peu borné sous le rapport de l’intelligence, mais bon et fidèle de caractère, fondit en larmes lorsqu’il entendit son maître ainsi parler, et n’osant plus tenter ni remontrances ni opposition, il vit le signor Philipson se préparer à franchir le précipice fatal à l’extrémité duquel son malheureux fils avait paru aller s’offrir au destin qu’avec tout l’aveuglement de la douleur paternelle son père se hâtait de partager.

Tout-à-coup l’on entendit de dessous l’angle fatal d’où la masse de pierre avait été déplacée par les efforts téméraires d’Arthur, le son rauque et prolongé de ces immenses cornets formés de la dépouille de l’aurochs ou taureau sauvage de Suisse, qui, dans les anciens temps, annonçaient la charge terrible de ces montagnards, et de fait leur tenaient lieu en guerre de tout autre instrument de musique.

« Arrêtez, monsieur, arrêtez ! s’écria le Grisou, c’est un signal de Geierstein ; quelqu’un va dans un moment venir à notre secours, et nous montrer la route la plus sûre pour retrouver votre fils… Et voyez-vous… voyez-vous ce buisson vert qu’on distingue au milieu du brouillard ? saint Antoine me protège ! j’aperçois une toile blanche qui flotte à côté. C’est précisément derrière la place d’où le roc est tombé. »

Le père tâcha de fixer ses yeux vers cet endroit ; mais ils se remplissaient si vite de larmes, qu’ils ne pouvaient distinguer l’objet que le guide indiquait… « Tout est inutile maintenant, dit-il, en essuyant ses pleurs… je ne reverrai de lui que ses restes inanimés. — Vous le… vous le reverrez en vie ! répliqua le Grisou ; saint Antoine le veut ainsi… Voyez, la toile blanche s’agite encore. — C’est quelque reste de ses vêtements, dit le père désespéré… quelque malheureuse preuve de son destin… Non, mes yeux ne voient rien… ils ont vu la chute de ma maison… Plût à Dieu que les vautours de ces montagnes les eussent plutôt arrachés de leurs orbites ! — Mais regardez encore : la toile n’est pas simplement accrochée aux broussailles… Je puis voir qu’elle est élevée au bout d’un bâton, et qu’elle s’agite distinctement de côté et d’autre. Votre fils fait un signal pour dire qu’il est sauvé. — Et s’il en est ainsi, » répliqua le voyageur en joignant les mains, « bénis soient les yeux qui le voient et la langue qui le dit ! Si nous retrouvons mon fils, si nous le retrouvons vivant, ce jour sera heureux pour vous aussi. — Bah ! je demande seulement que vous restiez tranquille, que vous agissiez prudemment, et je me tiendrai pour payé de mes services. Seulement il ne serait pas honorable à un honnête garçon d’avoir laissé périr des gens par leur propre témérité ; car le blâme, après tout, doit nécessairement retomber sur le guide, comme s’il pouvait empêcher le vieux Ponce de secouer le brouillard qui lui couvre la figure, ou des langues de terre de s’écrouler parfois dans la vallée, ou de jeunes têtes folles de s’aventurer sur des roches aussi étroites que la lame d’un couteau, ou enfin des insensés que leurs cheveux gris devraient rendre plus sages, de tirer leurs poignards comme des fanfarons de Lombardie. »

C’était ainsi que babillait le guide, et son babil aurait continué long-temps, car signor Philipson ne l’écoutait pas. Chaque battement de son pouls, chaque pensée de son cœur, étaient dirigés vers l’objet que le Suisse indiquait être le signal du salut de son fils. Il reconnut enfin que le signal était réellement agité par une main humaine ; et aussi empressé à ressaisir toute lueur d’espérance qu’il l’avait été peu auparavant de céder à l’effroi et au désespoir, il se prépara de nouveau à se rapprocher de son fils, et à l’aider, s’il était possible, à regagner un lieu sûr ; mais les instances et les assurances réitérées de son guide parvinrent encore à le retenir.

« Êtes-vous capable, dit celui-ci, de franchir ce rocher ? Pouvez-vous répéter votre Credo et votre Ave, sans manquer ni déplacer un mot ? Car sinon, nos vieillards disent que votre cou, en eussiez-vous une vingtaine, serait en danger… Votre œil est-il clair, et votre pied solide ? Je trouve, moi, que l’un coule comme une fontaine, et que l’autre remue comme le tremble qui vous ombrage ! Demeurez ici jusqu’à ce que vous y soyez rejoint par des gens beaucoup plus capables de porter secours à votre fils que vous et moi. Je présume, d’après la manière dont il a sonné, que c’est le cornet du digne magistrat de Geierstein, d’Arnold Biederman. Il a vu le danger de votre fils, et maintenant il songe à pourvoir à sa sûreté ainsi qu’à la nôtre. Il y a des cas où le secours d’un étranger, connaissant bien le pays, vaut mieux que l’aide de trois de nos frères, qui n’ont pas l’expérience de ces montagnes. — Mais si ce cornet a réellement sonné un signal, comment se fait-il que mon fils n’y ait pas répondu ? — Et s’il a répondu, comme la chose est fort probable, aurions-nous pu l’entendre ? Le cornet d’Uri, lui-même, a sonné sans que nous l’entendissions plus distinctement, au milieu de cet horrible fracas, de la pluie et de la tempête, que si c’eût été le chalumeau d’un berger : comment voulez-vous donc que nous ayons entendu crier un homme ? — Il me semble pourtant que j’entends, au milieu des éléments qui rugissent, quelque chose qui ressemble à une voix humaine… Mais ce n’est pas celle d’Arthur… — Eh non ! je le sais bien, c’est une voix de femme. Les filles de ce pays correspondent entre elles de cette manière d’un rocher à un autre, malgré l’ouragan et la tempête, fussent-elles à un mille de distance… — Alors, le ciel soit loué de ce secours vraiment dû à la Providence ! J’espère encore que ce terrible jour finira heureusement. Je vais répondre à la voix. »

Il essaya de crier, mais ignorant tout-à-fait l’art de se faire entendre dans une pareille contrée, il éleva la voix, et la mit dans un ton absolument semblable à celui dans lequel rugissaient l’eau et le vent ; de sorte que, même à vingt pas de l’endroit où il parlait, il aurait été complètement impossible de la distinguer de celle des éléments furieux. Le guide sourit aux efforts infructueux de son patron, puis monta sa propre voix, de manière à produire un cri fort, sauvage et prolongé, qui, formé en apparence avec moins de peine que celui de l’Anglais, était néanmoins un son distinct, ne ressemblant à aucun de ceux qui retentissaient à l’entour, et assez haut pour être certainement entendu à une distance très considérable. On lui répliqua aussitôt par des cris de même nature, qui approchèrent peu à peu de la plate-forme, apportant une espérance de plus en plus vive à l’inquiet voyageur.

Si la détresse du père rendait sa position digne d’une compassion profonde, celle du fils, au même instant, était passablement périlleuse. Nous avons déjà expliqué qu’Arthur Philipson avait commencé son voyage aventureux le long du précipice, avec tout le sang-froid, la résolution et la détermination inébranlables, qui étaient fort essentiels à la réussite d’une entreprise où tout dépendait de la fermeté des nerfs. Mais le formidable accident qui avait arrêté sa marche était d’un caractère assez terrible pour lui faire sentir toute l’horreur d’une mort immédiate, affreuse et, comme il semblait, inévitable. Le roc solide avait tremblé, presque croulé sous ses pieds mêmes, et quoique, par un effort plutôt mécanique que volontaire, il eût échappé à la destruction imminente qui l’attendait s’il eût continué à gravir, il lui semblait que la meilleure partie de lui-même, sa fermeté d’esprit et sa vigueur de corps, s’en était allée avec le roc, qui avait produit un fracas semblable à celui du tonnerre, et des nuages de poussière et de fumée en tombant au milieu des torrents et des tourbillons de l’abîme en furie. En effet, le marin arraché au tillac d’un vaisseau qui fait naufrage, lancé au loin dans les vagues, et froissé contre les rochers du rivage, ne diffère pas plus du même matelot qui, au commencement de la tempête, se tenait sur le pont de son navire favori, fier de sa force et de sa propre dextérité, qu’Arthur commençant son expédition ne différait du même Arthur, lorsque, s’accrochant au tronc pourri d’un vieil arbre, et suspendu entre ciel et terre, il vit rouler le rocher qu’il avait été si près de suivre. Les effets de sa terreur étaient, à la vérité, physiques aussi bien que moraux, car mille couleurs jouaient devant ses yeux ; il était attaqué d’un affreux vertige, et en même temps privé de l’obéissance des membres qui l’avaient jusque-là si admirablement servi. Ses bras et ses mains, comme n’agissant plus dès lors d’après sa volonté, se cramponnaient tantôt aux branches de l’arbre avec une ténacité nerveuse qui paraissait tout-à-fait indépendante de son pouvoir, et tantôt tremblaient dans un état de relâchement des nerfs si complet, qu’il lui était impossible de ne pas craindre que ses membres ne devinssent incapables de le soutenir plus long-temps dans cette position.

Un incident, léger en lui-même, augmenta encore la détresse que lui occasionna cette aliénation de ses facultés. Tous les êtres vivants du voisinage avaient été, comme on peut le croire, chassés de leur retraite par la chute épouvantable à laquelle son passage avait donné lieu. Des volées de chats-huants, de chauves-souris et d’autres oiseaux de ténèbres, forcés de voltiger alors au milieu des airs, n’avaient pas tardé long-temps à rentrer dans leurs berceaux de lierre ou dans les abris que leur présentaient les trous et les crevasses des rochers voisins. Un de ces oiseaux sinistres se trouva être un lammergeier ou vautour des Alpes, oiseau plus grand et plus vorace que l’aigle lui-même, et qu’Arthur n’avait pas été accoutumé à voir ou du moins à regarder de près. Avec l’instinct ordinaire à la plupart des animaux de proie, ce lammergeier a coutume, lorsqu’il est gorgé de nourriture, de se choisir une position d’une sécurité inaccessible, et d’y rester stationnaire et immobile des jours entiers, jusqu’à ce que l’œuvre de la digestion soit accomplie, et que l’activité lui revienne aiguillonnée par l’appétit. Troublé dans un tel état de repos, un de ces terribles vautours s’était élancé du ravin qui doit son nom à cette espèce d’oiseau, et après avoir involontairement tourné au dessus, battant des ailes et poussant des cris lugubres, il était venu se percher sur la pointe d’un roc, à quatre pas au plus de l’arbre où Arthur occupait sa précaire position. Quoique encore engourdi, jusqu’à un certain point, par la torpeur, il sembla encouragé par l’état immobile du jeune homme à le supposer mort ou mourant. Il se percha donc, et se mit à le regarder sans ressentir aucunement cette frayeur que les plus fiers animaux éprouvent ordinairement par le voisinage de l’homme.

Lorsqu’Arthur, s’efforçant de se soustraire à l’incapacité que produisait sur ses membres sa terreur panique, leva les yeux pour regarder lentement et avec circonspection autour de lui, il rencontra ceux du vorace et obscène oiseau, que sa tête et son cou dépouillés de plumes, ses yeux entourés d’une iris d’une couleur orange foncée, et sa position plus horizontale que droite, distinguaient autant du port noble et des proportions gracieuses de l’aigle, que celles du lion le placent dans les rangs de la création au dessus du loup maigre, grisâtre, rapace, et néanmoins lâche.

Comme arrêtés par un charme, les yeux du jeune Philipson restèrent fixés sur cet oiseau de sinistre augure, sans qu’il pût les en détourner. La crainte de périls tant imaginaires que réels pesait sur son esprit affaibli, effrayé qu’il était par les circonstances de sa position. Le voisinage si proche d’une créature aussi odieuse à la race humaine que peu disposée à rechercher sa compagnie paraissait aussi effrayant qu’il était extraordinaire. Pourquoi cet oiseau le fixait-il avec tant d’attention et d’avidité, avançant son corps hideux comme pour s’élancer sur sa propre personne ? Ce vautour était-il le démon du lieu auquel il avait donné le nom, et venait-il se réjouir de ce qu’un étranger, téméraire au point d’avoir pénétré dans son domaine, semblait enveloppé des périls qui s’y rencontraient, sans avoir ni espoir, ni chance de salut ; ou était-ce un vautour natif de ces rochers dont la sagacité prévoyait que le hardi voyageur était destiné à devenir bientôt sa victime ? Se pouvait-il que la hideuse bête, dont les sens passent pour être si fins, devinât d’après les circonstances la mort prochaine de l’étranger, et ne différât, comme un corbeau ou la corneille auprès d’une brebis mourante, de commencer son dégoûtant banquet que pour s’en donner ensuite plus à l’aise ? Était-il condamné à sentir le bec et les serres de l’oiseau avant que son cœur cessât de battre ? Avait-il déjà perdu sa dignité d’homme, cette terreur religieuse que l’être formé à l’image de son auteur inspire à toutes les créatures inférieures ?

Des appréhensions si pénibles servirent plus que toutes les tentatives du raisonnement à rétablir un peu l’élasticité d’esprit du jeune homme. En agitant son mouchoir, quoiqu’il usât de la plus grande précaution dans ses mouvements, il réussit à éloigner le vautour de son voisinage. L’oiseau quitta son lieu de repos en poussant des cris rauques et craintifs, et soutenu dans les airs par ses ailes immenses, il alla chercher un endroit où il pût trouver plus de tranquillité, tandis que le téméraire voyageur ressentait un vif plaisir en se voyant délivré de sa hideuse présence.

Après être parvenu à recueillir ses idées, le jeune homme qui pouvait, par sa position, voir en partie la plate-forme d’où il était descendu, s’efforça de faire connaître à son père qu’il était sauvé, en déployant, aussi haut que possible, la bannière par laquelle il avait chassé le vautour. Comme eux, il avait entendu, mais à une distance moindre, le son du grand cornet suisse, qui semblait annoncer qu’il arrivait du secours. Il y répliqua en levant et en agitant son mouchoir pour diriger l’assistance qu’on apportait vers le lieu où elle était si nécessaire ; et, rappelant à lui toutes ses facultés qui l’avaient presque abandonné, il travailla mentalement à recouvrer l’espérance, et avec l’espérance, la force et les moyens de faire de nouveaux efforts.

Fidèle catholique, il se recommanda, par de ferventes prières, à Notre-Dame d’Ensiedlen, et, faisant des vœux magnifiques pour se la rendre propice, il lui demanda son intercession pour être délivré de sa terrible position. « Ou bien, gracieuse Dame, » dit-il en terminant son oraison, « si je suis destiné à perdre la vie comme un renard chassé par les chiens, au milieu de ce pays sauvage et désert, parmi ces rochers vacillants, rendez-moi au moins ma part de patience et de courage naturels, et ne me laissez pas, moi qui ai vécu en homme, quoique pécheur, mourir comme un lièvre timide ! »

Après s’être dévotement recommandé à cette protectrice dont les légendes de l’Église catholique font une peinture si aimable, Arthur, quoique chacun de ses membres tremblât encore d’émotion et que son cœur battît avec une violence qui menaçait de le suffoquer, tourna ses pensées et son attention vers les moyens d’effectuer sa délivrance. Mais tandis qu’il promenait ses regards autour de lui, il sentit de plus en plus combien il était énervé par les souffrances corporelles et l’agonie mentale qu’il avait supportées durant le péril qu’il venait de courir. Il ne put, malgré tous les efforts dont il était encore capable, fixer ses yeux troublés et hagards sur la scène qui l’entourait… La tête lui tournait et tout le paysage se mit à tourner aussi. Un chaos mouvant de buissons et de grands rochers à pic qui se trouvaient entre lui et le château en ruines de Geierstein se mêlait et dansait en rond dans une telle confusion, que rien, sauf la conscience qu’une telle idée était la suggestion d’une folie partielle, ne l’eût empêché de s’élancer du haut de son arbre, comme pour se joindre à la danse bizarre que son cerveau troublé avait mise en mouvement.

« Que le ciel me protège ! » dit l’infortuné jeune homme, fermant les yeux dans l’espoir qu’en tâchant d’oublier tout l’horrible de sa position, il pourrait mettre un frein à son imagination trop vive ; « mes sens m’abandonnent ! »

Il devint encore plus convaincu que tel était le cas, lorsqu’une voix de femme, avec un accent très haut mais éminemment musical, se fit entendre à peu de distance et sembla l’appeler. Il ouvrit les yeux encore une fois, leva la tête, et regarda vers l’endroit d’où les sons semblaient venir, quoique bien loin de penser qu’ils existassent ailleurs que dans son imagination troublée. La vision qui lui apparut alors était de nature à le confirmer dans l’opinion que son esprit s’égarait, et que ses sens n’étaient plus en état de lui rendre aucun bon service.

Au faîte même d’un roc pyramidal qui s’élançait de la profondeur de la vallée, se montra une figure de femme, tellement environnée de brouillard que le contour seul pouvait être distingué. La forme, se reflétant dans les cieux, ressemblait plutôt aux traits indéfinis d’un esprit qu’à ceux d’une fille mortelle, car son corps paraissait aussi léger et à peine plus opaque que le nuage clair qui entourait son piédestal. La première idée d’Arthur fut que la Vierge avait entendu ses vœux, et était venue eu personne à son secours. Il se préparait déjà à réciter son Ave Maria, lorsque la voix l’appela de nouveau avec cette modulation aiguë propre aux cris des montagnards, cris par lesquels les naturels des Alpes tiennent conversation entre eux d’un sommet de la montagne à un autre par dessus des ravins d’une profondeur et d’une étendue épouvantables.

Tandis qu’il cherchait comment s’adresser à cette apparition inattendue, elle disparut du point qu’elle occupait d’abord, et redevint aussitôt après visible, mais perchée sur la pointe du roc d’où s’élançait l’arbre sur lequel Arthur s’était réfugié. Son extérieur et son costume permirent alors de voir qu’elle était une de ces filles des montagnes, familières avec leurs dangereux sentiers. Il vit qu’une belle jeune femme se tenait devant lui, et le regardait avec un mélange de pitié et d’étonnement.

« Étranger, » dit-elle enfin, « qui êtes-vous et d’où venez-vous ? — Je suis étranger, jeune fille, comme vous m’appelez très justement, » répondit le jeune homme en se soulevant aussi bien que possible. « J’ai quitté Lucerne ce matin avec mon père et un guide ; je les ai laissés à quatre cents pas d’ici environ. Seriez-vous assez complaisante, ma jolie demoiselle, pour les avertir que je suis sauvé, car mon père doit très certainement se désespérer sur mon compte. — Très volontiers ; mais je pense que mon oncle ou quelqu’un de mes parents doit les avoir déjà joints, et il leur servira de guide fidèle. Ne puis-je vous aider ?… êtes-vous blessé ?… avez-vous du mal ? Nous avons été tous alarmés par la chute d’un roc… oui, et le voilà en effet, c’est une masse d’une grosseur peu ordinaire. »

Tout en parlant ainsi, la jeune Suissesse s’approchait tellement du bord de l’abîme et regardait avec un tel air d’indifférence dans le gouffre, que la sympathie dont en pareille occasion l’acteur et le spectateur sont affectés l’un à l’égard de l’autre fit revenir l’éblouissement et le vertige dont Arthur venait d’être délivré, et il retomba dans sa première attitude penchée avec une espèce de faible gémissement.

« Vous êtes donc malade ? » lui demanda la jeune fille en le voyant pâlir… « où est le mal que vous ressentez, et quel est-il ? — Aucun, jolie demoiselle, sauf quelques contusions de peu d’importance ; mais la tête me tourne, et mon cœur se soulève quand je vous vois vous pencher si imprudemment sur le précipice. — Est-ce là tout ?… Sachez donc, étranger, que je ne me crois pas plus en sûreté assise au foyer de mon oncle que debout près des précipices, en comparaison desquels celui-ci n’est qu’un saut d’enfant. Vous-même, étranger, si, comme j’en juge d’après ces traces, vous avez pu passer le long de ce précipice dont le tremblement de terre a mis le bord à nu, vous devez pouvoir chasser un tel étourdissement, car vous méritez à coup sûr le titre de montagnard. — J’aurais pu porter ce nom depuis une demi-heure ; mais je crois que j’oserai à peine le reprendre désormais. — Ne perdez pas courage, répondit la douce conseillère, pour un éblouissement passager, pour un vertige qui parfois obscurcit l’esprit et trouble la vue des hommes les plus braves et les plus expérimentés. Levez-vous sur le tronc de l’arbre et approchez-vous davantage du rocher d’où il s’élance. Observez bien la place : il vous sera facile, quand vous aurez atteint le haut de cette branche, d’arriver par un saut hardi jusqu’au roc solide où vous me voyez, après quoi il n’y a plus de péril ni de difficulté valant la peine qu’on en parle pour un jeune homme dont les membres sont vigoureux, dont le courage est actif. — Mes membres sont en effet robustes ; mais je suis honteux de penser combien mon courage est abattu. Pourtant je ne démériterai pas de l’intérêt que vous prenez à un malheureux voyageur, en écoutant plus long-temps les lâches suggestions d’un sentiment qui, jusqu’à ce jour, fut tout-à-fait étranger à mon cœur. »

La jeune fille le regarda avec inquiétude et un air de vif intérêt pendant qu’il se haussait avec circonspection, s’avançant le long de l’arbre qui se projetait presque horizontalement hors du rocher, et semblait plier lorsqu’il changeait de posture. Le jeune homme se plaça enfin de telle sorte qu’en terre ferme il aurait suffi d’une bonne enjambée pour qu’il parvînt lui-même sur le rocher où se tenait l’aimable Helvétienne. Mais au lieu de n’avoir qu’un pas à faire sur un terrain solide et uni, il fallait franchir un noir abîme au fond duquel roulait et tourbillonnait un torrent avec une incroyable furie. Les genoux d’Arthur se choquèrent l’un contre l’autre, ses pieds devinrent de plomb et parurent incapables d’obéir à ses ordres ; enfin il éprouva, mais à un degré plus violent que jamais, cette influence énervante que ne peuvent jamais oublier ceux qui en ressentent les effets dans une situation périlleuse, et que les autres personnes, heureusement étrangères à sa puissance, ne peuvent même que difficilement s’imaginer.

La jeune femme remarqua son émotion, et en prévit les conséquences probables. Comme unique moyen en sa puissance de lui rendre un peu de courage, elle sauta lestement du rocher sur une branche de l’arbre, où elle se percha avec l’aisance et la sécurité d’un oiseau, et au même instant revint par un second saut sur le rocher ; puis, tendant la main à l’étranger : « Mon bras, dit-elle, n’est qu’une frêle balustrade ; pourtant avancez avec courage, et vous trouverez qu’il est encore aussi solide que les fortifications de Berne. » Mais la honte l’emporta tellement alors sur la frayeur, qu’Arthur, refusant un secours qu’il n’aurait pu accepter sans se dégrader à ses propres yeux, reprit du cœur et accomplit heureusement le saut formidable qui le plaça sur le même rocher que sa bienveillante protectrice.

Lui saisir la main et la porter à ses lèvres en signe de reconnaissance et de respect, fut naturellement la première action du jeune homme ; et il n’aurait pas été possible à la jeune fille de l’empêcher d’agir ainsi sans affecter un degré de pruderie qui n’était pas dans son caractère, et occasionner un débat cérémonieux sur une matière de peu d’importance, lorsque le lieu de la scène était un rocher long à peine de cinq pieds sur trois de large.

CHAPITRE III.

L’HÔTE DE GEIERSTEIN.

Maudits soient l’or et l’argent qui persuadent à l’homme faible de suivre au loin un commerce fatigant. La blanche paix surpasse en éclat l’argent, et la vie est plus chère que des mines d’or. Pourtant la richesse nous entraîne au delà des déserts arides, vers toute foire lointaine, vers toute ville opulente.
Collins Hassan, ou le Conducteur de chameaux.

Arthur Philipson et Anne Geierstein, ainsi placés dans une situation qui les mettait en contact aussi intimement que possible, se sentirent l’un et l’autre un peu embarrassés : le jeune homme, sans doute par crainte de passer pour poltron aux yeux de la demoiselle qui l’avait secouru, et la jeune fille peut-être par suite de l’effort qu’elle avait fait ou par une réflexion soudaine qui lui montra qu’elle se trouvait tout-à-coup voisine du jeune étranger à qui elle avait probablement sauvé la vie.

« Et maintenant, jeune fille, dit Arthur, il faut que j’aille retrouver mon père. La vie que je dois à votre assistance n’aurait pour moi que peu de valeur si je ne pouvais voler sur-le-champ à son secours. »

Là, il fut interrompu par les sons d’un nouveau cornet, qui semblaient venir de l’endroit où le vieux Philipson et son guide avaient été laissés par leur jeune et hardi compagnon. Arthur regarda de ce côté ; mais la plate-forme, qu’il n’avait vue qu’imparfaitement de l’arbre lorsqu’il était perché dans ce lieu de refuge, était invisible du rocher où ils se tenaient alors.

« Il ne m’en coûterait rien de retourner sur ce vieux tronc, dit la jeune fille, pour tenter si de là je pourrais apercevoir vos amis ; mais je fuis convaincue qu’ils sont en meilleures mains pour trouver leur route qu’ils ne le seraient entre les vôtres ou les miennes. car le son du cornet annonce que mon oncle, ou quelqu’un de mes jeunes parents, les a rejoints. Ils se dirigent en ce moment vers Geierstein, et, avec votre permission, je vais vous y conduire vous-même, car vous pouvez être certain que mon oncle Arnold ne vous laisserait pas continuer votre voyage aujourd’hui ; et nous ne ferions que perdre notre temps en voulant retrouver vos amis, qui, de l’endroit où vous dites les avoir laissés, arriveront à Geierstein plus tôt que nous. Suivez-moi donc, ou je supposerai que vous êtes déjà ennuyé de l’intérêt que je prends à vos jours. — Supposez plutôt que je suis ennuyé de la vie que votre intérêt pour moi a, selon toute apparence, sauvée, » répliqua Arthur. Et il se disposa à l’accompagner, en même temps qu’il examinait son costume et sa personne, qui accrurent encore la satisfaction qu’il ressentait d’avoir à suivre un tel guide, et que nous prendrons la liberté de détailler un peu plus minutieusement qu’il ne put alors le faire.

Un vêtement de dessus, ni assez étroit pour dessiner les formes, chose défendue par les lois somptuaires du canton, ni assez large pour embarrasser lorsqu’on voulait marcher ou gravir quelque roc, recouvrait une tunique moins ample encore, d’une couleur différente, et descendait jusqu’au milieu de la jambe, mais en laissant le bas, dans ses jolies proportions, complètement visible. Ses pieds étaient défendus par des sandales dont la pointe était retroussée, et les endroits où les cordons qui les attachaient sur le devant de la jambe venaient se croiser ou se réunir, brillaient de boucles d’argent. Son vêtement de dessus était serré autour de la taille par une ceinture en soie de différentes couleurs, ornée de torsades d’or entrelacées, tandis que la tunique ouverte à la gorge laissait voir le contour élégant et la blancheur d’un cou bien formé, outre un pouce ou deux plus bas. La petite portion de la gorge et du sein, ainsi exposée aux regards, était même plus splendidement belle que ne le promettait la figure, qui portait les preuves de l’influence du soleil et de l’air, non pas au point d’en diminuer la beauté, mais précisément assez pour montrer que la jeune fille possédait cette santé qu’on achète par l’habitude des exercices de la campagne. Ses longs et beaux cheveux tombaient en boucles abondantes des deux côtés d’un visage dont les yeux bleus, les aimables traits et la noble simplicité d’expression annonçaient à la fois un caractère d’une ineffable douceur et la hardiesse confiante d’un esprit trop vertueux pour soupçonner le mal et trop noble pour le craindre. Sur ces boucles de cheveux, ornement naturel et si gracieux de la beauté… ou, devrais-je plutôt dire, au milieu d’elles… était placé le petit bonnet qui par sa forme n’était guère propre à protéger la tête, mais servait à montrer le bon goût de la jolie fille qui le portait, et qui n’avait pas manqué, suivant la coutume dominante parmi les coquettes de la montagne, de décorer ce petit bonnet d’une plume de héron. Elle y avait joint le luxe alors extraordinaire d’une chaîne d’or petite et mince, assez longue pour faire quatre à cinq fois le tour de sa tête, et dont les bouts étaient réunis à un large médaillon de ce même métal précieux.

J’ai seulement à ajouter que la taille de la jeune personne dépassait un peu la grandeur habituelle, et que tout l’extérieur de son corps, sans qu’elle eût le moins du monde l’air masculin, ressemblait à celui de Minerve, plutôt qu’à la majestueuse beauté de Junon, ou aux grâces faciles de Vénus. Un front noble, des membres bien formés et robustes, un pas ferme et pourtant léger…. surtout l’absence totale de tout ce qui pouvait ressembler à une conviction de la beauté personnelle ; enfin, un regard franc et ouvert qui paraissait désirer ne rien savoir de caché, et dire qu’elle n’avait rien à cacher elle-même, n’étaient pas des traits indignes de la déesse de la sagesse et de la chasteté.

La route que suivait le jeune Anglais, guidé par cette charmante jeune fille, était difficile et inégale, mais ne pouvait être appelée dangereuse, en comparaison du moins des précipices qu’Arthur avait déjà franchis. C’était en effet une continuation du sentier que l’éboulement, ou plutôt la chute des terres si souvent mentionnée, avait interrompu ; et quoiqu’il eût été aussi endommagé en plusieurs endroits à l’époque du même tremblement de terre, pourtant des traces récentes montraient qu’on y avait déjà fait des réparations ; elles étaient grossières sans doute, mais suffisantes pour rendre le chemin de nature à paraître excellent à des gens aussi indifférents que les Suisses pour les routes commodes et unies. La jeune fille fit comprendre aussi à Arthur que le sentier qu’ils parcouraient ensemble faisait un circuit pour rejoindre celui qu’il avait peu avant suivi avec ses compagnons de voyage ; et que, s’ils eussent détourné à l’endroit où cette nouvelle route se réunissait à l’ancienne, ils auraient évité le péril qu’ils avaient couru en passant au bord du précipice.

Le sentier qu’ils suivaient alors s’éloignait un peu du torrent, quoiqu’on pût encore entendre son horrible fracas, qui parut augmenter tandis qu’ils gravissaient une montée parallèle à son cours, jusqu’à ce que la route, tournant tout-à-coup, et conduisant en ligne directe au vieux château, les mit à même de contempler une des scènes les plus magnifiques et les plus effrayantes de cette région montagneuse.

La tour ancienne de Geierstein, quoiqu’elle ne fût ni colossale ni remarquable par des ornements d’architecture, avait un air de dignité terrible par sa position sur le bord même de la rive opposée du torrent, qui, précisément à l’angle où s’élèvent les ruines du château, forme une cascade blanchissante d’environ cent pieds de hauteur, puis passe le défilé en se précipitant à travers un canal que ces ondes creusent dans le roc vif depuis que le temps lui-même a commencé. En face, et même dominant ces eaux dont le mugissement est éternel, apparaissait la vieille tour, bâtie tellement près du précipice que les arcs-boutants par lesquels l’architecte avait consolidé les fondements, semblaient une partie du roc même, et une continuation de coupe perpendiculaire.

Comme il était ordinaire en Europe dans les temps féodaux, la partie principale du bâtiment consistait en un édifice carré et massif, dont le faîte dégradé était rendu pittoresque par les tours dont il était flanqué, tours de formes et de hauteurs différentes, les unes rondes, les autres angulaires, celles-ci en ruines, celles-là passablement bien conservées, toutes diversifiant l’aspect du bâtiment qui se détachait sur un ciel orageux.

Une porte en saillie, à laquelle on arrivait par une longue suite d’escaliers descendant de la tour, avait jadis donné accès à un pont qui faisait communiquer le château avec la rive du torrent où se trouvait alors Arthur Philipson et son aimable guide. Une seule arche, ou plutôt un pilier d’arche formé de plusieurs pierres détachées restait encore, et fendait la rivière absolument en face de la chute d’eau. Autrefois cette arche avait servi de soutien à un pont-levis en bois, d’une largeur plus commode, mais si long et si lourd, qu’il eût été impossible de le faire mouvoir, s’il n’avait été appuyé sur quelque point solide. Il est vrai que cet avantage présentait cet inconvénient, que, même quand le pont était levé, on pouvait encore approcher de la porte du château au moyen de cette étroite pile de pierres ; mais comme elle n’avait pas plus de dix-huit pouces de large environ, et que le pied téméraire qui l’aurait traversée n’aurait pu après tout que parvenir à une entrée régulièrement défendue par une herse qui barrait la porte, et flanquée de tours et de créneaux d’où l’on pouvait lancer des pierres, des traits, du plomb fondu et de l’eau bouillante sur un ennemi qui aurait osé prendre un chemin si périlleux pour approcher de Geierstein, la possibilité d’une pareille tentative n’était pas regardée comme diminuant la sécurité de la garnison.

À l’époque où se passe notre histoire, où le château était entièrement ruiné et démantelé, où le pont-levis, la porte et la herse avaient disparu, le passage délabré et l’arche étroite qui unissait les deux côtés du torrent servaient de moyen de communication entre les deux rives pour les habitants du voisinage que l’habitude avait familiarisés avec la nature périlleuse d’un tel chemin.

Cependant Arthur Philipson avait, comme un bon arc nouvellement tendu, recouvré l’élasticité d’esprit et de caractère qui lui était naturelle. Ce ne fut pas, à la vérité, avec un calme parfait qu’il suivit son guide marchant d’un pas léger sur l’arche étroite composée de pierres mal unies que rendait humides et glissantes la pluie fine que produisait sans cesse la cascade voisine. Et ce ne fut pas sans crainte qu’il se vit accomplissant cette dangereuse prouesse dans le voisinage de la chute d’eau elle-même, dont le fracas étourdissant retentissait toujours à son oreille, quoiqu’il eût le soin de ne pas tourner la tête du côté de l’effroyable torrent, de peur d’avoir encore le cerveau troublé par le tumulte des eaux qui s’élançaient du haut d’un immense rocher pour s’engloutir, à ce qu’il semblait, dans un gouffre sans fond. Mais, malgré ces mouvements de frayeur, la honte bien naturelle de paraître effrayé lorsqu’une jeune et belle fille montrait tant d’insouciance, et le désir de réparer sa réputation aux yeux de sa conductrice, empêchèrent Arthur de céder encore aux sentiments pusillanimes qui l’avaient dominé peu auparavant. Avançant d’un pas ferme, et pourtant s’appuyant par précaution sur son bâton ferré, il suivit son guide léger le long du pont terrible, passa derrière elle sous la porte ruinée, à laquelle ils arrivèrent par un escalier dont les marches étaient aussi en délabrement.

Le portail les introduisit au milieu d’une masse de ruines, formant jadis une espèce de cour du donjon qui s’élevait encore sombre et superbe au dessus des débris de bâtiments destinés soit à la défense du dehors, soit à la commodité du dedans. Ils traversèrent rapidement les ruines sur lesquelles la végétation avait jeté un triste manteau de lierre et d’autres plantes grimpantes, et ils en sortirent par la grande porte du château, pour entrer dans un de ces lieux où la nature entasse souvent ses plus riches trésors au milieu des contrées qui portent un cachet de stérilité et de désolation.

Le château s’élevait aussi de ce côté à une hauteur considérable au dessus des terrains environnants ; mais l’élévation du site qui, vers le torrent, était un roc à pic, formait, dans cette direction, une pente rapide à laquelle on avait donné la forme d’un glacis moderne pour rendre le bâtiment plus sûr. Elle était alors couverte de jeunes arbres et de broussailles, au milieu desquelles la tour elle-même paraissait s’élever dans une majesté sauvage. Au delà de ce taillis escarpé, la vue était d’un caractère tout différent : une pièce de terre, large de plus de cent acres, semblait creusée dans les rocs et les montagnes qui, conservant l’air agreste du sentier où s’étaient égarés nos voyageurs le matin même, renfermaient, et, pour ainsi dire, défendaient un espace limité d’un caractère doux et fertile. La surface de ce petit domaine était extrêmement variée, mais son aspect général était une pente douce se dirigeant vers le sud-est.

Le principal objet qui se présentait à la vue était une vaste maison construite en grosses pièces de bois, sans aucune prétention à la régularité ni à la symétrie, mais indiquant par la fumée qui s’en élevait, aussi bien que par l’étendue des bâtiments voisins, et par la culture plus soignée des champs d’alentour, que c’était la demeure, non sans doute de la richesse, mais de l’aisance et de la commodité. Un enclos planté de beaux arbres à fruits s’étendait vers le sud de la maison : des bouquets de noyers et de châtaigniers s’élançaient majestueusement vers le ciel, et même trois ou quatre acres de terre plantés en vignes montraient que la culture du raisin était connue et pratiquée. Elle est maintenant universelle en Suisse ; mais, dans ces temps reculés, elle était presque exclusivement réservée à quelques propriétaires plus riches que les autres, qui possédaient le rare avantage d’unir l’intelligence à la fortune, ou du moins à une plus grande aisance.

On apercevait aussi de longs et beaux pâturages dans lesquels les superbes troupeaux qui font l’orgueil et la richesse des montagnards suisses avaient été déjà ramenés des prairies situées plus avant dans les Alpes, où ils paissaient durant l’été, pour qu’ils trouvassent plus aisément abri et protection dès qu’on aurait à craindre les orages de l’automne. Dans certains clos réservés, les agneaux de la dernière saison broutaient en sécurité une herbe abondante, et dans d’autres, on laissait subsister des arbres énormes, production naturelle du sol, par des motifs de commodité, probablement afin qu’ils fussent sous la main, lorsque, pour les usages domestiques, on aurait besoin de bois de charpente ; et ces arbres donnaient en même temps un air boisé à un tableau qui, autrement, n’aurait eu qu’un aspect d’agriculture. À travers ce paradis obtenu au milieu des montagnes, on pouvait suivre le cours d’un petit ruisseau se montrant tantôt au soleil, qui cependant avait dissipé le brouillard, tantôt indiquant sa course par la pente douce de ses rives, ou se cachant sous les buissons de noisetiers et d’aubépine. Ce ruisseau, faisant un long et joli détour, qui semblait annoncer sa répugnance à quitter cette paisible région, sortait enfin du domaine particulier, et, comme un jeune homme, laissant les jeux gais et tranquilles de l’enfance pour s’élancer dans la carrière difficile de la vie active, finissait par se réunir à l’impétueux torrent qui, descendant avec fracas du haut des montagnes, se brisait d’abord contre la vieille tour de Geierstein en coulant à travers les rocs adjacents, puis se précipitait avec bruit dans le canal sur lequel notre jeune voyageur avait manqué perdre la vie.

Si empressé que fût le jeune Philipson de rejoindre son père, il ne put s’empêcher néanmoins de s’arrêter un moment pour admirer tant de beautés qui se trouvaient réunies au milieu de scènes si horribles, et pour jeter encore un coup d’œil sur la tour de Geierstein, ainsi que sur l’énorme rocher dont elle tirait son nom, comme pour vérifier, par la vue de ces objets bien reconnaissables, s’il était réellement dans le voisinage des lieux déserts et sauvages où il avait rencontré tant de périls et d’horreurs. Pourtant, si étroites étaient les limites de cette ferme bien cultivée, qu’il fallait à peine regarder en arrière pour se convaincre que l’endroit, susceptible d’industrie humaine, et qui semblait avoir coûté beaucoup de travail, n’était qu’un espace très resserré, en comparaison de l’immense désert où il était situé. Il était entouré de toutes parts par d’immenses montagnes formant, en certaines parties, des murailles de rochers, et, dans d’autres, revêtues de forêts noires et sauvages de pins et de mélèzes aussi vieux que le monde. Au dessus de l’éminence où la tour était placée, on pouvait voir la couleur presque rose que donnait un immense glacier aux rayons du soleil en les réfléchissant, et plus haut encore, par delà la surface dure de cette mer de glace, s’élevaient dans une silencieuse dignité les pâles sommets de ces innombrables montagnes sur lesquelles repose une neige éternelle.

Le spectacle que nous avons mis quelque temps à décrire n’occupa guère le jeune Philipson qu’une ou deux minutes ; car, sur une pelouse inclinée qui s’étendait devant la ferme, comme le bâtiment doit être proprement appelé, il aperçut cinq ou six personnes, et dans l’une d’elles, qui s’avançait plus que les autres, il put à sa démarche, à sa tournure, et à la forme de son chapeau, distinguer aisément son père qu’il avait cru ne plus revoir.

Il suivit donc sa conductrice d’un pas joyeux, tandis qu’elle descendait la pente rapide au faîte de laquelle était située la tour en ruines. Ils approchèrent du groupe qu’Arthur avait remarqué, et dont la première personne était bien son père, qui se hâta d’accourir à sa rencontre, accompagné d’un autre individu d’un âge avancé, d’une stature presque gigantesque, et qui, par son air simple, mais majestueux, semblait le digne compatriote de Guillaume Tell, de Staufbacher, de Winkelried, et de tant d’autres Suisses illustres, dont les cœurs courageux et le bras infatigable avaient, dans le siècle précédent, défendu contre des ennemis innombrables leur liberté personnelle et l’indépendance de leur pays.

Avec une courtoisie naturelle, comme pour épargner au père et au fils le désagrément de témoins si nombreux d’une entrevue qui ne devait pas se passer sans émotion, le landamman lui-même, en s’avançant avec le vieux Philipson, fit signe aux gens qui l’accompagnaient, et qui étaient jeunes presque tous, de rester à l’écart : ils y restèrent en effet, interrogeant, à ce qu’il parut, le guide Antonio sur les aventures des étrangers. Anne, conductrice d’Arthur Philipson, n’eut que le temps de lui dire : « Ce vieillard est mon oncle Arnold Biederman, et ces jeunes gens sont mes cousins. » Avant que le premier et le plus âgé des deux voyageurs se trouvassent près d’eux, le landamman, avec le même sentiment des convenances qu’il avait déjà montré, fit signe à sa nièce de se retirer un peu ; et cependant, tandis qu’il la questionnait sur son expédition du matin, il examina lui-même l’entrevue du père et du fils avec autant de curiosité que sa délicatesse lui permettait d’en laisser voir. Elle fut toute différente de ce qu’il avait attendu.

Nous avons déjà représenté le vieux Philipson comme un père dévoué corps et âme à son fils, prêt à se précipiter au devant de la mort, quand il avait cru le perdre, et pareillement ivre de joie, sans doute, lorsqu’il le revoyait rendu à sa tendresse. On aurait donc pu s’imaginer que le père et le fils se seraient élancés dans les bras l’un de l’autre, et telle était probablement la scène dont Arnold Biederman s’attendait à devenir témoin.

Mais le voyageur anglais, comme bon nombre de ses compatriotes, cachait des sentiments vifs et fougueux sous une apparence de froideur et de réserve ; il croyait qu’il y avait faiblesse à se laisser entièrement dominer par l’influence des émotions même les plus tendres et les plus naturelles. Éminemment belle dans sa jeunesse, sa figure, encore agréable dans un âge plus avancé, avait une expression qui dénotait une répugnance manifeste soit à céder aux passions, soit à encourager la confiance. Il avait accéléré sa démarche lorsqu’il avait aperçu son fils, par un désir naturel de le rejoindre ; mais il ralentit son pas lorsqu’ils s’approchèrent l’un de l’autre ; et quand ils s’abordèrent, il dit d’un ton de reproche et de réprimande plutôt que d’affection : « Arthur, puissent les saints vous pardonner la peine que vous m’avez aujourd’hui causée ! — Amen ! répliqua le jeune homme. Je dois, en effet, avoir besoin de pardon si je vous ai causé de la peine. Croyez pourtant que j’ai fait pour le mieux. — Il est heureux, Arthur, qu’en faisant pour le mieux, c’est-à-dire, qu’en suivant l’impulsion de votre esprit volontaire, vous n’ayez point rencontré le pire des malheurs. — Si je me suis sauvé, c’est grâce à cette jeune fille, » répondit le fils, toujours avec une soumission absolue et patiente, en montrant du doigt Anne, qui se tenait à une distance de quelques pas, désireuse peut-être de n’avoir point à entendre les reproches du père, qui pouvaient lui paraître mal placés et déraisonnables.

« J’offrirai mes remercîments à mademoiselle, lorsque je parviendrai à savoir comment je peux les lui témoigner d’une manière convenable, répliqua le père ; mais est-il bien, est-il décent, croyez-vous, de recevoir d’une jeune fille un secours que votre devoir, en qualité d’homme, vous commande de prêter au sexe le plus faible ? »

Arthur baissa la tête et rougit profondément, tandis qu’Arnold Biederman, cédant à l’émotion que lui inspirait ce spectacle, s’avança et vint se mêler à la conversation. — Ne rougissez pas, mon jeune hôte, dit il, d’être redevable, soit d’un conseil soit d’une heureuse assistance, à une femme d’Underwalden. Sachez que la liberté de ce pays ne doit pas moins à la fermeté et à la sagesse de ses filles qu’à celles de ses fils… Et vous, mon respectable hôte, qui avez, je pense, vu de nombreuses années et des pays différents, vous devez savoir qu’en beaucoup d’occasions les forts sont sauvés par le secours des faibles, les superbes par l’aide des humbles. — J’ai du moins appris, répliqua l’Anglais, à ne discuter aucun point sans nécessité avec l’hôte qui m’a cordialement ouvert sa porte. » Après avoir lancé à son fils un regard où semblait briller la plus vive affection, il reprit, tandis qu’ils retournaient tous ensemble à la maison, un entretien qu’il avait commencé avec sa nouvelle connaissance, avant qu’Arthur et la jeune fille les eussent rejoints.

Arthur put, pendant ce temps-là, observer la figure et les traits de leur hôte helvétien, qui, nous l’avons déjà remarqué, annonçaient une simplicité primitive mêlée à une certaine dignité sauvage, produite par une physionomie mâle et sans aucune affectation. Ses vêtements ne différaient pas beaucoup pour la forme du costume de femme que nous avons décrit. Ils consistaient en un fourreau de dessus, taillé comme la chemise moderne, ouvert seulement sur la poitrine, et porté sur une tunique ou pourpoint. Mais l’habillement de l’homme était beaucoup plus court, en ce que les pans ne descendaient guère plus bas que la jaquette des montagnards écossais ; des espèces de bottes ou brodequins montaient au dessus des genoux, et le corps entier se trouvait ainsi couvert. Un bonnet, fait de fourrure de martre, et garni d’un médaillon d’argent, était la seule partie du costume qui déployât quelque richesse ; la large ceinture qui retenait le vêtement était en buffle, et serrée par une grande boucle de cuivre.

Mais la figure de l’homme qui portait ce costume grossier, composé presque entièrement de la toison des brebis de la montagne et des dépouilles d’animaux qu’on tue à la chasse, aurait commandé le respect partout où il se serait présenté, surtout à cette époque guerrière où l’on jugeait les gens selon que leurs nerfs et leurs muscles annonçaient plus ou moins de vigueur. Pour ceux qui envisageaient Arnold de Biederman sous ce point de vue, il déployait la taille et les formes, les larges épaules et les muscles proéminents d’un Hercule. Mais lorsqu’on examinait plutôt sa physionomie, ses traits fins et spirituels, son large front, ses grands yeux bleus, et l’air de résolution qu’ils annonçaient, lui donnaient encore plus de ressemblance avec le fabuleux roi des dieux et des hommes. Il était accompagné de plusieurs fils et parents, jeunes hommes au milieu desquels il marchait, recevant comme chose à lui incontestablement due, un respect et une obéissance semblables à ceux qu’on voit rendre au cerf-roi par un troupeau de daims.

Pendant qu’Arnold Biederman se promenait et causait avec le plus âgé de ses hôtes, les jeunes gens semblaient examiner Arthur des pieds à la tête, et de temps à autre ils interrogeaient tout bas Anne leur parente, recevant d’elle des réponses brèves et impatientes, qui, loin de l’apaiser, excitaient au contraire la veine de gaîté à laquelle s’abandonnaient les montagnards, et même, à ce qu’il sembla au jeune Anglais, aux dépens de leur hôte. La douleur de se sentir exposé à la dérision n’était pas adoucie par la réflexion que, dans une société pareille, elle devait probablement s’attacher à quiconque ne savait pas marcher au bord d’un précipice d’un pas aussi ferme et aussi déterminé que si on se promenait dans les rues d’une ville. Si déraisonnable que puisse être le ridicule, il est toujours déplaisant d’y être soumis, mais c’est encore plus particulièrement pénible pour un jeune homme en présence de la beauté. Il y avait quelque consolation pour Arthur à penser que la jeune fille n’approuvait certainement par ces plaisanteries et qu’elle paraissait réprouver du geste et de la voix la grossièreté de ses compagnons ; mais il craignait que ce fût seulement par pure humanité.

« Elle aussi doit me mépriser, pensa-t-il, quoique un sentiment des convenances inconnu à ces rustres mal élevés la mette à même de déguiser son mépris sous une apparence de pitié. Elle ne peut juger de moi que d’après ce qu’elle a vu… Si elle pouvait me mieux connaître (telle fut son orgueilleuse pensée), elle me placerait peut-être plus haut dans son estime. »

Lorsque les voyageurs entrèrent dans l’habitation d’Arnold Biederman, ils trouvèrent tout préparé dans un vaste appartement, qui servait à plusieurs usages, pour un repas simple mais abondant. En promenant ses regards sur les murs de cette salle, on y voyait tous les instruments de l’agriculture et de la chasse ; mais les yeux du vieux Philipson s’arrêtèrent sur un corselet de cuir, sur une longue et lourde hallebarde, enfin sur un de ces sabres qu’on ne maniait qu’à deux mains, arme formant une espèce de trophée. Auprès, mais couvert de poussière, sale et rouillé, pendait un casque avec la visière, semblable à ceux que portaient les chevaliers et les hommes d’armes. La guirlande ou couronne d’or qui l’entourait, quoique tout-à-fait ternie, indiquait une naissance et un rang illustres ; et le cimier qui était un vautour de l’espèce qui donna le nom à l’antique château et au rocher adjacent, suggéra différentes conjectures à l’hôte anglais, qui, connaissant assez bien l’histoire de la révolution suisse, doutait peu qu’il ne vît dans cette relique quelque trophée des vieilles guerres faites par les habitants de ces montagnes au seigneur féodal auquel elles avaient jadis appartenu.

Une invitation de prendre place à la table hospitalière dérangea la suite des réflexions du marchand anglais, et une nombreuse compagnie, se composant des habitants de toute condition qui vivaient sous le toit de Biederman, vint prendre part à un abondant repas où dominaient la viande de chèvre, le poisson, le lait préparé de différentes manières, le fromage, et, pour la bonne bouche, un plat de venaison, un quartier de jeune chamois. Le landamman lui-même fit les honneurs de la table avec beaucoup de politesse et de simplicité, et engagea plus d’une fois les étrangers à montrer par leur appétit qu’ils se trouvaient aussi bien reçus qu’il désirait les bien recevoir. Pendant le repas, il soutint la conversation avec le plus âgé de ses hôtes, tandis que les jeunes gens et les serviteurs mangeaient avec modestie et en silence. Avant la fin du dîner, une figure passa en dehors, devant une large fenêtre qui éclairait la salle à manger, et cet incident parut occasionner une agréable sensation parmi ceux qui le remarquèrent.

« Qui a passé ? » demanda le vieux Biederman à ceux qui étaient assis en face de la fenêtre.

« C’est notre cousin, Rudolphe de Donnerhugel, » répondit avec empressement un des fils d’Arnold.

Cette nouvelle sembla causer une grande joie aux jeunes gens de la compagnie, surtout aux fils du landamman ; tandis que le chef de la famille disait seulement d’une voix grave et tranquille : « Votre parent est le bienvenu… Dites-le-lui, et faites-le entrer. »

Deux ou trois se levèrent pour remplir cette commission, et semblèrent se disputer entre eux à qui ferait les honneurs de la maison au nouvel hôte. Il entra bientôt. C’était un jeune homme d’une grandeur extraordinaire, bien proportionné et vigoureux, dont les cheveux bruns tombaient en boucles nombreuses autour de sa figure, avec des moustaches de couleur pareille, ou encore plus foncée. Sa toque était petite par rapport à la longueur de son épaisse chevelure, et l’on doit dire qu’elle semblait plutôt pendre sur un côté de la tête que la couvrir… Ses vêtements étaient taillés dans la même forme, et suivant la même mode que ceux d’Arnold, mais faits d’une étoffe plus belle, provenant des manufactures d’Allemagne, et ornés d’une manière aussi riche que bizarre. Une manche de sa veste était d’un vert foncé, artistement brodée et galonnée en argent, tandis que le reste du vêtement était écarlate. La ceinture était tissée de fils d’or, et au lieu de servir comme les ceintures ordinaires à serrer le surtout autour de la taille, elle soutenait un poignard à manche d’argent. Sa toilette était complétée par des bottes dont les bouts étaient si longs, qu’ils se terminaient par une pointe recourbée d’après la mode dominante du moyen âge. Une chaîne d’or lui pendait autour du cou, et soutenait un large médaillon du même métal.

Ce jeune élégant fut aussitôt environné par les enfants de Biederman, qui paraissaient le considérer comme un modèle que devait se proposer la jeunesse suisse, et dont il fallait chercher à prendre la tournure, les opinions, le costume et les manières, pour peu qu’on désirât suivre la mode du jour, sur laquelle il exerçait un empire certain et incontestable.

Il sembla néanmoins à Arthur Philipson que ce jeune homme était reçu par deux personnes de la compagnie avec des marques d’estime moins prononcées que celles qui lui furent décernées par la voix générale des jeunes gens présents. Arnold Biederman lui-même mit au moins de la froideur à souhaiter la bienvenue au jeune Bernois, car tel était le pays de Rudolphe. Le jeune homme tira de son sein un paquet cacheté qu’il remit au landamman avec des démonstrations d’un grand respect, et parut attendre qu’Arnold, lorsqu’il eut brisé le cachet et pris connaissance du contenu des dépêches, voulût bien lui dire quelque chose à ce sujet. Mais le patriarche l’invita seulement à s’asseoir et à prendre part à leur repas, et Rudolphe alla eu conséquence se mettre à côté d’Anne, place que lui céda tout de suite et poliment un des fils d’Arnold.

Il sembla aussi à l’œil observateur du jeune Anglais que le nouveau venu était accueilli avec une froideur marquée par la jeune fille, à laquelle il parut jaloux d’offrir ses compliments ; qu’après être parvenu à s’asseoir auprès d’elle il paraissait plus empressé de lui rendre des hommages que faire honneur aux mets dont la table était abondamment servie et qu’on lui avait successivement offerts. Il remarqua le jeune Bernois parlant bas à Anne, puis le regardant lui-même. Anne fit une réponse très brève ; mais un des jeunes Biederman, qui était assis de l’autre côté, fut probablement plus communicatif, puisque tous deux se mirent à rire, et que la jeune fille parut encore déconcertée, et rougit de mécontentement.

« Si je tenais un de ces fils de montagnes, pensa le jeune Philipson, sur une pelouse unie, seulement large de six toises, en supposant qu’il existe un pareil espace de terrain plat dans ce pays, il me semble que je parviendrais à calmer leur gaité au lieu de l’entretenir. Il est aussi inconcevable de voir des rustres si grossiers sous le même toit avec une demoiselle si parfaite et si aimable, qu’un de leurs vilains ours dansant un rigodon avec une jeune personne telle que la fille de notre hôte. Mais je n’ai pas besoin de m’inquiéter beaucoup de sa beauté ou de leurs usages du monde, puisque demain me séparera d’eux à tout jamais. »

Tandis que ces réflexions occupaient l’esprit d’Arthur, le père de famille ordonna qu’on servît un flacon de vin, et, exigeant des deux étrangers qu’ils lui fissent raison avec une coupe d’érable d’une largeur extraordinaire, il envoya un semblable gobelet à Rodolphe Donnerhugel. « Vous pourtant, cousin, dit-il, vous êtes accoutumé à boire des vins plus savoureux que la piquette qu’on tire des grappes à demi mûres de Geierstein… Le croiriez-vous, monsieur le marchand ? » continua-t-il en s’adressant à Philipson, « il y a des bourgeois à Berne qui envoient chercher du vin pour leur table en France et en Allemagne. — Mon parent désapprouve ce luxe, répliqua Rudolphe : pourtant toutes les contrées n’ont pas le bonheur de posséder des vignobles comme ceux de Geierstein qui produit tout ce que peuvent désirer le cœur et les yeux. » Il prononça cette phrase en jetant un coup d’œil à sa belle compagne qui ne parut pas goûter le compliment, tandis que l’envoyé de Berne continua : « Mais nos plus riches bourgeois, se trouvant avoir quelques couronnes de trop, ne voient aucune extravagance à les donner en échange d’un gobelet de vin meilleur que celui que peuvent produire nos montagnes. Mais nous serons plus sobres quand nous aurons à notre disposition des tonneaux de vin de Bourgogne, rien qu’en nous donnant la peine de les transporter. — Que voulez-vous donc dire, cousin Rudolphe ? dit Arnold Biederman. — Il me semble, mon respectable parent, répondit le Bernois, que vos lettres doivent vous avoir appris que notre diète va probablement déclarer la guerre à la Bourgogne. — Ah !… ah… vous connaissiez donc le contenu de mes lettres ? répliqua Arnold ; nouvelle preuve que les temps sont bien changés à Berne et dans la diète de la Suisse. Quand nos hommes d’état à cheveux gris sont-ils donc morts, pour que nos alliés aient admis des jeunes gens sans barbe dans leurs conseils ? — Le sénat de Berne et la diète de la confédération, » dit le jeune homme, partie par honte, partie par le désir de justifier ce qu’il avait dit auparavant, «  permettent à la jeunesse de connaître leurs résolutions, puisque c’est elle qui doit les exécuter. La tête qui pense peut bien se fier à la main qui frappe. — Non, pas avant qu’il soit temps de porter le coup, jeune homme, » dit Arnold Biedermann d’un ton sévère. « Quelle espèce de conseiller est-ce que celui-là qui débite à tort et à travers les secrets des affaires d’état devant des femmes et des étrangers ? Allez, Rudolphe, et vous tous aussi, allez essayer à de mâles exercices lequel de vous est le plus capable de servir son pays plutôt que d’émettre votre opinion sur les mesures qu’on a jugées convenables… Restez, vous, jeune homme, » continua-t-il en s’adressant à Arthur qui s’était levé, « ceci ne vous regarde pas, vous qui n’êtes pas habitué à voyager dans les montagnes, et qui devez avoir besoin de repos. — Mais non, monsieur, non pas, s’il vous plaît, répliqua le plus âgé des voyageurs ; nous pensons en Angleterre que le meilleur délassement après nous être fatigués par une espèce d’exercice, est de nous livrer à un autre : monter à cheval, par exemple, délasse mieux une personne fatiguée de marcher, que ne le ferait le meilleur lit du monde. Si donc vos jeunes gens veulent bien le permettre, mon fils prendra part à leurs exercices. — Il trouvera de rudes camarades, répondit le Suisse ; mais comme il vous plaira. »

Les jeunes gens se rendirent en conséquence dans la vaste pelouse qui s’étendait devant la maison. Anne de Geierstein et quelques autres femmes de la maison s’assirent sur un banc pour juger qui serait le plus habile ; et des cris, de longs éclats de rire, enfin tout ce qui annonce l’ardeur que mettent les jeunes hommes à de mâles amusements, retentirent bientôt aux oreilles des deux vieillards qui étaient restés ensemble dans la salle. Le maître de la maison reprit le flacon de vin, et, après avoir rempli la coupe de son hôte, versa ce qui restait dans la sienne.

« À un âge, digne étranger, dit-il, où le sang devient plus froid, où les sentiments deviennent moins vifs, un petit coup de vin ramène les pensées légères et rend les membres plus souples. Pourtant, je souhaiterais presque que Noé n’eût jamais planté la vigne, quand je vois de mes propres yeux, depuis plusieurs années, mes compatriotes avaler du vin comme de véritables Allemands, au point de ressembler à des porcs gorgés, et d’être incapables de penser, de sentir et de se mouvoir. — C’est un vice, répliqua l’Anglais, qui, je le remarque, gagne aussi du terrain dans notre pays où il était totalement inconnu il y a un siècle, à ce que j’ai ouï dire. — C’est la vérité, reprit le Suisse ; car on faisait peu de vin dans le pays, et jamais on n’en importait du dehors, attendu que personne n’avait les moyens d’en acheter, non plus qu’aucun des objets que nos vallées ne produisaient pas. Mais nos guerres et nos victoires nous ont acquis autant de richesses que de renommée ; et dans la pauvre opinion d’un Suisse au moins, nous n’en aurions été que mieux sans fortune et sans gloire, si nous n’avions aussi du même coup conquis la liberté. C’est quelque chose pourtant que le commerce puisse de temps à autre envoyer dans nos montagnes ignorées un voyageur sensé comme vous, mon digne hôte, dont les discours font reconnaître un homme sagace et intelligent ; car, quoique je n’aime pas cette fureur toujours croissante pour ces colifichets et ces babioles que vous, marchands, vous introduisez chez nous, pourtant j’avouerai que nous autres, simples montagnards, nous apprenons mieux à connaître, grâce aux hommes de votre espèce, le monde qui nous environne, que nous n’y parviendrions jamais par nous-mêmes. Vous allez, dites-vous, à Bâle, et de là au camp du duc de Bourgogne ? — Oui, mon digne hôte ; pourvu du moins que je puisse achever mon voyage sans péril. — Vous n’en courrez aucun, mon cher ami, soyez-en bien sûr, si vous consentez à attendre deux ou trois jours, car alors je ferai moi-même le voyage, et avec une escorte qui éloignera toute chance de danger. Vous trouverez en moi un guide sûr et fidèle, et moi j’apprendrai par vous à mieux connaître les autres pays, car il m’importe d’en savoir sur ce chapitre-là plus long que je n’en sais. Est-ce un marché conclu ? — Cette proposition est trop à mon avantage pour être refusée ; mais puis-je vous demander quel est le but de votre voyage ? — Je viens de réprimander ce jeune homme pour avoir parlé des affaires publiques sans réflexion et devant toute la famille ; mais nos desseins et ma mission ne doivent point être nécessairement cachés à un personnage réfléchi comme vous, qui d’ailleurs les apprendriez bientôt par la rumeur publique. Vous connaissez sans doute la haine mutuelle qui existe entre Louis XI de France et Charles de Bourgogne, qu’on a surnommé le Téméraire ; et puisque vous avez visité ces pays, comme je puis le penser d’après vos discours, vous n’ignorez probablement pas les différentes contestations d’intérêt qui, outre la haine personnelle des souverains, les rend ennemis irréconciliables. Or, Louis qui n’a point son pareil au monde pour la ruse et l’adresse, emploie toute son influence, soit en distribuant de fortes sommes entre certains conseillers de nos voisins de Berne, soit en versant d’immenses trésors dans la caisse même de cet état, soit en présentant l’appât d’une pension aux vieillards, et en encourageant la violence des jeunes gens… pour entraîner les Bernois dans une guerre contre le duc. Charles d’un autre côté agit comme il fait ordinairement, tout-à-fait comme Louis aurait pu le souhaiter. Nos voisins et nos alliés de Berne ne se contentent pas, ainsi que nous autres des cantons de Forêts, d’élever des bestiaux et de cultiver la terre, mais ils font un commerce considérable que le duc de Bourgogne a plus d’une fois empêché par les exactions et les violences que ses officiers commettent en son nom dans les villes frontières, comme la chose vous est indubitablement connue. — Oui, sans doute, il n’y a qu’une voix générale contre ces vexations. — Vous ne serez donc pas surpris que, sollicitées par un souverain et opprimées par l’autre, fières de leurs victoires passées et ambitieuses d’une augmentation de puissance, Berne et les autres villes de notre confédération, dont les représentants, à cause de la supériorité de leurs richesses ou de leur savoir, exercent une plus grande influence sur la diète que nous autres des Forêts, soient disposées à la guerre dont jusqu’à présent la république a toujours tiré victoires, richesses et agrandissement de territoire. — Oui, mon digne hôte, et gloire aussi, » s’écria Philipson en l’interrompant avec un certain enthousiasme ; « je ne m’étonne pas que la brave jeunesse de vos cantons soit si portée à courir de nouveau les chances de la guerre, lorsque vos victoires passées ont été si nombreuses et si brillantes. — Vous n’êtes pas un marchand sage, mon cher hôte, si vous regardez la réussite d’entreprises certainement trop hardies comme un encouragement à de nouvelles témérités. Laissez-nous faire un meilleur usage de nos premières victoires. Quand nous combattîmes pour nos libertés, Dieu bénit nos armes ; mais les bénira-t-il si nous combattons pour notre agrandissement ou pour l’or de la France ? — Votre doute est juste, » dit le marchand d’un ton plus calme ; « mais supposez que vous tirez l’épée pour mettre fin aux exactions vexatoires de la Bourgogne… — Écoutez-moi, mon digne ami : à se peut que nous autres des cantons de Forêts nous donnions trop peu d’attention à ces intérêts commerciaux qui occupent tous les soins des bourgeois de Berne ; pourtant nous n’abandonnerons pas nos voisins et nos alliés dans une juste querelle ; et il est à peu près convenu qu’une députation sera envoyée au duc de Bourgogne pour demander réparation. La diète générale, actuellement rassemblée à Berne, a demandé que je fisse partie de cette ambassade : de là le voyage dans lequel je vous propose de m’accompagner. — Je serai fort satisfait de faire route en votre compagnie, mon cher hôte ; mais, à vous parler franchement, il me semble que votre maintien et votre figure vous font ressembler plus à un porteur de défi qu’à un messager de paix. — Et moi je pourrais dire aussi que votre langage et vos sentiments, mon honorable hôte, appartiennent plutôt à l’épée qu’à l’aune. — Je fus en effet élevé pour les armes, mon digne monsieur, avant de prendre l’aune en main, » répliqua Philipson en souriant, « et il se peut que je sois encore plus partial pour mon ancien état que la sagesse ne devrait sans doute me le recommander. — Je pense comme vous ; mais vous avez très vraisemblablement combattu sous la bannière de votre pays contre un ennemi étranger et national ; et j’admettrai que, dans ce cas, la guerre a quelque chose en soi qui élève le cœur au dessus du sentiment pénible que doivent nécessairement lui faire éprouver les malheurs infligés et soufferts de part et d’autre par les créatures de Dieu ; mais celle où je fus engagé n’avait pas une pareille excuse : c’était la misérable guerre de Zurich, où des Suisses tournèrent leurs piques contre les poitrines de leurs propres compatriotes ; et l’on se refusa quartier dans le même langage des montagnes, où l’on se le demandait dans le langage ordinairement amical. Votre mémoire en vous retraçant vos expéditions guerrières n’est probablement pas chargée de pareils souvenirs. »

Le marchand baissa la tête et passa la main sur son front en homme à qui les idées les plus pénibles étaient subitement rappelées.

« Hélas ! répliqua-t-il, je mérite de ressentir la peine que m’infligent vos paroles. Quelle nation peut connaître les malheurs de l’Angleterre, si elle ne les a point éprouvés… Quel œil peut les apprécier justement, s’il n’a point vu une terre saignante et déchirée par la lutte de deux factions irréconciliables, des batailles livrées dans chaque province, des plaines jonchées de cadavres, des échafauds abreuvés de sang ! Même dans vos tranquilles vallées, ce me semble, vous pouvez avoir entendu parler des guerres civiles d’Angleterre ? — Je me souviens, en effet, que l’Angleterre a perdu ses possessions en France pendant les longues années d’une guerre sanglante et intérieure, concernant la couleur d’une rose… n’est-ce pas ?… Mais cette guerre est terminée. — Pour le moment, répondit Philipson, il le semblerait. »

Tandis qu’il parlait ainsi, on cogna à la porte ; le maître de la maison dit : « Entrez ! » La porte s’ouvrit ; et, avec tout le respect que les jeunes gens étaient censés devoir à leurs aînés dans ces régions pastorales, se présenta la jolie tournure d’Anne de Geierstein.

CHAPITRE IV.

L’ARC.

Et alors il saisit d’une main de maître l’arc bien connu, le tourne de tous les côtés, l’examine dans tous les sens ; tandis que les uns se disent par dérision : « Comme il retourne cet arc ! » D’autres assurent qu’il doit s’y connaître… que sans doute il aura vu quelqu’un s’en servir… Qu’il fabrique des arcs peut-être, et peut-être qu’il les vole.
Pope Traduction de l’Odyssée d’Homère.

La jeune et jolie fille approcha avec l’air moitié honteux, moitié important, qui sied si bien à une jeune ménagère quand elle est à la fois fière et embarrassée des devoirs de matrone qu’elle est appelée à remplir, et murmura quelque chose à l’oreille de son oncle.

« Eh, mais… les jeunes écervelés ne ponvaient-ils pas faire eux-mêmes leur commission ?… Comment se fait-il qu’ils n’osent demander ce dont ils ont besoin, mais qu’il leur faille vous envoyer à leur place ? Si c’eût été une chose raisonnable, je l’aurais entendu corner à mes oreilles par quarante voix ensemble, tant sont modestes les jeunes Suisses de nos jours ! » Anne, se penchant vers son oncle, lui parla encore à voix basse, tandis que la grosse main du vieillard passait avec tendresse au milieu des boucles innombrables de ses cheveux. Il répliqua : « L’arc de Buttisholz, ma chère ? Mais à coup sûr nos jeunes gens ne sont pas devenus assez forts pour le bander depuis l’année dernière, où nul d’entre eux ne pouvait y réussir. Au reste le voici là pendu avec ses trois flèches. Quel est le sage champion qui défie les autres à un jeu où il sera certainement vaincu ? — Mon oncle, c’est le fils de monsieur, répondit la jeune fille, qui, ne se trouvant pas capable de lutter avec mes cousins à la course, au saut, au jet de la barre et au palet, les a défiés de monter à cheval comme lui, ou de tirer avec le long arc anglais. — Monter à cheval, reprit le vénérable Suisse, serait difficile dans un pays où il n’y a point de chevaux ; et quand même il y en aurait, point de plaines pour servir de carrière. Mais on va lui donner un arc anglais, puisque par hasard nous en possédons un. Portez-le à ces jeunes gens, ma nièce, avec les trois flèches, et dites-leur de ma part que le drôle qui le bandera fera plus que n’aurait pu faire Guillaume Tell ou le fameux Stauffacher. »

Pendant que la jeune fille allait prendre l’arc en question qui était suspendu au milieu du trophée d’armes que Philipson avait déjà remarqué, le marchand anglais fit observer que, si les ménestrels de son pays avaient à assigner une occupation à une si jolie demoiselle, ils ne la chargeraient de porter d’autre arc que celui du petit dieu aveugle Cupidon. — Je ne veux pas entendre parler du dieu aveugle, de ce Cupidon, » répliqua vivement Arnold, en même temps néanmoins qu’il souriait à demi ; « nous avons été assourdis par les sottises des ménestrels[5] et des chanteurs ambulants, depuis le jour où ces maudits vagabonds ont trouvé qu’il y avait quelque argent à ramasser chez nous. Une fille des montagnes devrait seulement chanter les ballades d’Albert Ischudi, ou le joyeux lai qu’on chante pour conduire les vaches au pâturage, ou pour les ramener[6]. »

Pendant qu’il parlait, la jeune demoiselle avait choisi parmi les armes un arc d’une force extraordinaire, haut de beaucoup plus de six pieds, et trois flèches longues d’une aune. Philipson demanda à les voir, et les examina attentivement. « Voilà un fameux morceau d’if, dit-il, et je dois m’y connaître, puisque j’ai fait commerce de pareille marchandise dans mon temps ; mais quand j’avais l’âge d’Arthur, je l’aurais bandé aussi aisément qu’un petit garçon plie une branche de saule. — Nous sommes trop vieux pour nous vanter comme de petits garçons, » répliqua Arnold Biederman en lançant un coup d’œil de reproche à l’étranger. « Porte l’arc à tes cousins, Anne, et laisse celui qui le tendra dire qu’il a vaincu Arnold Biederman. » En parlant ainsi, il tourna les yeux sur les membres grêles, mais nerveux de l’Anglais, puis les reporta sur son propre corps robuste et bien conservé.

« Vous devez vous rappeler, mon cher hôte, dit Philipson, que les armes se manient moins par la force que par l’art et la souplesse de la main. Ce qui m’étonne le plus, c’est de voir en ces lieux un arc fait par Matthieu de Duncaster, arquebusier, qui vivait il y a au moins cent ans, célèbre par la solidité des armes qu’il fabriquait, et qui sont devenues aujourd’hui presque inutiles, attendu que même un archer anglais ne saurait s’en servir. — Comment êtes-vous sûr du nom du fabricant, mon digne hôte ? — J’ai reconnu la marque du vieux Matthieu, et ses initiales tracées sur l’arc. Je ne suis pas médiocrement surpris de trouver ici une pareille arme, et si bien conservée. — Elle a été régulièrement frottée, huilée et tenue en bon état, car nous la conservons comme trophée d’un jour mémorable. Ce serait vous faire de la peine que de vous en conter la vieille histoire, puisqu’elle a été prise dans un combat fatal à votre pays. — Mon pays, » répliqua l’Anglais avec calme, « a gagné tant de victoires, que ses enfants peuvent bien se résigner à entendre parler d’une seule défaite ; mais je ne savais pas que les Anglais eussent jamais été en guerre contre la Suisse. — Pas précisément comme nation ; mais, du temps de mon grand-père, une bande considérable de soldats pillards, composée d’hommes de presque toutes les contrées, et particulièrement d’Anglais, de Normands et de Gascons, se répandit dans l’Argovie et dans les districts adjacents. Ils étaient conduits par un guerrier fameux, nommé Enguerrand de Coucy, qui prétendait avoir certaines contestations à vider avec le duc d’Autriche : pour faire valoir ses droits, il ravagea indifféremment le territoire autrichien et celui de la Confédération. Ses soldats étaient des guerriers mercenaires… des compagnies franches, ainsi qu’ils s’appelaient eux-mêmes… qui n’appartenaient à aucun pays, et étaient aussi braves dans le combat que barbares dans leurs déprédations. Une suspension momentanée des guerres continuelles entre la France et l’Angleterre avait privé la plupart de ces bandes de leur occupation ordinaire ; et comme se battre était leur élément, ils étaient venus le chercher dans nos vallées. L’air semblait de feu, tant brillaient leurs armures, et le soleil lui-même était obscurci, tant étaient nombreuses les flèches qu’ils lançaient. Ils nous firent beaucoup de mal, et nous essuyâmes d’horribles défaites en plus d’une rencontre ; mais nous les joignîmes un jour à Buttisholz, et nous mêlâmes le sang de maint cavalier, ou noble, car chacun de ces deux mots avait la même signification, à celui de son cheval. Le haut monticule qui recouvre les os des hommes et des coursiers est encore appelé tombeau des Anglais. »

Philipson garda le silence une minute ou deux, puis répliqua : « Laissez-les donc reposer en paix ! S’ils ont fait du mal, ils l’ont bien payé en perdant la vie ; et c’est là toute la rançon qu’on puisse exiger d’un homme mortel en expiation de ses fautes… Le ciel pardonne à leurs âmes ! — Amen ! répliqua le landamraan, et à celles de tous les braves. Mon aïeul assista à cette bataille, et fut cité pour s’y être comporté en bon soldat. Cet arc a donc toujours été soigneusement conservé depuis dans notre famille. Il y a une prophétie à son sujet, mais je ne crois pas qu’elle vaille la peine d’être mentionnée. »

Philipson allait prier son hôte de s’expliquer, lorsqu’il fut interrompu par un grand cri de surprise et d’admiration qui partait du dehors.

« Il faut que je sorte, dit Biederman, pour voir quelle besogne me font ces écervelés. Il n’en est plus aujourd’hui comme autrefois dans ce pays, où les jeunes gens n’osaient pas émettre leur opinion avant que la voix des vieillards eût été entendue. »

Il sortit donc de la loge, suivi de son hôte. Toutes les personnes qui avaient été spectatrices des jeux parlaient, criaient, se disputaient toutes à la fois ; tandis qu’Arthur Philipson se tenait un peu à l’écart des autres, appuyé sur l’arc non bandé, avec une indifférence apparente. À la vue du landamman le silence se rétablit.

« Que signifient ces clameurs extraordinaires ? » demanda-t-il en élevant une voix que tous étaient accoutumés à entendre avec respect… « Rudiger, » continua-t-il en s’adressant au plus âgé de ses fils, « le jeune étranger a-t-il tendu l’arc ? — Oui, mon père répondit Rudiger ; et de plus il frappé le but. Trois coups pareils ne furent jamais tirés par Guillaume Tell. — C’est hasard… pur hasard, répliqua le jeune Suisse de Berne. Le plus habile tireur n’aurait pu en faire autant, moins encore un pauvre jouvenceau qui n’a réussi dans aucun des jeux auxquels il s’est essayé avec nous. — Mais que s’est-il passé ? s’écria le landamman… Voyons, ne parlez pas tous en même temps ! Anne de Geierstein, tu as plus de bon sens et d’usage que ces jeunes gens… dis-moi ce qui est arrivé.

La jeune fille parut un peu confuse à cette invitation ; mais elle répondit d’un ton calme et les yeux baissés :

« Le but était, comme de coutume, un pigeon attaché à une perche. Tous les jeunes gens, à l’exception de l’étranger, l’avaient visé en se servant d’arcs ordinaires, mais sans l’abattre. Quand j’apportai l’arc de Buttisholz, je le présentai d’abord à mes cousins, mais aucun d’eux ne voulut le prendre, disant, mon respectable oncle, qu’une tâche trop grande pour vous devait être trop difficile pour eux. — Ils parlaient sainement ; et l’étranger, a-t-il tendu l’arc ? — Oui, mon oncle ; mais il a d’abord écrit quelque chose sur un morceau de papier qu’il m’a mis dans la main. — Et ensuite a-t-il tiré, a-t-il touché le but ? » continua le Suisse étonné.

« Il commença par placer la perche deux cents toises plus loin qu’elle n’était. — C’est singulier ! c’est le double de la distance ordinaire. — Il banda alors l’arc, continua la jeune fille, et décocha l’une après l’autre, avec une incroyable rapidité, les trois flèches qu’il avait passées dans sa ceinture. La première perça la perche, la seconde coupa la ficelle, la troisième tua le pauvre oiseau qui s’élevait déjà dans les airs. — Par sainte Marie d’Einsiedlen ! » s’écria le vieillard immobile de surprise, « si vos yeux ont réellement vu ces choses, ils ont vu manier l’arc comme on ne le mania jamais dans les cantons de Forêts. — Je répliquerai à cela, mon vénérable parent, » dit Rudolphe Donnerhugel, qui était évidemment contrarié, « que c’est pur hasard, ou du moins illusion ou sortilège. — Et toi-même, qu’en dis-tu Arthur, » demanda son père en souriant ; « ton succès est-il le résultat du hasard ou de l’adresse ? — Mon père, répondit le jeune homme, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai accompli qu’une prouesse bien ordinaire pour un archer anglais. Je ne parle pas pour satisfaire cet orgueilleux et ignorant jeune homme, mais c’est pour notre digne hôte et pour sa famille que je consens à répondre. Mon adversaire m’accuse d’avoir fasciné les yeux des spectateurs ou d’avoir touché le but par hasard. Quant à l’illusion, voici encore la perche traversée, le cordon coupé, le pigeon mort : on peut les voir et les manier ; en outre, si cette jolie demoiselle veut bien ouvrir le billet que je lui ai mis dans la main, elle pourra, après l’avoir lu, vous assurer que, même avant de tendre l’arc, l’avais fixé les trois buts que je me proposais d’atteindre. — Montrez-nous le papier, bonne nièce, dit son oncle, et terminez la controverse. — Ah ! avec votre permission, mon digne hôte, répliqua Arthur ce sont seulement quelques méchants vers qui ne peuvent être passables qu’aux yeux de mademoiselle. — Et si vous le permettez, monsieur, repartit le landamman, tout ce qui est digne des yeux de ma nièce mérite bien de venir à mes oreilles. »

Il prit alors le billet des mains de la jeune fille qui rougit en l’abandonnant. L’écriture en était si belle que le landamman s’écria de surprise ; « Aucun clerc de Saint-Gall ne pourrait écrire aussi joliment !… Il est étrange, continua-t-il, qu’une main capable de tendre un arc si rude, ait encore l’adresse de former des caractères si beaux. » Puis il s’écria encore une fois : « Ah ! des vers, par Notre-Dame ! Quoi ! seriez-vous des ménestrels déguisés en marchands ? » Il ouvrit alors le papier et lut les vers suivants :

Si j’atteignais le mât, le lien et l’oiseau,
L’archer anglais tiendrait donc sa parole.
Mais, jeune fille, ô toi dont on raffole,
Un seul de tes regards ferait mon sort plus beau.

« Voilà de la belle poésie, mon digne hôte, » dit le landamman en branlant la tête, « de jolis mots pour rendre folles des jeunes filles. Mais ne prenez pas la peine de vous excuser ; c’est la mode de votre pays, et nous savons par conséquent fermer les yeux là-dessus. » Puis, sans plus faire allusion au fameux quatrain, dont la lecture avait jeté le poète, aussi bien que l’objet des vers, dans un certain embarras, il ajouta gravement : « Vous devez maintenant convenir, Rudolphe Donnerhugel, que l’étranger a joué franc jeu et atteint les trois buts qu’il se proposait. — Qu’il les ait atteints, c’est chose manifeste, répondit l’individu auquel on en appelait de la sorte ; mais qu’il ait joué franc jeu, on peut en douter, s’il existe dans ce monde des choses qu’on nomme magie et sortilège. — Honte, honte à vous, Rudolphe ! dit le landamman ; la rancune et l’envie peuvent-elles avoir tant de prise sur un si brave jeune homme que vous, en qui mes fils devraient trouver un modèle de modération, d’équité et de franchise, aussi bien que de courage viril et de dextérité ? »

Le Bernois rougit vivement à ce reproche auquel il n’osa même pas essayer de répondre.

« Amusez-vous jusqu’au coucher du soleil, mes enfants, continua Arnold, pendant que mon digne hôte et moi nous emploierons notre temps à faire une promenade pour laquelle la soirée est maintenant favorable. — Il me semble, dit le marchand anglais, que j’aimerais à visiter les ruines de ce château qui s’élève près de la cascade. Il y a une espèce de dignité mélancolique dans une pareille scène, qui nous réconcilie avec les malheurs de notre propre temps, en nous montrant que nos ancêtres, qui étaient peut-être plus habiles ou plus puissants, ont néanmoins rencontré dans la vie des peines et des infortunes semblables à celles dont nous gémissons aujourd’hui. — Comme il vous plaira, mon digne monsieur, répliqua l’hôte ; nous aurons d’ailleurs le temps de causer en route de choses qu’il vous importe de connaître. »

Le pas lent des deux vieillards les éloigna peu à peu des limites de la pelouse, où recommencèrent bientôt les cris, les rires, les acclamations. Le jeune Philipson, en faveur duquel son succès, comme archer, avait effacé tout souvenir de ses premiers échecs, essaya de nouveau à partager les amusements nobles du pays, et obtint une bonne part d’applaudissements. Les jeunes gens, qui d’abord avaient été si disposés à le tourner en ridicule, commencèrent alors à le considérer comme digne de leurs attentions et de leur respect, tandis que Rudolphe Donnerhugel voyait avec colère qu’il n’était plus sans rival dans l’opinion de ses mâles cousins, et peut-être aussi de la jolie cousine. Le fier jeune Suisse réfléchit avec douleur qu’il avait encouru le déplaisir du landamman, perdu de sa réputation aux yeux de ses camarades dont il avait été jusqu’alors le chef, et que même il s’était exposé à une humiliation plus mortifiante encore, le tout, comme son cœur gonflé le lui disait bien, à cause d’un étranger, d’un vagabond, sans naissance ni renommée, qui ne pouvait pas sauter d’un roc à un autre sans y être encouragé par une jeune fille.

L’esprit irrité de la sorte, il s’approcha du jeune Anglais, et tandis qu’il faisait semblant de causer avec lui des chances probables de chaque joueur pour une partie qui était commencée, il attaqua soudain, à voix basse, un sujet d’une nature bien différente. Frappant sur l’épaule d’Arthur avec la brusque franchise d’un montagnard : « Cette flèche d’Ernest, dit-il à haute voix, a sifflé dans l’air comme un faucon lorsqu’il glisse sous le vent ! » Puis il continua sur un ton plus bas : « Vous autres marchands, vous vendez des gants, sans doute… mais débitez-vous vos gantelets un à un seulement, ou par paire ? — Je ne vends jamais un gant seul, » répliqua Arthur le comprenant aussitôt, et passablement disposé à tirer une vengeance complète des regards dédaigneux que lui avait lancés le champion bernois durant le repas, et de son audace récente à imputer au hasard ou à la sorcellerie l’adresse qu’il avait déployée en tirant de l’arc… « Je ne vends pas de gant seul, mais je ne refuse jamais d’en échanger un. — Vous avez l’entendement vif, je vois, répondit Rudolphe ; mais regardez les joueurs pendant que je vous parle, sinon on soupçonnera notre dessein…. Vous avez l’intelligence, disais-je, plus prompte que je ne m’y attendais. Si nous échangeons nos gants, comment chacun de nous rachètera-t-il le sien ? — Avec nos bonnes épées. — Revêtus de nos armures, ou comme nous sommes ? — Comme nous sommes plutôt. Je n’ai pas d’autre cotte d’armes que ce pourpoint… d’autre armure que mon épée, et je crois, monsieur le Suisse, que c’est plus qu’il ne m’en faut… Le lieu et l’heure, s’il vous plaît ? — Dans la cour du vieux château de Geierstein, au lever du soleil… mais on nous espionne… J’ai perdu ma gageure, étranger, » ajouta-t-il en parlant à haute voix et d’un air indifférent, « puisqu’Ulrich a lancé sa pierre plus loin qu’Ernest. Voici mon gant pour gage que je n’oublierai pas le flacon de vin. — Et voici le mien pour gage que je le boirai gaîment avec vous. »

C’est ainsi qu’au milieu des amusements paisibles, quoique rudes, de leurs compagnons, ces deux jeunes écervelés parvinrent à satisfaire leurs dispositions ennemies l’un à l’égard de l’autre, en convenant d’une rencontre qui pouvait avoir une issue fatale.

CHAPITRE V.

LA PROMENADE.

… J’étais un de ces hommes qui aiment les rives fleuries et les troupeaux mugissants, les plaisirs simples et la vie sans faste des villageois, assaisonnée d’un doux contentement, plus que les salons où les convives s’en donnent à gagner la fièvre. Croyez-moi, il n’y eut jamais de poison dans une coupe d’érable.
Anonyme.

Laissant les jeunes gens se livrer à leurs jeux, le landamman d’Unterwalden et le vieux Philipson s’allèrent promener de compagnie, s’entretenant entre autres choses des relations politiques de la France, de l’Angleterre et de la Bourgogne, jusqu’à ce que leur conversation changeât de sujet lorsqu’ils passèrent sous la porte du vieux château de Geierstein, où s’élevait le donjon solitaire et délabré, entouré par les ruines des autres bâtiments.

« Ce château a dû être une orgueilleuse et superbe habitation dans son temps, dit Philipson. — Elle était fière et puissante en effet, la race qui l’occupa, répondit le landamman ; l’histoire des Geierstein remonte au temps des vieux Helvétiens, et leurs exploits passent pour avoir égalé leur illustre origine. Mais toute grandeur terrestre a une fin, et des hommes libres foulent aux pieds les ruines de leur château féodal, quoique jadis, de si loin qu’ils en aperçussent ; les tourelles, les serfs fussent obligés d’ôter leurs bonnets, sous peine de subir le châtiment réservé aux rebelles. — Je remarque, dit le vieux marchand, un écusson gravé sur une pierre au bas de cette tourelle ; c’est, je pense, celui de la dernière famille : un vautour perché sur une pointe de roc, indiquant sans doute le sens du mot Geierstein. — Ce sont les anciennes armes de la famille ; et, comme vous dites, elles expliquent le nom du château qui était le même que celui des chevaliers qui le possédèrent si long-temps. — J’ai aussi remarqué dans votre salle un casque surmonté du même cimier, des mêmes armes. C’est, je suppose, un trophée du triomphe des paysans suisses sur les seigneurs de Geierstein, comme l’arc anglais est conservé par vous en mémoire de la bataille de Buttisholz. — Et vous, mon beau monsieur, vous paraissez, par suite des préjugés de votre éducation, considérer l’une de ces deux victoires avec autant de déplaisir que l’autre ?… Il est étrange que la vénération pour la noblesse soit si profondément enracinée dans l’esprit même de gens qui n’ont aucun droit d’y prétendre ! Mais quittez cet air refrogné, mon digne hôte, et veuillez croire que bien plus d’un château d’orgueilleux baron, lorsque la Suisse secoua le joug de l’esclavage féodal, fut pillé et détruit par la juste vengeance d’un peuple irrité. Tel ne fut pas le sort de Geierstein. Le sang des antiques possesseurs de ces tours coule encore dans les veines de celui dont ces domaines sont la propriété. — Quel sens dois-je attacher à ces paroles, seigneur landamman ? N’êtes-vous pas vous-même propriétaire de ces lieux ? — Et vous pensez probablement, parce que je vis comme les autres bergers, que je porte un habit d’étoffe grossière, et que je dirige la charrue de mes propres mains, que je ne puis descendre d’une famille noble et ancienne ? Notre pays natal possède un grand nombre d’illustres paysans, monsieur le marchand, et il n’existe pas de noblesse plus ancienne que celle dont on trouve les restes dans cette contrée. Mais ils ont renoncé volontairement à la partie oppressive de leur puissance féodale, et ne sont plus regardés comme des loups au milieu de brebis, mais comme des chiens fidèles qui accompagnent le troupeau en temps de paix, et sont toujours disposés à le défendre quand la guerre menace la communauté. — Mais, » répéta le marchand, qui ne pouvait pas encore se faire à l’idée que son hôte, avec ses manières rondes et son air paysan, fût un homme d’une illustre naissance, « vous ne portez pas, mon digne monsieur, le nom de vos pères… Ils étaient, dites-vous, comtes de Geierstein, et vous êtes… — Arnold Biederman, pour vous servir. Mais sachez… si la connaissance de ce fait peut vous consoler et satisfaire davantage votre sentiment de la dignité… qu’il me suffit de mettre ce vieux casque, ou même, sans me donner tant de peine, de placer une plume de faucon à mon bonnet, pour m’appeler Arnold, comte de Geierstein. Personne ne pourrait y trouver à redire… Mais conviendrait-il que monseigneur le comte conduisît en personne ses bœufs au pâturage ; son excellence éminentissime et très illustre pourrait-elle, sans dérogation, ensemencer un champ ou moissonner ? Ce sont des questions qu’il s’agirait de résoudre auparavant. Je vois que vous êtes confondu, mon respectable hôte, de me trouver à tel point dégénéré ; mais la situation de ma famille n’est pas longue à expliquer.

« Mes nobles aïeux gouvernaient ce même domaine de Geierstein, qui, de leur temps, était fort étendu, à la manière de tous les barons féodaux… c’est-à-dire qu’ils étaient parfois les protecteurs et les patrons, et plus souvent les oppresseurs de leurs sujets. Mais quand mon grand-père, Henri de Geierstein, devint possesseur de ce château, non seulement il se joignit aux confédérés pour repousser Enguerrand de Coucy et ses bandes déprédatrices, comme je vous l’ai déjà dit, mais encore, lorsque la guerre recommença avec l’Autriche, et que la plupart de ses pareils se rendirent à l’armée de l’empereur Léopold, mon aïeul adopta le parti opposé, combattit à la tête des confédérés, et contribua, autant par son habileté que par sa valeur, à la victoire décisive de Sempach, où Léopold perdit la vie, où la fleur de la chevalerie autrichienne périt à ses côtés. Mon père, le comte Williewald, suivit la même conduite, tant par inclination que par politique. Il conclut une alliance étroite avec l’état d’Unterwalden, devint membre de la confédération et se distingua tellement qu’il fut nommé landamman de la république. Il eut deux fils… moi-même et un frère plus jeune, appelé Albert. Sentant qu’il réunissait en lui une espèce de double caractère, il désira, peut-être sans trop de sagesse, s’il m’est permis ne critiquer les intentions d’un père mort, que l’un de ses deux fils lui succédât dans sa seigneurie de Geierstein, et que ; l’autre se maintint dans la condition moins brillante, mais à mon avis non moins honorable, de citoyen libre d’Unterwalden, jouissant sur ses égaux, dans le canton, de l’influence qui pourraient lui mériter les services de son père et les siens propres. Quand Albert fut âgé de douze ans, notre père nous ordonna de l’accompapagner dans une courte excursion en Allemagne, où le faste, la pompe et la magnificence dont nous fûmes témoins produisirent une impression bien différente sur l’esprit de mon frère et sur le mien. Ce qui parut à Albert le comble de la splendeur terrestre, me sembla une série insupportable d’ennuyeuses et inutiles cérémonies. Notre père nous communiqua ses intentions, et m’offrit, comme à l’aîné, les immenses domaines de Geierstein, réservant une portion des terres les plus fertiles, assez considérables pour rendre mon frère un des plus riches citoyens dans un district où l’aisance est estimée fortune. Les larmes coulèrent des yeux d’Albert… « Mon frère, dit-il, sera donc un noble comte honoré et suivi par des vassaux et des serviteurs, tandis que moi je resterai simple paysan au milieu des bergers à barbes grises d’Unterwalden ?… Non, mon père… je respecte votre volonté… mais je ne renoncerai pas à mes droits. Geierstein est un fief que notre famille tient de l’empire, et les lois me permettent de prétendre à une part égale des terres. Si mon frère est comte de Geierstein, je n’en suis pas moins, moi, le comte Albert de Geierstein ; et j’en appellerai à l’empereur, plutôt que de laisser la volonté arbitraire d’un de mes ancêtres, bien qu’il soit mon père, me frustrer du rang et des droits que je tire d’une centaine d’aïeux. » Mon père se mit dans une grande colère. « Va, jeune orgueilleux, s’écria-t-il, donne aux ennemis de ton pays un prétexte d’intervenir dans tes affaires… Va en appeler du bon plaisir de ton père à la volonté d’un prince étranger. Va, mais ne reparais plus devant moi, et redoute mon éternelle malédiction. » Albert allait répliquer avec véhémence, lorsque je le suppliai de se taire et de m’écouter. « J’ai, dis-je, toute ma vie aimé la montagne plus que la plaine, préféré les promenades à pied aux courses à cheval ; j’ai toujours été plus fier de lutter avec des bergers, dans leurs jeux champêtres, qu’avec des nobles dans les lices, et plus heureux dans une danse de village qu’aux fêtes des seigneurs allemands. Permettez donc que je sois citoyen de la république d’Unterwalden ; vous me délivrerez de mille soucis ; que mon frère porte la couronne de comte et prenne les armes de Geierstein. » Après quelques discussions ultérieures, mon père se résolut enfin à adopter ma proposition pour parvenir au but qu’il avait tant à cœur. Albert fut déclaré héritier de son château et de son rang, avec le titre de comte Albert de Geierstein, et moi je fus mis en possession de ces plaines et de ces fertiles prairies au milieu desquelles ma maison est située, et mes voisins m’appelèrent Arnold Biederman. — Et si Biedermann, dit le marchand, signifie, comme j’explique ce mot, un homme considéré, franc et généreux, je ne connais personne à qui l’épithète puisse être plus justement donnée. Permettez-moi néanmoins d’observer que je loue une conduite que, dans votre position, je n’aurais pu prendre sur moi de tenir. Continuez, je vous prie, l’histoire de votre maison, si ce récit ne vous est pas pénible. — Il me reste peu de chose à dire, répliqua le landamman. Mon père mourut peu après le partage de ses domaines, fait de la manière que je vous ai dite. Mon frère avait d’autres propriétés dans la Souabe et dans la Westphalie, et visitait rarement son château paternel, qui était presque exclusivement abandonné à un sénéchal, homme si odieux aux vassaux de la famille, que sans la protection qu’il trouvait dans ma résidence voisine, et ma parenté avec son seigneur, il eût été bientôt expulsé du nid du vautour, et traité avec aussi peu de cérémonie que s’il avait été le vautour lui-même. À dire la vérité, les rares visites de mon frère à Geierstein n’apportaient pas à ses vassaux plus de consolation qu’elles ne procuraient à lui-même de popularité. Il n’entendait qu’avec les oreilles et ne voyait que par les yeux de son régisseur cruel et intéressé, Ital Schreckenwald, et n’écoutait même pas mes avis et mes reproches. À la vérité, quoiqu’il se soit toujours conduit envers moi avec beaucoup de politesse, je crois qu’il me regardait comme un lourd et grossier paysan, et pensait que j’avais déshonoré mon illustre origine par la bassesse de mes goûts. Il montrait en toute occasion son dédain pour les préjugés de ses compatriotes, surtout en portant une plume de paon en public, et en voulant que les personnes de sa suite se parassent du même emblème, quoique ce fût celui de la maison d’Autriche, emblème si impopulaire dans ce pays que des hommes ont été mis à mort sans autre raison que de l’avoir porté à leur chapeau. Cependant j’épousai ma chère Bertha, aujourd’hui sainte du ciel, qui me donna six fils robustes, dont cinq, comme vous l’avez vu, entouraient tout à l’heure ma table. Albert se maria aussi. Sa femme était une dame de Westphalie, d’un rang illustre ; mais cette union fut moins féconde que la mienne : il n’eut qu’une fille, Anne de Geierstein. Alors éclata la guerre entre la cité de Zurich et nos cantons de Forêts ; cette guerre où fut versé tant de sang, où nos frères de Zurich furent assez mal conseillés pour embrasser l’alliance de l’Autriche. L’empereur ne négligea rien pour profiter le mieux possible de l’occasion favorable que lui offrait la désunion des Suisses, et il engagea tous ceux sur qui s’étendait son influence à seconder ses efforts. Il ne réussit que trop bien auprès de mon frère ; car non seulement Albert prit les armes pour la cause de l’empereur, mais encore admit dans la citadelle de Geierstein une bande de soldats autrichiens, avec qui l’infâme Ital Schreckenwald ravagea toute la contrée, sauf mon petit patrimoine. — Vous fûtes alors dans une situation embarrassante, mon digne hôte, puisqu’il fallut vous décider contre la cause de votre pays ou contre celle de votre frère… — Je n’hésitai pas. Mon frère se trouvait à l’armée de l’empereur, je ne fus donc pas réduit à agir contre lui personnellement ; mais je déclarai la guerre aux voleurs et aux brigands dont Schreckenwald avait rempli la maison de mon père. La fortune ne fut pas toujours favorable. Le sénéchal, durant mon absence, brûla ma maison, et assassina mon plus jeune fils, qui mourut, hélas ! en défendant le foyer de son père. Il est inutile d’ajouter que mes terres furent ravagées, mes troupeaux détruits. D’un autre côté, je réussis, avec le secours d’un corps de paysans d’Unterwalden, à prendre d’assaut le château de Geierstein. Il me fut offert en compensation de mes pertes par les confédérés, mais je désirais ne pas souiller la belle cause pour laquelle j’avais pris les armes, en m’enrichissant aux dépens de mon frère : et d’ailleurs, demeurer dans cette place forte, c’eût été une pénitence pour moi, dont la maison n’avait été depuis long-temps protégée que par un loquet et un chien de berger. Ce château fut donc démantelé, comme vous voyez, par ordre des anciens du canton ; et je crois même que, vu les usages auxquels il n’a que trop souvent servi, je contemple avec plus de plaisir les restes misérables de Geierstein, que je ne l’ai jamais contemplé lorsqu’il était superbe et en apparence imprenable. — Je puis comprendre vos nobles sentiments ; et néanmoins, je vous le répète, ma vertu ne se serait peut-être pas étendue si loin au delà du cercle des affections de famille… Que dit votre frère de vos prouesses patriotiques ? — Il fut, à ce que j’appris, terriblement irrité, sans doute parce qu’on lui persuada que j’avais pris son château dans des vues d’agrandissement personnel. Il jura même qu’il renonçait à toute parenté avec moi, qu’il me chercherait au milieu de la mêlée, et qu’il me tuerait de sa propre main. Nous assistâmes en effet tous deux à la bataille de Fregenbach ; mais mon frère ne put même tenter l’exécution de ses projets de vengeance, car il fut blessé par une flèche, et sa blessure nécessita qu’il fût transporté hors du combat. Je me trouvai ensuite à la sanglante et triste bataille de Mont-Herzel, et à cet autre carnage de la chapelle Saint-Jacob, qui forcèrent nos frères de Zurich à traiter, et réduisirent une nouvelle fois l’Autriche à la nécessité de conclure la paix avec nous. Après cette guerre de trente ans, la diète porta une sentence de bannissement à vie contre mon frère Albert, et l’aurait dépouillé de toutes ses possessions ; mais elle s’en abstint par considération de ce qu’on appela mes services. Lorsque la sentence fut signifiée au comte de Geierstein, il répliqua par un défi ; pourtant, une singulière circonstance nous montra, long-temps après, qu’il conservait un vif attachement à son pays, et, malgré sa haine contre moi son frère, il rendit justice à mon inaltérable affection pour lui. — Je parierais que ce qui va suivre se rapporte à cette jolie demoiselle, votre nièce. — Vous ne vous trompez pas. D’abord nous apprîmes, quoique vaguement, car nous n’avons, comme vous savez, que peu de communications avec les contrées étrangères, qu’il jouissait d’une haute faveur à la cour de l’empereur ; mais depuis nous avons su que, devenant suspect à son maître, il avait été, par suite d’une de ces révolutions si fréquentes dans les cours des princes, envoyé en exil. Ce fut peu de temps après avoir reçu ces nouvelles, et il y a, je crois, plus de sept ans de cette circonstance, que, revenant un jour de chasser sur l’autre rive du torrent, et après avoir traversé le pont étroit, comme de coutume, je m’avançais à travers les cours que nous venons de quitter, car alors nous y passions pour abréger notre chemin, quand j’entendis une voix me dire en allemand : « Mon oncle, ayez pitié de moi ! » Je regardai autour de moi, et j’aperçus une jeune fille de dix ans, sortie de derrière les ruines, se diriger vers moi, et se jeter à mes pieds. « Mon oncle, me dit-elle, épargnez ma vie, » et elle levait ses petites mains d’un air suppliant, tandis qu’une terreur mortelle était peinte sur sa figure. Suis-je donc votre oncle ? ma petite fille, répliquai-je, et si je le suis, pourquoi auriez-vous peur de moi… ? « Parce que vous êtes le chef des misérables et infâmes paysans qui se complaisent à verser le sang des nobles, » répondit-elle avec un courage qui me surprit. « Quel est votre nom ? ma belle enfant, lui demandai-je, et qui a pu, après vous avoir donné une opinion si défavorable de votre parent, vous amener en ces lieux, pour vous faire voir s’il ressemble au portrait qu’on vous en a tracé ? — C’est Ital Schreckenwald qui m’a amenée ici, » répliqua-t-elle, ne comprenant qu’à moitié le sens de ma question. Ital Schreckenwald ? répétai-je, choqué d’entendre le nom d’un misérable que j’ai tant de raisons de haïr. Une voix, partant du milieu des ruines, comme celle de l’écho soudain qui part du tombeau, répondit : « Ital Schreckenwald ! » Et l’infâme en personne, sortant du lieu où il était caché, se présenta devant moi avec cette singulière indifférence pour le péril qu’il unit à son atrocité de caractère. J’avais à la main mon bâton ferré de montagnard… Que devais-je faire… ou qu’auriez-vous fait en pareille circonstance ? — Je l’aurais étendu sur le carreau en lui brisant le crâne comme un morceau de glace ! » répondit l’Anglais avec fierté.

« Peu s’en fallut que je n’en fisse autant, reprit le Suisse ; mais il était désarmé ; il venait de la part de mon frère : je ne pouvais donc pas me venger sur lui. Son air imperturbable et son audacieuse conduite contribuèrent à le sauver. « Que le vassal du noble et illustre comte de Geierstein écoute les paroles de son maître, et fasse en sorte d’y obéir, dit l’insolent. Ôte ton bonnet et écoute ; car, quoique la voix soit mienne, ces paroles sont celles du noble comte. » Dieu et les hommes savent, répliquai-je, si je dois à mon frère respect et hommage. C’est déjà beaucoup si, par respect pour lui, je diffère de payer à son messager le salaire que je lui dois très certainement. Achève ta mission et débarrasse-moi de ta détestable présence. « Albert, comte de Geierstein, ton seigneur et le mien, continua Schreckenwald, ayant à s’occuper des guerres et d’autres affaires importantes, t’envoie sa fille, la comtesse Anne, la confie à tes soins, et te fait l’honneur de permettre que tu l’élèves et la soignes jusqu’à ce qu’il juge convenable de te la redemander ; enfin il désire que tu emploies en sa faveur les rentes et autres revenus des terres de Geierstein, que tu as usurpées sur lui. » Ital Schreckenwald, répondis-je, je ne prendrai pas la peine de te demander si l’insolence avec laquelle tu me parles vient d’instructions que t’aurait données mon frère, ou seulement de ton caractère ignoble. Si des circonstances ont, comme tu dis, privé ma nièce de son protecteur, je lui servirai de père, et jamais elle ne manquera de rien que je puisse lui donner. Les terres de Geierstein sont confisquées au profit de l’État, le château est en ruines comme tu le vois, et c’est principalement par suite de tes crimes que la maison de mes pères est ainsi délabrée. Mais Anne de Geierstein demeurera où je demeure ; elle sera traitée comme sont traités mes enfants, et je la considérerai comme ma fille. Maintenant que ta commission est remplie, pars… si tu tiens à la vie ; car il est périlleux pour toi de causer avec le père quand tes mains sont encore rougies du sang du fils. Le misérable se retira en m’entendant parler ainsi, mais ce fut encore avec son même air résolu d’impertinence qu’il prit congé de moi. « Adieu, dit-il, comte de la charrue et de la herse… Adieu, noble compagnon d’ignobles paysans ! » Il disparut et me délivra de la violente tentation que je combattais en moi, et qui me poussait à teindre de son sang le lieu qui avait été témoin de sa cruauté et de ses crimes. J’emmenai ma nièce dans ma maison, et je la convainquis bientôt que j’étais son sincère ami. Je l’habituai, comme si c’eût été ma fille, à tous nos exercices des montagnes, et outre qu’elle y surpasse toutes ses compagnes, je remarque en elle des preuves de bon sens, de courage, de délicatesse même qui n’appartiennent pas, je dois dire toute la vérité, aux simples filles de nos sauvages pays, mais dénotent une plus noble origine, une meilleure éducation. Néanmoins, ces qualités se mêlent si heureusement chez elle à la simplicité et à la courtoisie, qu’Anne Geierstein est, à juste titre, considérée comme l’orgueil du canton, et je doute peu que si elle fait choix d’un digne époux, l’État ne lui assigne un douaire considérable sur les propriétés de son père, puisque notre maxime est de ne pas punir l’enfant des fautes paternelles. — Le plus ardent de vos vœux doit être naturellement, mon cher hôte, d’assurer à votre nièce, dont pour ma part la reconnaissance m’ordonne de faire aussi l’éloge, un mariage convenable, tel que le demandent sa naissance et sa grande fortune, mais surtout son mérite. — C’est un sujet, seigneur marchand, qui a souvent occupé mon esprit. La trop proche parenté s’oppose à ce qui aurait été mon plus cher désir, à l’espérance de la voir mariée à un de mes fils. Ce jeune homme, Rudolphe Donnerhugel est brave et fort considéré parmi ses concitoyens ; mais plus ambitieux, plus jaloux de distinctions que je ne le désirerais dans le compagnon que ma nièce doit prendre pour la vie. Son caractère est violent, quoique son cœur, je l’espère, soit bon. Mais je vais sans doute être délivré malheureusement de tout souci à ce sujet, puisque mon frère, qui semblait avoir oublié Anne depuis sept ans et plus, demande, par une lettre récente que j’ai reçue de lui, que je lui rende sa fille… Vous savez lire, mon digne hôte, car votre profession l’exige. Tenez, voici le papier. Ce billet est froidement écrit, mais beaucoup moins malhonnête que n’était le message, indigne d’un frère, que m’avait apporté Ital Schreckenwald… Lisez tout haut, je vous prie.

Le marchand lut donc la lettre suivante :

« Mon frère, je vous remercie des soins que vous avez pris de ma fille, car elle s’est trouvée, grâce à vous, en sûreté lorsqu’elle n’aurait été qu’en péril, et traitée avec bienveillance lorsqu’elle aurait pu ne l’être ici que désagréablement. Je vous prie maintenant de me la restituer, et j’espère qu’elle me reviendra avec les vertus qui conviennent à une femme dans toute situation, et que je la trouverai surtout disposée à quitter les habitudes d’une villageoise suisse, pour les nobles manières d’une fille bien née… Adieu. Je vous remercie encore une fois de vos bons soins, et je m’en montrerais reconnaissant si c’était en mon pouvoir ; mais vous n’avez besoin de rien que je puisse vous donner, vous qui avez renoncé au rang que vous destinait votre naissance, et fait votre nid sur la terre, de sorte que la tempête passe inoffensive au dessus de vous… Je suis toujours votre frère. »

« Geierstein. »

« L’adresse porte : « Au comte Arnold de Geierstein, appelé Arnold Biederman. » Un postscriptum vous prie d’envoyer la jeune fille à la cour du duc de Bourgogne… Ce langage, mon cher monsieur, me paraît être celui d’un homme superbe, partagé entre le souvenir d’une offense ancienne et l’obligation d’un service récent. Les paroles de son envoyé étaient celles d’un méchant vassal, désirant donner cours à son propre ressentiment sous prétexte de remplir une commission de son seigneur. — C’est aussi ce qu’il m’a semblé. — Et votre intention est-elle d’abandonner cette belle et intéressante créature à l’autorité de son père, tout capricieux qu’il paraisse, sans savoir quelle est sa position actuelle, ni quel pouvoir il a de la protéger ? »

Le landamman se hâta de répliquer : « Le lien qui unit le père à l’enfant est le premier et le plus saint de tous ceux qui unissent la race humaine. La difficulté que je trouve à ce qu’elle fasse le voyage en sûreté m’a empêché jusqu’à ce jour de mettre les instructions de mon frère à exécution. Mais comme je vais probablement me rendre en personne et sous peu à la cour de Charles, j’ai décidé qu’Anne m’accompagnera ; et comme je veux causer avec mon frère, que je n’ai pas vu depuis plusieurs années, je connaîtrai quels sont ses projets à l’égard de sa fille, et peut-être obtiendrai-je d’Albert qu’il la laisse confiée à mes soins… Maintenant, monsieur, que je vous ai conté mes affaires de famille un peu plus longuement qu’il n’était nécessaire, je dois vous prier de faire attention, en homme sage, à ce que je vais vous dire. Vous savez la disposition que jeunes gens et jeunes filles ont naturellement à causer, à plaisanter, à jouer les uns avec les autres, et il résulte souvent des passions plus sérieuses qu’on appelle aimer par amour. J’espère que si nous voyageons ensemble, nous parviendrons à faire comprendre à votre jeune homme qu’Anne de Geierstein ne peut, sans qu’il blesse les convenances, devenir l’objet de ses pensées et de ses attentions. »

Le marchand rougit de colère, ou peu s’en fallut : « Je ne vous ai point demandé à faire route de compagnie, seigneur landamman… C’est vous-même qui avez offert de m’accompagner, dit-il. Si mon fils et moi, nous sommes depuis devenus les objets de vos soupçons, nous continuerons très volontiers notre route séparément. — Voyons, ne vous fâchez pas, mon digne hôte. Nous autres Suisses, nous ne concevons jamais de soupçons téméraires, et afin de n’en pas concevoir, nous parlons des circonstances qui pourraient les exciter, avec plus de franchise que vous ne le faites ordinairement dans vos pays civilisés. À vous dire la vérité, bien qu’elle puisse blesser l’oreille d’un père, lorsque je vous proposai de voyager de compagnie avec moi, je regardais votre fils comme un jeune homme doux, tranquille, qui était, jusqu’alors du moins, trop timide et trop froid pour s’attirer les respects et l’affection des jeunes filles. Mais quelques heures ont suffi pour nous le montrer sous un jour qui ne manque jamais de les intéresser. Il est parvenu à bander l’arc, entreprise crue long-temps inexécutable, et à laquelle une tradition populaire attache une sotte prophétie. Il a eu l’esprit de composer des vers, et il sait sans aucun doute se recommander par d’autres perfections qui séduisent aisément les jeunes personnes, mais qui ne sont que faiblement estimées par des hommes dont la barbe, comme la vôtre et la mienne, seigneur marchand, commence à grisonner. Maintenant vous devez sentir que, si mon frère s’est brouillé avec moi uniquement parce que je préférais la liberté d’un citoyen suisse à la condition ignoble et servile d’un courtisan d’Allemagne, il n’approuvera point qu’on ose jeter les yeux sur sa fille, lorsqu’on n’a point l’avantage d’un sang noble, ou, comme il dirait, lorsqu’on s’est déshonoré en se livrant au commerce, en cultivant la terre… bref, en s’adonnant à une profession utile. Si votre fils aimait Anne de Geierstein, il se préparerait des dangers et des désappointements. Eh bien ! à présent que vous savez tout… je vous le demande, voyagerons-nous ensemble ou séparément ? — Comme il vous plaira, mon digne hôte, » répondit Philipson d’un ton indifférent ; « quant à moi, je ne puis que vous dire qu’un attachement du genre de celui dont vous parlez serait aussi contraire à mes désirs qu’à ceux de votre frère, même qu’aux vôtres, si je suppose bien. Arthur Philipson a des devoirs à remplir, qui ne lui permettent pas de jouer le rôle d’amoureux près d’aucune fille de Suisse, voire même d’Allemagne, fût-elle de haut rang ou de basse extraction. Mon fils est obéissant surtout… il n’a jamais sérieusement enfreint mes ordres, et j’aurai l’œil sur ses mouvements. — Assez, mon ami. Nous voyagerons donc ensemble. Je persiste volontiers dans mon premier dessein, car je trouve à la fois plaisir et instruction dans vos discours. »

Changeant alors de conversation, il se mit à demander à sa nouvelle connaissance s’il pensait que la ligue formée par le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne dût être durable. « Nous entendons beaucoup parler, continua l’Helvétien, de l’immense armée avec laquelle le roi Édouard se propose de reconquérir ses possessions anglaises en France. — Je suis persuadé que rien ne peut être aussi populaire dans mon pays qu’une invasion en France, et la tentative de recouvrer la Normandie, le Maine et la Gascogne, anciens apanages de la couronne d’Angleterre. Mais je doute fort que le voluptueux usurpateur qui porte maintenant le titre de roi obtienne de la Providence le succès d’une pareille entreprise : Cet Édouard IV est brave sans doute ; il a même gagné toutes les batailles dans lesquelles il a tiré l’épée, et le nombre en est grand. Mais depuis qu’il est arrivé par un chemin sanglant au but de son ambition, il s’est montré plutôt débauché sensuel que chevalier vaillant ; et je suis intimement convaincu que rien, pas même la chance de reconquérir tous les beaux domaines qui furent perdus durant les guerres civiles excitées par son ambitieuse famille, ne le tentera de quitter les doux lits de Londres, aux draps de soie et aux oreillers de plumes, et la musique des luths languissants chargée de l’endormir, pour la musique discordante de France et l’éveil d’une trompette d’alarme. — C’est tant mieux pour nous qu’il en soit ainsi, car si l’Angleterre et la Bourgogne devaient démembrer la France, comme la chose arriva presque du temps de nos pères, Charles aurait alors le loisir d’épuiser sa vengeance long-temps comprimée contre notre confédération. »

En conversant de la sorte, ils regagnèrent la pelouse qui s’étendait devant la maison d’Arnold Biederman, où les luttes des jeunes gens avaient fait place à des danses qu’exécutait la jeunesse des deux sexes. La danse était conduite par Anne de Geierstein et le jeune étranger, arrangement qui, bien que le plus naturel, puisque c’était leur hôte, et que celle-là remplissait les fonctions d’une maîtresse de maison, occasionna un regard que le landamman échangea avec Philipson, comme si la chose avait eu quelque rapport avec les soupçons qu’il avait récemment exprimés.

Mais aussitôt qu’elle aperçut son oncle et le marchand étranger, Anne de Geierstein profita d’un premier instant de repos pour quitter la danse et venir causer avec son parent, comme des affaires domestiques confiées à ses soins. Philipson observa que son hôte écoutait sérieusement les communications de sa nièce, et, lui répondant par un signe de tête fait avec toute sa franchise habituelle, il parut lui annoncer que sa requête serait favorablement considérée.

La famille fut aussitôt après engagée à prendre le repas du soir, qui consistait principalement en excellent poisson fourni par les ruisseaux et les lacs voisins. Une large coupe contenant ce qu’on appelait schlaf-trinck, ou breuvage du sommeil, circula alors autour de la table. Elle fut d’abord entamée par le maître de la maison, puis passée à la jeune fille qui n’y goûta que modestement, ensuite remise aux deux étrangers, et enfin vidée par le reste de la compagnie. Tels étaient alors les sobres usages de la Suisse, tellement corrompus dans la suite par leurs rapports avec des nations plus adonnées au luxe. Les hôtes furent conduits dans les appartements où ils devaient passer la nuit, et où Philipson et le jeune Arthur occupèrent la même couche. Bientôt après tous les habitants de la maison furent plongés dans un profond sommeil.

CHAPITRE VI.

LE DUEL.

Quand nous venons à nous rencontrer tous deux, nous nous rencontrons comme deux torrents qui se heurtent, comme des vents qui se combattent, comme des flammes qui partent de points différents, rivalisent de furie les unes avec les autres… Non, les éléments qui combattent, fussent-ils guidés par des démons, n’ont rien qui ressemble à la colère des hommes.
Frenaud.

Le plus âgé des deux voyageurs, quoique robuste et familier avec la fatigue, dormit plus profondément et plus long-temps que de coutume, car il sommeillait encore lorsque le jour commençait à poindre, mais son fils Arthur avait l’esprit préoccupé d’une chose qui interrompit son repos de bien meilleure heure.

Le rendez-vous dont il était convenu avec l’impétueux Helvétien, brave descendant d’une illustre race de guerriers, était un engagement qui, dans l’opinion de l’époque où il vivait, ne pouvait être ni différé ni rompu. Il quitta le lit de son père, évitant autant que possible de le réveiller, quoique même en ce cas la circonstance n’aurait nullement excité sa surprise, puisqu’il avait l’habitude de se lever plus tôt que lui pour faire les préparatifs du voyage de la journée, voir si le guide était à son poste, et si la mule avait mangé sa provende, enfin s’acquitter d’une foule de soins semblables, qui autrement eussent importuné son père. Au reste le vieillard, fatigué de la longue marche du jour précédent, dormait, comme nous l’avons dit, d’un sommeil plus profond qu’à l’ordinaire, et Arthur, s’armant de sa bonne épée, sortit de la maison, et traversa la pelouse qui décorait le devant de la ferme du landamman, au milieu du brouillard magique d’une belle matinée d’automne dans les montagnes de la Suisse.

Le soleil allait précisément dorer le faîte du fils le plus gigantesque de cette race de Titans, quoique les longues ombres se déployassent encore sur l’herbe durcie qui, craquant sous les pieds du jeune homme, annonçait une forte gelée blanche. Mais Arthur ne s’arrêta point à regarder le paysage, si admirable qu’il fût, qui n’attendait plus qu’un rayon de l’astre du jour pour recevoir une brillante existence. Il serra le ceinturon qui soutenait sa fidèle épée et qu’il attachait en s’esquivant de la maison, et avant d’en avoir assuré l’agrafe, il était déjà loin sur la route qui conduisait au lieu où il devait s’en servir.

C’était encore la coutume de cette époque militaire, de regarder une provocation en duel comme un engagement sacré, qu’on devait remplir de préférence à tous les autres qu’on avait pu prendre ; et maîtrisant tout sentiment intérieur de répugnance que la nature pouvait opposer aux principes de la mode, un champion devait se rendre à l’endroit de la rencontre d’un pas aussi joyeux et aussi léger que s’il s’en allait à une noce. Je ne sais pus si cette ardeur était bien réelle de la part d’Arthur, mais s’il en était autrement, ni son air ni son pas ne trahissaient le secret.

Après avoir rapidement traversé les plaines et les bois qui séparaient la résidence du landamman des restes de l’ancien château de Geierstein, il entra dans la cour par le côté où le château regardait la ferme ; et presque au même instant son gigantesque antagoniste, qui paraissait encore plus grand et plus gros, vu au jour pâle du matin, qu’il ne l’avait paru le soir précédent, fut aperçu montant le long escalier après avoir traversé le pont précaire du torrent, et se rendant à Geierstein par une route différente de celle qu’avait suivie l’Anglais.

Le jeune champion de Berne portait sur son dos une de ces lourdes épées dont la lame avait cinq pieds de long, et qu’on ne maniait qu’à deux mains. Presque tous les Suisses s’en servaient alors ; car, outre l’impression de terreur que de pareilles épées devaient produire sur les bataillons des hommes d’armes allemands dont l’armure était impénétrable à des épées plus légères, elles étaient aussi extrêmement propres à défendre les défilés de montagnes, où la grande force de corps et l’agilité rare de ceux qui les portaient mettaient les combattants, en dépit du poids et de la longueur des lames, en état de s’en servir avec autant d’adresse que de succès. Une de ces épées gigantesques était donc suspendue au cou de Rudolphe Donnerhugel, la pointe lui traînant sur les talons, et la poignée dépassant son épaule, et même de beaucoup sa tête. Il en portait une autre à la main.

« Tu es exact, » cria-t-il à Arthur Philipson d’une voix qui se fit entendre distinctement malgré le bruit de la chute d’eau avec lequel cette voix semblait rivaliser de force ; « mais je pensais bien que tu viendrais au rendez-vous sans épée à deux mains. Voici donc celle de mon cousin Ernest, » dit-il en jetant à terre l’arme qu’il portait, la garde tournée vers le jeune Anglais ; tâche du moins, étranger, tâche de ne point la déshonorer, car mon cousin ne te le pardonnera jamais si tu la déshonores… La mienne est à ton service, si tu la préfères. »

L’Anglais examina avec une certaine surprise l’arme à l’usage de laquelle il n’était aucunement habitué.

« Le provocateur, dit-il, dans tous les pays où l’honneur est connu, accepte les armes du provoqué. — Celui qui se bat sur une montagne suisse s’y bat avec une épée suisse, répliqua Rudolphe. Penses-tu que nos mains soient faites pour ne manier que des canifs ? — Les nôtres ne le sont pas non plus pour manier des faux, dit Arthur ; » et il murmura entre ses dents, en considérant l’épée que le Suisse continuait à lui offrir : « Usum non habeo, je ne connais pas l’usage de cette arme. — Te repens-tu du marché que tu as fait ? S’il en est ainsi, fais tes excuses et retourne sans crainte ; mais parle clairement, au lieu de jaser en latin comme un clerc ou un moine tonsuré. — Non, homme orgueilleux, je ne te demande pas pardon ; je songeais seulement à un combat entre un berger et un géant, où Dieu donna la victoire à celui qui avait pour se défendre des armes plus mauvaises encore que ne le sont les miennes. Je combattrai tel que me voici ; ma bonne épée me servira bien aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait jusqu’à présent. — Sois content !… Mais ne me blâme point, moi qui t’ai offert l’égalité des armes. Maintenant, écoute. C’est un combat à mort que nous allons livrer… Cette chute d’eau sonne pour nous la charge… Oui, vieux braillard, » continua-t-il en se retournant, « il y a long-temps que tu n’as entendu le cliquetis des armes… et regarde-le avant que nous commencions, étranger ; car si tu succombes, je lancerai ton corps au milieu de ces eaux. — Et si tu succombes toi-même, Suisse superbe (car j’espère que ta présomption ne fait que rendre ta mort plus certaine), j’aurai soin que tu sois enterré dans l’église d’Einsiedlen, où les prêtres chanteront des messes pour le repos de ton âme… Ton épée à deux mains sera déposée sur ton tombeau, et une épitaphe dira au passant : « Ici repose un ourson de Berne, tué par Arthur, l’Anglais. » — Elle n’existe pas en Suisse, si pleine qu’elle soit de rochers, » répliqua Rudolphe avec dédain, « la pierre qui portera cette inscription… mais prépare-toi au combat. »

L’Anglais jeta un coup d’œil calme et décidé sur le lieu de l’action… c’était une cour, en partie vide, encombrée de ruines par monceaux plus ou moins considérables.

« Il me semble, » se dit-il à lui-même, « qu’un homme passé maître dans l’art de manier son arme, avec les instructions de Bottaferma de Florence présentes à son souvenir, avec un cœur léger, une bonne lame, une main ferme et une juste cause, peut bien ne pas envier à son antagoniste l’avantage de deux pieds d’acier. »

Faisant ces réflexions, gravant dans son esprit, aussi bien que le temps le lui permettait, toutes les circonstances de localité qui pouvaient être avantageuses dans le combat, et prenant ensuite position au milieu de la cour où le terrain était entièrement libre, il jeta son manteau et dégaina.

Rudolphe avait d’abord cru que son antagoniste étranger était un jeune homme efféminé, auquel il aurait ôté tout courage en faisant seulement tourner sa formidable épée ; mais l’attitude ferme et attentive que prit l’Anglais rappela au Suisse l’incommodité de son arme pesante, et il résolut prudemment d’éviter toute précipitation qui pourrait donner de l’avantage à un ennemi qui ne paraissait pas moins audacieux que vigilant. Il dégaina son énorme épée en la tirant par dessus son épaule gauche, opération qui demande un certain temps, et il aurait ainsi présenté un avantage formidable à son adversaire, si le sentiment de l’honneur avait permis à Arthur de commencer l’attaque avant que l’opération fût terminée. Cependant l’Anglais resta ferme jusqu’à ce que le Suisse, déployant sa brillante lame au soleil levant, eût fait quatre à cinq tours de moulinet, comme pour montrer son poids et l’agilité avec laquelle il la maniait… puis il se plaça fièrement à la portée de l’arme de son adversaire, tenant la sienne à deux mains, et l’avançant à quelque distance de son corps, la pointe tournée en l’air. L’Anglais, au contraire, prit son épée d’une main, et la plaça à hauteur de sa figure dans une position horizontale, de manière à être tout aussi prêt à frapper, à riposter et à parer.

« Frappe, Anglais ! » dit le Suisse après qu’ils se furent ainsi toisés l’un et l’autre une minute environ.

« L’épée la plus longue doit frapper la première, — répondit Arthur ; et ces paroles n’étaient pas plutôt sorties de sa bouche, que l’épée suisse s’éleva et redescendit avec une rapidité qui, vu la pesanteur et la dimension de l’arme, paraissait de mauvais augure. Aucune passe, si habilement qu’elle eût pu être faite, n’eût paré ni ralenti la chute fatale de cette arme terrible, par laquelle le champion de Berne avait espéré tout à la fois commencer et finir le combat. Mais le jeune Philipson n’avait estimé qu’à leur véritable valeur la justesse de son regard et l’agilité de ses membres. Avant que la lame ennemie fût descendue, un écart soudain le mit hors de la ligne qu’elle suivait en tombant ; et, avant que le Suisse pût relever son arme si lourde, il reçut une blessure, légère il est vrai, au bras gauche. Irrité de cet échec et de cette blessure, le Suisse leva de nouveau son épée ; et, profitant d’une force proportionnée à sa taille, il déchargea vers son antagoniste une suite de coups en face, de côté, en travers, de droite et de gauche, avec une force et une vélocité si surprenantes, qu’il fallut toute l’adresse du jeune Anglais à parer, à riposter, à esquiver, à reculer même, pour résister à une grêle de coups dont chacun en particulier semblait suffisant pour fendre le roc le plus dur. L’Anglais fut forcé de céder du terrain, tantôt marchant à reculons, tantôt se jetant d’un côté, puis de l’autre, tantôt profitant des monceaux de ruines, mais toujours épiant avec le plus grand calme le moment où la force de son ennemi furieux commencerait à s’épuiser, et où, par quelque coup imprudent et trop furieux, il se découvrirait et permettrait à son adversaire de l’attaquer de près. Ce dernier avantage s’était déjà presque présenté ; car, au milieu de sa charge impétueuse, le Suisse trébucha sur une grosse pierre cachée parmi les hautes herbes, et avant qu’il pût reprendre son équilibre, il reçut de son ennemi un coup rudement asséné sur la tête. Mais le coup glissa sur un bonnet dont la doublure renfermait un mince tissu d’acier, de sorte qu’il échappa sain et sauf, et que même, se remettant tout-à-fait, il recommença la bataille avec une furie infatigable ; mais sa respiration, à ce qu’il sembla au jeune Anglais, était devenue courte et difficile, quoiqu’il frappât avec plus de précaution.

Ils luttaient encore avec des chances égales lorsqu’une voix sévère, dominant le cliquetis des armes aussi bien que le mugissement de l’eau, cria d’un ton impétueux : « Si vous tenez à la vie, arrêtez ! »

Les deux combattants baissèrent la pointe de leurs épées, se réjouissant peut-être de l’interruption d’un combat qui, autrement, se serait terminé d’une manière fatale. Ils regardèrent autour d’eux, et aperçurent bientôt le landamman, qui portait empreint sur son front large et expressif le plus violent courroux.

« Comment donc, jeunes gens ! dit-il, n’êtes-vous pas hôtes d’Arnold Biederman ? Et pourtant vous déshonorez sa maison par des actes de violence plus convenables à des loups de montagne qu’à des êtres à qui le suprême Créateur a donné une forme d’après sa propre ressemblance, et une âme immortelle qu’on ne peut sauver que par le repentir et la pénitence ! — Arthur, » dit le vieux Philipson, qui arrivait en même temps que le landamman, « quelle est cette folie ? Vos devoirs sont-ils d’une nature si légère et si peu importante qu’ils vous laissent le temps de vous quereller et de vous battre avec le premier rustre qui se trouve être fainéant, présomptueux et bourru ? »

Les jeunes gens, dont le combat avait cessé à l’entrée de ces spectateurs inattendus, restèrent à se regarder l’un l’autre, appuyés sur leurs lames.

« Rudolphe Donnerhugel, dit le landamman, remets-moi ton épée… À moi propriétaire de ce terrain, chef de cette famille et magistrat du canton. — Et qui plus est, » répliqua Rudolphe avec soumission, « à vous qui êtes Arnold Biederman, aux ordres de qui tout homme né dans ces montagnes dégaine et remet dans le fourreau son épée. »

Il donna alors son épée à deux mains au landamman.

« Mais, sur ma parole, reprit Biederman, c’est la même avec laquelle ton père Stephen combattit si glorieusement à Sempach, à côté du fameux Wenkelried ! Il est honteux qu’elle ait été tirée contre un étranger tranquille… Et vous, jeune homme… » continua le Suisse en s’adressant à Arthur, à qui son père disait en même temps : « Mon fils, rendez votre épée au landamman, — Il n’est pas besoin, mon père, répondit le jeune Anglais, puisque, pour ma part, je regarde le combat comme fini. Ce brave garçon m’a engagé à venir ici pour essayer, j’imagine, notre courage : je puis rendre un complet témoignage de sa valeur et de son habileté à manier le sabre ; et comme j’espère qu’il ne dira rien à la honte de ma bravoure, je pense que notre combat a duré assez long-temps pour le motif qui l’a occasionné. — Trop long-temps pour moi, » répliqua Rudolphe avec franchise ; « la manche verte de mon pourpoint, que je porte de cette couleur par amour pour les cantons de Forêts, est maintenant teinte d’une couleur cramoisie aussi foncée qu’elle aurait pu l’être par un teinturier d’Ypres ou de Gand. Mais je pardonne du fond du cœur au brave étranger qui a de la sorte sali ma veste et donné à son maître une leçon qu’il n’oubliera point de sitôt. Si tous les Anglais avaient été comme votre hôte, mon vénérable parent, il me semble que le monticule de Buttisholz ne se serait pas facilement élevé si haut. — Cousin Rudolphe, » répliqua le landamman qui avait déridé son front tandis que le jeune Bernois parlait ainsi, je t’ai toujours regardé comme aussi généreux que tu es léger et querelleur ; et vous, mon digne hôte, vous pouvez être sûr que, quand un Suisse déclare une querelle finie, il n’y a pas moyen qu’elle recommence. Nous ne ressemblons pas aux hommes des vallées de l’Est, qui nourrissent la vengeance comme si c’était un enfant favori. Maintenant donnez-vous la main, mes enfants, et oublions cette sotte dispute. — Voici ma main, brave étranger, dit Donnerhugel ; tu m’as appris un coup d’escrime, et quand nous aurons pris le repas du matin, nous irons, si tu y consens, à la forêt, où je te montrerai eu retour une manière facile de prendre le gibier. Lorsque ton pied aura la demi-expérience de ta main, et que ton regard saura avoir une partie de la fermeté de ton cœur, tu ne trouveras guère de chasseurs qui te vaudront. »

Arthur, avec cette prompte confiance si naturelle à un jeune homme, embrassa aussitôt une proposition si franchement faite, et avant qu’ils regagnassent la maison, ils discutèrent ensemble sur diverses espèces d’amusements avec autant de cordialité que si leur bon accord mutuel n’avait pas été troublé.

« Maintenant les choses sont ce qu’elles doivent être, dit le landamman. Je suis toujours prêt à oublier la bouillante impétuosité de nos jeunes gens, pourvu qu’ils soient sincères et francs dans leur réconciliation, et qu’ils portent le cœur sur les lèvres, comme le doit un vrai Suisse. — Ces deux jeunes gens n’auraient néanmoins fait que de mauvaise besogne, dit Philipson, si vos soins, mon digne hôte, n’eussent découvert le rendez-vous, si vous ne m’eussiez pas appelé à votre secours pour rompre leurs projets. Puis-je vous demander comment la connaissance vous en est venue si à temps ? — Ce fut grâce aux avis de ma fée domestique, répondit Arnold Biederman, qui semble née pour le bonheur de ma famille… je veux dire ma nièce Anne, qui avait observé ces deux jeunes fanfarons échanger leurs gants et parler de Geierstein, de pointe du jour. Oh ! monsieur, c’est chose merveilleuse que la finesse d’esprit d’une femme ! Il se serait passé bien du temps avant qu’aucun de mes fils dépourvus de pénétration se fût montré si intelligent. — Il me semble apercevoir notre chère protectrice qui nous épie du haut de ce monticule, dit Philipson : mais on dirait qu’elle ne serait pas fâchée de nous observer sans être vue à son tour. — Oui, répliqua le landamman ; elle s’est mise en vedette pour voir s’il n’est rien arrivé de fâcheux ; et maintenant, j’en réponds, la pauvre enfant est toute honteuse d’avoir montré un si louable intérêt dans une affaire de ce genre. — J’éprouverai véritablement, dit l’Anglais, une vive satisfaction à offrir mes remercîments en votre présence à la jolie demoiselle envers qui je me trouve avoir tant d’obligation. — Il ne peut pas se présenter une meilleure occasion que celle-ci, répliqua le landamman ; » et il envoya à travers les taillis le nom de la jeune fille, en le prononçant sur un de ces tons aigus que nous avons déjà remarqués.

Anne de Geierstein, comme Philipson l’avait déjà observé, se tenait sur un tertre à quelque distance, et croyait être cachée par un rideau de broussailles. Elle tressaillit donc à l’appel de son oncle, mais obéit sur-le-champ ; et évitant les jeunes gens qui marchèrent en avant, elle rejoignit le landamman et Philipson par un circuit à travers les bois.

« Mon digne ami et hôte désire vous parler, Anne, » dit le landamman, aussitôt que les salutations du matin furent échangées. La jeune Suissesse rougit des joues au front lorsque Philipson, avec une grâce qui semblait au dessus de sa profession, lui adressa les paroles suivantes :

« Il nous arrive parfois à nous autres marchands, ma jeune et belle amie, d’être assez malheureux pour n’avoir pas les moyens de solder nos dettes à l’instant même ; mais nous regardons à juste titre comme le plus vil des hommes celui qui ne les reconnaît pas. Agréez donc les remercîments d’un père dont le fils a dû, et la chose ne date que d’hier, la vie à votre courage, dont le fils vient ce matin même d’échapper, grâce à votre prudence, au plus grand des périls. Ne m’affligez donc pas en refusant de porter ces boucles d’oreilles, » ajouta-t-il en tirant un petit écrin qu’il ouvrit tout en parlant : « ce sont, il est vrai, des perles seulement, mais elles n’ont pas été jugées indignes des oreilles d’une comtesse… — Et doivent par conséquent, interrompit le landamman, être mal placées sur la personne d’une vierge helvétienne d’Unterwalden ; car, telle et rien de plus n’est ma nièce Anne, tant qu’elle habite ma retraite. Il me semble, mon cher monsieur Philipson, que vous ne faites pas preuve de votre jugement ordinaire, car la valeur de vos dons n’est pas appropriée au rang de celle à qui vous les offrez… Comme marchand aussi, vous devriez vous souvenir que des présents si riches diminueront bien vos profits. — Soyez assez bon pour me pardonner, mon cher hôte, si je réponds que j’ai du moins consulté le sentiment de reconnaissance dont je suis pénétré, et que j’ai choisi, entre les objets qui sont à ma disposition, celui que j’ai cru le plus propre à exprimer ma gratitude. J’espère que l’hôte qui m’a témoigné jusqu’à présent tant de bonté n’empêchera point cette jeune fille d’accepter un cadeau, qui du moins doit convenir au rang que lui assigne sa naissance ; et tous me jugeriez injustement si vous me croyiez capable d’être assez simple, assez présomptueux pour offrir un présent dont la valeur dépassât mes moyens. »

Le landamman prit l’écrin dans sa propre main.

« J’ai toujours fait la guerre, dit-il, à ces brillants joyaux qui nous entraînent chaque jour plus loin de la simplicité de nos parents… Et pourtant, » ajouta-t-il avec un sourire de bonne humeur, et approchant une des boucles d’oreilles de la figure de sa parente, « ces ornements vont si bien à cette pauvre enfant ! puis on prétend que les jeunes filles ressentent à porter ces babioles plus de plaisir que ne peuvent se l’imaginer les hommes à barbe grise. En conséquence, ma chère Anne, comme tu as mérité une entière confiance dans des affaires plus importantes, je m’en remets absolument à ta propre sagesse, pour accepter le riche présent de notre bon ami, et le porter, ou ne le porter pas, suivant que tu le croiras convenable. — Puisque tel est votre plaisir, mon excellent ami, mon cher oncle, » répondit la jeune fille en rougissant tandis qu’elle parlait, « je ne ferai pas de peine à notre estimable hôte en refusant un don qu’il souhaite si vivement que j’accepte ; mais avec sa permission, et la vôtre aussi, mon digne oncle, je suspendrai ces splendides boucles d’oreilles à la statue de Notre-Dame d’Ensiedlen, pour lui exprimer notre reconnaissance à tous de sa bienveillante protection qui nous a soutenus au milieu des horreurs de l’ouragan d’hier et des inquiétudes du duel de ce matin. — Par Notre-Dame ! la coquine parle sensément, répliqua le landamman : elle use avec sagesse de vos bontés, mon cher hôte, en obtenant par elles la faveur céleste pour votre famille et la mienne, aussi bien que pour la paix générale d’Unterwalden… Va, ma bonne Anne, tu auras un collier de jais à la première fête de la tonte, si nos toisons trouvent acheteurs au marché. »

CHAPITRE VII.

DÉTAILS HISTORIQUES.

Que celui qui n’accepte pas la paix qu’on lui offre soit accablé de tous les maux que peut causer la guerre ! Va, ta haine pour la paix est bien connue, si ton âme repousse maintenant les avances de l’amitié.
Le Tasse.

La confiance qui existait entre le landamman et le marchand anglais parut augmenter encore pendant un espace de quelques jours qui s’écoulèrent avant le jour marqué pour le commencement de leur voyage à la cour de Charles de Bourgogne. Nous avons déjà exposé l’état de l’Europe et de la Confédération helvétique ; mais, pour la plus grande clarté de notre histoire, nous voulons la récapituler ici brièvement.

Dans l’intervalle d’une semaine que les voyageurs anglais passèrent à Geierstein, des assemblées ou diètes furent tenues par les cantons des villes fédérées, aussi bien que par ceux de Forêts. Les premiers, irrités des taxes qu’imposait à leur commerce le duc de Bourgogne, et que rendait plus intolérables encore la violence des agents qu’il employait pour cette oppression, demandèrent à grands cris la guerre qui leur avait toujours procuré jusqu’alors des victoires et des richesses. Plusieurs d’entre eux étaient aussi excités en secret à prendre les armes par les largesses de Louis XI, qui n’épargnait ni les intrigues ni l’or pour amener une rupture entre ces intrépides confédérés et son implacable ennemi, Charles-le-Téméraire.

D’un autre côté, il y avait plusieurs raisons qui semblaient rendre impolitique pour les Suisses de s’engager dans une guerre contre l’un des plus riches, des plus obstinés, et des plus puissants princes de l’Europe… car tel était sans contredit Charles de Bourgogne… sauf le cas où il aurait existé de graves motifs touchant à leur honneur et à leur indépendance. Chaque jour, des nouvelles de l’intérieur confirmaient qu’Édouard IV, d’Angleterre, avait conclu une alliance étroite et intime, offensive et défensive, avec le duc de Bourgogne, et que le roi des Anglais, renommé par ses nombreuses victoires sur la maison rivale de Lancastre, victoires qui, après différents revers, lui avaient enfin assuré la possession certaine du trône, avait formé le projet de faire valoir encore une fois ses droits sur les provinces de France, si long-temps possédées par ses ancêtres. Il semblait que cette conquête seule manquât à sa renommée, et qu’après avoir dompté ses ennemis intérieurs, il devait naturellement songer à reconquérir ces riches et précieuses provinces étrangères qui avaient été perdues durant le règne du faible Henri VI, et les discordes civiles si horriblement continuées par les guerres de la Rose blanche et de la Rose rouge. Il était universellement connu que, dans toute l’Angleterre en général, la perte des provinces françaises était regardée comme une dégradation nationale, non seulement par la noblesse qui par suite avait été privée des fiefs considérables qu’elle avait obtenus dans la Normandie, la Gascogne, le Maine et l’Anjou, mais encore par tous les hommes de guerre accoutumés à acquérir renommée et richesses aux dépens de la France. De plus ces archers redoutables, dont les flèches avaient décidé tant de batailles terribles, ne demandaient qu’à recommencer, comme leurs ancêtres, les combats de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt, et à suivre leur souverain sur les champs de victoire que leurs hauts faits avaient immortalisés.

La nouvelle la plus récente et la plus authentique portait que le roi d’Angleterre était sur le point de passer en France en personne, invasion que rendait aisée sa possession de Calais, avec une armée supérieure en nombre et en discipline à toutes celles qui avaient été jamais conduites par un monarque anglais dans ce royaume ; que tous les préparatifs de guerre étaient achevés, et que l’arrivée d’Édouard devait être attendue d’un jour à l’autre, tandis que la puissante coopération du duc de Bourgogne, et l’assistance d’une foule de nobles français amis de l’Angleterre dans les provinces qui avaient si long-temps été soumises à la domination anglaise, annonçaient que l’issue de la lutte serait fatale à Louis XI, si rusé, si sage et si prudent que fût ce prince.

Sans aucun doute la meilleure politique de Charles de Bourgogne, lorsqu’il s’engageait ainsi dans une alliance contre son très formidable voisin, contre son ennemi héréditaire aussi bien que personnel, aurait été d’éviter toute cause de querelle avec la Confédération helvétique, nation pauvre mais très guerrière, qui avait déjà montré par d’innombrables succès que sa brave infanterie pouvait, en cas de besoin, lutter avec égalité, ou même avec avantage, contre la fleur de cette chevalerie qui avait été jusqu’alors considérée comme formant la force des armées européennes. Mais les mesures de Charles, que la fortune avait opposé au monarque le plus astucieux et le plus politique de son temps, étaient toujours dictées par la passion et la colère, plutôt que par une considération judicieuse des circonstances où il se trouvait. Hautain, fier, immuable dans ses résolutions, quoique ne manquant ni d’honneur ni de générosité, il méprisait et haïssait les misérables associations de cultivateurs et de bergers unis à quelques villes qui ne subsistaient que par le commerce ; au lieu de courtiser les cantons helvétiques, comme son ennemi rusé, ou du moins de ne leur fournir aucun prétexte ostensible de querelle, il ne manquait nulle occasion de montrer le dédain et le mépris qu’il avait conçus de leur ridicule importance, et d’avouer le secret plaisir qu’il se promettait à tirer vengeance sur eux des flots de sang noble qu’ils avaient versés, et à leur faire expier les innombrables succès qu’ils avaient obtenus sur les seigneurs féodaux dont il s’imaginait être le vengeur prédestiné.

Les possessions du duc de Bourgogne sur le territoire alsacien lui procuraient de nombreuses occasions d’exercer sa rancune contre la ligue suisse. Le petit château et la ville de Ferette, situés à dix ou onze milles de Bâle, servaient comme de lieu de passage au commerce de Berne et de Soleure, les deux principales villes de la confédération. Le duc y plaça un gouverneur ou sénéchal, qui était aussi administrateur des revenus, et qui semblait né tout exprès pour être le fléau et la peste des républicains ses voisins.

Archibald Von Hagenbach était un noble allemand qui avait ses propriétés en Souabe, et qui passait généralement pour le plus barbare et le plus tyrannique des seigneurs de cette frontière, connus sous le nom de chevaliers-voleurs et de comtes-brigands. Ces illustres personnages, parce qu’ils tenaient le fief du Saint-Empire Romain, prétendaient à une souveraineté aussi complète sur leur territoire d’un mille carré, qu’aucun prince régnant d’Allemagne dans ses domaines les plus étendus. Ils levaient des taxes et des impôts sur les étrangers ; ils emprisonnaient, jugeaient et exécutaient ceux qui, à les en croire, s’étaient rendus coupables de crimes sur leurs petites propriétés ; mais surtout, et comme le plus bel usage de leurs privilèges seigneuriaux, ils se faisaient la guerre les uns aux autres, ainsi qu’aux villes libres de l’empire, attaquant et pillant sans merci les caravanes, ou longues files de chariots qui effectuaient alors dans l’intérieur de l’Allemagne les transports de commerce.

Une suite d’injustices commises et souffertes par Archibald d’Hagenbach, qui avait été un des plus barbares partisans de ce privilège qu’on nommait faustrecht[7], ou loi du poing, comme on pourrait dire, avait fini par l’obliger, quoiqu’il fût avancé en âge, à quitter un pays où ses moyens d’existence étaient devenus extrêmement précaires et à s’engager au service du duc de Bourgogne, qui l’employa très volontiers, attendu que c’était un homme d’une naissance illustre et d’une bravoure éprouvée, et peut-être aussi parce qu’il était sûr de trouver dans un seigneur d’un caractère barbare, rapace et hautain comme Hagenbach, un exécuteur sans scrupule de toutes les rigueurs que le bon plaisir de son maître serait tenté de lui enjoindre.

Les négociants de Berne et de Soleure se plaignirent donc à haute voix et vivement des exactions d’Hagenbach. Les impôts établis sur les marchandises qui traversaient le district de La Ferette, quel que fût le lieu de leur destination, avaient été arbitrairement augmentés, et les marchands, les trafiquants, qui hésitaient à payer tout de suite ce qu’on exigeait d’eux, s’exposaient à un emprisonnement et à des punitions personnelles. Les villes commerçantes d’Allemagne en appelèrent au duc de la conduite inique tenue par le gouverneur de La Ferette, et requirent de la bonté de Son Altesse qu’elle voulût bien rappeler Hagenbach ; mais le duc accueillit leurs plaintes avec dédain. La ligue suisse poussa ses remontrances plus loin, et demanda que justice fût faite du gouverneur de La Ferette pour avoir enfreint la loi des nations ; mais elle ne réussit pas mieux à se faire écouter ni à obtenir réparation.

Enfin la diète de la confédération résolut d’envoyer la députation solennelle dont nous avons déjà tant parlé. Un ou deux parmi ces ambassadeurs partageaient avec le calme et prudent Arnold Biederman l’espoir qu’une démarche si importante ouvrirait les yeux du duc sur les infâmes procédés de son gouverneur ; d’autres députés avaient des vues moins pacifiques et étaient décidés à rendre la guerre inévitable par suite de leurs vives représentations.

Arnold Biederman était zélé partisan de la paix, tant que sa conservation était compatible avec l’indépendance nationale et l’honneur de la confédération ; mais le jeune Philipson découvrit bientôt que le landamman, seul de toute sa famille, nourrissait ces vues modérées. L’opinion de ses fils avait été séduite et entraînée par l’éloquence impétueuse et l’empire sans borne de Rudolphe Donnerhugel qui, par quelques exploits d’une bravoure merveilleuse et la considération due aux services de ses ancêtres, avait acquis une certaine influence dans les conseils de son canton natal, et sur la jeunesse de la ligue en général, influence plus considérable que celle qu’accordaient ordinairement ces sages républicains aux hommes d’un âge si tendre. Arthur, qui était alors un compagnon souhaité et bienvenu de toutes leurs parties de chasse et de leurs autres amusements, n’entendait les jeunes gens parler que de projets de guerre, rendus délicieux par l’espérance du butin et de la distinction que devaient obtenir les Suisses. Les exploits de leurs ancêtres contre les Allemands avaient été assez merveilleux pour réaliser les victoires fabuleuses des héros de roman ; et comme la race actuelle se recommandait aussi par des membres robustes et par un courage inflexible, ils se promettaient déjà des succès non moins brillants. Quand leur conversation venait à tomber sur le gouverneur de La Ferette, on le nommait d’ordinaire le maudit chien de Bourgogne, ou le dogue alsacien ; et l’on ne se cachait nullement pour dire que, si sa conduite n’était pas réprimée à l’instant même par son maître, s’il n’était pas rappelé des frontières de la Suisse, Archibald d’Hagenbach ne trouverait pas dans sa forteresse une protection suffisante contre la vive indignation des habitants de Soleure et particulièrement de Berne, qui gémissaient de ses injustices.

Cette disposition générale des jeunes Suisses à la guerre fut rapportée au vieux Philipson, par son fils, et en même temps le fit hésiter s’il ne devait pas plutôt s’exposer encore aux inconvénients et aux dangers d’un voyage, accompagné seulement d’Arthur, que de courir le risque des querelles où pourrait l’envelopper la conduite téméraire de ces jeunes et fiers montagnards, après qu’ils auraient quitté leurs propres frontières. Un tel événement aurait eu, à un degré tout particulier, l’effet de détruire absolument le but de son voyage ; mais, respecté comme Arnold Biederman l’était par sa famille et ses compatriotes, le marchand anglais en conclut qu’au total son influence pourrait contenir ses compagnons jusqu’à ce que la grande question de la paix ou de la guerre fût décidée, et spécialement qu’ils eussent accompli leur mission en obtenant une audience du duc de Bourgogne ; ensuite il ne ferait plus compagnie avec eux, et l’on ne pourrait, sous aucun prétexte, le rendre responsable de leurs démarches ultérieures.

Après un délai d’environ dix jours, la députation chargée de porter plainte au duc sur les oppressions et les exactions d’Archibald d’Hagenbach se réunit enfin à Geierstein, d’où les membres devaient partir et faire route ensemble. Ils étaient au nombre de trois, outre le jeune Bernois et le landamman d’Unterwalden. L’un était, comme Arnold, un propriétaire des cantons de Forêts, portant un costume à peine plus élégant que celui d’un berger ordinaire, mais remarquable par la beauté et la forme de sa longue barbe argentée. Il se nommait Nicolas Bonstetten. Melchior Sturmhal, porte-bannière de Berne, homme de moyen âge et soldat d’un courage distingué, avec Adam Zimmerman, bourgeois de Soleure, qui était de beaucoup plus vieux, complétait le nombre des envoyés.

Chacun d’eux s’était revêtu de ses plus beaux habits ; mais, malgré que l’œil sévère d’Arnold Biederman censurât une boucle ou deux de ceinturon en argent, aussi bien qu’une chaîne de même métal, qui décorait la ronde personne du bourgeois de Soleure, il semblait qu’un peuple victorieux et puissant (car tels devaient être alors estimés les Suisses) n’avait été jamais représenté par une ambassade d’une simplicité si patriarcale. Les ambassadeurs voyageaient à pied, avec leurs bâtons ferrés à la main, comme des pèlerins se rendant à quelque lieu de dévotion. Deux mules, qui portaient leur léger bagage, étaient conduites par de jeunes garçons, fils ou cousins des membres de la députation, qui avaient obtenu de cette manière la permission de voir le monde d’au delà de ces montagnes, autant qu’un pareil voyage semblait devoir leur permettre de satisfaire leur curiosité.

Mais, quoique leur suite fût peu nombreuse, par rapport à leur caractère public ou au service et aux besoins de leurs personnes, néanmoins les circonstances dangereuses de l’époque et l’état peu rassurant du pays au delà de leur propre territoire, ne permettaient pas à des hommes chargés d’affaires si importantes de voyager sans escorte. Le danger même provenant des loups, qui étaient connus, pressés par l’approche de l’hiver, pour descendre de leurs montagnes solitaires dans les villages non fermés, comme ceux où pouvaient s’arrêter les voyageurs, rendait nécessaire la présence d’une garde ; et les bandes des déserteurs de différents pays, qui formaient des troupes de bandits sur les frontières de l’Alsace et de l’Allemagne, venaient encore recommander une pareille précaution.

En conséquence, une vingtaine de jeunes gens choisis dans les divers cantons de la Suisse, parmi lesquels se trouvaient Rudiger, Ernest et Sigismond, les trois fils aînés d’Arnold, accompagnaient la députation : du reste, ils n’observaient aucun ordre militaire et ne marchaient ni à côté ni près du cortège patriarcal. Au contraire, ils formaient des troupes de cinq ou six chasseurs, qui exploraient les rochers, les bois et les défilés des montagnes, à travers lesquels passaient les envoyés. Leur pas plus lent permettait à ces jeunes garçons actifs, qui étaient accompagnés de leurs énormes chiens à longs poils, de détruire à loisir les loups et les ours, et parfois de surprendre un chamois sur les crêtes des rochers ; tandis que les chasseurs, tout en poursuivant même leur exercice amusant, ne manquaient pas d’examiner les endroits qui pouvaient favoriser des embuscades : et ainsi ils assuraient les personnes qu’ils escortaient d’une protection plus efficace que s’ils les eussent suivies de près. Une note particulière, qu’on devait tirer du long cornet suisse, fait de la corne d’un taureau des montagnes, était le signal convenu pour se réunir en corps en cas de danger. Rudolphe Donnerhugel, quoique beaucoup plus jeune que ses collègues, dans cette importante mission, prit le commandement de ces gardes-du-corps montagnards, qu’il accompagnait d’ordinaire dans leurs excursions. Sous le rapport des armes, ils étaient bien pourvus, portant des sabres à deux mains, de longues pertuisanes et des pieux, aussi bien que des arbalètes, des arcs longs, des coutelas courts et des couteaux de chasse. Les armes plus lourdes, comme pouvant gêner leur activité, étaient portées avec le bagage, mais disposées de manière à être saisies aisément à la moindre alarme.

Arthur Philipson, comme étant son ancien adversaire, préféra la compagnie et les exercices des plus jeunes à la conversation grave et à la marche lente des pères de la république des montagnes. Il y avait pourtant une tentation à rester en arrière avec le bagage, qui aurait pu, si d’autres circonstances l’avaient permis, réconcilier le jeune Anglais avec l’idée de renoncer aux amusements que les jeunes Suisses recherchaient avec tant d’avidité, et d’endurer le pas lent et l’entretien grave des vieillards de la troupe. En un mot, Anne Geierstein, accompagnée d’une jeune Suissesse, sa suivante, voyageait à l’arrière-garde de la députation.

Les deux femmes étaient montées sur des ânes qui avaient grande peine à suivre les mules portant le bagage ; et l’on peut bien soupçonner qu’Arthur Philipson, en retour des importants services qu’il avait reçus de cette jolie et intéressante demoiselle, n’aurait pas regardé comme un devoir bien pénible celui de venir de temps à autre, durant le cours du voyage, lui offrir ses secours et charmer par sa conversation l’ennui de la route. Mais il n’osait pas se permettre de témoigner des attentions que les usages du pays semblaient défendre, puisqu’elles n’étaient tentées par aucun des cousins de la jeune personne, ni même par Rudolphe Donnerhugel, qui certainement n’avait paru jusqu’alors négliger aucune occasion de se rendre agréable à la charmante cousine. D’ailleurs Arthur avait assez de bon sens pour être convaincu que, s’il cédait au penchant qui le portait à cultiver la connaissance de cette aimable jeune fille, il encourrait à coup sûr le sérieux déplaisir de son père, et probablement aussi de son oncle, dont ils avaient mis l’hospitalité à contribution, et dont la sauvegarde leur permettait encore de voyager sans crainte ni péril.

Le jeune Anglais se livrait donc aussi aux amusements qui intéressaient les autres jeunes gens de la troupe ; mais, aussi souvent que leurs haltes le permettaient, il en profitait pour témoigner à la jeune fille des marques de politesse qui ne pouvaient donner lieu ni aux remarques ni aux censures. Et sa réputation de chasseur se trouvant alors bien établie, il se permettait parfois, même quand le gibier était traqué, de rester en arrière dans le voisinage du sentier, au dessus duquel il pouvait au moins voir flotter le voile gris d’Anne de Geierstein, et distinguer les contours des formes qu’il couvrait. Cette indolence apparente, attribuée à une simple insouciance à poursuivre le gibier le moins noble ou le moins dangereux, n’était pas défavorablement interprétée par ses compagnons ; car lorsqu’on venait à lancer un ours, un loup, ou quelque autre animal de proie, l’épieu, le coutelas, la flèche de personne, pas même de Rudolphe Donnerhugel, n’étaient aussi prompts à frapper que les armes du jeune Anglais.

Cependant le vieux Philipson avait des sujets de considération autres et plus sérieux. C’était un homme qui, ainsi que le lecteur peut déjà l’avoir remarqué, connaissait beaucoup le monde, où il avait joué des rôles différents de celui sous lequel il se montrait alors. D’anciens souvenirs se réveillaient en lui et se pressaient dans sa mémoire, à la vue d’amusements familiers à sa jeunesse : les cris des chiens, répétés par les échos des montagnes sauvages et des noires forêts qu’ils traversaient ; l’aspect des jeunes et braves chasseurs, apparaissant selon la route que prenait le gibier qu’ils avaient lancé, sur des pics aériens, ou descendant au fond des précipices qui paraissaient inaccessibles aux pieds humains ; les clameurs et les sons du cornet retentissant de montagne en montagne, avaient tenté plus d’une fois le vieillard de participer aussi à ces amusements périlleux mais animés, qui, après la guerre, étaient alors dans presque toute l’Europe la plus sérieuse occupation de la vie. Mais ce sentiment fut passager ; et il se remit à étudier avec plus d’intérêt les manières et les opinions des personnes avec lesquelles il voyageait.

Tous semblaient avoir leur part de cette simplicité droite et franche qui caractérisait Arnold Biederman, quoiqu’elle ne fût dans personne relevée par la même noblesse de sentiments, ou par une sagacité aussi profonde. En parlant de l’état politique de leur pays, ils n’affectaient aucun mystère ; et quoique, à l’exception de Rudolphe, leurs jeunes gens ne fussent pas admis dans leurs conseils, cette mesure d’exclusion semblait prise seulement pour le maintien de la subordination nécessaire à la jeunesse, et non dans l’intention de garder le secret. En présence du vieux Philipson, ils discutaient librement les prétentions du duc de Bourgogne, les moyens que possédait leur pays de conserver son indépendance, et la ferme résolution de la ligue Helvétique de défier les forces les plus redoutables que le monde pourrait déployer contre elle, plutôt que de se soumettre à la moindre insulte. Sous d’autres rapports, leurs vues paraissaient encore sages et modérées, quoique le banneret de Berne, ainsi que l’important bourgeois de Soleure, parussent considérer les conséquences de la guerre plus légèrement que ne le faisaient le prudent landamman d’Unterwalden, et son vénérable compagnon, Nicolas Bonstetten, qui souscrivait à toutes ses opinions.

Il arrivait souvent que la conversation, quittant ces sujets, venait à tomber sur d’autres qui étaient moins intéressants pour leur camarade de voyage. Les signes du temps, la fertilité comparative des dernières années, les modes les plus avantageux de disposer leurs vergers ou de serrer leurs moissons, toutes choses fort attrayantes pour les montagnards eux-mêmes, n’amusaient pas Philipson plus qu’il ne fallait ; et quoique l’excellent meinherr Zimmerman de Soleure fût disposé à lier avec lui conversation sur le commerce et les marchandises, néanmoins l’Anglais, qui ne vendait que des articles d’un petit volume et d’une valeur considérable, qui traversait mers et terres pour faire son négoce, ne pouvait guère trouver de sujets communs à discuter avec le marchand suisse, dont le commerce ne s’étendait que dans les districts voisins de la Bourgogne et de l’Allemagne, dont les marchandises consistaient en grossières étoffes de laine, en futaines, cuirs, pelleteries, et autres articles ordinaires.

Mais, de temps à autre, pendant que les Suisses discutaient quelque chétif intérêt de commerce, décrivaient quelque procédé tendant à améliorer leur pauvre culture, ou parlaient de la rouille des grains et de la mortalité des bestiaux, avec toute cette naïve minutie de petits fermiers et de négociants pauvres, qui se rencontrent à une foire de campagne, un lieu bien connu, qui rappelait le nom et l’histoire d’une bataille à laquelle avaient assisté plusieurs d’entre eux (car il n’y avait personne dans la troupe qui n’eût fréquemment pris les armes) et les détails militaires qui, dans d’autres contrées, faisaient les seuls sujets d’entretiens des chevaliers et des écuyers qui y avaient joué un rôle, ou pour les savants clercs qui cherchaient à les consigner par écrit : ces détails étaient, dans ce pays singulier, des sujets de discussions ordinaires et familiers à des hommes que leurs paisibles occupations semblaient placer à une distance incommensurable du métier de soldat. Cette circonstance rappela à l’Anglais les anciens habitants de Rome, où l’on échangeait si aisément la charrue pour l’épée, et la culture d’une petite ferme pour la direction des affaires publiques. Il communiqua ce rapprochement au landamman qui fut naturellement charmé du compliment adressée son pays, mais qui répliqua sur-le-champ : « Puisse le ciel continuer parmi nous ces vertus domestiques des Romains, et nous préserver de leur amour des conquêtes et de leur fureur pour le luxe étranger ! »

La marche lente des voyageurs, encore retardée par différents motifs qu’il n’est pas nécessaire d’exposer ici, obligea la députation à passer deux nuits sur la route avant d’arriver à Bâle. Les petites villes ou villages, dans lesquels ils s’arrêtèrent, les reçurent avec toutes les marques d’hospitalité respectueuse que leurs faibles moyens leur permettaient, et l’arrivée des ambassadeurs était toujours le signal d’une petite fête dont les chefs de la commune les honoraient.

En ces occasions, tandis que les anciens du village traitaient les députés de la confédération, les jeunes gens de l’escorte étaient aussi reçus par ceux de leur âge qui, pour la plupart, sachant d’ordinaire qu’ils approchaient, ne manquaient presque jamais de se joindre à eux pour la partie de chasse du jour, et de faire connaître aux étrangers les endroits où le gibier était le plus abondant.

Les festins ne se prolongeaient pas fort avant dans la nuit, et les friandises les plus succulentes qui les composaient étaient différents plats de mouton, de chevreau et de gibier, produit des montagnes. Il sembla pourtant à Arthur Philipson et à son père que les avantages d’une bonne chère étaient plus prisés par le banneret de Berne et le bourgeois de Soleure, que par leur hôte le landamman et le député de Schwitz. Il ne se commettait aucun genre d’excès, comme nous l’avons déjà dit ; mais les députés sus mentionnés connaissaient évidemment l’art de se choisir les meilleurs morceaux, et étaient connaisseurs en bon vin, surtout pour ceux des crus étrangers dont ils les arrosaient avec plaisir. Arnold était encore trop sage pour censurer une chose qu’il n’avait pas moyen de corriger ; il se contentait d’observer lui-même une diète rigoureuse, ne vivant presque que de légumes et d’eau claire, en quoi il était scrupuleusement imité par la vieille barbe grise Nicolas Bonstetten, qui semblait se proposer pour but unique de suivre l’exemple du landamman en toute chose.

Ce fut, comme nous l’avons déjà dit, le troisième jour seulement, après le commencement du voyage, que la députation suisse arriva dans le voisinage de Bâle, ville qui était alors une des plus considérables de l’extrémité sud-ouest de l’Allemagne, et où les voyageurs se proposaient de passer la nuit, ne doutant en aucune façon d’une réception amicale. Cette cité ne faisait pas alors, il est vrai, et même ne fit que plus de trente ans après, partie de la confédération suisse, à laquelle elle ne se joignit qu’en 1501 ; mais c’était une ville libre et impériale, unie à Berne, Soleure, Lucerne, et d’autres cités helvétiques, par des intérêts communs et de constantes relations. L’objet de la députation était de négocier, s’il était possible, une paix qui ne pourrait pas être plus avantageuse à la Suisse qu’à la cité de Bâle elle-même, vu les interruptions de commerce qui devaient être occasionnées par une rupture entre le duc de Bourgogne et les cantons, et l’immense profit que retirerait cette ville en gardant la neutralité, située comme elle l’était entre ces deux puissances ennemies.

Ils s’attendaient donc, de la part des autorités de Bâle, à un accueil non moins cordial que celui qu’ils avaient reçu partout sur le territoire de leur propre confédération, puisque les intérêts de cette ville étaient si intimement liés aux objets de leur mission. Le chapitre suivant montrera comment cette attente se réalisa.

CHAPITRE VIII.

LES BÂLOIS.

Ils virent cette cité qui reçoit le Rhin lorsqu’il s’élance des montagnes formant son empire, comme autrefois le fier Orgétoric, quittant les rochers déserts de ses domaines, se proposait d’étendre sa domination sur les plaines fertiles de la Gaule.
Helvétie.

Les yeux des voyageurs anglais, fatigués par une succession de sites sauvages que leur présentaient les montagnes, se reposèrent alors avec plaisir dans un pays à la vérité encore irrégulier, encore rempli d’inégalités de terrain, mais susceptible d’une belle culture, orné de champs de blé et de vignobles. Le Rhin, fleuve large et majestueux, roulait ses ondes grisâtres dans un lit immense, à travers le paysage, et divisait en deux parties la ville de Bâle qui est située sur ses bords. La partie méridionale vers laquelle leur route les conduisait offrait à leurs yeux la superbe cathédrale et la magnifique terrasse qui court le long de la façade, et semblait rappeler aux voyageurs qu’ils approchaient alors d’un pays où les travaux de l’homme peuvent encore se faire remarquer parmi les ouvrages de la nature, au lieu d’être perdus, comme c’eût été le destin des plus énergiques efforts de l’industrie humaine, au milieu des terribles montagnes qu’ils avaient si récemment traversées.

Ils étaient encore à un mille des portes de la ville lorsque leur petite troupe fut rencontrée par une députation de magistrats, accompagnés de trois ou quatre citoyens montés sur des mules dont les housses de velours annonçaient la richesse et la qualité. Ils saluèrent d’une manière respectueuse le landamman d’Unterwalden et ses collègues, qui ouvraient déjà les oreilles pour entendre l’invitation hospitalière qu’ils s’attendaient à recevoir, et se préparaient même à y répondre d’une façon convenable.

Le message de la commune de Bâle était néanmoins diamétralement opposé à ce qu’ils s’étaient imaginé. Il leur fut communiqué, avec beaucoup de défiance et d’hésitation, par le fonctionnaire qui venait à leur rencontre, et qui, très certainement, alors qu’il s’acquittait de sa commission, ne paraissait pas la regarder comme la plus honorable qu’il aurait pu remplir. C’étaient de longues protestations de l’amitié la plus vive et la plus fraternelle pour les villes de la ligue helvétique, auxquelles l’orateur de Bâle déclara que son pays était uni d’estime et d’intérêts ; mais il termina en annonçant que, par suite de certaines raisons déterminantes, qu’on leur expliquerait plus à loisir et de manière à les satisfaire, la ville libre de Bâle ne pouvait recevoir, ce soir, dans ses murs, les très respectables députés qui se rendaient, par ordre de la diète helvétique, à la cour du duc de Bourgogne.

Philipson remarqua avec intérêt l’effet que cette nouvelle très inattendue produisit sur les membres de l’ambassade. Rudolphe Donnerhugel, qui s’était rapproché d’eux, en arrivant dans les environs de Bâle, paraissait moins surpris que ses compagnons, et, tandis qu’il restait parfaitement tranquille, semblait plutôt jaloux de pénétrer leurs sentiments que disposé à leur faire connaître les siens. Ce n’était pas la première fois que le sagace marchand avait observé que ce jeune homme fier et fougueux pouvait mettre toujours, lorsqu’il le voulait, un frein à l’impétuosité naturelle de son caractère. Quant aux autres, on voyait le front du banneret se rembrunir ; la figure du bourgeois de Soleure devint blême comme la lune lorsqu’elle se lève au nord-ouest[8]. Le député Barbe-Grise de Schwitz regardait Arnold Biederman avec inquiétude, et le landamman lui-même paraissait plus ému que de coutume pour un homme qui gardait si bien son sang-froid. Enfin, il répliqua au fonctionnaire de Bâle d’une voix que son émotion rendait un peu tremblante.

« Voilà un singulier message qui arrive aux députés de la confédération suisse, chargés comme nous le sommes d’une mission tout amicale, de la part des citoyens de Bâle que nous avons toujours traités comme nos meilleurs amis, et qui se vantent encore de l’être. Le couvert de leurs toits, la protection de leurs murailles, les devoirs ordinaires de l’hospitalité, c’est ce que les habitants d’un État ami n’ont jamais le droit de refuser à ceux d’un autre. — Et ce n’est pas de leur propre volonté que les citoyens de Bâle le refusent, digne landamman, répondit le magistrat. Non seulement vous et vos respectables collègues, mais encore les gens de votre escorte, et jusqu’à vos bêtes de somme, seriez traités par nous avec toute la bonté dont nous sommes capables… Mais nous agissons d’après des ordres. — Et qui ose vous les donner ? » s’écria le banneret laissant éclater sa colère… « L’empereur Sigismond a-t-il profité si peu de l’exemple de ses prédécesseurs ?… — L’empereur, » répliqua le délégué de Bâle interrompant le banneret, « est un monarque toujours aussi bien intentionné et aussi pacifique qu’il l’a jamais été ; mais… des troupes bourguignonnes ont depuis peu marché sur le Sandgau, et des messages ont été envoyés à notre État parle comte Archibald d’Hagenbach. — En voilà assez, répliqua le landamman ; ne levez pas davantage le voile qui cache une faiblesse dont vous rougissez. Je vous comprends tout-à-fait. Bâle est située trop près de la citadelle de La Ferette pour qu’il soit permis aux Bâlois de consulter leurs propres inclinations. Confrère, nous voyons en quoi consiste votre embarras… nous avons pitié de vous, et nous vous pardonnons votre inhospitalité. — Mais voyons, écoutez-moi jusqu’au bout, digne landamman, reprit le magistrat. Il y a dans le voisinage d’ici un ancien rendez-vous de chasse des comtes de Falkenstein, appelé Graff’s-Lust[9], qui, quoique en ruines, peut encore vous fournir un meilleur logement que le plein air, et qui est susceptible de défense… À Dieu ne plaise pourtant que personne ose troubler votre repos ! Et maintenant, écoutez-moi encore, mes dignes amis… Si vous trouvez dans la vieille bicoque des rafraîchissements tels que vin, bière, etc., usez-en sans scrupule, car on les y aura portés pour vous. — Je ne refuse pas d’occuper une place de sûreté, dit le landamman ; car quoique la cause qui nous fait fermer les portes de Bâle puisse bien ne provenir que d’un esprit d’insolence bien vil et de bien petite méchanceté, il se peut aussi que cette détermination se lie à quelque projet de violence. Nous vous remercions de vos provisions, mais nous ne mangerons pas, de mon consentement du moins, aux dépens d’amis qui craignent de s’avouer tels autrement qu’en cachette. — Une chose encore, mon digne monsieur, reprit l’officier de Bâle : vous menez là, de compagnie avec vous, une jeune demoiselle qui, je pense, est votre fille. Il n’y a point, à l’endroit où vous allez, de logement bien commode même pour des hommes pour des femmes ce serait pire encore, quoique nous ayons fait tout ce que nous avons pu pour arranger les choses le mieux possible. Laissez donc plutôt votre fille s’en retourner avec nous à Bâle, où mon épouse lui servira de mère jusqu’à demain, et demain je la ramènerai saine et sauve à votre camp. Nous avons promis de fermer nos portes aux hommes de la confédération, mais les femmes n’ont pas été mentionnées. — Vous êtes de subtiles casuistes, vous autres gens de Bâle, répliqua le landamman ; mais sachez que, depuis l’époque où les Helvétiens s’élancèrent à la rencontre de César jusqu’à l’heure qu’il est, les femmes suisses, en cas de danger, ont établi leur demeure dans le camp de leurs pères, de leurs frères, de leurs époux, et n’ont pas cherché d’autre sûreté que celle qu’elles pouvaient trouver dans le courage de leurs parents. Nous avons assez d’hommes pour protéger nos femmes. Ma nièce restera donc avec nous et partagera le sort que le ciel nous réserve. — Adieu donc ! mon digne ami, dit le magistrat de Bâle : je suis fâché de vous quitter ainsi, mais c’est uniquement le mauvais destin qui le veut. Cette avenue de gazon vous conduira à l’ancien rendez-vous de chasse, et puisse le ciel vous permettre d’y passer une nuit tranquille ! car, sans parler d’autres périls, on dit que ces ruines n’ont pas un bon renom. Encore une fois voulez-vous permettre à votre nièce, puisque telle est cette jeune personne, de venir pour cette nuit à Bâle, dans ma maison ? — Si nous sommes troublés par des êtres semblables à nous, répondit Arnold Biederman, nous avons des armes solides et de lourdes pertuisanes : si nous devons être visités, comme on pourrait l’induire de vos paroles, par des êtres d’une nature différente, nous avons ou nous devons avoir notre conscience et notre confiance en Dieu… Mes bons amis, mes chers collègues, ai-je exprimé vos sentiments aussi bien que les miens propres ? »

Les autres députés donnèrent leur assentiment à ce qu’avait dit leur compagnon, et les citoyens de Bâle prirent poliment congé de leurs hôtes, s’efforçant de suppléer par un excès de courtoisie au manque d’une hospitalité réelle. Après leur départ, Rudolphe fut le premier à exprimer son opinion sur leur pusillanime conduite. « Les chiens de lâches ! s’écria-t-il ; puisse le boucher de Bourgogne leur arracher jusqu’à la peau avec ses exactions, pour leur apprendre à désavouer de vieilles amitiés, plutôt que d’encourir le moindre accès de la colère d’un tyran ! — Et même encore d’un tyran qui n’est pas le leur ! » dit une autre personne du groupe, car plusieurs des jeunes gens s’étaient réunis autour de leurs anciens pour écouter l’invitation qu’ils s’attendaient à recevoir des magistrats de Bâle.

« Non, » répliqua Ernest, un des fils d’Arnold Biederman, « ils ne prétendent pas que l’empereur s’en soit mêlé ; mais un mot du duc de Bourgogne, qui ne devait pas être pour eux plus qu’une bouffée du vent de l’ouest, suffit pour les pousser à une inhospitalité si brutale. Il serait bien de marcher sur la ville et de les forcer, à la pointe de l’épée, à nous donner asile. »

Un murmure approbateur s’éleva parmi les jeunes gens qui se trouvaient à l’entour, mais il excita le mécontentement d’Arnold Biederman.

« Ai-je, dit-il, entendu parler un de mes fils, ou bien un brutal lansquenet qui ne trouve de plaisir que dans les batailles et les violences ? Où est la modestie des jeunes gens de la Suisse, qui avaient coutume d’attendre le signal de l’action jusqu’à ce qu’il plût aux anciens du canton de le donner, et qui étaient aussi doux que des filles, jusqu’à ce que la voix de leurs patriarches leur permît de faire rage comme des lions ? — Je n’avais pas mauvaise intention, mon père, » répliqua Ernest honteux de cette réprimande, « moins encore voulais-je vous manquer de respect ; mais j’ai besoin de dire… — Ne dis pas un mot, mon fils, interrompit Arnold, mais quitte notre camp demain, à la pointe du jour ; et tandis que tu t’en retourneras à Geierstein où je te commande d’aller sur-le-champ, songe bien qu’il n’est pas propre à visiter des contrées étrangères celui-là qui ne peut retenir sa langue devant ses propres concitoyens, et en parlant à son père. »

Le banneret de Berne, le bourgeois de Soleure, même la Longue-Barbe, député de Schwitz, tâchèrent d’intercéder pour le coupable, et d’obtenir la révocation de son bannissement ; mais ce fut en vain.

« Non, mes bons amis et confrères, non, répliqua Arnold, ces jeunes gens ont besoin d’un exemple ; et quoique je sois affligé, dans un sens, que la faute se soit trouvée être commise dans ma propre famille, néanmoins, je suis bien aise, sous un autre rapport, que le délinquant soit tel que je puisse exercer sur lui pleine autorité, sans soupçon de partialité… Ernest, mon fils, tu as entendu mes ordres ; retourne à Geierstein demain dès l’aurore, et que je te retrouve plus modéré à mon retour. »

Le jeune Suisse, qui était évidemment très honteux et fort piqué de cet affront public, mit un genou en terre, et baisa la main droite d’Arnold, tandis que son père, sans le moindre signe de colère, lui donnait sa bénédiction ; et Ernest, qui ne répliqua pas un mot, se retira à l’arrière-garde de la troupe. La députation suivit alors l’avenue qu’on lui avait indiquée, et au bout de laquelle s’élevaient les ruines massives de Graff’s-Lust ; mais il ne restait pas assez de jour pour qu’on en distinguât exactement la forme. On put observer, en approchant davantage, et lorsque la nuit devint plus sombre, que trois ou quatre fenêtres étaient éclairées, tandis que le reste de la façade restait dans l’obscurité. Quand les Suisses arrivèrent devant, ils s’aperçurent que le manoir était entouré par un fossé rempli d’eau, large et profond, dont la surface tranquille réfléchissait, quoique faiblement, la flamme des lumières de l’intérieur.

CHAPITRE IX.

LA SENTINELLE.

Francisco. Je vous souhaite une bonne nuit.
Marcellus. Oh ! adieu, honnête soldat ; qui vous a relevé ?
Francisco. Je vous souhaite une bonne nuit ; Bernardo a pris ma place.
Shakspeare. Hamlet.

La première occupation de nos voyageurs fut de trouver les moyens de traverser le fossé, et ils ne furent pas long-temps à découvrir la tête de pont sur laquelle le pont-levis, lorsqu’il était baissé, s’appuyait jadis. Le pont lui-même avait disparu depuis bien des années, mais un passage temporaire de fascines et de planches avait été construit récemment, à ce qu’il paraissait, et ce passage les conduisit à l’entrée principale du château. Dès les premiers pas ils découvrirent un guichet sous le portail, et une lumière qu’ils y virent briller les guida vers une salle évidemment préparée pour les recevoir aussi bien que les circonstances le permettaient.

Un large feu de bois bien sec brûlait avec éclat dans la cheminée et avait été entretenu si long-temps, que l’air de la salle, malgré sa grandeur et son aspect un peu délabré, semblait doux et bienfaisant. Il y avait aussi à l’extrémité de l’appartement un monceau de bois assez considérable pour entretenir le feu, quand même ils auraient dû y rester une semaine. Deux ou trois longues tables étaient dressées et n’attendaient que leur arrivée ; mais en examinant les lieux avec plus d’attention, ils trouvèrent, en outre, dans un coin, plusieurs grandes corbeilles contenant des provisions froides préparées avec le plus grand soin, dont ils devaient faire tout de suite usage. Les yeux du bon bourgeois de Soleure brillèrent de joie lorsqu’il vit les jeunes gens s’occuper à tirer des corbeilles les ingrédients du souper, et à les arranger sur la table.

« Bien ! dit-il, ces pauvres gens de Bâle ont sauvé leur réputation, puisque s’ils n’ont pas voulu nous donner l’hospitalité, ils nous ont fourni en abondance les moyens de faire bonne chère. — Ah ! mon ami, répliqua Arnold Biederman, l’absence du maître ôte à un repas beaucoup de valeur. Mieux vaut la moitié d’une pomme reçue de la main de votre hôte, qu’un banquet de noces sans sa compagnie. — Nous leur devrons d’autant moins de reconnaissance pour leur festin, dit le banneret de Berne ; mais, d’après le langage douteux qu’ils ont tenu, je pense qu’il serait convenable d’établir une forte garde cette nuit, et même que quelques uns de nos jeunes gens fissent de temps à autre une patrouille autour de ces vieilles ruines. La place est forte et facile à défendre : nous devons donc eu savoir gré à ceux qui ont agi comme nos quartier-maîtres. Pourtant, avec votre permission, mes honorables confrères, nous examinerons l’intérieur de ce bâtiment, puis nous arrangerons des gardes régulières et des patrouilles… À votre poste donc, jeunes gens, et fouillez-moi soigneusement ces ruines… peut-être renferment-elles d’autres gens que nous-mêmes ; car nous sommes près d’un homme qui, semblable à un renard voleur, agit plus volontiers de nuit que de jour, et cherche sa proie plutôt au milieu des ruines et des lieux abandonnés qu’en pleine campagne. »

Tous accédèrent à cette proposition. Les jeunes gens prirent des torches dont il avait été laissé une ample provision à leur usage, et firent une exacte recherche dans les ruines.

La plus grande partie du château était beaucoup plus en délabrement et en mauvais état que la portion que les citoyens de Bâle semblaient avoir destinée au logement des ambassadeurs. La toiture n’existait presque nulle part, et le tout était en ruines. L’éclat des lumières… le brillant des armes… le son de la voix humaine et les échos répétant le bruit des pas, faisaient sortir de leurs sombres retraites des chauve-souris, des hiboux et d’autres oiseaux de sinistre augure, habitants ordinaires de tous les édifices rongés par le temps, dont la fuite à travers les chambres désertes jetait sans cesse l’alarme parmi ceux qui entendaient le bruit sans en voir la cause, et occasionnait de grands éclats de rire quand elle était connue. Ils découvrirent que le fossé profond entourait leur retraite de tous côtés, et que par conséquent ils étaient en sûreté contre toute attaque qui pourrait être faite du dehors, à moins qu’elle ne fût tentée par l’entrée qu’il était facile de barrider et de garder avec des sentinelles. Ils se convainquirent aussi, par de minutieuses perquisitions, que s’il était possible qu’un individu se trouvât caché au milieu d’un pareil amas de ruines, néanmoins il ne se pouvait aucunement qu’un nombre d’hommes assez considérable pour être à craindre à une troupe comme la leur y fût demeuré sans qu’ils les eussent indubitablement découverts. Ces détails furent rapportés au banneret, qui ordonna à Donnerhugel de prendre le commandement de cinq ou six jeunes gens qu’il put choisir à son gré pour faire patrouille au dehors des bâtiments jusqu’au premier chant du coq, et revenir à cette heure au château, où pareil nombre d’hommes les remplacerait jusqu’à la pointe du jour, pour être eux-mêmes relevés alors à leur tour. Rudolphe déclara qu’il était résolu à rester de garde toute la nuit ; et comme il était aussi remarquable pour sa vigilance que pour sa force et son courage, la garde extérieure fut considérée comme suffisamment sûre, d’autant mieux qu’il fut arrêté que, en cas de rencontre soudaine, le son rauque et sévère du cornet suisse serait le signal d’envoyer au secours des hommes de patrouille.

À l’intérieur du château, les précautions furent prises avec une égale exactitude : une sentinelle, qui devait être relevée de deux en deux heures, fut placée à la porte principale, et deux autres montèrent la garde de l’autre côté du château, quoique le fossé parût rendre impossible toute attaque dans cette direction.

Lorsque tout fut ainsi réglé, le reste de la troupe s’assit pour faire honneur au souper, les députés occupant le haut bout de la table, et les gens de leur escorte se plaçant avec le reste à l’autre extrémité du vaste appartement. Quantité de foin et de paille qui avaient été laissés empilés dans le château désert, servirent à l’usage auquel ils avaient été indubitablement destinés par les citoyens de Bâle, et grâce à des capotes et à des manteaux, firent de bons lits que trouvèrent excellents des hommes robustes qui, à la guerre et à la chasse, se contentaient souvent de passer la nuit en plein air et sur la dure.

L’attention des Bâlois avait été jusqu’à préparer pour Anne de Geierstein un appartement séparé, plus convenable à son usage que celui qui était assigné aux hommes de la troupe ; une pièce, qui avait probablement fait la dépense du château, donnait dans la grande salle, et avait aussi une porte de derrière conduisant par un passage secret qui aboutissait aux ruines. Mais cette issue avait été faite à la hâte, quoique soigneusement murée par de grosses pierres de taille prises au milieu des décombres, sans mortier, il est vrai, ni aucune espèce de ciment, mais si bien assurées par leur propre pesanteur que la moindre tentative pour les déplacer devait donner l’alarme, non seulement aux personnes qui pourraient se trouver dans l’appartement, mais encore à celles qui seraient dans la salle adjacente et même dans toute autre partie du château. Dans la petite chambre si soigneusement arrangée et close, il y avait deux paillasses et un grand feu qui flambait dans la cheminée, et répandait une douce chaleur dans la pièce qu’il servait aussi à égayer. Les objets nécessaires à la dévotion n’avaient pas même été oubliés, car un petit crucifix de bronze était suspendu au dessus d’une table sur laquelle se trouvait un bréviaire.

Ceux qui découvrirent les premiers ce petit lieu de retraite revinrent vanter l’extrême délicatesse des citoyens de Bâle, qui, préparant tout pour la commodité générale des étrangers, n’avaient pas manqué de pourvoir d’une manière spéciale et particulière à celle de leur jeune compagne.

Arnold Biederman goûta fort les procédés d’une pareille conduite. « Nous devons avoir pitié de nos amis de Bâle, et ne pas leur garder rancune, dit-il ; ils ont poussé les égards envers nous aussi loin que leurs craintes personnelles le leur permettaient ; et ce n’est pas dire peu de chose pour les excuser, messieurs, car aucune passion n’est si immuablement égoïste que celle de la peur… Anne, mon amour, tu es fatiguée. Retire-toi dans l’appartement qui t’est destiné, et Lisette te portera de toutes ces provisions celles qui te conviendront le mieux pour un repas du soir. »

En parlant ainsi, il mena sa nièce dans la petite chambre à coucher ; et, promenant ses regards à l’entour avec un air de complaisance, il lui souhaita une bonne nuit : mais il y avait sur la figure de la jeune fille quelque chose qui semblait annoncer que le souhait de son oncle ne serait pas rempli. Dès l’instant où elle avait quitté la Suisse, son front s’était rembruni, ses conversations avec les personnes qui approchaient d’elle étaient devenues plus brèves et plus rares ; tout son extérieur enfin décelait une inquiétude secrète ou un chagrin caché. Cette circonstance n’échappa point à son oncle, qui l’imputa naturellement à la peine qu’elle ressentait de le quitter, ce qui devait probablement arriver bientôt, et à son regret d’abandonner les lieux tranquilles où elle avait passé tant d’années de sa jeunesse.

Mais Anne de Geierstein n’eut pas plus tôt mis le pied dans l’appartement qu’un violent frisson parcourut tous ses membres, et que, ses joues perdant leur coloris, elle se laissa tomber sur une des paillasses où, appuyant ses coudes sur ses genoux, et pressant ses mains contre son front, elle ressemblait plutôt à une personne abattue par une peine morale, ou oppressée par une douloureuse maladie, que fatiguée d’un voyage et disposée à se livrer le plus tôt possible à un repos nécessaire. Arnold n’était pas très pénétrant pour lire dans le cœur des femmes. Il vit que sa nièce souffrait ; mais, n’imputant qu’aux motifs déjà mentionnés une peine qu’augmentaient encore les effets ordinaires produits par la fatigue, il la blâma doucement de s’être départie de son caractère de jeune fille helvétienne, avant même qu’elle ne sentît plus la brise des vents de la Suisse.

« Il ne faut pas que tu fasses croire aux dames d’Allemagne ou de Flandre que nos filles ont dégénéré de leurs mères ; autrement il nous faudrait remporter de nouveau les victoires de Sempach et de Laupen, pour convaincre l’empereur et ce superbe duc de Bourgogne que nos hommes sont du même métal que leurs aïeux. Et quant à notre séparation, je ne la redoute pas. Mon frère est comte de l’empire, il est vrai, et par conséquent il doit avoir besoin de s’assurer si toutes les choses sur lesquelles il a des titres de possession sont à ses ordres, et il te redemande pour montrer qu’il a droit de le faire. Mais je le connais bien : il ne sera pas plus tôt convaincu qu’il n’a qu’à t’ordonner de revenir pour que tu reviennes, qu’il ne s’occupera point davantage de toi. Toi, hélas ! pauvre créature, en quoi servirais-tu ses intrigues de cour et ses plans d’ambition ? Non, non… tu ne répondras jamais aux vues du noble comte, et il faudra bien te contenter de revenir diriger la laiterie de Geierstein, et y faire le bonheur de ton vieil oncle le paysan. — Plût à Dieu que nous y fussions déjà de retour ! » dit la jeune fille d’un ton d’accablement qu’elle s’efforça en vain de cacher ou de modérer.

« La chose serait difficile avant que nous eussions rempli la mission qui nous amène ici, répliqua le positif landaraman ; mais étends-toi sur ton lit, Anne… mange une bouchée, et prends trois gouttes de vin : tu te réveilleras demain aussi gaie qu’une fille de la Suisse un dimanche, quand la cornemuse sonne le réveil. »

Anne eut encore assez de force pour alléguer un violent mal de tête, et refusant de rien prendre, se disant incapable de rien goûter, elle souhaita le bonsoir à son oncle. Elle engagea alors Lisette à se procurer quelque nourriture pour elle-même, lui recommandant de faire, lorsqu’elle reviendrait, le moins de bruit possible, et de ne point troubler son repos si elle avait eu le bonheur de s’endormir. Arnold Biederman embrassa sa nièce et retourna dans la salle où ses collègues étaient impatients de commencer l’attaque des provisions qui étaient toutes prêtes : opération à laquelle les jeunes gens de l’escorte, diminués par les patrouilles et les sentinelles, n’étaient pas moins disposés que leurs anciens.

Le signal de l’assaut fut donné par le député de Schwitz, le plus âgé de la compagnie, qui prononça d’un ton patriarcal la bénédiction du repas. Les voyageurs commencèrent alors leurs opérations avec une vivacité qui montrait que l’incertitude de savoir s’ils trouveraient à manger, et le retard auquel à leur avait fallu se soumettre pour s’arranger dans leurs quartiers, avaient infiniment accru leur appétit. Le landamman lui-même, dont la modération approchait parfois de l’abstinence, parut ce soir-là d’une humeur plus gaie qu’à l’ordinaire. Son ami Schwitz, suivant son exemple, mangea, but et parla plus que de coutume, tandis que les autres députés donnaient au repas l’air d’une orgie. Le vieux Philipson regarda ce spectacle d’un œil attentif et inquiet, ne s’adressant jamais à la bouteille que pour faire raison aux santés auxquelles la politesse du temps lui ordonnait de répondre. Son fils avait quitté la salle au commencement même du banquet, et de la manière que nous allons rapporter.

Arthur avait proposé de se joindre aux jeunes gens qui devaient monter la garde à l’intérieur, ou faire des patrouilles en dehors de leur habitation momentanée ; il avait même pris des arrangements à ce sujet avec Sigismond, le troisième des fils du landamman. Mais pendant qu’il cherchait à lancer un coup d’œil d’adieu à Anne de Geierstein, avant d’offrir ses services comme il l’avait déjà proposé, il remarqua sur son visage une telle expression de froideur et de sévérité, qu’il ne songea plus absolument à autre chose qu’à former des conjectures sur les motifs qui avaient pu occasionner un pareil changement. Cette figure tranquille et ouverte, ces yeux qui exprimaient une conscience calme et sans crainte, ces lèvres qui, secondées par un regard aussi franc que ses paroles, étaient toujours prêtes à dire avec bonté et confiance ce que le cœur dictait ; tout enfin dans ce moment avait en elle complètement changé de caractère et d’expression, et à tel point, de telle manière qu’aucune cause ordinaire ne pouvait expliquer ce changement d’une façon satisfaisante. La fatigue pouvait avoir banni les roses du beau teint de la jeune fille, et la maladie ou la souffrance pouvait avoir obscurci ses yeux et rembruni son front ; mais l’air d’abattement complet avec lequel parfois elle fixait les yeux à terre, et le regard inquiet et terrifié qu’elle jetait autour d’elle en d’autres moments, devaient provenir d’une cause différente. La lassitude et la maladie ne pouvaient pas non plus expliquer la manière dont ses lèvres se contractaient et se comprimaient, comme celles d’une personne qui s’efforce de faire ou de regarder une chose horrible, ni rendre compte du tremblement qui venait peu à peu agiter parfois ses membres, quoique parfois elle fût capable de le surmonter par un violent effort. À ce changement extérieur si complet, il devait y avoir dans le cœur de la jeune fille une cause des plus mélancoliques et des plus affligeantes. Quelle pouvait être cette cause ?

Il est dangereux pour un jeune homme de contempler la beauté, dans la pompe de tous ses charmes, avec chacun de ses regards préparés à la conquête… plus dangereux de la voir dans les instants d’une aisance naïve et d’une simplicité sans affectation, s’abandonnant au gracieux caprice du moment, aussi désireuse de trouver les autres aimables que de le paraître elle-même. Il y a des esprits qui peuvent être plus vivement encore affectés en voyant la beauté dans la peine et en éprouvant cette pitié, ce désir de consoler la belle affligée, que le poète a décrit comme si proche voisin de l’amour. Mais pour une de ces âmes romanesques et aventureuses que le moyen âge produisit si souvent, la vue d’une personne jeune et aimable, évidemment plongée dans un état de terreur et de souffrance qui n’avait pas de cause visible, était encore plus séduisante que la beauté dans son éclat, dans sa simplicité, dans son chagrin. De tels sentiments, il faut se le rappeler, n’étaient pas réservés aux plus hautes classes seulement, mais pouvaient se trouver aussi dans tous les rangs de la société qui s’élevaient au dessus du simple artisan ou de l’homme de la campagne. Le jeune Philipson regarda Anne de Geierstein avec une curiosité si vive, mêlée de tant de compassion et de tendresse, que la scène bruyante qui l’entourait sembla s’évanouir pour ses yeux, et ne laisser dans la salle si bien remplie que lui-même et l’objet de son intérêt.

Quel pouvait donc être le chagrin qui l’oppressait si évidemment, qui troublait presque un esprit si solide, un courage si ferme, lorsque, défendue par les épées des hommes les plus braves qui fussent peut-être en Europe, et retirée dans une place forte, la personne même la plus timide de son sexe aurait éprouvé de la confiance ? Assurément si une attaque devait être tentée contre eux, le bruit d’un combat en pareille circonstance devait à peine être plus effrayant que le mugissement de ces cataractes qu’il l’avait vue mépriser. « Au moins, pensait-il, elle doit savoir qu’il existe un homme que l’amitié et la reconnaissance obligent à combattre jusqu’à la mort pour sa défense. Plût au ciel, » continua-t-il toujours rêvant, « qu’il me fût possible de lui faire comprendre, sans recourir au geste ni à la voix, ma résolution inébranlable de la protéger au péril de mes jours !… » Tandis que ces pensées se succédaient dans son esprit, Anne leva les yeux dans un de ces accès d’émotion profonde qui semblaient l’accabler, et pendant qu’elle les promenait autour de la salle, avec un air de crainte, comme si elle se fût attendue à voir parmi les compagnons bien connus de son voyage quelque apparition étrange et terrible, ils rencontrèrent le regard fixe et inquiet du jeune Philipson. Elle les abaissa aussitôt à terre, tandis qu’une vive rougeur montrait combien elle était fâchée d’avoir ainsi attiré l’attention par son air singulier.

Arthur de son côté, revenant à lui, ne rougit pas moins vivement que la jeune fille elle-même, et se plaça de manière à n’être pas vu d’elle. Mais quand Anne se leva et fut conduite par son oncle à sa chambre à coucher, comme nous l’avons déjà raconté, il sembla à Philipson qu’elle emportait avec elle toutes les lumières de l’appartement, et qu’elle le laissait dans l’obscurité mélancolique d’une chambre funéraire. Ses réflexions profondes poursuivaient leur cours sur le sujet qui l’occupait d’une manière si inquiétante, lorsque la voix mâle de Donnerhugel vint lui dire à l’oreille :

« Eh bien, camarade, le voyage d’aujourd’hui vous a-t-il tellement fatigué que vous dormiez debout ? — Le ciel me préserve, hauptman, » répondit l’Anglais sortant de sa rêverie, et appelant Rudolphe du nom que les jeunes gens de l’expédition lui avaient décerné d’un consentement unanime, ce qui signifie capitaine… « Le ciel me préserve de dormir, s’il est présumable qu’il y aura des coups à donner. — À quel poste vous proposez-vous d’être au chant du coq ? — À celui où mon devoir m’appellera, à celui que me désignera votre expérience, noble hauptman. Mais avec votre permission, je me proposais de relever Sigismond qui monte la garde sur le pont jusqu’à minuit ou jusqu’au chant du coq. Il se ressent encore de l’entorse qu’il s’est donnée en poursuivant ce maudit chamois, et je lui ai persuadé de prendre quelque repos non interrompu, comme le meilleur moyen de rétablir ses forces. — Il fera bien alors de n’en pas parler, » reprit Donnerhugel tout bas, « car le vieux landamman n’est pas homme à recevoir pour excuses des accidents pareils quand il s’agit du devoir. Ceux qui sont sous ses ordres doivent avoir aussi peu de cervelle qu’un buffle, des membres aussi robustes qu’un ours, et être aussi impassibles que le fer ou le plomb à tous les petits malheurs de la vie, à toutes les faiblesses de l’humanité. »

Arthur répliqua sur le même ton… « J’ai été l’hôte du landamman pendant quelque temps, et je n’ai jamais vu d’exemple d’une discipline si sévère. — Vous êtes étranger, reprit le Suisse, et le vieillard connaît trop bien les lois de l’hospitalité pour vous imposer la moindre contrainte. Vous êtes volontaire aussi dans la part qu’il peut vous plaire de prendre à nos amusements ou à nos devoirs militaires : c’est pourquoi, quand je vous demande de m’accompagner dans la patrouille que je conduirai en dehors, au premier chant du coq, c’est seulement dans le cas où un pareil exercice serait d’accord avec votre bon plaisir. — Je me regarde comme soumis à vos ordres pour le moment ; mais pour ne pas lutter de politesse, je veux bien être relevé de ma garde sur le pont-levis au chant du coq, et alors je serais charmé de changer de poste pour une promenade plus longue. — Ne redoutez-vous pas que ce service fatigant et sans doute inutile ne dépasse vos forces ? — Il ne dépassera point les miennes plus que les vôtres, puisque votre intention est de ne prendre aucun repos jusqu’à demain. — C’est vrai, mais je suis un Suisse. — Et moi, » répliqua Philipson vivement, « je suis un Anglais. — Je n’attachais pas à mes paroles le sens que vous leur donnez, » dit Rudolphe en riant ; « je voulais seulement vous dire que je suis plus intéressé à tout ceci que vous ne pouvez l’être, vous qui êtes étranger à la cause dans laquelle nous sommes personnellement engagés. — Je suis un étranger… sans doute, mais un étranger qui a profité de votre hospitalité, et qui en conséquence réclame le droit, tant qu’il demeure avec vous, de partager vos fatigues et vos périls. — Soit. J’aurai fini ma première ronde à l’heure où il faudra relever les sentinelles du château, et je serai prêt à en recommencer une nouvelle de compagnie avec vous. — Comme il vous plaira. Maintenant je vais me rendre à mon poste, car je soupçonne que Sigismond m’accuse déjà d’oublier ma promesse. »

Ils se rendirent ensemble en toute hâte à la porte où Sigismond abandonna très volontiers son arme et son poste au jeune Philipson, confirmant ainsi l’idée qu’on avait parfois conçue à son sujet, qu’il était le plus indolent et le moins actif de la famille de Geierstein. Rudolphe ne put cacher son mécontentement.

« Que dirait le landamman, lui demanda-t-il, s’il te voyait céder si tranquillement ton poste et ta pertuisane à un étranger ? — Il dirait que je fais bien, » répondit le jeune homme sans se troubler ; « car il ne cesse de nous rappeler qu’il faut laisser un étranger agir en toute chose suivant sa fantaisie ; et Arthur l’Anglais est en faction sur ce pont-levis de sa propre volonté, sans que je l’aie prié de monter à ma place… C’est pourquoi, mon cher Arthur, puisque vous préférez un air froid et un beau clair de lune à une paille bien sèche et à un profond sommeil, je vous souhaite le bonsoir de tout mon cœur. Écoutez la consigne. Vous devez arrêter tous ceux qui entrent ou qui essaient d’entrer, jusqu’à ce qu’ils donnent le mot d’ordre. S’ils sont étrangers, il faut donner l’alarme. Mais vous laisserez sortir ceux de nos amis qui vous sont connus, sans leur chercher chicane, parce que la députation peut avoir occasion d’envoyer des messages au dehors. — Que la peste t’enlève, vilain paresseux ! dit Rudolphe, tu es le seul fainéant de ta famille. — Alors, je suis le seul sage qu’on y compte, répliqua le jeune homme… Écoutez, brave capitaine, vous avez soupé ce soir, n’est-ce pas ? — C’est une preuve de sagesse, hibou, répondit le Bernois, de ne pas aller dans la forêt à jeun. — S’il y a sagesse à manger quand nous avons faim, répliqua Sigismond, il ne peut y avoir folie à dormir quand nous sommes fatigués. » En parlant ainsi, et après un ou deux bâillements effroyables, la sentinelle relevée se mit à boiter, autant pour le moins que l’exigeait l’entorse dont il se plaignait.

« Pourtant il y a vigueur dans ces membres mous, et valeur dans cette âme indolente et engourdie, » ajouta Rudolphe en parlant à l’Anglais. « Mais il est temps que moi, qui censure les autres, je songe aussi à remplir mon devoir… Holà ! ici, camarades de patrouille, ici ! »

Le Bernois accompagna ces mots d’un coup de sifflet qui fit sortir de l’intérieur six jeunes gens qu’il avait préalablement choisis, et qui, après un souper lestement fait, n’attendaient plus que ses ordres. Deux ou trois d’entre eux avaient de ces grands limiers qu’on emploie le plus ordinairement à poursuivre les bêtes fauves, mais qui sont aussi excellents à découvrir les embuscades, et un service de ce genre était réclamé de leur adresse dans le cas présent. Un de ces animaux était tenu en laisse par l’individu qui, formant l’avant-garde de la troupe, eut ordre de dépasser les autres d’une vingtaine de pas ; un second appartenait à Donnerhugel lui-même, qui s’en faisait obéir d’une manière étonnante. Trois de ses compagnons le suivaient de près, et les deux autres venaient ensuite, l’un d’eux portant le cornet suisse fait d’une corne de taureau sauvage. Cette petite troupe traversa le fossé sur le pont temporaire, et se dirigea vers la lisière de la forêt qui s’étendait non loin du château, et dont le taillis était très propre à cacher les embuscades que l’on pouvait avoir à craindre. La lune était levée et presque pleine, de sorte qu’Arthur, de la hauteur sur laquelle le château était situé, put suivre des yeux leur marche lente et circonspecte par un beau clair de lune argenté, jusqu’à ce qu’ils se fussent perdus dans les profondeurs de la forêt.

Lorsque cet objet eut cessé d’occuper ses yeux, il tourna ses pensées, tandis qu’il montait sa garde solitaire, vers Anne de Geierstein, et sur la singulière expression d’abattement et d’inquiétude qui avait obscurci ce soir-là ses beaux traits ; puis la rougeur qui avait chassé pour un moment la pâleur et la crainte de son charmant visage, à l’instant où leurs regards s’étaient rencontrés. Était-ce colère, était-ce modestie, était-ce quelque sentiment plus amical, plus doux que le premier, plus tendre que le second ? Le jeune Philipson, qui, semblable à l’écuyer de Bamer, était ingénu comme une fille, tremblait presque de donner à ce regard l’interprétation favorable qu’un galant moins modeste y aurait appliquée sans scrupule. Jamais les couleurs du jour naissant, ou du soleil à son déclin, ne parurent si belles aux yeux du jeune homme que cette rougeur dont il gardait le souvenir ; jamais non plus visionnaire enthousiaste, jamais rêveur poétique ne trouva dans les nuages tant de formes fantastiques qu’Arthur y chercha d’interprétations diverses aux marques d’intérêt qui étaient venues animer la belle physionomie de la jeune Helvétienne.

Cependant une idée soudaine le tira de sa rêverie ; c’était qu’il pouvait bien n’être pour rien dans la cause du trouble qu’elle avait manifesté. Il n’y avait pas long-temps qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois… ils devaient bientôt se quitter pour jamais ! Elle ne pouvait être pour lui rien de plus que le souvenir d’une belle vision, et il ne pouvait lui-même avoir part à ses souvenirs que comme étranger d’un pays lointain, qui avait séjourné quelques jours dans la maison de son oncle, mais qu’elle ne pouvait pas s’attendre à revoir jamais. Lorsque cette idée vint rompre la suite de visions romanesques qui passaient devant lui, ce fut comme la piqûre aiguë du harpon qui réveille une baleine engourdie et lui imprime une action violente. Le portail sous lequel le jeune soldat était en faction lui sembla tout-à-coup trop étroit pour lui. Il se précipita vers le pont, le traversa et parcourut rapidement un court espace de terrain en face de la tête du pont, ouvrage de maçonnerie propre à la défense, sur lequel s’appuyait son extrémité extérieure.

Il se promena alors quelque temps sur l’espace étroit où le retenait son devoir de sentinelle, à pas longs et rapides, comme s’il se fût engagé par un vœu à prendre la plus grande quantité possible d’exercice sur ce terrain limité. Ces efforts d’activité produisirent néanmoins l’effet de calmer à un certain point son esprit, de le rappeler à lui-même, et de le faire songer aux raisons nombreuses qui l’empêchaient de fixer son attention, et moins encore sa tendresse, sur cette jeune personne si séduisante qu’elle fût.

« Assurément, pensa-t-il en ralentissant son pas et en posant sa pesante pertuisane sur son épaule, il me reste assez de bon sens pour ne pas oublier ma condition et mes devoirs, pour songer à mon père, aux yeux de qui je remplace tout… et pour penser aussi au déshonneur qui retomberait sur moi si j’étais capable de surprendre les affections d’une fille naïve et confiante, à laquelle je ne puis, comme je le devrais alors, consacrer ma vie en retour. Non, » se dit-il à lui-même, « elle m’oubliera bientôt, et je tâcherai, moi, de ne me la rappeler que comme je me rappellerais un songe agréable qui a égayé un moment une nuit de périls et de dangers, car ma vie semble destinée à n’être jamais autre chose. »

Tout en parlant, il s’arrêta au milieu de sa promenade ; et, tandis qu’il s’appuyait sur son arme, de ses yeux tomba bien malgré lui une larme qui coula le long de ses joues, sans qu’il pensât à l’essuyer. Mais il combattit cet accès d’émotion plus calme, comme il avait auparavant lutté contre un plus vif emportement. Secouant la tristesse et l’abattement d’esprit près de s’emparer de lui, il reprit en même temps l’air et l’attitude d’une sentinelle vigilante, et ramena son attention vers les devoirs de son poste qu’il avait presque oubliés dans le tumulte de ses sentiments. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’en regardant le paysage éclairé par la lune brillante, il vit passer devant lui et se diriger du pont vers la forêt l’image vivante et mouvante d’Anne de Geierstein !

CHAPITRE X.

LA PATROUILLE.

Nous ne savons pas quand le sommeil nous prend, quand le sommeil nous lâche. Des visions distinctes et parfaites passent devant nos yeux, lorsque nous dormons, qui nous semblent des réalités ; et même en marchant, certaines personnes ont vu des choses qui réduisaient à rien l’évidence des sens, et qui les laissaient bien persuadées qu’alors elles rêvaient.
Anonyme.

L’apparition d’Anne de Geierstein passa devant son amant… devant son admirateur, devons-nous dire au moins… plus vite que nous ne l’avons raconté ; mais elle était distincte, parfaite, à ne pas s’y méprendre. À l’instant même où le jeune Anglais, triomphant de son tendre désespoir, levait la tête pour examiner l’espace de terrain qu’il devait surveiller, il la vit s’avancer de l’extrémité la plus proche du pont, traverser la route que suivait d’ordinaire la sentinelle, et se diriger d’un pas rapide, mais ferme, vers la lisière du bois.

Il aurait été naturel qu’Arthur, bien qu’on l’eût averti de ne rien demander aux personnes qui sortaient du château, et de n’arrêter que celles qui voulaient s’y introduire, adressât néanmoins quelques mots, quelques mots seulement, ne fût-ce que par simple politesse, à la jeune fille qui passait ainsi devant son poste ; mais son apparition inattendue lui ôta pour l’instant et la parole et le mouvement ; il lui sembla que son imagination avait créé un fantôme présentant à ses sens troublés la forme et les traits de la personne qui occupait exclusivement son esprit, et il resta muet en partie au moins par crainte, pensant qu’il ne voyait qu’un être immatériel et non de ce monde.

Il n’eût pas été moins naturel qu’Anne de Geierstein eût montré de quelque manière qu’elle reconnaissait un individu qui avait passé un temps considérable sous le même toit qu’elle, qui avait été souvent son cavalier à la danse, et le compagnon de ses courses ; mais elle ne manifesta pas le moindre signe de reconnaissance, ne regarda même pas de son côté en passant : ses yeux étaient tournés vers le bois qu’elle gagnait d’une démarche rapide et assurée, et elle était cachée par le feuillage avant qu’Arthur pût recueillir suffisamment ses idées pour décider quel parti il prendrait.

Son premier mouvement fut de se fâcher contre lui-même pour l’avoir laissée sortir sans l’interroger, lorsque le hasard pouvait faire que, dans une mission qui l’appelait au dehors à une heure et dans un lieu si extraordinaires, il trouvât l’occasion de l’aider de ses secours, ou du moins de ses avis. Ce sentiment prédomina d’abord si fortement tous les autres, qu’il courut vers l’endroit où il avait vu disparaître le pan de sa robe, et l’appelant par son nom aussi haut que la crainte de donner l’alarme dans le château le lui permettait, il la conjura de revenir et de l’écouter, ne fût-ce encore que pour un court instant ; mais il ne reçut aucune réponse ; et quand les branches des arbres commencèrent à s’obscurcir au dessus de sa tête, et à intercepter le clair de lune, il se rappela qu’il avait quitté son poste et qu’il exposait ainsi au danger d’une surprise ses compagnons de voyage qui se confiaient dans sa vigilance.

Il se hâta donc de retourner à la porte du château l’esprit rempli de doutes plus inextricables et d’une anxiété plus vive encore qu’au commencement de sa garde. Il se demanda vainement dans quel dessein cette jeune et modeste fille, dont les manières étaient franches, mais dont la conduite avait toujours paru si pleine de délicatesse et de réserve, pouvait sortir à minuit comme une demoiselle errante de roman, lorsqu’elle était dans une contrée étrangère et dans un voisinage suspect. Il rejeta néanmoins avec la même horreur qu’il aurait eue d’un blasphème toute interprétation qui aurait pu jeter du déshonneur sur Anne de Geierstein. Non, elle était incapable de rien faire dont pût rougir un amant. Mais rapprochant son agitation de la soirée de sa sortie du château, seule et sans défense, à une pareille heure, Arthur conclut nécessairement qu’il devait exister quelque raison puissante, et, suivant toute probabilité, d’une nature peu agréable… « Je vais épier son retour, » se dit-il intérieurement, « et si elle m’en donne l’occasion, je lui assurerai qu’il y a dans son voisinage un cœur fidèle qui est tenu par l’honneur et la reconnaissance à verser jusqu’à la dernière goutte de son sang, si en le faisant il peut la garantir du moindre ennui. Ce n’est pas ici une sotte passion de roman que le sens commun a droit de me reprocher ; c’est uniquement accomplir un devoir que je suis tenu, que je suis obligé de remplir ; autrement il me faudrait renoncer à tout jamais au titre d’homme d’honneur. »

Néanmoins, à peine le jeune homme se croyait-il fixé sur une résolution qui semblait inébranlable, qu’il retomba dans ses premières incertitudes. Il réfléchit qu’Anne pouvait avoir le désir de visiter la ville voisine où son père avait des amis, d’après l’invitation qui lui en avait été faite la veille. C’était, il est vrai, choisir une heure singulière pour un tel dessein ; mais Arthur savait que les jeunes Helvétiennes ne redoutaient ni les promenades solitaires ni les heures indues, et qu’Anne aurait pu parcourir au clair de lune, sur les montagnes de son pays, un espace plus considérable que celui qui séparait le lieu de leur campement de Bâle, pour voir un ami malade ou dans quelque but semblable. La presser alors de le prendre pour confident serait impertinence, non bonté ; et comme elle avait passé devant lui sans remarquer le moins du monde sa présence, il était évident qu’elle ne voulait pas le mettre de son secret, et que probablement elle ne se trouvait engagée dans aucune difficulté où ses secours pourraient lui être utiles. Dans ce cas, le devoir d’un homme délicat était de lui permettre de rentrer comme elle était sortie, sans la voir ni la questionner, la laissant tout-à-fait libre de taire ou de communiquer le motif de son excursion.

Une autre idée particulière à l’époque lui passa aussi par la tête, quoiqu’elle ne fît pas grande impression sur lui. Cette image, d’une ressemblance si parfaite avec Anne de Geierstein, pouvait être une déception de la vue, ou bien une de ces apparitions fantastiques à l’égard desquelles on contait tant d’histoires dans tous les pays, et dont la Suisse, comme Arthur le savait bien, avait sa bonne part ainsi que l’Allemagne. Les sentiments intérieurs et indéfinissables qui l’empêchaient d’accoster la jeune fille, comme il lui aurait été naturel de le faire, sont aisément expliqués par la supposition que son corps mortel se refusait à une rencontre avec un être d’une nature différente. Les magistrats de Bâle avaient aussi laissé échapper certaines expressions qui pouvaient donner à entendre que le château était hanté par des êtres d’un autre monde. Mais quoique la croyance générale à ces apparitions surnaturelles empêchât l’Anglais d’être positivement incrédule à ce sujet, néanmoins les instructions de son père, homme d’une grande intrépidité et d’un bon sens remarquable, lui avaient appris à être extrêmement réservé, lorsqu’il s’agissait d’expliquer une chose par l’intervention d’une puissance inconnue, et surtout qu’on pouvait en chercher l’explication dans des causes ordinaires : il chassa donc sans peine tout sentiment de crainte superstitieuse, qui se rattachât un instant à son aventure nocturne ; il résolut enfin d’écarter toute conjecture inquiétante à ce sujet, et d’attendre fermement, sinon patiemment, le retour de la belle vision, qui, s’il n’expliquait pas absolument le mystère, semblait du moins présenter la seule chance d’y jeter quelque lumière.

S’en tenant donc à ce dessein, il se mit à parcourir l’espace où il pouvait se promener comme sentinelle, les yeux fixés sur la partie de la forêt où il avait vu la forme chérie disparaître, et ne se rappelant plus pour un moment qu’il avait été mis en faction pour toute autre chose que pour observer son retour. Mais il fut tiré de cette distraction par un son lointain qui retentit dans le bois, assez semblable à un cliquetis d’armes. Rappelé tout-à-coup au sentiment de son devoir, d’où dépendaient la sûreté de son père et celle de ses compagnons de voyage, Arthur se posta sur le pont momentané où la résistance devait lui être plus facile, et il s’appliqua de l’œil et de l’oreille à épier le péril qui approchait. Le bruit des armes et des pas se fit de plus en plus entendre… Des lances et des casques sortirent du feuillage sombre de la forêt, et brillèrent au clair de lune. Mais les formes robustes de Rudolphe Donnerhugel, qui marchait en avant, furent aisément reconnues, et annoncèrent à notre sentinelle le retour de la patrouille. Lorsqu’elle approcha du pont, le mot d’ordre et l’échange de signes et de contresignes usités en pareilles occasions eurent lieu de la manière convenue, et tandis que les hommes de sa troupe défilaient l’un après l’autre dans le château, Rudolphe leur commanda d’éveiller leurs camarades pour qu’il recommençât une nouvelle patrouille avec eux, et en même temps d’envoyer une sentinelle relever Arthur Philipson, dont la faction sur le pont-levis était alors terminée. Ce dernier fait fut confirmé par le son retentissant, bien qu’éloigné, de la principale horloge de la ville de Bâle qui, se prolongeant à travers les plaines et les forêts, annonça qu’il était minuit.

« Et maintenant, camarade, » continua Rudolphe en s’adressant à l’Anglais, « l’air froid et une longue faction vous ont-ils déterminé à vous en aller prendre de la nourriture et du repos, ou avez-vous toujours l’intention de partager nos rondes ? "

Arthur aurait beaucoup mieux aimé rester à la place où il était, dans le dessein d’épier le retour d’Anne de Geierstein après sa mystérieuse excursion. Il ne lui était pas facile néanmoins de trouver une excuse satisfaisante, et il ne se souciait pas de laisser concevoir au fier Donnerhugel le moindre soupçon qu’il fût inférieur en cuivrage ou en force pour supporter la fatigue à aucun des vigoureux montagnards dont il était devenu, pour le moment, compagnon. Il n’hésita donc pas même un instant ; mais tandis qu’il restituait la pertuisane qu’on lui avait prêtée au paresseux Sigismond, qui venait du château en bâillant et en se traînant comme un individu dont le sommeil a été interrompu très désagréablement dans le moment même où il était le plus profond et le plus doux, il fit savoir à Rudoiphe qu’il se proposait toujours de l’accompagner dans sa tournée de reconnaissance. Ils furent bientôt rejoints par le reste de la patrouille, où se trouvait Rudiger, fils aîné du landamman d’Unterwalden ; et lorsque, conduits par le champion bernois, ils eurent atteint la lisière du bois, Rudolphe commanda à trois d’entre eux de suivre Rudiger Riederman.

« Tu feras ta ronde du côté gauche, dit le Rémois ; moi, je prendrai sur la droite… Tâche de ne rien laisser échapper, et nous nous retrouverons gaîment au lieu convenu. Prends un des chiens avec toi. Je garde Wolf-Fanger qui dépistera un Bourguignon aussi aisément qu’un ours. »

Rudiger se dirigea vers la gauche avec sa troupe, suivant les instructions qu’il avait reçues ; et Rudolphe, envoyant un de ses hommes en avant, commandant à un autre de rester en arrière, ordonna au troisième de les suivre lui et Arthur Philipson, qui formèrent ainsi le corps principal de la patrouille. Priant l’homme qui les accompagnait de se tenir assez loin pour qu’ils pussent causer librement, Rudolphe s’adressa au jeune Anglais avec la familiarité que leur amitié récente avait établie entre eux… « Et maintenant, roi Arthur, que pense Sa Majesté d’Angleterre de notre jeunesse suisse ? Pourrait-elle gagner le prix dans les joutes ou les tournois : qu’en dites-vous, noble prince ? ou nous rangerait-on simplement parmi les lâches chevaliers de Cornouailles ? — Quant aux joutes et aux tournois, je ne puis répondre, » dit Arthur, cherchant à bannir toute distraction, « car je n’ai jamais vu personne de vous monter un coursier ni tenir une lance en arrêt. Mais si des membres vigoureux et des cœurs intrépides doivent entrer en considération, je pense que vos braves Suisses ne le céderaient aux soldats d’aucun pays du monde, où l’on estime la valeur, qu’elle réside dans le cœur ou dans la main. — Tu nous rends justice, jeune Anglais ; et sache que nous n’avons pas moins bonne opinion de toi : je vais t’en donner à l’instant la preuve. Tu parlais tout-à-l’heure de chevaux : je m’y connais fort peu ; cependant, je crois que tu n’achèterais pas un coursier lorsque tu l’as seulement vu couvert de ses harnais, ou embarrassé d’une selle et d’une bride, mais que tu désirerais l’examiner dépouillé de tout et dans un état naturel de liberté. — Mais certainement oui. Tu as parlé là-dessus comme si tu étais né dans un district nommé Yorkshire, qu’on appelle la partie la plus joyeuse de la joyeuse Angleterre. — Je te disais donc que tu n’as vu notre jeunesse suisse qu’à moitié, puisque tu ne l’as vue encore que respectueusement soumise aux anciens de nos cantons, ou tout au plus se livrant aux exercices des montagnes ; ces exercices peuvent bien montrer la force et l’agilité extérieures de nos jeunes gens, mais non pas faire connaître le courage et la persévérance qui guident et dirigent cette force et cette activité lorsqu’il s’agit de hautes entreprises. »

Le Suisse désirait probablement que ces remarques excitassent la curiosité de l’étranger. Mais l’Anglais avait l’image, l’air et la forme d’Anne de Geierstein, lorsqu’elle était passée devant lui à l’heure silencieuse de sa faction, trop constamment présents à son esprit pour entamer volontairement un sujet de conversation tout-à-fait étranger à ce qui l’occupait d’une façon si exclusive. Il s’efforça donc simplement de répondre avec politesse qu’il ne doutait pas que son estime pour les Suisses, jeunes et vieux, n’augmentât en proportion de la connaissance plus intime qu’il ferait de cette nation.

Il garda alors le silence ; et Donnerhugel, désappointé peut-être de n’avoir pas réussi à piquer sa curiosité, marcha muet aussi à côté de l’Anglais. Cependant Arthur réfléchissait, à part lui, s’il devait communiquer à son compagnon la circonstance qui occupait son propre esprit dans l’espérance que le parent d’Anne de Geierstein, et l’ancien ami de sa maison, pourrait jeter quelque jour sur cet événement.

Mais il sentit naître dans son âme une répugnance insurmontable à causer avec le jeune Suisse sur un sujet dans lequel Anne était intéressée. Que Rudolphe prétendît à ses faveurs, il était difficile d’en douter ; et quoique Arthur, si la question lui en eût été faite, aurait dû répondre par convenance qu’il ne prétendait lui-même à rien, néanmoins il ne pouvait supporter l’idée que son rival pût être plus heureux, et ç’aurait été avec déplaisir qu’il l’aurait entendu prononcer le nom de la jeune personne.

C’était peut-être par suite de cette secrète irritabilité qu’Arthur, malgré tous ses efforts pour cacher et bannir ce sentiment, ressentait encore une espèce de rancune contre Rudolphe Donnerhugel, dont la familiarité franche, mais un peu grossière, se mêlait à certain air de protection et de patronage, qu’il semblait au jeune homme n’avoir aucun droit de prendre. Il répondait, à la vérité, aux manières ouvertes du Bernois, par une égale franchise, mais il était de temps à autre tenté de repousser le ton de supériorité qui les accompagnait toujours. Les circonstances de leur duel n’avaient donné au Suisse nulle raison de prendre cet air de triomphe, et Arthur n’était pas disposé à se mettre du nombre des jeunes Helvétiens, sur lesquels Rudolphe exerçait une véritable autorité, du consentement général. Philipson goûtait si peu cette affectation de supériorité, que la misérable plaisanterie qui consistait à l’appeler le roi Arthur, et qui ne le touchait nullement lorsqu’elle lui était adressée par quelqu’un de la famille Biederman, lui paraissait offensante quand Rudolphe prenait la même liberté ; de sorte qu’il se trouvait souvent dans la fâcheuse position d’un homme qui est intérieurement irrité, sans avoir aucun moyen extérieur de manifester convenablement sa colère. Sans doute, l’origine de toute cette haine cachée contre le jeune Bernois était un sentiment de rivalité, mais ce sentiment, Arthur n’osait se l’avouer à lui-même. Il était assez puissant néanmoins pour faire passer l’envie qu’il avait eue d’abord de parler à Rudolphe de l’incident nocturne qui l’intéressait ; et comme ils avaient laissé tomber aussitôt le sujet de conversation entamée, ils marchaient l’un à côté de l’autre en silence, « la barbe sur l’épaule, » comme dit l’Espagnol, c’est-à-dire, regardant autour d’eux dans toutes les directions, et remplissant ainsi le devoir d’une sentinelle vigilante.

Enfin, après une promenade d’un mille environ, à travers les bois et la campagne, au moment où ils se trouvèrent avoir fait autour des ruines de Graff’s-Lust un circuit assez étendu pour qu’on fût certain qu’il n’existait aucune embuscade entre eux et ces ruines, le vieux chien, conduit par la vedette qui marchait en avant, s’arrêta et poussa un sourd glapissement.

« Eh bien ! qu’est-ce, Wolf-Fanger ? » dit Rudolphe s’avançant. « Quoi donc, vieux drôle, ne distingues-tu pas les amis des ennemis ? Allons, que dis-tu maintenant, toute réflexion faite ?… il ne faut pas perdre ta réputation à ton vieil âge… flaire encore. »

Le chien leva la tête, flaira l’air autour de lui, comme s’il comprenait ce qu’avait dit son maître, puis remua la tête et la queue, comme pour lui répondre.

« À la bonne heure, t’y voilà à présent, » dit Donnerhugel, passant sa main sur le dos de l’animal ; « les secondes pensées valent de l’or ; tu vois donc que ce n’est qu’un ami ? »

Le chien agita encore la queue, et se remit en marche aussi tranquillement qu’auparavant. Rudolphe revint à sa place, et son compagnon lui dit :

« Nous allons bientôt rencontrer Rudiger et nos camarades, je suppose, et le chien entend le bruit de leurs pas avant que nous puissions l’entendre. — Il est difficile que ce soit déjà Rudiger, répondit le Bernois ; sa ronde autour du château est d’une circonférence plus vaste que la nôtre… Quelqu’un approche pourtant, car Wolf-Fanger s’émeut de nouveau… Regardez bien de tous les côtés. »

Lorsque Rudolphe donna ainsi l’alerte à toute sa petite troupe, elle entrait dans une vaste clairière où l’on apercevait à une distance considérable les uns des autres quelques vieux pins d’une grandeur gigantesque, qui paraissaient encore plus hauts et plus noirs que de coutume, car leurs larges cimes noires et leurs branches dépouillées se détachaient à merveille sur un ciel pur, éclairé par les rayons blanchâtres de la lune. « Ici du moins, dit le Suisse, nous aurons l’avantage de voir clairement approcher l’ennemi. Mais je pense, » ajouta-t-il, après avoir regardé pendant une minute, « ce n’est qu’un loup ou un daim qui a traversé notre route, et l’odeur trouble le chien… Holà ! arrêtez !… oui, c’est cela ; il va en avant. »

Le chien s’avança en effet, après avoir donné quelque signe de doute, d’incertitude et même de crainte. Il est probable néanmoins qu’il se réconcilia avec l’objet qui l’avait d’abord inquiété, puisqu’il reprit encore une fois sa démarche ordinaire.

« C’est singulier ! dit Arthur Philipson ; et il me semble que j’ai aperçu quelque chose près de ce buisson, où des pieds d’aubépine et de noisetiers entourent, autant que j’en puis juger, les troncs de quatre ou cinq gros arbres. — Mes yeux se sont arrêtés sur ce même buisson plus de cinq minutes, et je n’ai rien vu, dit Rudolphe. — Eh bien, moi, répondit le jeune Anglais, j’ai vu remuer un objet, quel qu’il soit, pendant que vous ne vous occupiez que de votre chien. Et, avec votre permission, j’irai en avant, et j’examinerai le buisson. — Si vous étiez à proprement parler sous mes ordres, répliqua Donnerhugel, je vous ordonnerais de ne pas bouger. Si ce sont des ennemis, il est essentiel que nous restions ensemble. Mais vous êtes volontaire parmi nous, et en conséquence vous pouvez agir librement. — Je vous remercie, » répliqua Arthur, et il s’éloigna aussitôt.

Il sentit à la vérité dans le moment qu’il n’agissait pas d’une manière très polie comme individu, ni peut-être très louable comme soldat, et qu’il aurait dû obéir pour l’instant au capitaine de la troupe dans laquelle il s’était enrôlé. Mais, d’autre part, l’objet qu’il avait vu, quoique à distance et imparfaitement, semblait avoir une grande ressemblance avec cette image d’Anne de Geierstein, qui s’était évanouie devant ses yeux, une heure ou deux auparavant, sous ce couvert de la forêt, et la curiosité insurmontable qui le portait à s’assurer si ce n’était pas la jeune fille en personne ne lui permettait d’écouter aucune autre considération.

Avant que Rudolphe eût achevé sa courte réplique, Arthur était déjà à mi-chemin du buisson. Il était, à en juger de loin, de peu d’étendue et peu propre à cacher une personne, à moins qu’elle ne se couchât tout-à-fait dans le taillis et sous les broussailles. Quelque chose de blanc, qui portait la taille et la forme humaine, lui avait aussi apparu d’une manière distincte, suivant lui, parmi les troncs d’un rouge foncé et les broussailles brunes qui étaient devant lui. Si c’était Anne de Geierstein qu’il avait vue une seconde fois, il fallait qu’elle eût quitté le chemin le plus découvert, dans le désir sans doute de n’être pas remarquée ; et quel droit, quel titre avait-il de diriger sur elle l’attention de la patrouille ? Il croyait avoir remarqué qu’en général la jeune fille repoussait plutôt qu’elle n’encourageait les soins de Rudolphe Donnerhugel, ou que, s’il eût été impoli de les rejeter entièrement, elle les acceptait sans les encourager. N’était-il pas inconvenant de troubler sa promenade solitaire, bizarre à la vérité, vu les lieux et l’heure, mais que, sous ce rapport même, elle pouvait encore désirer davantage cacher à l’observation d’un individu qui lui était désagréable ? Même, n’était-il pas possible que Rudolphe tirât avantage pour son amour, qui autrement ne serait jamais agréé, de la connaissance d’un secret que la jeune fille aurait désiré tenir toujours caché ?

Tandis que ces réflexions se succédaient dans son esprit, Arthur fit une pause, les yeux fixés sur le buisson, dont il était alors à peine éloigné de trente pas ; et, quoiqu’il l’examinât avec tout le soin minutieux que lui commandaient son incertitude et son anxiété, il était tourmenté intérieurement par l’idée qu’il serait plus sage de retourner vers ses compagnons, et de dire à Rudolphe que ses yeux l’avaient trompé.

Mais pendant qu’il était encore indécis s’il avancerait ou reculerait, l’objet qui s’était déjà montré se montra de nouveau près du buisson, et avança droit vers lui, portant, comme la première fois, le costume et la figure exacte d’Anne de Geierstein… Cette vision (car le lieu, l’heure et la soudaineté de l’apparition la faisaient ressembler plutôt à une illusion qu’à une réalité) frappa Arthur d’une surprise qui tenait beaucoup de la frayeur. La figure passa à quatre pieds de lui, sans qu’elle lui adressât la parole, sans qu’elle parût le moins du monde le reconnaître, et dirigeant sa course à droite de Rudolphe et des deux ou trois hommes qui étaient avec lui, elle se perdit de nouveau au milieu des broussailles et des inégalités du terrain.

Le jeune homme fut encore une fois réduit à une extrême perplexité ; et il ne fut tiré de la stupeur dans laquelle il était tombé, qu’en entendant retentir à son oreille la voix de Rudolphe qui lui disait : « Eh bien ! qu’est-ce à dire, roi Arthur ?… dormez-vous ? êtes-vous blessé ? — Ni l’un ni l’autre, » dit Philipson revenant à lui ; « je suis seulement fort étonné ! — Étonné ! et de quoi, très royal… ? — Trêve de plaisanteries, » répliqua Arthur d’un ton assez grave, « et répondez-moi en homme d’honneur… Ne vous a-t-elle pas rencontré ? ne l’avez-vous pas vue ? — Vue !… qui, vue ? Je n’ai vu personne, et je jurerais que vous n’avez vu personne non plus, car je vous ai toujours suivi des yeux depuis que vous êtes parti, excepté deux ou trois minutes ; si vous avez aperçu quelque chose, pourquoi n’avoir pas donné l’alarme ? — Parce que c’était seulement une femme, » répondit Arthur à voix basse.

« Seulement une femme ! » répéta Rudolphe d’un ton de mépris. « Sur ma parole ! roi Arthur, si je n’avais pas vu parfois de jolies étincelles de valeur jaillir de vous, je serais disposé à croire que vous n’avez vous-même qu’un courage de femme. Il est étrange qu’une ombre la nuit et un précipice en plein jour ébranlent cette hardiesse dont vous avez si souvent donné des preuves…

« Et je ne manquerai pas d’en donner encore lorsque l’occasion l’exigera, » interrompit l’Anglais recouvrant sa présence d’esprit ; « mais je vous jure que si je vous parais maintenant effrayé, ce n’est pas à une crainte simplement terrestre que mon esprit a cédé un instant. — Continuons notre promenade, dit Rudolphe, nous ne devons pas négliger la sûreté de nos amis. Cette apparition dont vous parlez peut n’être qu’une ruse inventée pour nous faire manquer h notre devoir. »

Ils continuèrent alors leur route à travers les taillis éclairés par la lune ; une minute de réflexion rendit au jeune Philipson toute sa mémoire, et avec sa mémoire, la conviction pénible qu’il avait joué un rôle ridicule et indigne de lui en présence de la dernière personne, parmi les hommes du moins, qu’il aurait voulu jamais choisir pour être témoin de sa faiblesse.

Il parcourut rapidement les rapports qui existaient entre lui-même, Donnerhugel, le landamman, sa nièce et le reste de cette famille ; et, contrairement à l’opinion qu’il avait d’abord conçue, il arrêta dans son esprit que son devoir lui ordonnait de déclarer au chef immédiat sous lequel il s’était placé l’apparition qu’il avait deux fois remarquée dans le cours de la nuit. Il peut y avoir des circonstances de famille… l’accomplissement d’un vœu peut-être, ou quelque raison semblable, qui expliquent à ses parents la conduite de cette jeune personne. D’ailleurs il était pour le moment soldat de service, et ces mystères pouvaient être liés à des malheurs qu’il fallait prévoir, contre lesquels il fallait se mettre en garde : en tous cas, ses compagnons avaient droit à savoir ce qu’il avait vu. On doit supposer que cette résolution fut adoptée lorsque le sentiment du devoir et la honte de la faiblesse qu’il avait montrée eurent un instant refroidi l’ardeur personnelle d’Arthur pour Anne de Geierstein, ardeur que pouvait aussi diminuer la mystérieuse incertitude que les événements de la nuit avaient répandue comme un épais brouillard autour de celle qui en était l’objet.

Tandis que les réflexions de l’Anglais prenaient ce tour, son capitaine, ou son camarade, après plusieurs minutes de silence, lui adressa enfin la parole.

« Je crois, dit-il, mon cher compagnon, que, comme je suis actuellement votre officier, j’ai quelque droit à entendre de vous le rapport de ce que vous venez de voir, puisqu’il n’y a qu’une chose importante qui ait pu agiter si violemment un esprit aussi solide que le vôtre. Mais si dans votre opinion la sûreté générale exige que vous différiez votre rapport jusqu’à notre retour au château, pour le faire alors en particulier au landamman lui-même, vous n’avez qu’à dire un mot ; et loin de vous presser de m’accorder à moi personnellement votre confiance, quoique j’espère ne pas m’être rendu indigne, je vous autoriserai à nous quitter et à retourner tout de suite au château. »

Cette proposition toucha celui à qui elle était faite précisément à l’endroit sensible. Une demande péremptoire de sa confiance aurait été peut-être refusée ; mais le ton modéré et conciliant avec lequel cette requête fut adressée s’accordait alors avec les réflexions de l’Anglais.

« Capitaine, dit-il, je sens que je dois vous rapporter ce que j’ai vu cette nuit : la première fois, mon devoir n’exigeait pas que je le fisse, et maintenant que j’ai aperçu de nouveau la même apparition, je suis resté quelques minutes tellement surpris de ce qu’ont vu mes yeux, que j’ai encore de la peine à trouver des paroles pour m’exprimer. — Comme je ne puis deviner ce que vous avez à dire, répliqua le Bernois, je vous prierai d’être plus clair. Nous ne sommes que de méchants devineurs d’énigmes, nous autres Suisses à tête dure. — C’est pourtant une énigme que je vais vous soumettre, Rudolphe Donnerhugel, répliqua l’Anglais, et une énigme dont je suis moi-même loin de pouvoir découvrir le sens. » Il continua alors, quoique non sans hésiter : « Tandis que vous faisiez votre première patrouille dans les ruines, une femme venant du château a traversé le pont, a passé devant moi sans me dire un seul mot, et s’est évanouie dans l’obscurité de la forêt. — Ah ! » s’écria Donnerhugel ; et il ne fit pas d’autre réponse.

Arthur reprit : « Il n’y a pas encore cinq minutes que la même forme de femme est passée une seconde fois devant moi, sortant du petit buisson et du groupe d’arbres, et qu’elle a disparu sans m’avoir adressé la parole. Sachez encore que cette apparition avait la taille, la figure, la démarche et le costume de votre parente, Anne de Geierstein. — C’est assez singulier ! » dit Rudolphe d’un ton d’incrédulité ; « je ne dois pas, je pense, hésiter à vous croire, car vous regarderiez un doute de ma part comme une mortelle injure… telle est votre chevalerie du Nord ; cependant permettez-moi de vous dire que j’ai des yeux aussi bien que vous, et c’est à peine s’ils vous ont quitté d’une minute. Nous n’étions point à cinquante pas de l’endroit où je vous ai trouvé confus et ébahi ; comment donc aurions-nous pu ne pas voir aussi ce que vous dites et croyez avoir vu ? — Je ne puis vous répondre là-dessus : peut-être vos yeux n’étaient-ils pas absolument fixés sur moi durant le court espace de temps où j’ai vu cette femme… peut-être n’était-elle visible, comme il arrive souvent, dit-on, pour les apparitions fantastiques, que pour une seule personne à la fois. — Vous supposez donc que l’apparition était imaginaire ou fantastique ? — Que vous dirai-je ? l’Église ordonne de croire qu’il existe de pareilles choses ; et assurément il est plus naturel de penser que cette apparition est une illusion toute pure que de supposer Aune de Geierstein, cette fille modeste et bien élevée, capable d’aller courir les bois à une heure indue, quand la sûreté et les convenances lui commandaient expressément de rester à la maison. — Il y a beaucoup de bon dans ce que vous dites ; et pourtant il court certaines histoires, quoiqu’on se soucie fort peu de les répéter, qui pourraient donner à entendre qu’Anne de Geierstein ne ressemble pas tout-à-fait aux autres filles, et qu’elle a été souvent rencontrée en corps et en esprit dans des lieux où elle n’aurait guère pu arriver par ses propres efforts seulement, et sans secours étranger. — Ah ! si jeune, si belle, et déjà liguée avec l’ennemi du genre humain ! C’est impossible. — Je ne dis pas qu’il en soit ainsi, et je n’ai pas maintenant le loisir de vous expliquer plus complètement ma pensée. Quand nous serons de retour au château de Graff’s-Lust, je pourrai vous en dire davantage. Mais je vous ai mis de cette patrouille particulièrement pour vous présenter à quelques amis que vous serez content de connaître, et qui désirent faire votre connaissance : or c’est ici que je m’attends à les rencontrer. »

En parlant ainsi, il tourna un angle de rocher faisant saillie, et une scène inattendue se présenta aux yeux du jeune Anglais.

Dans une espèce d’encoignure ou grotte abritée par un roc saillant, brûlait un grand feu de bois, et à l’entour étaient assis, couchés ou étendus, douze ou quinze jeune gens qui portaient le costume suisse, mais décoré d’ornements et de broderies qui réfléchissaient l’éclat des flammes. La lumière rouge était renvoyée par les coupes d’argent qui circulaient de main en main avec les flacons destinés à les remplir. Arthur put aussi remarquer les restes d’un festin auquel on semblait avoir récemment rendu les honneurs convenables.

Les convives se levèrent gaîment à la vue de Donnerhugel et de son camarade, et le saluèrent, tant il était facile à distinguer par sa taille, du titre de capitaine, prononcé avec chaleur et enthousiasme, tandis qu’en même temps toute tendance à de bruyantes acclamations était prudemment repoussée. Leur zèle indiquait que Rudolphe était on ne peut mieux venu… leur précaution, qu’il venait secrètement et qu’on devait le recevoir avec mystère.

Au salut général, il répondit : « Je vous remercie, mes braves camarades. Rudiger vous a-t-il rejoints ? — Tu vois que non, répliqua un de la bande ; si nous l’avions aperçu, nous l’aurions retenu ici jusqu’à ton arrivée, brave capitaine. — Il a fait trop lentement sa patrouille, dit le Bernois. Nous avons été aussi retardés, nous ; pourtant nous sommes ici avant lui. J’amène avec moi, camarades, le brave Anglais dont je vous ai parlé comme un digne associé de notre audacieuse entreprise. — Il est le bienvenu, le très bienvenu parmi nous, » dit un jeune homme à qui ses vêtements bleu d’azur et richement brodés donnaient un air d’autorité ; « il est très bienvenu s’il apporte avec lui un cœur et une main disposés à servir notre noble cause. — Je suis responsable de l’un et de l’autre, répliqua Rudolphe. Passez donc la coupe au succès de notre glorieuse entreprise et à la santé de notre nouvel associé ! »

Tandis qu’ils remplissaient les coupes d’un vin de qualité beaucoup supérieure à tous ceux qu’Arthur avait encore bus dans ces régions, il jugea convenable, avant de s’engager par cette espèce de serment, de connaître le but secret de l’association qui semblait désirer le recevoir dans son sein.

« Avant de vous promettre mes humbles services, puisqu’il vous plaît de les désirer, permettez-moi, mes beaux messieurs, dit-il, de vous demander l’objet et le caractère de l’entreprise à laquelle ils doivent être consacrés. — L’aurais-tu amené ici, » demanda le cavalier vêtu de bleu à Rudolphe, « sans l’avoir pleinement satisfait toi-même sur ce point ? — Ne t’en inquiète pas, Laurenz, répondit le Bernois ; je connais mon homme… Apprenez donc, mon cher ami, » continua-t-il en s’adressant à l’Anglais, « que mes camarades et moi nous sommes déterminés à proclamer avant peu la liberté du commerce suisse, et à résister jusqu’à la mort, s’il est nécessaire, à toute demande illégale et vexatoire de la part de nos voisins. — Je n’ignore pas, dit le jeune Anglais, que votre députation se rend auprès du duc de Bourgogne pour lui présenter des remontrances à cet effet. — Écoutez-moi, reprit Rudolphe. Il est fort probable qu’il nous faudra discuter la question par les armes bien long-temps avant de voir la très auguste et très gracieuse figure du duc de Bourgogne. C’est par suite de son influence que Bâle, ville neutre et appartenant à l’empire, nous a fermé ses portes : nous devons donc nous attendre à une réception pire lorsque nous serons entrés sur ses domaines. Nous avons même des raisons de penser que nous aurions déjà ressenti les effets de sa haine sans la vigilance que nous avons déployée cette nuit. Des cavaliers, venus dans la direction de La Ferette, ont ce soir même reconnu nos postes, et s’ils ne nous eussent pas trouvés sur nos gardes, nous aurions été indubitablement attaqués dans nos quartiers. Mais, puisque nous avons échappé aujourd’hui, il faut prendre nos précautions pour demain. C’est pourquoi un grand nombre des plus braves jeunes gens de la ville de Bâle, irrités de la pusillanimité de leurs magistrats, sont décidés à se joindre à nous pour laver la tache de déshonneur que la lâche inhospitalité de leur magistrature a imprimée à leur ville natale. — Et notre besogne sera faite avant que le soleil, qui va se lever dans deux heures, soit rentré dans les ténèbres de l’occident, » dit le cavalier bleu ; et les personnes du groupe exprimèrent leur assentiment.

« Mes chers messieurs, » répliqua Arthur quand le silence se fut rétabli, « permettez-moi de vous rappeler que l’ambassade à laquelle vous servez d’escorte est essentiellement pacifique, et que les gens qui l’accompagnent doivent éviter toute chose qui pourrait augmenter les différends qu’elle a mission de concilier. Nous ne pouvons donc nous attendre à recevoir d’insulte dans les domaines du duc, car les privilèges des envoyés sont respectés dans tous les pays civilisés, et je suis sûr que vous ne voudrez vous en attirer aucune. — Nous pouvons néanmoins être exposés à des affronts, répliqua le Bernois, et encore par rapport à vous, Arthur Philipson, à vous et à votre père. — Je ne vous comprends pas. — Votre père est marchand et porte avec lui des marchandises de petit volume, mais de haute valeur. — C’est la vérité, et qu’en résulte-t-il ? — Parbleu ! c’est que si on n’y fait pas attention, le mâtin de Bourgogne deviendra vraisemblablement héritier d’une bonne partie de vos soies, de vos satins et de vos bijouteries. — Des soieries, des satins, des bijoux ! s’écria un autre des assistants : de telles marchandises ne passeront pas libres de taxe à la porte d’une ville où règne l’autorité d’Archibald d’Hagenbach. — Mes bons messieurs, » reprit Arthur après un moment de réflexion, « ces marchandises appartiennent à mon père, non à moi ; c’est donc son affaire, non la mienne, de décider quelle portion il consentira à abandonner pour paiement des droits, plutôt que de donner occasion à une querelle qui pourrait être aussi préjudiciable aux compagnons de voyage qui l’ont admis dans leur société qu’à lui-même. Je puis seulement dire qu’il est conduit à la cour de Bourgogne par d’importantes affaires qui doivent lui faire désirer d’y arriver en paix avec tout le monde ; et je suis intimement convaincu que plutôt que de courir le danger d’une contestation avec la garnison de La Ferette, et de s’exposer à perdre ses marchandises, il aimerait mieux sacrifier volontairement tout ce qu’il a maintenant avec lui. Je dois donc vous prier, messieurs, de m’accorder le temps de le consulter sur ce point, et je vous assure que s’il juge convenable de résister au paiement de ces droits à la Bourgogne, vous trouverez en moi un homme déterminé à se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang. — À merveille, roi Arthur, dit Rudolphe, vous êtes un scrupuleux observateur du quatrième commandement, et vos jours seront longs sur la terre. Ne supposez pas que nous négligions le même devoir, tout en nous regardant comme tenus d’assurer en premier lieu le bien-être de notre patrie, mère commune de nos pères et de nous-mêmes. Mais, comme vous connaissez notre profond respect pour le landamman, vous ne devez pas craindre que nous allions volontairement l’offenser eu engageant des hostilités témérairement ou sans de puissantes raisons ; et si l’on tentait de dépouiller son hôte, il y opposerait pour sa part une vigoureuse résistance. J’avais espéré vous trouver, vous et votre père, plus prompts à ressentir une si grave injustice. Néanmoins, si votre père incline pour présenter sa toison à tondre à Archibald d’Hagenbach, dont les ciseaux, il le reconnaîtra, font fort joliment place nette, il serait inutile et impoli à nous d’y apporter obstacle. En attendant, vous avez l’avantage de savoir qu’en cas où le gouverneur de La Ferette se montrerait disposé à vous ôter la peau, aussi bien que la toison, vous aurez sous la main plus d’hommes que vous ne croyez, et vous les trouverez également capables et jaloux de vous prêter un prompt secours. — À ces conditions, répondit l’Anglais, je fais mes remercîments à ces messieurs de Bâle, ou de quelque autre pays qu’ils puissent venir, et je bois fraternellement cette coupe à notre plus ample et plus intime connaissance. — Santé et prospérité aux cantons unis et à leurs amis ! répliqua le cavalier bleu. Mort et confusion à tous les autres ! »

Les coupes furent remplies, et, au lieu de salves d’applaudissements, les jeunes gens réunis témoignèrent leur dévouement inébranlable à la cause qui était ainsi annoncée, en se serrant la main et en brandissant leurs armes avec des gestes fiers, mais sans aucun bruit.

« C’est ainsi, dit Rudolphe Donnerhugel, que nos illustres ancêtres, les pères de la liberté suisse, se réunirent dans la plaine immortelle de Rutli, entre Uri et Unterwalden. C’est ainsi qu’ils se jurèrent les uns aux autres, à la face du ciel azuré, de rendre la liberté à leur patrie opprimée ; et l’histoire peut dire s’ils ont bien tenu leur parole. — L’histoire dira aussi comment les Suisses actuels auront su conserver la liberté que leurs pères ont conquise… Continuez vos rondes, mon cher Rudolphe, et soyez convaincu qu’au signal du capitaine, les soldats ne se feront pas long-temps attendre… tout reste arrangé comme par le passé, à moins que vous n’ayez à nous donner de nouveaux ordres. — Écoute ici, Laurenz, » dit Rudolphe au cavalier bleu… et Arthur put l’entendre qui lui disait : « Veille, mon ami, à ce qu’on ne sable pas immodérément le vin du Rhin… S’il y en a une trop grande provision, arrange-toi de manière à briser les flacons… une mule peut trébucher, tu sais, ou tout autre accident de ce genre peut arriver. Tiens ferme contre Rudiger sur ce point. Il est devenu très grand buveur depuis qu’il est avec nous. Il nous faut des cœurs et des mains pour ce que nous pouvons avoir à faire demain… » Ils causèrent alors si bas qu’Arthur n’entendit plus rien de leur conversation, et ils se dirent adieu, en se serrant la main, comme s’ils renouvelaient quelque serment solennel d’union.

Rudolphe et sa troupe se mirent alors en marche. Ils étaient à peine hors de la vue de leurs nouveaux associés, que la vedette, c’est-à-dire l’homme de la patrouille qui marchait en avant, donna l’alarme. Le cœur d’Arthur battit violemment… « C’est Anne de Geierstein ! » se dit-il intérieurement.

« Les chiens se taisent, observa le Bernois, ceux qui approchent doivent être de nos compagnons de garde. »

C’était en effet Rudiger et sa troupe qui, faisant halte dès qu’ils aperçurent leurs camarades, donnèrent et reçurent dans les formes les mots d’ordre convenus, tant les Suisses étaient déjà avancés dans la discipline militaire qui n’était que peu étudiée par l’infanterie dans les autres contrées de l’Europe. Arthur put entendre Rudolphe réprimander son ami Rudiger de ne s’être point trouvé au rendez-vous marqué. « Votre arrivée, lui disait-il, va être le signal de nouvelles libations, et demain doit nous trouver froids et résolus.

« Froids comme glace, noble capitaine, répondit le fils du landamman, et solides comme les rocs qui en sont recouverts. »

Rudolphe recommanda encore la tempérance, et le jeune Biederman promit d’être obéissant. Les deux troupes défilèrent l’une à côté de l’autre après un salut amical mais silencieux, et il y eut bientôt une distance considérable entre elles.

Le pays était plus découvert du côté du château où leur devoir les conduisait alors, que du côté qui faisait face à la porte principale. Les clairières étaient larges, les arbres disséminés sur d’immenses pâturages, et il n’y avait plus ni buissons, ni ravins, ni aucun lieu propre aux embuscades, de sorte que l’œil pouvait, grâce au clair de lune, dominer au loin le pays.

« Ici, dit Rudolphe, nous pouvons nous croire assez en sûreté pour converser librement ; c’est pourquoi je puis vous demander, Arthur d’Angleterre, maintenant que vous nous connaissez mieux, ce que vous pensez de la jeunesse suisse ? Si vous en avez appris moins que je ne l’aurais souhaité, ne vous en prenez qu’à votre caractère peu communicatif qui a pour ainsi dire refusé notre confiance. — Je l’ai seulement refusée par rapport à des choses auxquelles je n’aurais pu répondre, et par conséquent je ne devais pas la recevoir, répliqua Arthur. Le jugement que j’ai pu me former de votre pays, le voici en peu de mots : Vos projets sont aussi élevés et aussi nobles que vos montagnes ; mais l’étranger de la plaine n’est pas accoutumé à parcourir le sentier tortueux par lequel vous les gravissez. Mon pied a toujours été habitué à se mouvoir en ligne directe et sur un terrain ferme. — Vous parlez par énigmes. — Non. Je pense que vous devez avertir franchement vos anciens, qui restent toujours vos chefs, quoique vous autres jeunes gens sembliez prêts à passer devant eux, que vous craigniez une attaque dans le voisinage de La Ferette, et que vous espériez être secourus par quelques habitants de Bâle. — Oui, vraiment ! Le landamman ne manquerait pas d’interrompre son voyage pour envoyer demander un sauf-conduit au duc de Bourgogne ; et si le duc l’accordait, il nous faudrait dire adieu à toute espérance de guerre. — C’est vrai ; mais alors le landamman arriverait à son principal but, et à l’unique objet de sa mission… savoir le rétablissement de la paix. La paix… la paix ! » répliqua vivement le Bernois. « Si mes désirs seuls devaient se trouver en opposition avec ceux d’Arnold Biederman, je connais si bien son honneur et sa fidélité, je respecte si profondément sa valeur et son patriotisme, qu’à sa voix je remettrais mon épée dans le fourreau, quand même mon plus mortel ennemi serait devant moi. Mais ce désir ne m’est pas uniquement personnel ; toute la jeunesse de mon canton et celle de Soleure sont disposées à la guerre. Ce fut par la guerre, par la noble guerre que nos pères sortirent de la terre de servitude ; ce fut par la guerre, par une guerre heureuse et glorieuse, qu’un peuple qui passait pour mériter à peine autant d’attention que les bœufs qu’il gardait, conquit la liberté et l’importance des autres nations, et devint honoré parce qu’il fut craint autant qu’il avait été d’abord méprisé alors qu’il était faible et résigné à l’oppression. — Tout ce que vous dites peut être vrai ; mais, dans mon opinion, l’objet de votre mission a été déterminé par votre diète ou chambre des communes. Elle a résolu de vous envoyer, vous et d’autres, comme messagers de paix : mais vous allumez en secret des brandons de guerre ; et, tandis que tous vos anciens, ou presque tous, songent à se mettre demain en route avec l’espoir d’un voyage paisible, vous êtes prêts à combattre, vous, et ne cherchez qu’un prétexte pour en venir aux mains. — Ai-je donc tort de me tenir ainsi préparé ? Si notre réception sur les domaines de Bourgogne est pacifique, comme s’y attend, dites-vous, le reste de la députation, mes précautions seront inutiles, mais au moins elles ne peuvent nuire ; s’il en arrive autrement, je me trouverai à même de détourner un grand malheur prêt à fondre sur mes collègues, sur mon parent Arnold Biederman, sur ma belle cousine Anne, sur votre père, sur vous-même… sur nous tous enfin qui voyageons gaîment ensemble. »

Arthur secoua la tête. « Il y a, dit-il, là dedans quelque chose que je ne comprends pas, et que je ne chercherai pas à comprendre. Je vous prie seulement de ne point faire des intérêts de mon père un motif pour rompre la trêve. Il se peut, comme vous me l’avez donné à entendre, que le landamman se trouve impliqué dans une querelle qu’il aurait autrement pu éviter. Je suis sûr que mon père ne le lui pardonnerait jamais. — J’ai déjà donné ma parole dans cette affaire ; mais s’il arrive que le traitement qu’il recevra du duc de Bourgogne lui plaise moins que vous ne semblez le croire, il n’y a point de mal à ce que vous sachiez qu’en cas de besoin il peut être bien et vigoureusement secouru. — Je vous suis grandement obligé de cette assurance. — Et vous-même, mon ami, vous pouvez mettre à profit ce que vous venez d’entendre : les hommes ne vont point en armes à une noce, ni à une querelle en pourpoint de soie. — Je me tiendrai prêt à tout événement, et je vais en conséquence revêtir un léger haubert d’acier bien trempé, à l’épreuve de la flèche et de l’épée : je vous remercie de votre bon conseil. — Oh ! ne me remerciez pas ; je serais peu digne du titre de chef si je n’avertissais pas les hommes qui doivent me suivre… et surtout un soldat si dévoué que vous, du moment où ils doivent endosser leur armure et se disposer à frapper de rudes coups. »

Ici la conversation tomba pour une minute ou deux, sans que l’un ou l’autre des deux interlocuteurs fût très content de son camarade, quoique ni l’un ni l’autre n’employassent d’arguments nouveaux.

Le Bernois, jugeant d’après les sentiments qu’il avait vus prédominer parmi les marchands de son propre pays, n’avait pas douté un seul instant que l’Anglais, en se voyant puissamment appuyé sous le rapport de la force, ne saisît cette occasion de refuser le paiement des impôts énormes qu’on devait lui demander aux portes de la ville voisine, impôts qui probablement, sans aucun effort de la part de Rudolphe, auraient nécessité une rupture de la trêve aux yeux d’Arnold Biederman lui-même, et une déclaration de guerre immédiate. D’un autre côté, le jeune Philipson ne pouvait ni comprendre ni approuver la conduite de Donnerhugel, qui, membre lui-même d’une députation pacifique, semblait être tout disposé à saisir la première occasion d’allumer le feu de la guerre.

Occupés de ces réflexions différentes, ils marchèrent quelque temps l’un à côté de l’autre sans échanger un seul mot. Rudolphe rompit enfin le silence.

Votre curiosité est donc satisfaite, seigneur Anglais, dit-il, relativement à l’apparition d’Anne de Geierstein ? — Loin de là, répondit Philipson ; mais il ne me semblerait pas convenable de vous fatiguer de questions lorsque vous êtes occupé des devoirs de votre patrouille. — Elle peut être considérée comme finie, car il n’y a plus autour de nous un seul buisson pour cacher un coquin de Bourguignon, et un regard jeté de temps à autre sur la campagne est tout ce qu’il faut pour prévenir une surprise. Écoutez donc l’histoire que je vais vous raconter, histoire qui n’a jamais été chantée sur la harpe, ni dans un salon, ni dans un bosquet, mais qui, je commence à le croire, mérite autant de célébrité que toutes celles de la Table-Ronde, que les anciens troubadours ou trouvères nous donnent pour chroniques authentiques de votre illustre homonyme.

« J’ose dire que vous avez déjà ouï parler suffisamment des ancêtres paternels de la famille d’Anne, et vous n’ignorez certainement pas qu’ils habitaient dans les vieux murs de Geierstein, auprès de la cascade, opprimant leurs vassaux, dévorant la substance de leurs voisins moins puissants, dépouillant même les voyageurs que leur mauvaise étoile amenait dans les environs de la retraite du vautour, et cela, durant une année ; puis, la suivante, fatiguant les autels du repentir de leurs fautes, accablant les prêtres de riches présents, au moyen des trésors qu’ils y avaient pillés, et enfin, s’engageant par des vœux, faisant des pèlerinages, tantôt comme pénitents et tantôt comme croisés, jusqu’à Jérusalem même, pour expier des crimes qu’ils avaient commis sans la moindre hésitation, sans le plus léger scrupule. — Telle fut en effet, m’a-t-on dit, l’histoire de la maison de Geierstein, jusqu’à ce qu’Arnold ou ses aïeux immédiats échangeassent la lance contre la houlette de berger.

« Mais on prétend que les puissants et riches barons d’Arnheim, en Souabe, dont la descendante unique devint l’épouse du comte Albert de Geierstein, et mère de cette jeune personne que les Suisses appellent simplement Anne, et les Allemands, comtesse Anne de Geierstein, étaient des nobles d’une espèce différente. Ils ne renfermaient pas leur vie dans les limites du péché et du repentir… ils ne se bornaient pas à piller d’inoffensifs paysans et à engraisser de gros moines ; mais ils se distinguaient par des actions plus éclatantes que celles de bâtir des châteaux avec des donjons et des chambres de torture, de fonder des monastères avec des dortoirs et des réfectoires.

« Ces mêmes barons d’Arnheim étaient des hommes qui travaillaient à étendre les bornes des connaissances humaines, et qui convertirent leur château en une espèce de collège, où il y avait plus d’anciens volumes que les moines n’en ont empilé dans la bibliothèque de Saint-Gall. Leurs études ne se bornèrent pas aux livres seuls. Enfoncés, presque ensevelis dans leurs laboratoires particuliers, ils découvrirent des secrets qui se transmirent ensuite dans la famille de père en fils, et l’on prétend qu’ils pénétrèrent, aussi loin que possible, dans les mystères les plus cachés de l’alchimie. La renommée de leur sagesse et de leur opulence arriva souvent jusqu’au trône impérial, et dans les fréquentes disputes que les empereurs eurent autrefois avec les papes, on dit qu’ils étaient encouragés, sinon excités même par les conseils des barons d’Arnheim, et soutenus par leurs trésors. Ce fut peut-être cette conduite politique, jointe aux études extraordinaires et mystérieuses que la famille d’Arnheim poursuivit si long-temps, qui excita contre elle l’opinion généralement reçue qu’elle était aidée dans ses recherches surhumaines par des puissances surnaturelles. Les prêtres mirent aussi tout en œuvre pour décrier des hommes qui peut-être n’avaient pas commis d’autre faute que celle d’être plus savants qu’eux.

« Voyez quels hôtes, disaient-ils, sont reçus dans les salons d’Arnheim ! Qu’un chevalier chrétien, estropié dans les guerres contre les Sarrasins, se présente sur le pont-levis, on lui donne par pitié une croûte et une coupe de vin, et on le prie de continuer sa route. Si un pèlerin, célèbre par la réputation de sainteté qu’il s’est acquise par de récentes visites aux plus saints autels, et par les reliques sacrées qui attestent et récompensent sa peine, approche de ces murailles profanes, la sentinelle bande son arc, et le portier ferme sa porte, comme si le digne personnage rapportait avec lui la peste de Palestine ! Mais vienne un Grec à barbe grise, à langue bien pendue, avec ses rouleaux de parchemin, dont les lettres seules sont offensantes pour des yeux chrétiens… vienne un rabbin juif avec son Talmud et sa cabale… vienne un Maure au teint basané et brûlé par le soleil, qui puisse se vanter d’avoir lu le langage des étoiles en Chaldée, berceau de la science astrologique… oh ! alors, l’imposteur vagabond, ou le sorcier ambulant, occupe la plus haute place à la table du baron d’Arnheim, partage avec lui les travaux de l’alambic ou du fourneau, est initié à ses connaissances mystiques, comme celles qui furent communiquées à nos premiers pères au détriment de leur race, et lui donne en retour des leçons plus terribles que celles qu’il reçoit jusqu’à ce que l’hôte profane ait ajouté à un amas de science impie toute celle que le visiteur païen peut lui communiquer. Et ces choses se passent en Allemagne, qu’on appelle le Saint-Empire Romain, dont tant de prêtres sont princes !… Elles s’y passent, et ni arrêts ni avertissements ne sont lancés contre une race de sorciers qui, d’âge en âge, triomphent par leur nécromancie !

« Ces déclamations qui étaient répétées depuis les abbayes des prélats mitrés jusqu’aux cellules des anachorètes, paraissaient néanmoins ne pas produire grand effet sur le conseil impérial. Mais elles servaient à exciter le zèle de maint baron, de maint comte libre de l’empire, qui avaient appris à regarder alors une guerre ou une querelle avec les barons d’Arnheim comme tenant de la nature, et donnant droit aux privilèges spirituels d’une croisade contre les ennemis de la foi, et à considérer une attaque contre ces potentats coupables comme un excellent moyen de régler leurs comptes avec l’Église chrétienne. Mais les seigneurs d’Arnheim, quoique ne recherchant jamais l’occasion de se battre, n’étaient nullement étrangers à la guerre, ni incapables de se défendre. Quelques uns, au contraire, appartenant à cette race odieuse, n’étaient pas moins remarquables comme braves chevaliers que comme vaillants hommes d’armes. D’ailleurs, ils étaient riches, défendus et protégés par de grandes alliances, sages et prudents enfin à un éminent degré. Les gens qui s’attaquaient à eux s’en convainquaient à leurs dépens.

« Les confédérations formées contre les seigneurs d’Arnheim se dissolvaient bientôt ; les attaques que méditaient leurs ennemis étaient prévues et déconcertées ; ceux qui employaient la violence ouverte étaient toujours repoussés avec des pertes considérables : tellement qu’enfin on commença généralement à croire dans le voisinage que, pour être instruits à l’avance et avec tant d’exactitude des projets médités contre eux, pour réussir toujours avec tant de bonheur à les combattre et à les déjouer, il fallait que les odieux barons eussent à leur portée des moyens de défense qu’aucune force, simplement humaine, ne pouvait vaincre ; de sorte que, devenant aussi redoutés que haïs, ils furent laissés en repos par la dernière génération. Et la chose est d’autant moins étonnante, que les nombreux vassaux de cette grande maison étaient extrêmement contents de leurs seigneurs féodaux. Toujours prêts à se lever en masse pour leur défense, ils étaient disposés à croire leurs maîtres, fussent-ils sorciers ou non, s’imaginant qu’ils ne gagneraient rien à leur refuser soumission et à se tourner contre eux en se joignant aux croisés de cette nouvelle guerre sainte ou aux prêtres qui cherchaient à la susciter. La race de ces barons finit dans Herman d’Arnheim, aïeul maternel d’Anne de Geierstein. Il fut enterré avec son casque, son épée et son bouclier, comme le veut la coutume allemande à l’égard du dernier héritier mâle d’une famille noble.

« Mais il laissa une fille unique, Sybilla d’Arnheim, qui hérita d’une partie considérable de ses domaines ; et je n’ai jamais entendu dire que la forte imputation de sorcellerie attachée à sa maison ait empêché les nombreuses demandes qui furent adressées par des personnes de la plus haute distinction dans l’empire, à son tuteur légal, l’empereur, pour obtenir la main de la riche héritière. Albert de Geierstein, quoique exilé, obtint pourtant la préférence. Il était brave et bien fait, qualités qui le recommandèrent beaucoup auprès de Sybilla ; et l’empereur, qui avait alors conçu la vaine idée de reconquérir son autorité première sur les montagnes de la Suisse, désira se montrer généreux envers Albert, qu’il regarda comme un homme chassé de son pays pour avoir épousé la cause impériale. Vous pouvez voir ainsi, très noble roi Arthur, qu’Anne de Geierstein, unique fruit de leur mariage, ne sort pas d’une souche commune, et que les circonstances dans lesquelles elle peut être intéressée ne doivent être ni expliquées ni jugées à la légère, ou sur les mêmes fondements que s’il s’agissait de personnes ordinaires. — Sur ma parole, seigneur Rudolphe Donnerhugel, » dit Arthur, s’efforçant avec soin de maîtriser son émotion, « je ne puis tirer de votre récit d’autre conclusion, sinon que l’Allemagne, comme tant d’autres pays, ayant eu des gens assez sots pour attacher l’idée de sortilège et de magie à la possession de la science et du savoir, vous êtes, par suite, disposé à diffamer une jeune fille qui fut toujours respectée et chérie de ceux qui l’entourent, en l’accusant d’être instruite dans les arts qui, suivant moi, sont aussi extraordinaires qu’illicites. »

Rudolphe réfléchit un instant avant de répondre.

« J’aurais désiré, dit-il, que vous fussiez satisfait en apprenant que le caractère général de la famille maternelle d’Anne de Geierstein offre certaines circonstances qui peuvent expliquer ce que vous avez, dites-vous, vu cette nuit, et je ne suis, en vérité, nullement disposée entrer dans de plus amples détails. La réputation d’Anne de Geierstein ne peut être à personne si chère qu’à moi. Je suis, après la famille de son oncle, son plus proche parent, et si elle était restée en Suisse, si elle devait, comme il est fort probable, y revenir, peut-être les liens qui nous unissent déjà se resserreraient-ils encore davantage. Notre union n’a trouvé d’obstacle que dans certains préjugés de son oncle relativement à l’autorité de son père, et à notre proche parenté, qui au reste peut s’évanouir devant une dispense qu’il est aisé d’obtenir. Mais je ne vous parle ainsi que pour vous montrer combien je dois plus m’intéresser à la réputation d’Anne de Geierstein qu’il ne vous est possible de la prendre à cœur, vous, étranger, qui n’êtes connu d’elle que depuis peu de temps, et qui devez bientôt la quitter pour jamais, si je comprends bien votre projet. »

La tournure que prit cette espèce d’apologie irrita tellement Arthur qu’il fallut toutes les raisons que lui recommandait le sang-froid pour qu’il pût répondre avec un calme affecté.

« Je n’ai aucune raison, seigneur capitaine, dit-il, de contredire les opinions quelconques que vous pouvez avoir conçues d’une jeune personne avec laquelle vous paraissez être si étroitement lié. Je m’étonne seulement que, malgré l’intérêt que vous devez lui porter à titre de parent, vous soyez prêt à admettre, sur des traditions populaires et ridicules, une croyance qui ne peut être qu’injurieuse pour votre cousine, à plus forte raison pour une femme avec laquelle vous dites avoir le désir de former une union encore plus intime. Songez donc, monsieur, que dans tous les pays chrétiens, l’imputation de sorcellerie est la plus fâcheuse qu’on puisse faire à un homme ou à une femme professant la religion chrétienne. — Et je suis tellement éloigné de vouloir qu’on la fasse ici, que, par la bonne épée que je porte, le premier qui oserait émettre une pareille idée contre Anne de Geierstein serait aussitôt défié par moi et devrait prendre ma vie ou perdre la sienne. Mais il ne s’agit pas de savoir si la jeune fille pratique elle-même la sorcellerie : l’impudent qui le soutiendrait ferait bien mieux de préparer sa tombe et de pourvoir au salut de son âme ; mais le doute est admissible sur ce point. Comme elle descend d’une famille dont les relations avec le monde invisible passent pour avoir été des plus intimes, ne se peut-il pas que des fées et des êtres fantastiques aient la puissance d’imiter sa forme, et de la faire, pour ainsi dire, apparaître dans des lieux où elle ne se trouve pas personnellement… jouissent enfin de la permission de jouer à ses dépens certains tours qui leur sont défendus à l’égard des autres mortels dont les aïeux ont toujours réglé leur vie d’après les préceptes de l’Église, et qui sont régulièrement morts dans sa communion ? Et comme je désire sincèrement conserver votre estime, je ne puis me refuser à vous communiquer des circonstances plus particulières sur sa généalogie, circonstances qui confirmeront encore l’idée que j’ai tout à l’heure émise ; mais vous comprendrez qu’elles sont d’une nature très singulière, et que je dois compter sur une discrétion entière de votre part, sous peine de la plus légitime vengeance. — Je garderai le silence, seigneur, » répliqua le jeune Anglais, qui luttait encore contre la colère qu’il avait réprimée, « sur toute chose qui pourra se rattacher à la réputation d’une jeune fille que je suis tenu de respecter religieusement. Mais la crainte du mécontentement d’aucun homme ne peut ajouter le poids d’une plume à la garantie de mon honneur. — Soit. Mon intention n’est pas de réveiller une vieille haine ; mais je désire, autant pour mériter votre bonne opinion, que je prise beaucoup, que pour expliquer plus clairement des choses que je vous ai seulement laissé entrevoir, vous communiquer des détails qu’autrement j’aurais mieux aimé ne jamais dire à personne. — Votre bon sens doit vous apprendre ce qu’il est nécessaire et convenable de dévoiler dans ce cas ; mais rappelez-vous que je ne sollicite pas votre confiance de s’ouvrir à moi sur des choses qui devraient demeurer secrètes, encore moins sur des détails qui intéresseraient cette jeune personne. »

Rudolphe répondit après une minute de réflexion : « Vous en avez déjà trop vu et trop entendu, Arthur, pour ne pas savoir le reste, ou du moins tout ce que je sais moi-même, tout ce que je suppose sur ce mystérieux sujet. Il est impossible que les circonstances en question ne se présentent pas dans la suite parfois à votre souvenir, et je voudrais que vous possédassiez tous les détails nécessaires pour les comprendre aussi clairement que le permet la nature des faits. Nous avons encore, en prenant à gauche, le long du marais, un circuit d’environ un mille à faire avant d’avoir terminé notre ronde autour du château. J’aurai donc bien le temps de vous conter mon histoire. — Parlez… j’écoute ! » répondit l’Anglais partagé entre son désir de connaître tout ce qu’il était possible de savoir relativement à Anne de Geierstein, sa répugnance à entendre prononcer son nom avec des prétentions comme celles de Donnerhugel, et ses premières préventions qui commençaient à renaître contre le Suisse gigantesque dont les manières toujours brusques et souvent presque grossières, semblaient alors offrir un air de supériorité et de présomption. Il écouta néanmoins cette singulière histoire, et l’intérêt qu’il y prit domina bientôt toute autre sensation.

CHAPITRE XI.

RÉCIT DE DONNERHUGEL.

Voici les doctrines de l’adepte : chaque élément est peuplé d’une race différente d’esprits ; les sylphes aériens flottent au milieu des airs azurés ; le gnome se cache dans les plus profondes cavernes de la terre ; la naïade, verte comme la mer, flotte sur les eaux de l’Océan, et le feu superbe présente encore une douce retraite à un esprit familier… la salamandre…
Anonyme.

« Je vous disais, reprit Rodolphe, que les seigneurs d’Arnheim, bien qu’ils fussent notoirement adonnés, de père en fils, à de secrètes études, étaient néanmoins, comme les autres nobles allemands, passionnés pour la guerre et la chasse. Ce fut particulièrement le cas de l’aïeul maternel d’Anne, Herman d’Arnheim, qui s’enorgueillissait de posséder un magnifique haras, et surtout un coursier si superbe que jamais on ne vit plus noble animal dans les cercles de l’Allemagne. Je ne ferais que de mauvaise besogne si j’essayais de décrire une pareille bête ; je me contenterai donc de dire qu’il était noir de jais, sans un poil blanc à la tête ni aux pieds. Pour cette raison, et pour la fougue de son caractère, son maître l’avait nommé Apollyon : circonstance qui fut secrètement considérée comme tendant à confirmer les mauvais bruits qui couraient sur la maison d’Arnheim, vu qu’il donnait, dit-on, à son animal favori, le nom d’un diable.

« Il arriva qu’un jour de novembre, le baron était allé à la chasse dans la forêt, et ne rentra au château qu’à la nuit close. Il n’y avait aucun hôte chez lui, car, comme je vous l’ai déjà donné à entendre, le château d’Arnheim recevait rarement d’autres personnes que celles dont ses habitants espéraient gagner une augmentation de science. Le baron était assis seul dans sa grande salle, éclairée par des candélabres et des torches. D’une main il tenait un volume couvert de caractères inintelligibles pour tout le monde, excepté pour lui-même ; il avait l’autre appuyée sur une table de marbre où était placé un flacon de vin de Tokai. Un page, debout, attendait respectueusement ses ordres, à l’extrémité du vaste et sombre appartement, et l’on n’entendait pas d’autre bruit que le vent du soir qui soupirait d’une façon lugubre à travers les cottes de mailles rouillées, et agitait les bannières flétries qui tapissaient le salon féodal. Soudain l’on entendit le pas d’une personne qui montait l’escalier avec précipitation, comme poussée par la crainte ; la porte de la salle s’ouvrit violemment, et Caspord, palefrenier en chef des écuries du baron, ou premier écuyer, l’air stupide d’épouvante, vint presque tomber aux pieds de la table devant laquelle son seigneur était assis, en poussant l’exclamation suivante :

« Monseigneur, monseigneur, il y a un diable dans l’écurie ! — Que veut dire cette folie ? » s’écria le baron en se levant, surpris et mécontent d’une interruption si extraordinaire.

« Je veux encourir votre colère, reprit Caspord, si je ne dis pas la vérité. Apollyon… »

À ces mots il s’arrêta.

« Parle donc, poltron stupide, dit le baron ; mon cheval est-il malade ? s’est-il blessé ? »

« Le chef des écuries ne put encore que prononcer ce mot « Apollyon. »

« Parle, » reprit encore le baron ; « quand même Apollyon serait là présent en personne, il n’y aurait pas de quoi effrayer un homme courageux. — Le diable, répliqua le premier écuyer, est dans l’écurie d’Apollyon. — Fou ! » s’écria le seigneur saisissant une des torches suspendues à la muraille ; « qu’est-ce qui a pu te faire tourner la tête d’une si ridicule façon ? Des êtres comme toi, qui sont nés pour nous servir, devraient tenir leur cerveau en meilleur état, pour nous, au moins, si ce n’était pas pour eux-mêmes. »

« Tout en parlant ainsi, il traversait la cour du château, et allait visiter la magnifique rangée d’écuries qui occupait toute la partie inférieure d’un côté du quadrangle. Il entra dans une vaste pièce où cinquante beaux coursiers étaient alignés le long des deux murailles. À côté de chaque stalle étaient suspendues les armes offensives et défensives d’un homme d’armes, aussi brillantes qu’elles pouvaient l’être par un entretien constant, avec la cotte de buffle que les guerriers portaient en dessous. Le baron, suivi de deux ou trois domestiques qui s’étaient rassemblés pleins d’étonnement à cette alarme imprévue, parcourut rapidement les deux rangs de chevaux. Lorsqu’il approcha de la stalle de son coursier favori, qui était au bout de la rangée de droite, le bel animal ne hennit pas, ne remua point la tête, ne frappa point du pied, enfin ne témoigna aucun signe de joie, contre son ordinaire, à l’approche de son maître : un faible gémissement, par lequel il semblait implorer assistance, fut tout ce qui prouva qu’il s’apercevait de la présence du baron.

« Le seigneur Herman leva la torche, et découvrit qu’il y avait réellement une grande figure noire debout dans la stalle, et appuyant sa main sur l’épaule du cheval : « Qui es-tu ? dit le baron, et que fais-tu ici ? — Je demande un asile et l’hospitalité, répondit l’inconnu ; et je te conjure de me les accorder, par l’épaule de ton cheval et par le tranchant de ton épée : puissent-ils, en retour, ne te manquer jamais à l’instant du plus terrible danger ! — Tu es donc un frère du feu sacré, répliqua le baron Herman d’Arnheim ; je ne puis te refuser l’asile que tu me demandes, suivant le cérémonial des mages perses. Contre qui et pour quel espace de temps réclames-tu ma protection ? — Contre ceux, répliqua l’étranger, qui viendront me chercher ici avant le premier chant du coq, et pour un an et un jour pleins à partir de cet instant. — Je ne puis te refuser, dit le baron, sans manquer à mon serment et à mon honneur. Je réponds de ta sûreté pour un an et un jour, et tu partageras avec moi mon toit et ma chambre, mon vin et ma nourriture. Mais il te faudra, toi aussi, obéir à la loi de Zoroastre qui, outre qu’elle porte que le plus puissant protège le frère plus faible, porte encore que le plus savant instruise le frère qui a moins de science. Je suis le plus puissant, et tu seras à l’abri du danger sous ma protection ; mais tu es le plus savant, et tu dois m’initier aux plus secrets mystères. — Vous raillez votre serviteur, répliqua l’étrange personnage ; mais si Dannischemend ne sait rien qui puisse profiter à Herman, ses instructions seront pour lui comme celles d’un père pour son fils. — Sors donc du lieu où tu t’es réfugié, dit le baron d’Arnheim ; je te jure, par le feu sacré qui dure toujours sans aliment terrestre, par la fraternité qui existe entre nous, par l’épaule de mon cheval et par le tranchant de ma bonne épée, que je te soustrairai au péril pendant un an et un jour, aussi bien qu’il me sera possible. »

« L’étranger sortit donc de la stalle, et les domestiques qui virent la singularité de son extérieur ne s’étonnèrent plus des frayeurs de Caspord, l’écuyer-maître, lorsqu’il avait trouvé un pareil individu dans l’écurie, sans pouvoir imaginer par où il était entré. Lorsqu’il arriva dans le salon bien éclairé où le baron le conduisit, comme il eût fait pour un hôte bienvenu et honorable, l’étranger parut être fort, grand et plein de dignité. Il portait le costume asiatique, c’est-à-dire un long cafetan noir, semblable à la robe des Arméniens, et un haut bonnet carré, couvert de la laine des moutons astracans. Chaque partie de son costume était noire, ce qui faisait ressortir la longue barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Sa robe était attachée par une ceinture de soie noire en filet, à laquelle était suspendue, au lieu de poignard ou d’épée, une boîte d’argent qui renfermait tous les objets nécessaires pour écrire, et un rouleau de parchemin. Le seul ornement de sa personne consistait en un gros rubis d’un éclat extraordinaire qui, chaque fois que l’inconnu approchait de la lumière, brillait encore bien plus merveilleusement, comme si cette pierre précieuse eût lancé les rayons qu’elle ne faisait que réfléchir. À l’offre de rafraîchissements, l’étranger répondit : « Je ne puis manger de pain, l’eau ne peut toucher mes lèvres, avant que le vengeur ait passé devant ton seuil. »

« Le baron fit arranger de nouveau les lampes et allumer d’autres torches, puis, envoyant tout son monde se coucher, il demeura seul dans le salon, assis près de l’étranger, son hôte. À l’heure sinistre de minuit, les portes du château s’ébranlèrent comme par un ouragan, et une voix semblable à celle d’un héraut réclama son légitime prisonnier Dannischemend, fils d’Hali. La sentinelle de garde entendit alors une fenêtre basse du salon s’ouvrir, et put distinguer la voix de son maître qui parlait à la personne dont les sommations venaient de retentir devant le château. Mais la nuit était si obscure qu’il lui fut impossible de voir les interlocuteurs ; et la langue dans laquelle ils parlaient étaient entièrement étrangère, ou mêlée de tant de mots inconnus, qu’elle ne put comprendre une syllabe de ce qu’ils disaient. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées lorsque celui qui était en dehors éleva de nouveau la voix comme la première fois, et dit en allemand : « J’oublie donc mes droits pour un an et un jour ; mais les faisant valoir quand le temps sera écoulé, je viendrai réclamer une justice, et l’on ne me refusera point davantage. »

« À dater de ce moment, Dannischemend le Persan fut l’hôte constant du château d’Arnheim, et jamais en vérité, pour aucun motif, il ne traversa le pont-levis. Ses amusements ou ses études semblaient concentrés dans la bibliothèque du château et dans le laboratoire où le baron travaillait souvent avec lui plusieurs heures de suite. Les habitants du vieux manoir ne trouvaient rien à blâmer dans le Mage ou Persan, sinon qu’il paraissait se dispenser des pratiques de religion, puisqu’il n’allait ni à la messe ni à confesse, et n’accomplissait pas davantage les autres cérémonies religieuses. Le chapelain, il est vrai, se déclarait fort satisfait de l’état de la conscience de l’étranger ; mais on a long-temps soupçonné que le digne ecclésiastique ne conservait ses faciles fonctions qu’à la condition très raisonnable d’approuver les principes et de certifier l’orthodoxie de tous les hôtes que le baron invitait à jouir de son hospitalité.

« On observa que Dannischemend était extrêmement rigide à remplir ses dévotions particulières, en se prosternant aux premiers rayons du soleil levant, et qu’il avait fabriqué une lampe d’argent dans les plus belles proportions, qu’il avait placée sur un piédestal représentant une colonne tronquée de marbre dont la base était couverte de signes hiéroglyphiques. Avec quelles essences en alimentait-il la flamme, c’était chose inconnue pour tout le monde, sauf peut-être pour le baron. Mais la flamme était plus vive, plus pure, plus brillante que toutes celles qu’on avait jamais vues, excepté celle du soleil lui-même, et l’on croyait généralement que Dannischemend en faisait l’objet de ses adorations en l’absence de cet astre sacré. On n’avait plus rien remarqué, sinon que ses mœurs semblaient sévères, sa gravité profonde, sa manière de vivre frugale, ses veilles et ses jeûnes très fréquents. Excepté dans des occasions particulières, il ne parlait à personne qu’au baron ; mais comme il avait une bourse bien garnie et qu’il était libéral, il était considéré par les domestiques avec respect, il est vrai, mais sans crainte ni répugnance.

« Le printemps avait succédé à l’hiver, l’été avait produit ses fleurs et l’automne ses fruits qui mûrissaient et mollissaient, lorsqu’un page qui les accompagnait quelquefois dans le laboratoire pour les aider manuellement au besoin, entendit le Persan dire au baron d’Arnheim : « Vous ferez bien, mon fils, de retenir mes paroles, car les leçons que je vous donne tirent à leur fin, et il n’existe pas de puissance sur terre capable de retarder plus longtemps ma destinée. — Hélas ! mon maître, répliqua le baron, faut-il donc que je perde l’avantage d’être dirigé par vous, au moment même où votre aide me devient si nécessaire pour me placer sur le pinacle même du temple de la Sagesse ? — Ne vous découragez pas, mon fils, répondit le sage ; je léguerai la tâche de vous perfectionner dans vos études à ma fille qui viendra ici tout exprès. Mais n’oubliez pas, si vous attachez du prix à la durée de votre famille, qu’il ne faut la regarder que comme un guide de vos études ! car si vous ne songez plus à l’institutrice en voyant la beauté de la jeune vierge, vous serez enseveli avec votre épée et votre écu comme dernier rejeton mâle de votre maison ; et d’autres malheurs, croyez-moi, s’ensuivront encore, car de telles alliances n’amènent jamais un heureux résultat, et j’en suis moi-même un exemple… Mais, silence ! on nous observe. »

« Les domestiques du château d’Arnheim, dont les objets de distraction n’étaient pas fort nombreux, remarquaient avec d’autant plus d’attention ceux qu’ils pouvaient rencontrer ; et quand approcha le terme auquel le Persan devait cesser de recevoir l’hospitalité au château, grand nombre d’entre eux, sous différents prétextes, dont la frayeur était le mobile secret, allèrent se cacher, tandis que les autres se tinrent dans l’attente de quelque catastrophe singulière et terrible. Rien de tel n’arriva pourtant ; et au jour déterminé, bien avant l’heure fatale de minuit, Dannischemend termina sa longue visite au château d’Arnheim en sortant à cheval par la porte, comme un voyageur ordinaire. Le baron avait cependant pris congé de son maître avec de nombreuses marques de regret et même du plus vif chagrin. Le sage Persan le consola en lui parlant à voix basse et long-temps ; mais on n’entendit que la fin de ses paroles : « Au premier rayon du soleil elle sera avec vous. Soyez bienveillant pour elle, mais avec une grande réserve. » Il partit alors, et depuis il ne fut jamais question de lui dans les environs d’Arnheim.

« On remarqua que le baron, durant tout le jour du départ de l’étranger, fut d’une excessive mélancolie. Il resta, contre sa coutume, dans le grand salon, et ne visita ni la bibliothèque ni le laboratoire, où il ne pouvait plus jouir de la compagnie de son ancien instituteur. À la pointe du jour suivant, sire Herman appela son page, et contrairement à son habitude, qui était plutôt de s’habiller avec négligence, il mit à sa parure le plus grand soin ; et, comme il était dans le printemps de la vie et d’une noble figure, il avait raison d’être satisfait de son extérieur. Sa toilette finie, il attendit que le soleil se montrât au dessus de l’horizon, et alors, prenant sur la table la clef du laboratoire, que le page croyait y être restée toute la nuit, il se dirigea vers ce lieu, suivi de son serviteur. À la porte, le baron s’arrêta et sembla tout-à-coup hésiter, d’abord s’il ne renverrait pas le page, ensuite s’il ouvrirait la porte, comme eût fait une personne qui se serait attendue à trouver quelque chose d’extraordinaire en dedans, il persista dans sa résolulution pourtant : tournant la clef, il ouvrit la porte et entra. Le page suivit de près son maître, et fut surpris, au point d’en être extrêmement effrayé, de ce qu’il vit alors, quoique l’objet, quelque extraordinaire qu’il fût, n’eût rien que de charmant et d’aimable.

« La lampe d’argent était éteinte ou avait disparu de son piédestal, en place duquel se tenait une femme d’une beauté ravissante, portant le costume perse où dominait la couleur rose ; mais elle n’avait ni turban ni aucune parure de tête, sauf un ruban bleu passé autour de ses cheveux bruns et attaché par une agrafe d’or dont le côté visible était orné d’une superbe opale qui, au milieu des couleurs changeantes propres à cette pierre précieuse, répandait une légère teinte de rouge semblable à une étincelle de feu. La taille de cette jeune personne était plutôt au dessous de la moyenne, mais parfaitement bien prise. Le costume oriental, avec les larges pantalons liés autour des chevilles, laissait voir les plus jolis petits pieds qu’on vit jamais, tandis que des mains et des bras d’une proportion parfaite sortaient de dessous les plis de la robe. La physionomie de cette petite créature était d’un caractère aimable et expressif, où semblaient prédominer la vivacité et l’esprit ; enfin, ses yeux vifs et noirs, avec leurs sourcils bien arqués, paraissaient présager les remarques fines que ses lèvres roses et souriant à demi étaient prêtes à laisser échapper.

« Le piédestal sur lequel elle se tenait, ou plutôt était perchée, n’aurait point paru assez solide si un corps plus pesant que le sien l’eût occupé. Mais, de quelque manière qu’elle s’y fût placée, elle semblait s’y tenir aussi légère et aussi sûre qu’une linotte qui descend du haut des airs se poser sur la tige d’un bouton de rose. Le premier rayon du soleil levant, tombant à travers une fenêtre directement opposée au piédestal, augmenta encore l’effet de cette charmante figure, qui demeurait aussi immobile que si elle eût été de marbre. Elle ne témoigna s’apercevoir de la présence du baron d’Arnheim que par une respiration plus pressée et une vive rougeur accompagnée d’un léger sourire.

« Quelque raison que pût avoir le baron d’Arnheim pour s’attendre à voir un objet tel que celui qui se trouvait alors sous ses yeux, cet objet déployait une beauté tellement au dessus de l’attente du baron, que celui-ci resta un moment sans pouvoir respirer. Mais soudain il sembla se rappeler que son devoir exigeait qu’il souhaitât à la belle étrangère la bienvenue dans son château, et la délivrât de sa position précaire. Il s’avança donc vers elle avec des paroles de salutations sur les lèvres, et il levait déjà les bras pour la descendre de son piédestal, qui était haut d’environ six pieds ; mais la légère et active étrangère n’accepta que le secours de sa main, et sauta lestement sur le plancher, sans plus paraître y faire attention que si elle eût été formée du léger duvet des plantes. Ce fut seulement, à vrai dire, par la pression momentanée de sa petite main que le baron d’Arnheim reconnut qu’il avait affaire à un être de chair et d’os.

« Je suis venue suivant l’ordre qu’on m’a donné, » dit-elle en promenant ses regards autour de la chambre ; « vous pouvez compter sur une maîtresse active et diligente, et j’espère être assez heureuse pour rencontrer un élève attentif. »

« Après l’arrivée de cet être bizarre et intéressant au château d’Arnheim, divers changements eurent lieu dans l’intérieur de la maison. Une dame de haut rang, mais de médiocre fortune, la respectable veuve d’un comte de l’empire, qui était parente du baron, reçut et accepta une invitation de venir présider aux affaires domestiques de son cousin, et éloigna par sa présence tous les soupçons qu’aurait pu faire naître le séjour d’Hermione dans son manoir, car c’est ainsi que la belle Persane était généralement appelée.

« La comtesse de Waldstetten poussait la complaisance si loin, qu’elle ne s’absentait presque jamais, soit de la bibliothèque, soit du laboratoire, quand le baron d’Arnheim prenait sa leçon ou poursuivait quelque étude avec la jeune et belle institutrice qui avait été si étrangement substituée au vieux mage. Si le rapport de cette dame mérite foi, leurs travaux étaient d’une nature très extraordinaire, et les résultats qu’elle voyait souvent obtenir pouvaient aussi bien produire la frayeur que l’étonnement ; mais elle les défendait énergiquement du reproche de pratiquer des arts illicites ou de dépasser les bornes de la science naturelle.

« Un meilleur juge en pareille matière, l’évêque de Bamberg lui-même, fît une visite à Arnheim dans l’intention de s’assurer d’une science qui faisait tant de bruit dans tous les pays qu’arrose le Rhin. Il conversa avec Hermione, et la trouva si parfaitement instruite des vérités de la religion, si bien imbue de ses doctrines, qu’il la compara à un docteur en théologie sous le costume d’une danseuse orientale. Quand on interrogea l’évêque sur les connaissances d’Hermione dans les langues et les sciences, il répondit qu’il avait été attiré à Arnheim par les rapports les plus extravagants sous ce point de vue, mais qu’il devait avouer à son retour « qu’on ne lui avait pas même dit la moitié de la vérité. »

« Par suite de ce témoignage irrécusable, les bruits sinistres auxquels avait donné naissance la singulière apparition de la belle étrangère ne tardèrent pas à cesser, d’autant mieux que l’amabilité de ses manières lui gagnait, même involontairement, la bienveillance de tous ceux qui l’approchaient.

« Cependant un changement notable commençait à s’opérer dans les entrevues de la charmante institutrice et de son élève. Elles se passaient bien toujours avec les mêmes précautions, et jamais, autant du moins qu’on pouvait l’observer, elles n’avaient lieu hors de la présence de la comtesse de Waldstetten ou de quelque autre tierce personne aussi respectable ; mais le lieu de ces rencontres n’était plus la bibliothèque du savant, ni le laboratoire du chimiste… les jardins et les bosquets leur semblaient avoir aussi des agréments. Des parties de chasse et de pêche, des soirées entières consacrées à la danse paraissaient annoncer que les études de la sagesse étaient momentanément abandonnées pour la poursuite des plaisirs. Il n’était pas difficile de deviner la cause de tout cela : le baron d’Arnheim et la séduisante Hermione, parlant une langue différente de toutes les autres, pouvaient savourer les délices d’une conversation privée au milieu même du tumulte et de la gaité qui les entouraient, et personne ne fut surpris d’entendre annoncer formellement, après plusieurs semaines de fêtes, que la belle Persane allait épouser le baron d’Arnheim.

« Les manières de cette séduisante jeune personne étaient si aimables, sa conversation si animée, son esprit si vif, pourtant si bien tempéré par son bon naturel et sa modestie, que, malgré son origine inconnue, sa haute fortune excitait moins l’envie qu’on n’aurait pu s’y attendre dans un cas si singulier. Surtout sa générosité captivait et gagnait les cœurs de toutes les jeunes personnes qui l’approchaient. Sa richesse semblait n’avoir pas de bornes, car les joyaux qu’elle distribuait à ses belles amies l’auraient autrement laissée sans parure pour elle-même. Ces bonnes qualités, cette libéralité principalement, non moins que la simplicité de son esprit et de son caractère, qui formait un délicieux contraste avec l’étendue des connaissances acquises qu’elle était connue pour posséder… tous ces heureux dons et l’absence complète de toute vanité lui faisaient pardonner sa supériorité par ses compagnes mêmes. On remarquait encore dans elle certaines particularités, exagérées peut-être par l’envie, qui semblaient établir une distinction mystique entre la belle Hermione et les simples mortels avec qui elle daignait vivre et converser.

« Dans la danse joyeuse, elle était sans rivale pour la souplesse et la légèreté, tellement que ses pas semblaient ceux d’un être aérien. Elle pouvait, sans le moindre effort, prolonger le plaisir de cet exercice au point de fatiguer les plus vigoureux danseurs ; et le jeune duc de Hochspringen lui-même, qui était renommé comme un des amateurs les plus infatigables de l’Allemagne, après lui avoir servi de cavalier pendant une demi-heure, fut forcé d’abandonner la contredanse, et se jeta épuisé de fatigue sur un sopha, en s’écriant qu’il avait dansé, non avec une femme, mais avec un ignis fatuus, autrement dit un feu follet.

« On prétendait encore tout bas que, lorsqu’elle jouait avec ses jeunes compagnes dans le labyrinthe et dans les allées des jardins du château, soit à cache-cache, soit à des jeux qui ne demandaient pas moins d’activité, elle se trouvait alors aussi douée de cette légèreté surnaturelle qu’on supposait se développer en elle quand elle dansait. Elle apparaissait au milieu de ses compagnes, puis disparaissait aussitôt avec une inconcevable rapidité : haies, treillages, obstacles de tout genre, elle franchissait tout d’une manière que l’œil le plus vigilant ne pouvait découvrir ; car, après l’avoir vue un instant de l’autre côté de la barrière, le spectateur la voyait l’instant d’ensuite auprès de lui.

« Dans ces moments où ses yeux étincelaient, où l’on voyait ses joues rougir et toute sa personne s’animer, on prétendait que l’agrafe d’opale qui brillait dans ses cheveux, ornement qu’elle ne quittait jamais, lançait alors avec une vivacité bien plus grande la petite étincelle ou langue de feu. De même, lorsqu’Hermione se trouvait dans la salle à la chute du jour, et que sa conversation s’animait plus que de coutume, on croyait que le joyau devenait brillant, et même répandait une lueur vive et scintillante, qui semblait jaillir de la pierre elle-même, et n’être pas produite comme de coutume par la réflexion d’une autre lumière. On entendait aussi ses femmes dire que, quand leur maîtresse était agitée d’un court et léger accès d’impatience, la seule faiblesse de caractère qu’on lui connût, elles pouvaient remarquer des étincelles d’un rouge ardent saillir du diamant mystique, comme s’il sympathisait avec les émotions de celle qui le portait. Les filles qui l’aidaient à sa toilette rapportaient en outre que la jeune fille ne se séparait de son opale que pour quelques minutes lorsqu’on la peignait ; qu’elle était extrêmement pensive et silencieuse pendant l’espace de temps qu’elle la déposait, et que surtout elle témoignait beaucoup de crainte lorsqu’on approchait quelque liquide de ce diamant : même en prenant de l’eau bénite à la porte de l’église, on la voyait faire attention à ne pas se signer au front, de peur, supposait-on, que l’eau ne touchât la précieuse opale.

« Ces bruits singuliers n’empêchèrent pas de poursuivre les préparatifs de son mariage avec le baron d’Arnheim. Il fut célébré dans les formes voulues, et avec la plus grande pompe, et le jeune couple sembla commencer une vie de bonheur, telle qu’on en trouve rarement sur terre. Avant l’expiration d’une année, la jolie baronne donna à son époux une fille qu’on devait baptiser sous le nom de Sybilla, car c’était celui de la mère du comte. Comme la santé de l’enfant était excellente, la cérémonie du baptême fut différée jusqu’à ce que la mère fût relevée de couches : beaucoup de personnes furent invitées, et le château reçut une nombreuse compagnie.

« Parmi les hôtes se trouvait une vieille dame, connue dans la société pour jouer le rôle des méchantes fées dans les contes des ménestrels : c’était la baronne de Steinfeldt, fameuse dans le voisinage pour son insatiable curiosité et son excessif orgueil. Elle n’eut besoin que de passer plusieurs jours au château pour, à l’aide d’une femme de chambre qui lui servait d’espion, savoir tout ce qu’on disait, pensait et soupçonnait relativement à la baronne Hermione. C’était le matin du jour où le baptême devait avoir lieu : toute la compagnie était rassemblée au salon, et l’on n’attendait plus que la baronne elle-même pour passer dans la chapelle, lorsqu’il s’éleva entre cette orgueilleuse dame qui se plaisait tant à médire, et la comtesse de Waldstetten, une violente discussion à propos de la préséance qu’elles se disputaient : on s’en référa au baron d’Arnheim, qui décida en faveur de la comtesse. Madame de Steinfeldt ordonna aussitôt à ses gens de préparer son palefroi et de monter eux-mêmes à cheval.

« Je quitte, dit-elle, ces lieux où une bonne chrétienne n’aurait jamais dû entrer ; je quitte une maison dont le maître est un sorcier, la maîtresse un démon qui n’ose se signer au front avec de l’eau bénite, et leur dame de compagnie une misérable qui se résigne pour une vile pitance à servir d’entremetteuse entre un magicien et un diable incarné. »

« Elle partit alors avec la rage sur la figure et le dépit dans le cœur.

« Le baron d’Arnheim s’avança alors et demanda aux chevaliers et aux gentilshommes qui l’entouraient, s’il en était un seul parmi eux qui osât soutenir l’épée à la main les infâmes mensonges qui venaient d’être débités sur lui, son épouse et sa parente.

« Il n’y eut qu’une voix pour répondre que personne ne voulait soutenir, dans une si mauvaise cause, le dire de la baronne de Steinfeldt, et pour témoigner unanimement dans toute l’assemblée que ces paroles lui avaient été dictées par un esprit de fausseté et de calomnie.

« Laissons alors tomber à terre un mensonge qu’aucun homme de courage n’a envie de relever, reprit le baron d’Arnheim ; seulement les personnes ici présentes verront si la baronne Hermione accomplit ou non les rites du christianisme. »

« La comtesse de Waldstetten lui faisait des signes d’intelligence pendant qu’il parlait, pour lui montrer sa crainte, et quand la foule lui permit de s’approcher du baron, on entendit qu’elle lui disait : « Oh ! ne soyez pas imprudent ! ne tentez pas d’essai ! il y a du mystérieux dans ce talisman d’opale ; soyez sage, et laissez l’affaire tomber. »

« Le baron qui s’était mis en colère, et beaucoup plus vivement qu’il ne convenait à un homme prétendant comme lui à une réputation de sagesse… quoiqu’on doive accorder peut-être qu’un affront public, en pareil lieu, à pareille heure, suffisait bien pour ébranler la prudence de l’homme le plus calme, et la philosophie la plus sage… répondit d’un ton bref et sévère : « Allons, êtes-vous folle aussi ? » et il persista dans sa résolution.

« La baronne d’Arnheim entra à ce moment dans le salon, pâle encore par suite de ses couches, de manière à rendre son aimable visage moins animé sans doute, mais plus intéressant que de coutume. Après avoir présenté avec l’attention la plus gracieuse et la plus bienveillante ses compliments à toute la société réunie, elle allait demander pourquoi madame de Steinfeldt n’était pas présente, lorsque son mari donna le signal de se rendre à la chapelle, et lui offrit le bras pour fermer la marche. La chapelle était pleine d’une brillante compagnie, et tous les yeux se tournèrent sur les époux lorsqu’ils entrèrent dans le saint lieu, immédiatement précédés de quatre jeunes demoiselles qui portaient le petit enfant dans un berceau léger et splendide.

« Lorsqu’ils passèrent le seuil sacré, le baron mit le doigt dans le bénitier, et présenta de l’eau bénite à son épouse, qui l’accepta suivant sa coutume, en lui touchant le doigt avec le sien propre. Mais alors, comme pour confondre les calomnies de la malveillante comtesse de Steinfeldt, avec un air de familiarité et de plaisanterie qui ne convenait guère au lieu ni au moment, il jeta sur le beau front de sa femme une ou deux gouttes d’eau qui lui restaient encore au doigt ; l’opale sur laquelle tombèrent les gouttes lança une brillante étincelle semblable à une étoile qui file, et devint l’instant d’après sans plus d’éclat ni de couleur qu’un caillou ordinaire, tandis que la baronne tombait sur les dalles de la belle chapelle en poussant un profond soupir. Tous les assistans s’empressèrent de la secourir. On releva l’infortunée Hermione, qu’on porta dans sa chambre ; et son pouls, sa physionomie changèrent tellement dans le court espace de temps nécessaire pour la transporter, que tous ceux qui la virent déclarèrent que c’était une femme morte. Elle ne fut pas plus tôt dans son appartement qu’elle demanda à y rester seule avec son époux. Il passa une heure dans la chambre, et il ferma à double tour la porte sur lui. Il se dirigea alors vers la chapelle, et y demeura plus d’une heure prosterné devant l’autel.

« Cependant la plupart des hôtes s’étaient dispersés avec frayeur : quelques uns seulement restaient par politesse ou par curiosité. Tout le monde sentait qu’il était inconvenant de souffrir que la porte de l’appartement d’une femme malade demeurât fermée ; mais comme on était alarmé des circonstances de sa maladie, il se passa quelque temps avant qu’on osât troubler les dévotions du baron. Enfin les secours de l’art arrivèrent, et la comtesse de Waldstetten prit sur elle de demander la clef. Elle parla plus d’une fois à un homme qui parut incapable d’entendre, moins encore de comprendre ce qu’elle disait. Enfin il donna la clef, et ajouta d’un air sombre en la donnant, que tout secours était inutile, et qu’il désirait que tous les étrangers se retirassent du château. Peu consentirent à y rester, lorsqu’après qu’on eut ouvert la porte de la chambre dans laquelle la baronne avait été à peine deux heures auparavant déposée, on ne découvrit aucun vestige d’elle, sinon qu’on trouva environ une poignée de cendre légère et grisâtre, semblable à celle qui aurait été produite en brûlant un papier fin, sur le lit où elle avait été mise. Des funérailles solennelles n’en furent pas moins faites avec des messes et toutes les autres cérémonies spirituelles, pour l’âme de haute et noble dame Hermione d’Arnheim, et ce fut exactement le même jour, trois ans après, que le baron fut lui-même déposé dans le tombeau de la même chapelle d’Arnheim, avec son épée, son casque et son écu, comme dernier rejeton mâle de la famille. »

Là, le Suisse s’arrêta ; car ils approchaient du pont du château de Graff’s-Lust.

CHAPITRE XII.

LE LUTIN.

… Croyez-moi, monsieur, toutes ses formes sont exquises… mais ce n’est qu’un esprit.
Shakspeare La Tempête.

Il y eut un court silence après que le Bernois eut achevé sa singulière histoire. L’attention d’Arthur Philipson avait été graduellement excitée, puis soutenue par un récit qui s’accordait trop avec les idées reçues dans ce siècle, pour rencontrer chez lui l’incrédulité avec laquelle on l’aurait sans doute écouté dans des temps moins éloignés et plus éclairés.

Il était aussi extrêmement frappé de la manière dont l’histoire avait été racontée par le narrateur, qu’il n’avait jusqu’alors regardé que sous le point de vue d’un rude chasseur ou d’un grossier soldat, au lieu qu’en ce moment il accordait sans hésitation à Donnerhugel une connaissance plus étendue des usages du monde qu’il ne l’avait d’abord pensé. Le Suisse s’éleva dans son opinion au rang d’un homme de talent, mais sans faire le moindre progrès dans ses affections. « Ce fier-à-bras, » dit-il en lui-même, « a de la cervelle aussi bien que de la chair et des os, et il est plus capable de commander que je ne l’aurais cru. » Puis se tournant vers son compagnon, il le remercia de son histoire qui avait abrégé la route d’une façon si intéressante.

« Et est-ce de ce singulier mariage, continua-t-il, qu’est née Anne de Geierstein ? — Sa mère, répondit le Suisse, fut Sybilla d’Arnheim, cette enfant au baptême de laquelle la baronne mourut… disparut… ou tout ce que vous voudrez. La baronnie d’Arnheim, comme fief mâle, retourna à l’empereur. Le château n’a jamais été habité depuis la mort du dernier seigneur, et j’ai entendu dire qu’il était presque tombé en ruine. Les occupations de ses anciens propriétaires, et surtout la catastrophe du dernier occupant, ont contribué à faire de l’endroit un lieu d’habitation peu souhaitable. — Ne remarquait-on rien de surnaturel, répliqua l’Anglais, dans la jeune baronne qui épousa le frère du landamman ? — À en croire la renommée, il court des bruits étranges sur son compte. On dit que les nourrices ont vu, au milieu de la nuit, Hermione, dernière baronne d’Arnheim, pleurer auprès du berceau de l’enfant ; on dit encore mille autre choses semblables. Mais je parle ici d’après des renseignements beaucoup moins exacts que ceux sur lesquels je fonde le récit que vous venez d’entendre. — Eh bien, puisqu’on doit nécessairement croire ou rejeter une histoire, suivant les preuves que l’on peut en donner, j’oserai vous prier de me dire quelle est l’autorité en laquelle vous mettez tant de confiance ? — Très volontiers. Sachez que Théodore Donnerhugel, page favori du dernier baron d’Arnheim, était frère de mon père. À la mort de son maître, il se retira dans sa ville natale, à Bâle, où il employa presque tout son temps à m’apprendre le maniement des armes et tous les autres exercices militaires aussi bien d’Allemagne que de Suisse, car il était passé maître dans tous. Il vit de ses propres yeux et entendit de ses propres oreilles la plus grande partie des événements tristes et mystérieux que je vous ai détaillés. Si jamais vous visitez Berne, vous y pourrez voir le bon vieillard. — Vous pensez donc que l’apparition que j’ai vue cette nuit n’est pas sans rapport avec le mystérieux mariage de l’aïeul d’Anne de Geierstein ? — Ah ! ne croyez pas qu’il me soit possible de vous donner une explication quelconque d’une si étrange chose. Je puis seulement dire qu’à moins de vous faire l’injure de ne pas croire votre témoignage relativement à l’apparition de ce soir, je ne vois moyen de l’expliquer qu’en se rappelant qu’il y a une portion du sang de la jeune personne qu’on pense ne pas venir de la race d’Adam, mais plus ou moins directement de ces esprits élémentaires dont il a été question dans les temps anciens aussi bien que dans les modernes. Mais je puis me tromper. Nous verrons comment elle se porte ce matin, et s’il reste sur sa figure des traces de fatigue et de pâleur indiquant une veille nocturne. S’il n’en est rien, nous pourrons être autorisés à croire que vos yeux vous ont étrangement trompé, ou qu’ils ont été éblouis par le fantôme d’un être qui n’est pas de ce monde. »

Le jeune Anglais n’essaya point de répondre à ce discours, et il n’en avait pas le temps, car ils furent aussitôt arrêtés par le qui-vive de la sentinelle du pont-levis.

Il fallut qu’ils répondissent d’une manière satisfaisante, et deux fois au cri de qui va là, avant que Sigismond permît à la patrouille de traverser le pont. — Âne et mulet que tu es, dit Rudolphe, que signifie un délai pareil ? — Âne et mulet toi-même, capitaine, » répliqua le Suisse à cette demande. « J’ai déjà été surpris une fois cette nuit à mon poste par un lutin, et j’ai acquis bien assez d’expérience sur cette matière pour ne pas m’y laisser prendre aisément une autre fois. — Quel lutin, imbécile, serait assez sot pour venir jouer ses tours aux dépends d’un pauvre animal comme toi ? — Tu es aussi bourru que mon père, capitaine, qui cries au fou et à l’imbécile à chaque mot que je dis ; et pourtant j’ai des lèvres, une langue et des dents pour parler, aussi bien que les autres. — Nous ne discuterons pas sur ce sujet. Il est clair que si tu diffères des autres gens, c’est par un point particulier qu’on ne doit guère espérer que tu puisses sentir ni reconnaître. Mais qu’est-ce donc, je te le demande au nom de la vérité, qui t’a alarmé à ton poste ? — Tenez, voici la chose, capitaine. Je m’ennuyais un peu, voyez-vous, de considérer la pleine lune, et de réfléchir à ce qu’elle pouvait faire dans l’univers, et de me demander comment nous pouvions la voir aussi bien d’ici que de chez nous, lorsque ce château est à tant de milles de Geierstein. J’étais ennuyé, dis-je, de ces réflexions et d’autres semblables ; j’enfonçai donc mon bonnet fourré sur mes oreilles, car je vous promets que le vent n’était pas chaud, et puis je me plantai ferme sur mes jambes avec un pied un peu en avant, et les deux mains appuyées sur ma pertuisane que je plaçai droit devant moi pour m’appuyer dessus ; alors je fermai les yeux. — Fermer les yeux à ton poste, Sigismond ! — Ne t’en inquiète pas ; je tenais mes oreilles ouvertes ; et pourtant la précaution fut à peu près inutile, car quelque chose passa sur le pont, et d’un pas aussi léger qu’une souris. Je levai la tête en tressaillant, lorsque l’objet se trouva en face de moi, et quand je regardai… que croyez-vous que je vis ? — Quelque imbécile comme toi, » répondit Rudolphe en touchant le pied de Philipson, pour l’engager à faire attention à la réponse ; invitation qui n’était presque pas nécessaire, puisqu’il l’attendait avec la plus vive agitation. Elle sortit enfin.

« Par saint Marc ! c’était notre parente, Anne de Geierstein ! — C’est impossible ! répliqua le Bernois. — J’en aurais dit tout autant, car j’avais jeté un coup d’œil dans sa chambre à coucher avant qu’elle y entrât, et elle était si bien arrangée, qu’une reine ou une princesse aurait pu y dormir ; et pourquoi la fillette serait-elle sortie d’un si bon appartement, lorsque tous ses amis étaient là pour la garder ? pourquoi aurait-elle été courir dans la forêt ? — Peut-être regardait-elle seulement du pont comment la nuit se passait. — Non pas, elle revenait bien de la forêt. Je l’ai vue arriver à l’extrémité du pont, et j’ai failli la frapper, croyant que c’était le diable qui avait pris sa ressemblance. Mais je me rappelai que ma hallebarde n’était pas une verge de bouleau à châtier les petits garçons et les petites filles ; et, si j’avais fait le moindre mal à Anne, vous auriez tous été furieux contre moi, et, à dire vrai, j’aurais été aussi mécontent de moi-même ; car, quoiqu’elle me lance de temps à autre une plaisanterie, ce serait une triste maison que la nôtre, si nous perdions Anne. — Butor ! as-tu parlé à cette apparition, à ce lutin, comme tu dis ? — Vraiment non, capitaine l’Esprit fin. Mon père se fâche toujours contre moi quand je parle sans réfléchir, et dans ce moment, j’étais précisément incapable de toute réflexion. De plus, je n’eus pas le temps de réfléchir, car elle passa devant moi aussi vite qu’un flocon de neige emporté par un tourbillon. Je me dirigeai pourtant vers le château après elle, en l’appelant par son nom : les dormeurs s’éveillèrent alors, nos hommes coururent aux armes, et il s’ensuivit une confusion aussi grande que si Archibald d’Hagenbach eût été au milieu de nous avec lance et épée. Et qui vit-on sortir de sa petite chambre, aussi émue, aussi épouvantée que nous tous ?… mademoiselle Anne elle-même ! Et comme elle protestait n’avoir pas quitté son appartement de la nuit, il fallut bien que moi, Sigismond, je reçusse tout le blâme, comme si je pouvais empêcher les spectres de se promener ! Mais je ne lui cachai pas ce que j’en pensais, lorsque je les vis tous se tourner contre moi. « Mademoiselle Anne, lui dis-je ; on connaît bien votre parenté : après cet avertissement amical, si vous m’envoyez encore quelques uns de vos doubles, faites-leur mettre sur la tête des chapeaux de fer, car je leur appliquerai un coup de hallebarde suisse dans toute sa pesanteur, sous quelque forme qu’ils se présentent. » Néanmoins, tous crièrent : « Honte à moi ! » et mon père me pria de sortir, sans plus de scrupule que si j’eusse été le vieux chien de la maison, qui, au lieu de veiller en dehors, s’était glissé au coin du feu. »

Le Bernois répliqua avec un air de froideur qui ressemblait beaucoup à du mépris : « Vous avez dormi à votre poste, Sigismond, grave faute militaire, et vous avez rêvé en dormant. Vous avez été bien heureux que le landamman n’ait pas soupçonné votre négligence, car, au lieu d’être renvoyé à votre faction, comme un chien de garde paresseux, on aurait bien pu vous chasser à coups de fouet comme indigne de confiance vers votre chenil de Geierstein, ainsi qu’il est arrivé pour une faute plus légère à ce pauvre Ernest… — Ernest n’est pas encore parti pourtant, et je crois qu’il pourra bien pénétrer en Bourgogne aussi avant que nous-mêmes, cette fois. Je vous prie cependant, capitaine, de ne pas me traiter en chien, mais en homme, et d’envoyer quelqu’un me relever, au lieu de babiller ici par une nuit si froide. S’il doit y avoir quelque chose à faire demain matin, et la chose me paraît assez probable, une bouchée de nourriture et une minute de sommeil seront un préparatif fort convenable, car je suis resté ici en sentinelle pendant deux mortelles heures. »

Le jeune géant se mit alors à bâiller d’une manière effroyable, comme pour donner une nouvelle force aux raisons dont il appuyait sa requête.

« Une bouchée et une minute, reprit Rudolphe… un bœuf rôti et une léthargie comme celle des sept dormants suffiraient à peine pour rendre leur force à tes membres las et engourdis. Mais je suis ton ami, Sigismond, et tu peux compter sur un rapport favorable de ma part ; tu vas être relevé à l’instant, afin d’aller dormir, s’il est possible, sans être troublé par des rêves… Passez, jeunes gens, » continua-t-il, en s’adressant aux autres qui le rejoignaient en ce moment, « et allez prendre du repos ; Arthur d’Angleterre et moi nous rendrons compte de notre patrouille au landamman et au banneret. »

La patrouille entra donc dans le château, et les hommes qui rentraient eurent bientôt rejoint leurs compagnons endormis. Rudolphe Donnerhugel saisit le bras d’Arthur, et tandis qu’ils se dirigeaient vers la grande salle, il lui dit à l’oreille…

« Voilà d’étranges événements !… croyez-vous que nous devions en faire le rapport à la députation ? — Je dois, répondit Arthur, m’en remettre à vous, qui êtes notre capitaine. J’ai rempli mon devoir en vous disant ce que j’avais vu… ou cru voir… C’est à vous de juger jusqu’à quel point il est convenable d’en instruire le landamman : seulement, comme la chose intéresse l’honneur de sa famille, je pense que c’est à son oreille seule qu’il faut la confier. — Je ne vois pas qu’il soit nécessaire de rien dire, répliqua aussitôt le Bernois : cela ne peut toucher personne, ni intéresser la sûreté générale ; mais je ne manquerai pas, quelque jour, d’en causer avec Anne. »

Cette dernière remarque causa autant de peine à Arthur que la proposition de silence absolu sur une affaire si délicate lui avait procuré de satisfaction. Mais son mécontentement était d’une nature qu’il crut nécessaire de cacher, et il répondit en conséquence avec autant de tranquillité que possible :

« Vous agirez, seigneur capitaine, comme votre sentiment du devoir et votre délicatesse vous y engageront. Quant à moi, je garderai le silence sur ce que vous appelez les étranges événements de la nuit, rendus doublement merveilleux par le rapport de Sigismond Biederman. — Et aussi sur ce que vous avez vu et entendu relativement à nos auxiliaires de Berne ? — Je me garderai certainement d’en parler, à moins que je n’aie résolu d’apprendre à mon père le risque que court son bagage d’être examiné et saisi aux portes de La Ferette. — C’est inutile ; je réponds sur ma tête et mon bras de la sûreté de toute chose lui appartenant. — Je vous remercie en son nom ; mais nous sommes de pacifiques voyageurs, qui devons plutôt désirer d’éviter une querelle que d’y donner lieu, quand même nous serions sûrs d’en sortir avec avantage. — Ce sont les sentiments d’un marchand, mais non d’un soldat, » dit Rudolphe d’un ton froid et mécontent : « au reste cette affaire vous regarde, vous devez agir comme il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, si vous allez à La Ferette sans nous, vous exposez vos marchandises et votre vie. »

Ils entrèrent, en causant ainsi, dans l’appartement où reposaient leurs compagnons de voyage. Les hommes qui composaient la dernière patrouille s’étaient déjà couchés parmi leurs camarades endormis, à l’extrémité de la salle. Le landamman et le banneret de Berne écoutèrent Donnerhugel présenter son rapport et dire que les patrouilles, avant et après minuit, s’étaient faites en sûreté, sans qu’on rencontrât rien qui laissât craindre ou soupçonner aucun péril. Le Bernois s’enveloppa alors de son manteau, et, s’étendant sur la paille avec cette heureuse indifférence pour ses aises, et cette promptitude à saisir l’instant du repos, qui s’acquièrent par une vie dure et occupée, il dormit au bout de quelques minutes.

Arthur resta sur pied un peu plus long-temps, pour jeter un regard inquiet sur la porte de l’appartement d’Anne de Geierstein, et réfléchir aux merveilleuses circonstances de la nuit. Mais elles formaient un mystérieux chaos, et il ne pouvait trouver aucune clef pour y pénétrer ; en outre, la nécessité de s’entretenir aussitôt avec son père donna forcément un autre cours à ses pensées. Il était obligé de recourir au mystère et à la précaution. Il alla donc se reposer auprès de son père, dont le lit, suivant l’hospitalité qu’il avait trouvée depuis le commencement de son séjour au milieu des bons Helvétiens, avait été disposé dans la place de l’appartement qu’on avait jugée la plus convenable, et un peu à l’écart des autres. Il dormait profondément, mais il s’éveilla, touché par son fils, qui lui annonça à voix basse et en anglais, pour plus de précautions, qu’il avait d’importantes nouvelles à lui communiquer en particulier.

« Est-ce une attaque de notre poste ? dit le vieux Philipson ; nous faut-il prendre les armes ? — Pas encore, dit Arthur ; je vous prie de ne pas vous lever, de ne pas donner l’alarme… c’est une affaire qui ne concerne que vous. — Dites donc vite, mon fils ; vous parlez à un homme trop habitué au péril pour qu’il s’en effraie. — C’est un cas à examiner dans votre sagesse. J’ai appris, durant la patrouille que j’ai faite, que le gouverneur de La Ferette saisirait indubitablement votre bagage et vos marchandises, sous prétexte de lever le tribut que réclame le duc de Bourgogne. On m’a aussi informé que les jeunes Suisses qui nous servent d’escorte sont déterminés à ne pas souffrir cette exaction, et se croient assez nombreux, assez forts pour le faire avec succès. — Par saint George ! cela ne doit pas être ; ce serait mal payer de retour le bon landamman que de donner au fier duc le prétexte d’une guerre que l’excellent vieillard désire si vivement éviter autant que possible. Toutes les exactions, quelles qu’elles soient, je m’y soumettrai joyeusement ; mais si l’on saisissait mes papiers, je serais perdu. Je n’étais pas sans crainte à ce sujet : aussi ne me suis-je pas réuni très volontiers à la troupe du landamman : il faut nous en séparer. Ce rapace gouverneur ne mettra sûrement pas la main sur une députation qui se rend à la cour de son maître sous la protection du droit des gens ; mais je vois sans peine que notre présence parmi eux pourra occasionner une querelle qui satisfera également et les vues sordides du gouverneur, et l’humeur belliqueuse de ces jeunes gens qui ne cherchent qu’à se faire insulter. L’insulte ne leur viendra point à cause de nous. Nous laisserons les députés prendre les devants, et nous attendrons qu’ils soient passés. Si ce d’Hagenbach n’est pas le plus déraisonnable des hommes, je trouverai moyen de le contenter en ce qui nous concerne personnellement. En attendant, je vais tout de suite éveiller le landamman, et lui faire part de notre résolution. »

Il le fit à l’instant, car Philipson n’était pas long à exécuter ses projets. Au bout d’une minute il fut auprès d’Arnold Biederman, qui, s’appuyant sur le coude, écouta sa communication, tandis que par dessus l’épaule du landamman passait la tête et la longue barbe du député de Schwitz, son grand œil bleu luisant de dessous un bonnet de fourrure, et fixé sur la figure de l’Anglais, mais jetant de temps à autre un regard autour de lui pour observer l’impression que ce qui était dit produisait sur ses collègues.

« Mon digne et cher hôte, disait le vieux Philipson, nous avons ouï dire qu’il était certain que nos pauvres marchandises seraient exposées à des taxes, même à une saisie, lors de notre passage à La Ferette, et je m’estimerais heureux d’éviter toute cause de querelle, dans votre intérêt aussi bien que dans le nôtre. — Mais vous ne doutez pas que nous ne puissions vous protéger, que nous ne vous protégions ? répliqua le landamman. Je vous dis, Anglais, que l’hôte d’un Suisse est aussi en sûreté à côté de lui qu’un aiglon sous l’aile de sa mère ; et nous quitter parce que le danger approche, c’est faire injure à notre courage et à notre constance. Je désire la paix ; mais le duc de Bourgogne lui-même ne fera jamais le moindre mal à un de mes hôtes, autant que je pourrai l’en empêcher. »

À ces mots le député de Schwitz ferma son poing, gros comme un jarret de bœuf, et l’étendit par dessus l’épaule de son ami.

« C’est précisément pour éviter ce malheur, mon digne hôte, répliqua Philipson, que j’ai résolu de quitter votre agréable compagnie plus tôt que je ne l’aurais désiré, et que je ne m’y serais attendu. Songez-y, mon brave et digne hôte, vous êtes un ambassadeur qui cherchez la paix, et moi un marchand qui cherche le gain. La guerre, les querelles qui peuvent causer la guerre sont également nuisibles à vos projets et aux miens. Je vous avoue franchement que je suis dans l’intention et en état de payer une forte rançon, et quand vous serez parti, j’en négocierai le montant. Je séjournerai dans la ville de Bâle jusqu’à ce que j’obtienne de justes conditions d’Archibald d’Hagenbach, et fût-il même aussi avide que vous le dépeigniez, il se modérera plutôt un peu avec moi que de perdre tout profit en m’obligeant à retourner sur mes pas ou à prendre une autre route. — Vous parlez sagement, seigneur Anglais, dit le landamman, et je vous remercie de m’avoir rappelé quels étaient mes devoirs. Mais il ne faut cependant pas que vous couriez au devant du danger. Dès que nous serons passés, le pays sera ouvert aux dévastations des cavaliers et des Bourguignons, et des lansquenets qui balayeront les routes dans toutes les directions. Les gens de Bâle sont malheureusement trop peureux pour vous protéger : ils vous abandonneraient un premier mot du gouverneur ; et quant à la justice et à la douceur, vous pouvez aussi bien l’attendre de l’enfer que d’Hagenbach. — Il y a, dit-on, reprit Philipson, des conjurations qui peuvent faire trembler l’enfer lui-même ; et je possède le moyen de me rendre favorable même ce d’Hagenbach, pourvu que je parvienne à lui parler en particulier. Mais j’avoue que je ne puis m’attendre qu’à être tué par ces féroces cavaliers pour la valeur de mon manteau — S’il en est ainsi, répliqua le landamman, et s’il faut absolument nous séparer, car je ne nie pas que vous ne m’alléguiez de sages et puissantes raisons, pourquoi ne quitteriez-vous pas Graff’s-Lust deux heures avant nous ? Les routes seront sûres puisque l’on s’attend à notre escorte ; et vous trouverez probablement, si vous faites diligence, l’infâme d’Hagenbach non encore ivre, et aussi capable que jamais d’entendre raison… c’est-à-dire de comprendre son intérêt. Mais après qu’il a fait passer son déjeuner avec du vin du Rhin (et il en boit tous les matins avant d’aller à la messe), ses emportements aveuglent sa cupidité même. — Tout ce dont j’ai besoin pour exécuter ce projet, dit Philipson, c’est un mulet pour porter ma valise qui est au milieu de tout votre bagage. — Prenez la mule qui le porte ; elle appartient à mon collègue de Schwitz que voilà : il s’estimera heureux de vous la prêter, — Oui-dà, quand même elle vaudrait vingt couronnes ; puisque mon camarade Arnold le désire, prenez-la, » dit la vieille barbe blanche.

« Je l’accepterai comme un prêt, avec reconnaissance, dit l’Anglais ; mais comment vous passerez-vous de cet animal ? Il ne vous en reste plus qu’un ! Nous le remplacerons aisément à Bâle, répondit le landamman, même nous pourrons faire servir ce petit retard à votre dessein, seigneur Anglais. J’ai fixé notre départ à la première heure après le lever du jour ; nous le différerons d’une heure, ce qui nous donnera le temps de trouver un cheval ou une mule, et à vous, sir Philipson, le loisir d’arriver à La Ferette, où j’espère que vous terminerez pour le mieux vos affaires avec d’Hagenbach, et que vous nous rejoindrez pour voyager encore de compagnie en Bourgogne. — Si nos intérêts respect ne nous permettent de faire route ensemble, digne landamman, répondit le marchand, je m’estimerai très heureux de redevenir votre compagnon de voyage… Maintenant livrez-vous de nouveau au sommeil que j’ai interrompu. — Dieu vous bénisse, bon et digne homme ! » dit le landamman se levant et embrassant l’Anglais, — « dussions-nous ne jamais nous revoir, je n’oublierai pas de ma vie le marchand qui négligea ses propres intérêts pour suivre le chemin de la sagesse et de la droiture. Je ne connais personne qui n’eût risqué d’ensanglanter tout un lac pour sauver cinq onces d’or… Adieu, vous aussi, brave jeune homme : vous avez appris parmi nous à tenir votre pied ferme sur le bord d’un précipice helvétien ; mais nul ne peut vous enseigner aussi bien que votre père à suivre une droite route au milieu des marais et des précipices de la vie humaine. »

Il embrassa alors ses amis, leur fit chaudement ses adieux, et fut imité, comme d’ordinaire, par son collègue de Schwitz, qui promena sa longue barbe blanche sur les deux joues du père et du fils, et les invita encore à se servir de sa mule. Tous ensuite s’arrangèrent pour reposer encore, et dormir jusqu’à l’apparition de l’aurore d’automne.

CHAPITRE XIII.

LE GOUVERNEUR.

L’inimitié et la colère sont récemment entrées dans l’esprit de votre duc soi-disant offensé ; il sévit contre les marchands, nos honnêtes concitoyens, qui, manquant d’or pour racheter leur vie, ont scellé de leur sang ses rigoureuses lois.
Shakspeare, Comédie des Erreurs.

L’aurore commençait à peine à dominer l’horizon lointain qu’Arthur Philipson était sur pied, préparant tout pour le départ de son père et le sien, qui, suivant les conventions de la nuit précédente, devait avoir lieu deux heures avant celle où le landamman et sa suite se proposaient de quitter le château ruiné de Graff’s-Lust. Il ne lui fut pas difficile de séparer les paquets soigneusement arrangés qui contenaient les effets de son père, des malles grossières dans lesquelles était renfermé le bagage des Suisses. Les uns étaient confectionnés avec l’attention de gens accoutumés à de longs et périlleux voyages, les autres avec la simple insouciance de ceux qui s’éloignaient rarement de leur maison, et n’étaient que des voyageurs sans la moindre expérience.

Un domestique du landamman seconda Arthur dans cette tâche, et l’aida à placer le bagage de son père sur la mule appartenant au député barbu de Schwitz. Il reçut aussi de ce personnage des instructions concernant la route de Graff’s-Lust à La Ferette, qui était trop simple et trop droite pour rendre vraisemblable qu’ils courussent aucun risque de perdre leur chemin, comme cela leur était arrivé lorsqu’ils voyageaient dans les montagnes de la Suisse. Tout se trouvant alors prêt pour leur départ, le jeune Anglais réveilla son père et lui annonça qu’ils n’avaient plus qu’à partir. Il se retira ensuite vers la cheminée, pendant que son père, suivant son habitude quotidienne, répétait la prière de saint Julien, patron des voyageurs, et s’habillait pour se mettre en route.

On ne s’étonnera point si, pendant que le père s’acquittait de ses dévotions et s’équipait pour le voyage, Arthur, le cœur plein de ce qu’il avait si récemment vu d’Anne de Geierstein, et la tête troublée par le souvenir des événements de la nuit précédente, tint ses yeux constamment fixés sur la porte de la chambre à coucher où il avait vu naguère cette jeune personne disparaître. Cette pâle, et, pour ainsi dire, fantastique figure, qui avait deux fois passé si étrangement devant lui, était-elle un esprit vagabond des éléments, ou bien la substance vivante de la personne dont elle avait pris l’extérieur ? Sa curiosité était si vive sur ce point, qu’il ouvrait ses yeux le plus large possible, comme s’ils eussent pu pénétrer, à travers le bois et la muraille, dans l’appartement de la jeune fille endormie, pour découvrir si ses yeux ou ses joues portaient le moindre indice montrant qu’elle avait veillé ou couru les champs la nuit dernière.

« Mais, » se disait-il intérieurement, « c’est la preuve à laquelle Rudolphe en a appelé, et Rudolphe seul sera à même d’en observer le résultat. Qui sait quel avantage les communications que je lui ai faites peuvent lui donner pour favoriser ses prétentions auprès de cette aimable créature ? et que pensera-t-elle de moi ?… Que j’ai la tête légère et la langue trop longue ; qu’il ne peut rien m’arriver d’extraordinaire sans que j’aille aussitôt le crier aux oreilles de ceux qui se trouvent les plus proches de moi dans le moment ! Je voudrais que ma langue se fût paralysée avant d’avoir dit un mot à ce fier et rusé ferrailleur. Je ne la reverrai plus !… Il faut s’y résoudre comme à une chose certaine. Je ne connaîtrai jamais la véritable interprétation des mystères qui à présent m’environnent. Mais songer que je puis avoir commis une bévue tendant à la mettre au pouvoir de ce féroce rustaud, ce sera pour moi un éternel sujet de remords ! »

Là il fut tiré de sa rêverie par la voix de son père : « Eh bien ! qu’est-ce donc à dire, mon fils ? Es-tu éveillé, Arthur, ou dors-tu debout des fatigues du service de la nuit précédente ? — Non, mon père, » répondit Arthur revenant soudain à lui-même. « C’est un peu d’engourdissement peut-être ; mais l’air frais du matin le dissipera bientôt. »

Marchant avec précaution au milieu du groupe de dormeurs qui étaient couchés à l’entour, le vieux Philipson, lorsqu’ils eurent gagné la porte de l’appartement, se retourna, et regardant la couche de paille sur laquelle se faisaient remarquer les larges membres du landamman et la barbe argentée de son fidèle compagnon éclairés des premiers rayons du jour, il murmura entre ses lèvres un adieu involontaire :

« Adieu, modèle de la bonne foi et de l’intégrité antiques… adieu, noble Arnold… adieu, âme pleine de vérité et de candeur… à qui lâcheté, égoïsme et fausseté sont assurément inconnus. — Et adieu, pensa son fils, à la plus aimable, à la plus candide, à la plus mystérieuse des vierges… » Mais cet adieu, comme on doit bien le croire, ne fut pas, comme celui de son père, exprimé par des paroles.

Ils eurent bientôt après franchi la porte du château. Le domestique suisse fut libéralement récompensé, et chargé de porter encore des paroles d’adieu et de souvenir au landamman de la part de ses hôtes anglais, ainsi que de l’assurer de leur espérance et de leur désir qu’ils pussent se rejoindre sur le territoire de Bourgogne. Le jeune homme prit alors la bride de la mule, et conduisit l’animal d’un pas ordinaire, son père marchant à côté de lui.

Après un silence de plusieurs minutes, le vieux Philipson s’adressa à Arthur : « Je crains, dit-il, que nous ne revoyions plus le digne landamman. Les jeunes gens qui l’accompagnent sont disposés à ressentir vivement un affront… le duc de Bourgogne, j’en ai peur, ne manquera pas de leur en donner un ample prétexte… et la paix que désire l’excellent homme pour la terre de ses pères sera devenue impossible avant qu’ils paraissent devant le duc ; et quand même il en serait autrement, le prince le plus fier de l’Europe supportera-t-il les réprimandes de bourgeois et de paysans, comme Charles de Bourgogne appelle les amis que nous venons de quitter ? C’est une question à laquelle il est trop aisé de répondre. Une guerre fatale aux intérêts de toutes les parties, sauf à Louis de France, aura certainement lieu, et elle sera terrible la mêlée, si les rangs de la chevalerie bourguignonne rencontrent les hommes de fer des montagnes, devant qui sont tombés coup sur coup tant de nobles Allemands. — Je suis tellement convaincu de la vérité de vos paroles, mon père, qu’à mon avis ce jour ne se passera point sans une rupture de la trêve. J’ai déjà mis ma cotte de mailles en cas que nous rencontrions mauvaise compagnie entre Graff’s-Lust et La Ferette ; et plût au ciel que vous prissiez la même précaution ! Cela ne nous retardera guère, et je vous avoue que moi, du moins, je voyagerai alors avec plus de sécurité. — Je vous comprends, mon fils ; mais je suis un pacifique voyageur sur le territoire du duc de Bourgogne, et je ne dois pas supposer trop promptement que sous l’ombre de sa bannière il faille me mettre en garde contre des bandits, comme si j’étais dans les déserts de la Palestine. Quant à l’autorité de ses officiers et à l’étendue de leurs exactions, je n’ai pas besoin de vous dire que, dans notre position, ce sont des choses auxquelles il faut nous soumettre sans colère et sans murmure. »

Laissant les deux voyageurs se diriger vers La Ferette à loisir, je vais transporter mes lecteurs à la porte orientale de cette petite ville qui, située sur une éminence, domine le pays dans toutes les directions, mais particulièrement dans celle de Bâle. Elle ne faisait pas, à proprement parler, partie des domaines du duc de Bourgogne, mais lui avait été remise comme gage ou garantie du paiement d’une somme considérable due à Charles par l’empereur Sigismond d’Autriche, à qui la seigneurie de la place appartenait en propriété. Mais la ville était si convenablement située pour nuire au commerce de la Suisse et infliger à ce peuple, qu’il haïssait et méprisait, des marques de sa malveillance, qu’on croyait généralement que le duc de Bourgogne ne consentirait jamais à aucune condition de rachat, si équitables et si avantageuses qu’elles fussent, qui auraient pour résultat de rendre à l’empereur un poste avancé, aussi favorable à ses projets haineux que la petite ville de La Ferette.

La situation de cette ville était forte par elle-même ; les fortifications qui l’entouraient, à peine suffisantes pour repousser toute attaque soudaine, n’étaient pas capables de résister le moins du monde à un siège en règle. Les rayons du matin brillaient sur le clocher de l’église depuis plus d’une heure, lorsqu’un homme grand, maigre et assez vieux, enveloppé dans une robe de chambre par dessus laquelle était agrafé un large ceinturon soutenant à gauche une épée et à droite un poignard, s’approcha de la barbacane de la porte orientale. Sur sa toque se balançait une plume qui, de même qu’une queue de renard, était un emblème de noblesse dans toute l’Allemagne, et un ornement fort prisé par ceux qui avaient le droit de le porter.

La petite troupe de soldats qui avait occupé ce poste pendant le cours de la nuit précédente, et fourni des sentinelles pour la garde du dedans et du dehors, prit les armes en apercevant ce personnage, et s’aligna en rang comme une compagnie qui reçoit, avec le respect militaire, un officier d’importance. La physionomie d’Archibald d’Hagenbach (car c’était le gouverneur lui-même) exprimait cette morosité bourrue et ce penchant à la colère qui caractérisent le lever d’un libertin maladif. Sa tête tremblait, son pouls était fiévreux, et ses joues étaient pâles… symptômes dénotant qu’il avait passé la dernière nuit, selon son habitude, au milieu des coupes et des flacons. À en juger par la promptitude des soldats à prendre leurs rangs, par la crainte respectueuse respirant sur leurs visages, et par le silence qui régnait parmi eux, il semblait qu’ils fussent accoutumés à attendre et à redouter sa mauvaise humeur en pareille occasion. En effet, il leur lança un regard scrutateur et mécontent, comme s’il cherchait quelqu’un sur qui exhaler sa bile, puis il demanda où était « Kilian, ce chien de paresseux. »

Kilian se présenta aussitôt : c’était un vigoureux homme d’armes, à l’air farouche. Bavarois de naissance, et remplissant les fonctions d’écuyer près du gouverneur.

« Quelles nouvelles de ces rustres suisses, Kilian ? demanda Archibald d’Hagenbach. Il y a deux heures, suivant leurs habitudes frugales, qu’ils devraient être en route. Ces lourds paysans prétendraient-ils singer les manières des gentilshommes, et rester devant leur bouteille jusqu’au chant du coq ? — Sur ma foi ! ce pourrait bien être, répondit Kilian ; les bourgeois de Bâle leur ont donné tous les moyens de faire une orgie. — Comment cela, Kilian ?… Auraient-ils osé offrir l’hospitalité à ce troupeau de taureaux suisses, après l’ordre que je leur ai transmis d’agir tout autrement. — Les Bâlois ne les ont pas reçus dans leur ville ; mais j’ai appris par un espion sûr, qu’ils les ont mis à même de se loger à Graffs’-Lust qui était pourvu d’un bon nombre de jambons et de pâtés, pour ne rien dire des flacons de vin du Rhin, des barils de bière et des tonnes d’eau-de-vie. — Les Bâlois m’en répondront ! S’imaginent-ils que je vais toujours être à m’interposer en leur faveur entre le duc et son bon plaisir ?… Ces gros porchers ont pris trop de hardiesse depuis que nous avons bien voulu recevoir leurs méchants cadeaux, plutôt pour leur faire plaisir que pour les avantages que nous avons pu retirer de leurs misérables dons. N’était-ce pas le vin de Bâle que nous fûmes obligés de boire dans des gobelets d’une pinte, de peur qu’il n’aigrît avant le matin ? — Il a été bu en effet, et dans des gobelets d’une pinte encore, autant que je puis me le rappeler. — Eh bien ! allez donc ; ils apprendront, ces animaux de Bâle, que je ne me tiens nullement pour obligé par des présents comme ceux-là, et que le souvenir des vins que j’expédie ne me reste pas plus longtemps que le mal de tête dont les boissons frelatées qu’ils m’envoient ne manquent jamais de m’avantager depuis un certain temps pour le plaisir du lendemain. — Votre Excellence compte-t-elle exciter une querelle entre le duc de Bourgogne et la ville de Bâle, parce qu’elle a donné indirectement secours et assistance à la députation suisse ? — Eh oui, vraiment, à moins qu’il ne se trouve parmi eux des hommes sages qui me donnent de bonnes raisons pour les protéger. Oh ! les Bâlois ne connaissent pas notre noble duc, ni le talent qu’il possède pour châtier les citoyens récalcitrants d’une ville libre. Tu peux leur dire, Kilian, aussi bien que personne, comment il a traité les vilains de Liège, lorsqu’ils ont voulu faire les raisonneurs[10]. — Je leur apprendrai la chose quand l’occasion s’en présentera, et j’espère que je les trouverai disposés à cultiver votre honorable amitié. — Vois-tu, si c’est la même chose peureux, cela m’est tout-à-fait indifférent, à moi, Kilian ; mais il me semble qu’un gosier bien sain et sauf a certainement son prix, ne fût-ce que pour avaler du boudin noir et de la bière piquante, pour ne rien dire des jambons de Westphalie et de Hierensteiner… Enfin, Kilian, je l’ai toujours dit, un cou entamé est chose inutile. — Je ferai comprendre à ces gras bourgeois leur danger et la nécessité de s’acquérir vos bonnes grâces. Pour sûr, je n’en suis pas à apprendre comment on envoie la balle du côté de Votre Excellence. — Vous parlez bien ;… mais comment se fait-il que vous ayez si peu de chose à dire de cette compagnie suisse ? J’aurais cru qu’un vieux troupier comme vous leur aurait raccourci les ailes au milieu de la bonne chère dont vous parliez. — J’aurais aussi bien pu effaroucher un hérisson en colère avec mon simple doigt. J’ai surveillé Graff’s-Lust moi-même… il y avait des sentinelles sur les murailles du château, une sentinelle sur le pont, outre une patrouille régulière de ces damnés de Suisses qui faisait bonne garde : aussi n’y avait il rien à faire ; autrement, moi qui connais l’ancienne querelle de Votre Excellence, je les aurais étrillés de la belle manière, sans qu’ils sussent jamais d’où leur venaient les coups. — Baste ! ils vaudront davantage la peine qu’on épie leur arrivée. Ils vont venir tout tranquilles et confiants, dans toute leur splendeur, avec les chaînes d’argent de leurs femmes, leurs médailles, leurs anneaux de plomb et de cuivre… Ah, les vils manants ! ils sont indignes qu’un homme de sang noble veuille bien les débarrasser de leurs friperies ! — Ils ont avec eux de meilleures marchandises, si l’on ne m’a pas trompé. Il y a des marchands… — Bah ! les bêtes de somme de Berne et de Soleure, avec leurs pitoyables effets, leur drap trop grossier pour faire des couvertures à des chevaux de bonne race, et leur toile qui a l’air d’être plutôt faite de crin que de chanvre : je les dépouillerai pourtant, ne fût-ce que pour les vexer, les coquins ! Quoi ! non contents d’être traités comme un peuple indépendant et d’envoyer dans les cours étrangères députations et ambassades, ils comptent, j’en suis certain, faire entrer, sous leur nom d’ambassadeurs, tout une cargaison de marchandises de contrebande, et insulter ainsi le noble duc en même temps qu’ils le volent ? Mais d’Hagenbach n’est ni chevalier ni gentilhomme s’il les laisse passer sans leur rien dire. — Et ils valent bien plus la peine d’être arrêtés que ne le suppose Votre Excellence, car ils ont des marchands anglais avec eux et sous leur protection. — Des marchands anglais ! » s’écria d’Hagenbach les yeux étincelants de joie ; « des marchands anglais, Kilian ! On parle du Cathay et de l’Inde, où il y a des mines d’argent, d’or et de diamants ; sur mon honneur de gentilhomme, je crois que ces animaux d’insulaires ont des caves de trésors dans leur vilain pays ! Et puis la variété de leurs riches marchandises… Ah ! Kilian, y a-t-il une longue suite de mulets… un joyeux tintement de grelots ? Par le gant de Notre-Dame ! le son en retentit déjà à mes oreilles, plus harmonieusement que toutes les harpes de tous les troubadours d’Heilbron ! — Non, monseigneur, la file n’est pas longue… seulement deux hommes, à ce que j’ai pu savoir, avec à peine assez de bagage pour en charger une mule ; mais ce bagage est, dit-on, d’une valeur infinie : des soies et du satin, des broderies et des fourrures, des diamants et des bijoux… des parfums d’Orient et de l’orfévrerie de Venise. — Ravissement et paradis !… N’ajoutez pas un seul mot, » s’écria le rapace chevalier d’Hagenbach : « tout va nous appartenir, Kilian ! Vrai, ce sont précisément les deux hommes dont j’ai rêvé deux fois par semaine le mois dernier… Oui, deux hommes de moyenne taille, ou un peu au dessus de la moyenne… avec des figures tranquilles, belles, rondes, avenantes, avec des estomacs dodus comme des perdrix, et des bourses aussi dodues que leurs estomacs… Ah ! que dites-vous de mon rêve, Kilian ? — Seulement que, pour être tout-à-fait exact, il aurait fallu que vous y vissiez aussi une vingtaine, ou environ, de jeunes et vigoureux géants, comme jamais pareils ne gravirent un rocher, ou ne décochèrent une flèche sur un chamois… tous équipés de gourdins, de massues, de pertuisanes à faire craquer des boucliers comme des gâteaux d’avoine, et résonner des casques comme des cloches d’église. — Tant mieux, coquin, tant mieux ! » s’écria le gouverneur en se frottant les mains. « Des colporteurs anglais à piller, des fanfarons suisses à rosser d’importance ! Je le savais bien, nous ne pouvons rien avoir de ces porcs helvétiques que leurs soies de cochon… Il est heureux qu’ils nous amènent avec eux ces deux moutons des îles ; mais il faut que nous apprêtions nos grands couteaux de cuisine, et que nous aiguisions nos ciseaux de tonte pour notre besogne… Holà ! lieutenant Schonfeld ! »

Un officier s’avança.

« Combien avez-vous d’hommes ici ? — Une soixantaine. Vingt battent la campagne dans différentes directions, et il peut y en en avoir quarante ou cinquante dans leurs quartiers. — Faites-leur prendre les armes sur-le-champ… Écoutez-moi : qu’on ne sonne pas la trompette ou le cor, mais qu’on les avertisse individuellement dans les quartiers de se mettre sous les armes avec le moins de bruit possible ; le rendez-vous est ici, à la porte orientale. Dites aux coquins qu’il y a du butin à faire et qu’ils en auront leur part. — À ces conditions, ils marcheraient sur une toile d’araignée sans éveiller l’insecte qui l’a tissue. Je vais les réunir sans perdre un instant. — Je te le répète, Kilian, » continua le gouverneur ravi, reprenant sa conversation avec son confident, « rien ne pouvait arriver si heureusement que la chance de cette querelle. Le duc Charles désire insulter les Suisses… Non, voyez-vous, qu’il se soucie qu’on agisse ostensiblement contre eux d’après ses ordres, de manière qu’on puisse ensuite l’accuser d’avoir violé le droit des gens à l’égard d’une ambassade pacifique ; mais le brave serviteur qui épargnera à son prince le scandale d’une pareille affaire, et dont les actes pourront porter le nom de méprise ou d’erreur, sera regardé, je vous en réponds, comme l’ayant servi en digne et loyal chevalier. Peut-être le duc lui froncera-t-il les sourcils en public, mais en particulier il saura lui montrer qu’il l’estime… Pourquoi gardez-vous ainsi le silence, l’ami ? Qu’est-ce qui trouble votre laid et sinistre visage ? Vous n’êtes pas effrayé, je pense, d’une vingtaine de jeunes Suisses, quand nous sommes à la tête d’une pareille bande de soldats ? — Les Suisses donneront et recevront de bons coups ; cependant ils ne me font pas peur. Mais je n’aime pas que nous mettions trop de confiance dans le duc Charles. Qu’il doive être content d’abord d’une insulte faite aux Suisses, c’est assez vraisemblable ; mais si, comme Votre Excellence le donnait à entendre, il trouvait ensuite convenable de désavouer l’action, il est prince à donner une couleur favorable à son désaveu en pendant les acteurs. — Bah ! je sais où je me place. Un pareil tour pourrait être joué par Louis de France, mais le caractère brusque et franc de notre Téméraire de Bourgogne n’en est pas capable. Pourquoi diable, ami, restez-vous encore là, souriant comme un singe devant une châtaigne rôtie, quand il la croit trop chaude pour ses doigts ? — Votre Excellence est sage aussi bien que guerrière, et il ne me convient pas de combattre vos volontés. Mais certe ambassade pacifique…. ces marchands anglais…. Si Charles est en guerre avec Louis, comme le bruit en court, le plus ardent de ses désirs doit être la neutralité de la Suisse et l’assistance de l’Angleterre, dont le roi passe la mer avec une grande armée. Or vous, seigneur Archibald d’Hagenbach, vous pouvez, dans le courant de cette matinée-ci, tenir une conduite qui fera prendre à tous les confédérés les armes contre Charles, et changera les Anglais d’alliés en ennemis. — Peu m’importe ! Je connais bien l’humeur du duc, et si lui, maître de tant de provinces, consent à les risquer par pure fantaisie, dites qu’y perdrait Archibald d’Hagenbach qui ne possède pas un pied de terre ? — Mais vous avez la vie à perdre, monseigneur. — Oui, la vie, un méchant droit d’exister, que j’ai toujours été prêt à jouer contre des dollars, même contre des kreutzers !… Croyez-vous donc que j’hésiterai à la risquer quand il s’agit de jacobus, de joyaux d’Orient et d’orfèvrerie de Venise ? Non, Kilian ; il faut que ces Anglais soient débarrassés de leurs balles, afin qu’Archibald d’Hagenbach puisse boire un vin plus savoureux que le vin léger de la Moselle, et porter un pourpoint de brocard au lieu de velours gras. Et il n’est pas moins nécessaire que Kilian endosse un justaucorps neuf et décent, avec une bourse de ducats qui sonne à sa ceinture. — Sur ma foi ! ce dernier argument a désarmé mes scrupules, et j’abandonne la partie, attendu qu’il ne me convient pas de disputer avec Votre Excellence. — À l’ouvrage donc ! Mais attendez… Il nous faut d’abord mettre l’Église dans nos intérêts. Le curé de Saint-Paul s’est fâché dernièrement ; il a tenu en chaire d’étranges propos, comme si nous ne valions guère mieux que des voleurs et des brigands ordinaires. Même il a eu l’insolence de m’avertir, comme il dit, et deux fois, d’une singulière façon. Il serait bien de casser la tête pelée à ce vieux grognard ; mais comme la chose pourrait être mal prise par le duc, le plus sage parti à prendre est de lui jeter un os. — Il peut être un dangereux ennemi, car son pouvoir est grand sur le peuple, » dit le peureux écuyer.

« Bah ! je connais le moyen de désarmer le tondu. Envoyez-le chercher, et dites-lui de venir me parler ; veillez à ce que la barbacane et la porte soient bien munies d’archers ; apostez des lanciers dans les maisons de chaque côté de la rue ; que la rue elle-même soit barricadée de chariots, bien embarrassés les uns dans les autres, mais comme s’ils se trouvaient là par hasard… Placez un corps de gaillards déterminés sur ces chariots et par derrière. Aussitôt que les marchands et leurs mules entreront, car… les mules… c’est le principal de l’affaire, levez-moi le pont-levis, abaissez-moi la herse, envoyez-moi une pluie de flèches contre les arrivants, s’ils font mine de résister ; si quelques uns entrent, désarmez-les, et qu’ils soient enfermés entre la barricade devant eux et l’embuscade derrière et autour… Et alors, Kilian… — Alors, comme de joyeux compagnons libres, nous fouillerons jusqu’au coude dans les poches anglaises… — Et, comme de gais chasseurs, nous nous baignerons jusqu’aux genoux dans le sang suisse. — Mais le gibier pourra bien ne pas se laisser prendre aisément… Ils sont conduits parce Donnerhugel dont nous avons entendu parler, qu’ils appellent le jeune Ours de Berne. Ils ne manqueront pas de se défendre. — Tant mieux, l’ami ! aimerais-tu mieux tuer des brebis que chasser des loups ? En outre, nos instruments sont prêts, et toute la garnison nous soutiendra. Honte à vous, Kilian !… Vous n’aviez pas coutume d’être si scrupuleux. — Je ne le suis encore guère… Mais ces hallebardes suisses et ces sabres à deux mains ne sont pas des jouets d’enfant… Et puis, si vous appelez toute notre garnison à l’attaque, à qui Votre Excellence confiera-t-elle la défense des autres portes et le tour des murailles ? — Fermez, barrez et enchaînez les portes et qu’on m’apporte les clefs ici. Personne ne sortira de la place avant que cette affaire soit terminée. Faites prendre les armes à quelques vingtaines de citoyens pour garder les murs, et veillez à ce qu’ils remplissent bien ce devoir, ou je les condamnerai à une amende qu’il leur faudra bien payer. — Ils murmureront. Ils disent que, n’étant pas sujets du duc, quoique la place soit provisoirement au pouvoir de Son Altesse, ils ne doivent pas être soumis au service militaire. — Ils mentent, les lâches esclaves ! Si je ne les ai pas employés jusqu’à présent, c’est parce que je méprise leur secours ; et aujourd’hui même, je ne recourrais pas à eux s’il s’agissait de toute autre chose que de regarder tout droit devant eux. Qu’ils obéissent, s’ils tiennent à leurs propriétés, à leurs personnes, à leurs familles ! »

Une voix grave répéta en ce moment derrière eux les paroles emphatiques de l’Écriture : « J’ai vu le méchant fleurir dans sa puissance comme un laurier ; mais je suis revenu, et il n’était plus. Je l’ai cherché, mais il ne s’est trouvé nulle part. »

Archibald d’Hagenbach se retourna d’un air sombre, et rencontra le regard sévère et sinistre du prêtre de Saint-Paul, portant l’habit de son ordre.

« Nous sommes occupés, mon père, dit le gouverneur, et nous écouterons votre sermon une autre fois. — Je viens mandé par vous, monsieur le gouverneur, dit le prêtre, autrement je ne serais pas venu de moi-même dans un lieu où je sais que mes sermons, comme vous dites, ne peuvent faire aucun bien. — Oh ! pardonnez, mon révérend père, dit d’Hagenbach. Oui, il est vrai que je vous ai fait appeler pour vous demander vos prières et votre bienveillante intercession auprès de Notre-Dame et de saint Paul, dans certaine besogne qui doit nous arriver ce matin, et dans laquelle, comme dit le Lombard, je pressens roba di guadagno[11]. — Seigneur Archibald, » répondit tranquillement le prêtre, « je crois et j’espère que vous n’oubliez pas le respect dû aux glorieux saints jusqu’à demander leur bénédiction pour des exploits tels que ceux qui ont été déjà trop souvent par vous accomplis depuis votre arrivée parmi nous… événement qui en lui-même est une preuve de la colère divine. Même permettez-moi de vous dire, si humble que je sois, que le moindre sentiment de décence envers un ministre des autels devrait vous empêcher de m’engager à dire des prières pour la réussite de vos rapines et de vos brigandages. — Je vous comprends, mon père, » répliqua le sordide gouverneur, « et vous verrez si je dis vrai. Tant que vous êtes sujet du duc, vous devez par votre place offrir au ciel vos prières pour son succès dans ces entreprises qui sont légalement conduites. Je reconnais au signe gracieux que fait votre vénérable tête que vous m’accordez ce point. Eh bien ! alors, je serai aussi raisonnable que vous l’êtes. Quand je dis que nous désirons obtenir l’intercession des bons saints et de vous, leur pieux interprète, pour une chose qui sort un peu des voies ordinaires, et qui, si vous le voulez, est d’une nature un peu douteuse… est-ce à dire que nous ayons le droit de les prier, eux ou vous, sans récompenser justement leurs peines ou les vôtres ? Assurément non. Je fais donc vœu et je promets solennellement que, si je termine avec bonheur l’aventure de la matinée, saint Paul aura une nappe d’autel et un bassin d’argent, large ou petit, suivant que mon butin le permettra… Notre-Dame, une pièce de satin assez longue pour rendre sa parure complète, avec un collier de perles pour les dimanches… et vous, prêtre, vous recevrez quelques vingtaines de larges pièces d’or anglaises pour avoir servi d’intermédiaire entre les bienheureux saints et nous, car nous reconnaissons que nous sommes trop indigne et trop profane pour négocier en personne avec eux. Maintenant, seigneur prêtre, nous comprenons-nous bien ? car j’ai peu de temps à perdre. Je sais que vous avez mauvaise opinion de moi, mais vous voyez que le diable n’est pas si horrible qu’on le représente. — Nous comprenons-nous bien ? » répondit le prêtre noir de Saint-Paul, en répétant la question du gouverneur… « Hélas ! non, et j’ai peur que nous ne nous comprenions jamais. Avez-vous jamais entendu les paroles dites par le saint ermite Berchtold d’Offringen à l’implacable reine Agnès, qui avait vengé avec une si effroyable sévérité l’assassinat de son père, l’empereur Albert ? — Non, répliqua le chevalier, je n’ai étudié ni les chroniques des empereurs, ni les légendes des ermites ; c’est pourquoi, seigneur prêtre, si ma proposition ne vous convient pas, n’en parlons pas davantage. Je ne suis pas accoutumé à faire accepter mes faveurs de force, ni à babiller avec des prêtres qu’il faut supplier lorsqu’on leur offre des cadeaux. — Écoutez encore les paroles du saint homme : le temps peut venir, et bientôt, où vous désirerez vivement entendre ce que vous rejetez avec dédain. — Parlez, mais soyez bref ; et sachez, quoiqu’il vous soit possible d’épouvanter ou d’émouvoir la multitude, que vous parlez maintenant à un homme dont la résolution est si bien prise qu’il n’est pas au pouvoir de votre éloquence de la faire changer. — Apprenez donc qu’Agnès, fille d’Albert, assassiné, après avoir versé des flots de sang pour venger sa mort sanglante, fonda enfin la riche abbaye de Kœnigsfeldt, et que, pour lui donner un plus grand renom de sainteté, elle fit en personne un pèlerinage à la cellule du vénérable ermite et le pria d’honorer son monastère en venant y établir sa résidence. Mais quelle fut sa réponse ?… Appliquez-vous-la et tremblez : « Va-t’en, femme impitoyable, dit le saint homme ; Dieu ne veut pas être servi par des mains criminelles, et il rejette les dons qui sont obtenus par la violence et le brigandage. Le Tout-Puissant aime la compassion, la justice et l’humanité, et c’est par ceux-là seulement qui les aiment aussi qu’il veut être adoré. » Maintenant, Archibald d’Hagenbach, voilà une fois, deux fois, trois fois que vous avez été averti : vivez en homme dont la sentence a été rendue, et qui doit en attendre l’exécution. »

Après avoir prononcé ces mots d’un ton menaçant et d’un air sinistre, le prêtre de Saint-Paul se détourna du gouverneur dont le premier mouvement fut de commander qu’on l’arrêtât. Mais lorsqu’il réfléchit aux sérieuses conséquences qui pourraient s’ensuivre s’il usait de violence envers un prêtre, il le laissa partir en paix, convaincu que sa propre impopularité rendrait toute tentative de vengeance extrêmement téméraire. Il se fit donc servir un gobelet de Bourgogne, dans lequel il noya son déplaisir ; et il venait de rendre le vase à Kilian, après l’avoir vidé jusqu’au fond, lorsque la sentinelle de faction sur le haut de la tour sonna sur le cor une note qui annonçait l’arrivée de quelques étrangers à la porte de la ville.

CHAPITRE XIV.

LA NOBLESSE.

Je ne me prêterai pas à un pareil accueil, tant que mon ennemi sera plus puissant que moi.
Shakspeare, La Tempête.

« On n’a sonné du cor que bien faiblement, » dit Archibald en montant sur les remparts, d’où il pouvait voir ce qui se passait en dehors de la porte ; « qui s’approche, Kilian ? »

Le fidèle écuyer se hâtait de lui apporter les nouvelles.

« Deux hommes avec une mule, s’il plaît à Votre Excellence, et je présume que ce sont des marchands. — Des marchands ? corbleu, vilain ! des colporteurs, voulez-vous dire. A-t-on jamais ouï parler d’un marchand anglais qui voyageât à pied sans plus de bagage que ne peut en porter une mule ? Il faut que ce soient des mendiants bohémiens ou de ces gens que les Français appellent Écossais. Les coquins ! ils payeront avec leurs peaux la pauvreté de leurs bourses. — Ne vous hâtez pas trop, car s’il plaît à Votre Excellence, de petits sacs peuvent contenir de grandes sommes. Mais, riches ou pauvres, ce sont nos hommes, du moins ils en ont toute l’apparence… Le plus âgé, qui est d’une bonne taille et brun de visage, peut avoir cinquante-cinq ans ; sa barbe commence à grisonner ; le plus jeune, qui est dans sa vingt-cinquième année, est plus grand que l’autre, joli garçon, avec un menton lisse et des moustaches châtain clair.

« Faites-les entrer, » dit le gouverneur en se retournant pour redescendre vers la rue, « et amenez-les dans la chambre des tortures[12] de la douane. »

En parlant ainsi, il se rendit lui-même au lieu indiqué. C’était un appartement dans la large tour qui protégeait la porte orientale, où était déposé le chevalet avec divers autres instruments de torture, que le cruel et rapace gouverneur avait l’habitude d’appliquer aux prisonniers dont il voulait tirer de l’argent ou des aveux. Il entra dans la pièce, qui était imparfaitement éclairée, et dont il était presque impossible de distinguer la voûte gothique, d’où pendaient jusqu’en bas des nœuds et des cordes qui étaient en horrible rapport avec des instruments de fer rouillés, tapissant les murs ou épars sur le plancher.

Un faible rayon de lumière pénétrait par une des nombreuses et étroites ouvertures ou meurtrières dont les murailles étaient garnies, tombait directement sur le corps et la figure d’un grand homme basané, assis dans un coin, qui, sans cette illumination partielle, aurait été le plus obscur de ce sinistre appartement. Ses traits étaient réguliers et même beaux, mais d’un caractère tout particulièrement sombre et farouche. Le costume de cet individu était un manteau d’écarlate ; il avait la tête chauve et entourée de mèches noires en désordre, que le temps avait en partie rendues grises. Il s’occupait activement à fourbir et à nettoyer une large épée à deux mains, d’une forme particulière et plus courte que les armes de ce genre que nous avons décrites comme en usage chez les Suisses. Il était tellement appliqué à son ouvrage, qu’il tressaillit lorsque la porte pesante s’ouvrit avec fracas, et que l’épée lui échappant des mains roula sur le pavé avec un affreux retentissement.

« Ah ! exécuteur des hautes œuvres[13], » dit le chevalier en entrant dans la chambre des tortures, « tu te prépares à remplir tes fonctions ? — Il siérait mal au serviteur de Votre Excellence, » répondit l’homme d’une voix rauque et sourde, « d’être trouvé à ne rien faire. Mais le prisonnier n’est pas loin, comme j’en puis juger par la chute de mon glaive, qui annonce infailliblement la présence de celui qui doit en sentir le tranchant. — Les prisonniers sont ici près, Francis, répliqua le gouverneur ; mais ton présage t’a trompé cette fois. Ce sont des drôles pour qui une bonne corde suffira, et ton épée ne boit que du sang noble. — Tant pis pour Francis Steinernherz, » répondit le fonctionnaire en manteau d’écarlate ; « j’espérais que Votre Excellence, qui a toujours été un bon maître, me ferait noble aujourd’hui. — Noble ! tu es fou… toi noble ! — Et pourquoi non, seigneur Archibald d’Hagenbach ? Je pense que le nom de Francis Steinernherz von Blut-Acker[14], avec un von loyalement et légalement gagné, sonnerait la noblesse aussi bien qu’un autre. Voyons, ne me faites pas ainsi les grands yeux. Si un homme de ma profession remplit son office sur dix personnes de naissance noble, avec le même glaive et avec un seul coup pour chaque patient, n’a-t-il pas droit à l’exemption des taxes et à l’anoblissement par lettres-patentes ? — Ainsi le porte la loi, mais plutôt par dérision que sérieusement, j’imagine, puisqu’il n’est jamais arrivé que personne ait réclamé ce privilège. — Gloire d’autant plus grande pour celui qui sera le premier à demander les honneurs dus à un glaive affilé et à un coup certain. Moi, Francis Steinernherz, je serai le premier noble de ma profession lorsque j’aurai expédié encore un chevalier de l’empire. Tu as toujours été à mon service, n’est-ce pas ? — Sous quel autre patron aurais-je pu jouir d’une si constante pratique ? J’ai exécuté vos décrets sur les criminels condamnés depuis que j’ai pu agiter un fouet, lever une barre de fer, ou manier cette arme fidèle ; et qui peut dire que j’aie jamais manqué mon premier coup, que j’aie jamais eu besoin d’en frapper un second ? Tristan de l’Hospital et ses fameux aides, Petit-André et Trois-Échelles[15], sont des novices, comparés à moi, pour le maniement de la noble et chevaleresque épée. Corbleu ! je serais honteux d’entrer en lice avec eux pour ne me servir que de la corde et du poignard. Ce ne sont pas des exploits dignes d’un chrétien qui veut acquérir honneur et noblesse. — Tu es un drôle d’une adresse supérieure, et je ne le nie pas ; mais il est impossible… je crois qu’il est impossible… que, quand le sang noble devient si rare dans le pays, et que de fiers manants lèvent la tête plus haut que des chevaliers et des barons, je sois parvenu moi-même à en répandre autant. — Je vais énumérer les patients à Votre Excellence, par leurs noms et titres, » répliqua Francis tirant un rouleau de parchemin, et lisant avec commentaire chacun des noms. « Il y a d’abord eu le comte William d’Elvershoe… Ce fut mon coup d’essai… un beau jeune homme qui mourut comme un chrétien. — Je me rappelle… il courtisait ma maîtresse, dit Archibald. — Il mourut le jour de Saint-Jude, l’an de grâce 1455, ajouta l’exécuteur. — Continue… mais ne dis pas les dates. — Ensuite le seigneur Miles de Stockenbourg. — Il volait mes bestiaux… — Le seigneur Louis de Riesenfeld[16]. — Il faisait l’amour à ma femme. — Les trois Jung-Hernn[17] de Lammerbourg. Grâce à vous, leur père, le comte, se trouva sans enfants en un seul jour. — Et grâce à lui, je me suis trouvé sans bien ; nous sommes donc quittes… Tu n’as pas besoin d’en lire davantage, continua le gouverneur ; ta liste est exacte quoiqu’elle soit écrite en lettres un peu rouges. Mais cependant je n’avais compté ces trois jeunes gentilshommes que pour une exécution. — Vous me faisiez le plus grand tort ; ils m’ont coûté trois bons coups de cette bonne épée. — Ainsi soit-il, et Dieu soit avec leurs âmes ! Mais il faut que ton ambition sommeille pour quelque temps, exécuteur de mes hautes œuvres, car les sujets qui nous arrivent aujourd’hui sont pour le cachot ou la corde ; peut-être goûteront-ils un peu du chevalet ou de l’estrapade… Il n’y a aucun honneur à gagner avec eux. — Tant pis pour moi. J’avais rêvé si sûrement que Votre Excellence m’avait fait noble ! et puis la chute de mon glaive ! — Avale un verre de vin et oublie tes prévisions. — Avec la permission de Votre Honneur, non. Boire avant midi serait compromettre la sûreté de ma main. — Silence donc ! et songe à ton devoir. »

Francis ramassa son épée sans fourreau, en essuya soigneusement la poussière, et se retira dans un coin de la chambre, où il se tint debout, les mains appuyées sur le pommeau de l’arme fatale.

Presque au même instant, entra Kilian à la tête de cinq ou six soldats conduisant les deux Philipson, dont les bras étaient liés avec des cordes. — Avancez-moi une chaise, » dit le gouverneur : et il prit gravement place devant une table sur laquelle se trouvaient les objets nécessaires pour écrire. « Qui sont ces hommes, Kilian, ajouta-t-il, et pourquoi sont-ils garrottés ? — S’il plaît à Votre Excellence, » répondit Kilian avec un air respectueux qui différait entièrement du ton voisin de la familiarité avec lequel il parlait à son maître en particulier, nous avons cru qu’il était convenable que ces étrangers ne parussent pas armés en votre gracieuse présence ; et quand nous les avons requis de rendre leurs armes à la porte, comme c’est la coutume de la garnison, ce jeune freluquet a fait mine de vouloir résister. Mais j’avoue qu’il a rendu son épée à l’ordre de son père. — C’est faux ! » s’écria le jeune Philipson. Mais son père lui faisant signe de se taire, il obéit aussitôt.

« Noble seigneur, dit le vieux Philipson, nous sommes étrangers et nous ne connaissons pas les usages de cette citadelle ; nous sommes Anglais et inaccoutumés à souffrir des vexations personnelles ; nous espérons que notre excuse vous paraîtra suffisante, quand vous saurez que nous avons été, sans aucune allégation de motif, rudement saisis, nous ne savons par qui. Mon fils, qui est jeune et irréfléchi, a commencé à tirer son épée ; mais il s’est arrêté à ma voix, sans l’avoir sortie entièrement du fourreau, à plus forte raison sans avoir frappé. Quant à moi, je suis un marchand, accoutumé à me soumettre aux lois et coutumes des pays dans lesquels je trafique. Je suis sur le territoire du duc de Bourgogne, et je sais que ses lois et ses coutumes doivent être justes et équitables. Il est le puissant et fidèle allié de l’Angleterre, et je ne crains rien sous sa bannière. — Hem ! hem ! » répliqua Hagenbach un peu déconcerté par le calme de l’Anglais, et peut-être réfléchissant qu’à moins que ses passions ne fussent excitées, comme dans le cas des Suisses qu’il détestait, Charles de Bourgogne désirait acquérir la réputation de prince juste, quoique sévère. « De belles paroles ont bien leur mérite ; mais elles ne rachètent pas les vilaines actions. Vous avez tiré l’épée et commis un acte de rébellion en résistant aux soldats du duc, qui ne faisaient qu’obéir à leur consigne… — Assurément, seigneur, répondit Philipson, c’est interpréter sévèrement une action très naturelle. Mais, en un mot, si vous êtes disposé à user de rigueur, le simple fait de tirer ou de vouloir tirer l’épée dans une ville de garnison est seulement punissable d’une amende pécuniaire, et nous la payerons s’il vous plaît de nous y condamner. — À présent ! voilà une sotte brebis, » dit Kilian à l’exécuteur, près duquel il s’était placé un pas à l’écart du groupe, « une brebis qui offre volontairement sa toison à tondre.

— Elle servira à peine de rançon pour son cou, seigneur écuyer, répliqua Francis Steinernherz, car, voyez-vous ; j’ai rêvé cette nuit que notre maître me faisait noble, et j’ai reconnu à la chute de mon glaive que c’était là l’individu par lequel je devais m’élever au titre de gentilhomme. Il faut que je travaille aujourd’hui même sur lui avec ma bonne épée. — Tais-toi ! l’ambition te rend fou, dit l’écuyer ; ce n’est pas un noble, mais un colporteur insulaire… un pur citoyen anglais. — Tu te trompes, répliqua l’exécuteur, et tu n’as jamais examiné les gens lorsqu’ils sont sur le point de mourir. — Oui, vraiment ! dit l’écuyer ; n’ai-je pas assisté à cinq batailles en règle, outre des embuscades et des escarmouches sans nombre ? — Ce n’est pas dans ces occasions qu’on peut éprouver le courage, répondit l’exécuteur. Tous les hommes se battront bien quand ils seront rangés les uns contre les autres. Ainsi se battent les chiens hargneux… ainsi les coqs sur le fumier. Mais il est brave et noble, celui qui peut regarder un échafaud et un billot, un prêtre pour lui donner l’absolution, et le bourreau avec sa bonne épée qui va l’abattre dans la force de l’âge, comme il regarderait des choses indifférentes : eh ! bien, un tel homme est celui que voilà. — Oui, répliqua Kilian, mais cet homme n’a point sous les yeux un appareil de supplice… il voit seulement notre illustre patron, seigneur Archibald d’Hagenbach. — Ah !… et celui qui voit le seigneur Archibald, dit l’exécuteur, s’il est le moins du monde sensé et intelligent, comme l’est à coup sûr cet homme, ne voit-il pas le glaive et le bourreau ? Assurément, ce prisonnier comprend sa position, et son air tranquille, malgré cette conviction fâcheuse, prouve qu’il est de sang noble, ou je ne parviendrai jamais moi-même à la noblesse. — Notre maître va composer avec lui, je présume, répliqua Kilian, voilà qu’il lui sourit. — Alors ne me crois jamais, dit l’homme écarlate ; il y a dans l’œil de notre patron Archibald un regard qui présage du sang, aussi sûr que la canicule annonce la peste. »

Tandis que les valets du seigneur Archibald d’Hagenbach conversaient ainsi à l’écart, leur maître avait engagé les prisonniers dans une longue suite de questions captieuses concernant leurs affaires en Suisse, leurs relations avec le landamman, et le motif de leur voyage en Bourgogne, questions auxquelles le vieux Philipson avait toujours répondu d’une manière directe et précise, excepté à la dernière. Il allait, disait-il, en Bourgogne pour l’intérêt de son commerce… ses marchandises étaient à la disposition du gouverneur, qui pouvait les retenir en tout ou en partie, s’il était disposé à en devenir responsable devant son maître. Mais son affaire avec le duc était d’une nature particulière, touchant certains objets de commerce dans lesquels d’autres étaient intéressés aussi bien que lui. Il déclara qu’il n’en conférerait qu’avec le duc seul, et s’attacha à faire bien sentir au gouverneur que, s’il éprouvait quelque dommage dans sa propre personne ou dans celle de son fils, le sévère mécontentement du duc en serait l’inévitable conséquence.

Hagenbach était évidemment fort embarrassé par le ton ferme de son prisonnier, et plus d’une fois il demanda conseil à sa bouteille, son oracle infaillible dans des cas d’une extrême difficulté. Philipson n’avait pas hésité à remettre au gouverneur une liste ou facture de ses marchandises, qui étaient d’un genre si séduisant que le seigneur Archibald la parcourut d’un bout à l’autre. Après être resté quelque temps dans une profonde méditation, il releva la tête et parla ainsi :

« Vous devez bien savoir, seigneur marchand, que la volonté du duc est qu’aucune marchandise suisse ne passe par son territoire, et que par conséquent, puisque, de votre propre aveu, vous êtes demeuré plusieurs semaines dans ce pays, et que même vous avez suivi un corps d’individus qui se donnent le titre de députés suisses, je suis autorisé à croire que ces objets de prix appartiennent plutôt à ces différentes personnes qu’à un seul individu d’aussi pauvre apparence que vous ; et si je jugeais convenable de demander une satisfaction pécuniaire, trois cents pièces d’or ne seraient pas une amende trop forte pour une pareille hardiesse de votre part : et vous pourriez ensuite aller où bon vous semblerait avec le reste de vos marchandises, pourvu que vous ne les portassiez pas en Bourgogne. — Mais c’est en Bourgogne et vers le duc lui-même que je suis tenu de me rendre, répliqua l’Anglais. Si je ne m’y rends pas, mon voyage est manqué, et le déplaisir du duc retombera assurément sur ceux qui auront pu m’en empêcher ; car je préviens Votre Excellence que votre gracieux prince sait déjà que je suis en route, et qu’il recherchera sévèrement où et par qui j’aurai été arrêté. »

Le gouverneur garda encore le silence, s’efforçant de trouver un moyen qui conciliât et sa rapacité et sa sûreté personnelle. Après quelques minutes de réflexion, il adressa de nouveau la parole à son prisonnier.

« Tu es fort positif dans ton histoire, mon cher ami ; mais nos ordres nous enjoignent aussi positivement d’exclure de ses États toute marchandise venant de Suisse. Si je saisissais ta mule et ton bagage ?… — Je ne puis, monseigneur, vous empêcher de faire ce que vous voudrez. Dans ce cas, je me rendrai aux pieds du duc, et j’y remplirai ma commission. — Et la mienne aussi, répliqua le gouverneur. C’est-à-dire que tu porteras plainte au duc contre le gouverneur de La Ferette, parce qu’il aura exécuté ses ordres trop strictement ? — Sur ma vie et sur ma loyale parole, je ne porterai aucune plainte. Laissez-moi seulement l’argent que j’ai comptant, sans quoi il me serait difficile de parvenir à la cour du duc, et je ne songerai pas plus ensuite à mon bien et à mes marchandises, que le cerf ne songe au bois qu’il a quitté l’année dernière. »

Le gouverneur de La Ferette parut encore hésiter et secoua la tête.

« Impossible, dit-il, de se fier à des hommes qui se trouvent dans une position pareille à la vôtre, et même, à vrai dire, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’ils soient dignes de confiance. Ces marchandises destinées aux mains particulières du duc, en quoi consistent-elles ? — Les paquets sont cachetés. — Elles sont d’une rare valeur, sans doute ? — Je ne puis vous dire ; je sais seulement que le duc y attache beaucoup de prix. Mais Votre Excellence n’ignore pas que de grands princes mettent souvent beaucoup d’importance à des bagatelles. — Les portez-vous donc sur vous ? Prenez garde à la manière dont vous allez répondre… Examinez un peu tous ces instruments qui tapissent ces murs et peuvent faire parler un muet ; puis, songez que j’ai le pouvoir de m’en servir. — Et moi, le courage de supporter les plus cruelles tortures, » répondit Philipson, toujours avec le calme imperturbable qu’il avait conservé pendant toute la conférence.

« Rappelez-vous aussi que je peux faire fouiller votre personne aussi complètement que vos malles et vos paquets. — Je me rappelle que je suis absolument en votre pouvoir ; et pour ne vous laisser aucune excuse d’avoir employé la force contre un étranger paisible, je vous avouerai que je porte le paquet du duc dans mon sein. — Voyons-le. — Mes mains sont liées et par l’honneur et par ces cordes. — Prends-le dans son sein, Kilian, et voyons cette bagatelle dont il parle. — Si toute résistance n’était pas inutile, répliqua le courageux marchand, vous m’arracheriez le cœur d’abord. Mais je prie toutes les personnes ici présentes de remarquer que les cachets sont tous entiers et intacts au moment où l’on me dépouille ainsi de force. »

En parlant ainsi, il promenait ses regards sur les soldats dont Archibald avait peut-être oublié la présence.

« Comment, chien, » s’écria le gouverneur s’abandonnant à sa colère, « voudriez-vous exciter une mutinerie parmi mes soldats ?… Kilian, que les soldats attendent dehors. »

À ces mots, il cacha rapidement sous sa robe le paquet, petit, mais extrêmement bien fermé, que Kilian avait arraché du sein de l’Anglais. Les soldats se retirèrent, mais à pas lents, et tournant la tête comme des enfants qui assistent à une représentait de marionnettes et qu’on veut emmener avant la fin.

« Ah ! ah ! drôle, reprit d’Hagenbach, nous voilà en plus petit comité. Veux-tu agir plus poliment avec moi, et me dire ce que c’est que ce paquet et d’où il vient ? — Si toute votre garnison pouvait tenir dans cette salle, je répondrais encore comme j’ai déjà répondu. Le contenu, je ne le connais pas au juste… la personne qui l’envoie, je suis résolu à ne pas la nommer. — Peut-être votre fils sera-t-il moins récalcitrant. — Il ne peut vous dire une chose qu’il ignore lui-même. — Peut-être le chevalet vous fera-t-il tous deux retrouver vos langues… nous allons d’abord essayer sur le jeune drôle, Kilian ; car tu sais que nous avons vu des hommes tomber du haut-mal en voyant disloquer les jointures de leurs enfants, tandis qu’ils auraient abandonné leurs vieux membres à la torture avec beaucoup de courage. — Vous pouvez en faire l’essai, dit Arthur ; le ciel me donnera la force de souffrir… — Et à moi le courage de voir, » ajouta son père.

Cependant le gouverneur tournait et retournait sans cesse le petit paquet dans ses mains, examinant chaque pli avec attention, et regrettant sans doute en secret que trois ou quatre plaques de cire, placées sur une enveloppe de satin cramoisi, et des ligatures de soie tressée, empêchassent ses yeux avides de connaître la nature du trésor qu’il devait indubitablement cacher. Enfin il rappela les soldats, leur remit les deux prisonniers, commandant qu’on fît bonne garde sur l’un et l’autre, mais qu’on les séparât, et qu’on veillât particulièrement, avec le plus grand soin, sur le père.

« Je vous prends tous ici à témoin, » s’écria le vieux Philipson, sans faire attention aux signes menaçants d’Archibald, « que le gouverneur m’enlève et retient un paquet adressé à son très gracieux seigneur et maître, le duc de Bourgogne. »

Archibald écumait réellement de colère.

« Et pourquoi ne le retiendrais-je pas ? » s’écria-t-il d’une voix presque étouffée par la rage. « Ne peut-il pas y avoir quelque infâme malice contre la vie de notre gracieux souverain, quelque poison, dans ce paquet suspect que je trouve entre les mains d’un très suspect porteur ? N’avons-nous jamais entendu parler de poisons qui produisent leur effet rien que par l’odeur ? et devons-nous, nous qui gardons la porte, comme je puis dire, des domaines de Son Altesse de Bourgogne, donner accès à ce qui peut priver l’Europe de l’orgueil de sa chevalerie, la Bourgogne de son prince, et la Flandre de son père ?… Non ! emmenez ces mécréants, soldats… jetez-les dans les plus profonds cachots… gardez-les séparément, et veillez bien sur eux. Cette trahison a été ourdie de connivence avec les cantons de Berne et de Soleure. »

Ainsi se livrait à la fureur le seigneur Archibald d’Hagenbach, d’une voix élevée, d’un œil étincelant, se donnant toute sorte de peine pour se mettre en colère, jusqu’à ce qu’on n’entendît plus les pas ou le cliquetis des armes des soldats qui se retiraient avec les prisonniers. Son teint, lorsque ces bruits eurent cessé, devint plus pâle qu’il ne lui était naturel… son front se sillonna de rides inquiètes… et sa voix devint plus basse, plus tremblante qu’à l’ordinaire, lorsque, se tournant vers son écuyer, il lui dit : « Kilian, nous sommes sur une planche glissante, avec un torrent furieux sous nos pieds… que faut-il faire ? — Corbleu, avancer d’un pas résolu, mais prudent, répondit le rusé Kilian. Il est malheureux que tous ces drôles aient vu le paquet, et entendu l’appel de ce marchand à esprit de fer. Mais ce malheur est arrivé ; et maintenant que le paquet aura été entre les mains de Votre Excellence, on croira toujours que vous en avez rompu les cachets ; car dussiez-vous les laisser aussi entiers qu’au moment où ils y furent posés, on supposera qu’ils auront été adroitement replacés. Voyons quel en est le contenu avant de décider ce qu’il en faudra faire. Il faut qu’il soit d’une bien grande valeur, puisque ce rustre de marchand voulait bien abandonner toutes les riches marchandises qui font la charge d’une mule, pourvu que ce précieux paquet passât sans être examiné. — Ce sont peut-être des papiers politiques. Beaucoup de semblables, et d’une haute importance, passent secrètement entre Édouard d’Angleterre et notre téméraire duc. » Telle fut la réplique d’Archibald.

« Si ce sont des papiers importants pour le duc, reprit Kilian, nous pouvons les envoyer à Dijon… ou ils peuvent être tels, que Louis de France veuille bien les payer au poids de l’or. — Honte à toi, Kilian ! voudrais-tu donc que je livrasse au roi de France les secrets de mon maître ? Je mettrais plutôt ma tête sur le billot. — Vraiment ? et néanmoins Votre Excellence n’hésite pas… »

Là, l’écuyer s’arrêta, dans la crainte sans doute d’offenser son maître en qualifiant, par une expression trop vive et trop significative, sa singulière conduite.

« À piller le duc, veux-tu dire, impudent esclave ? et en le disant tu serais aussi imbécile que tu as coutume de l’être, répondit d’Hagenbach. Je participe, à la vérité, au butin que le duc fait sur les étrangers ; et la raison en est bonne. De même le chien de chasse et le faucon ont leur part du gibier qu’ils rapportent… oui, et la part du lion encore, à moins que le chasseur ou le fauconnier ne soit trop près d’eux. Tels sont les profits de ma place, et le duc qui m’a envoyé ici pour servir son ressentiment et améliorer sa fortune ne les refuse pas à un fidèle serviteur. Assurément je puis me nommer, dans toute l’étendue du territoire de La Ferette, le véritable représentant du duc, et comme on pourrait dire son alter ego[18]… c’est pourquoi j’ouvrirai ce paquet, qui, lui étant adressé, est par cette raison même également adressé à moi. »

Après avoir par ces arguments agrandi à ses propres yeux la sphère de son autorité, il coupa les cordons du paquet qu’il avait tenu tout le temps dans sa main, et arrachant les enveloppes extérieures, il en tira une très petite boîte faite de bois de sandal.

« Il faut que le contenu soit bien précieux, dit-il, pour être enfermé dans si peu d’espace. »

En parlant ainsi il pressa le ressort, et le couvercle s’ouvrant laissa voir un diamant remarquable par l’éclat et la grosseur, qui paraissait d’une valeur extraordinaire. Les yeux du cupide gouverneur, et de son domestique non moins rapace, furent tellement éblouis de cette splendeur merveilleuse que d’abord ils ne purent exprimer que la joie et la surprise.

« Ventrebleu ! oui, monseigneur, dit enfin Kilian, le vieil entêté avait bien ses raisons pour résister si fortement. Je me serais moi-même laissé disloquer un membre ou deux avant de livrer des brillants comme ceux-là…. mais maintenant, seigneur Archibald, votre fidèle serviteur peut-il vous demander comment ce butin sera partagé entre le duc et son gouverneur, relativement aux très louables coutumes des villes de garnison ? — Ma foi ! nous supposerons la garnison prise d’assaut, Kilian ; et dans un assaut, tu sais, le premier venu prend tout… toujours néanmoins sans oublier ses fidèles serviteurs. — Comme moi, par exemple, dit Kilian.

— Oui, et comme moi, par exemple aussi, » répliqua une voix qui résonna telle que l’écho des paroles de l’écuyer, au coin le plus éloigné de l’antique appartement.

« Corbleu ! nous sommes écoutés ! » s’écria le gouverneur en tressaillant et en mettant la main sur son poignard.

« Seulement par un fidèle serviteur, comme l’observait le digne écuyer, » dit l’exécuteur en s’avançant à pas lents.

« Vilain ! comment as-tu osé m’espionner ainsi ? » lui demanda le seigneur Archibald d’Hagenbach.

« Ne vous troublez point pour cela, monseigneur, dit Kilian. L’honnête Steinernherz n’a de langue pour parler et d’oreilles pour entendre que suivant votre bon plaisir… À coup sûr, nous eussions dû l’admettre aussitôt dans notre conseil, attendu qu’il va falloir expédier nos gens, et avec célérité. »

« Vraiment ! dit Hagenbach ; j’avais cru qu’ils pourraient être épargnés. — Oui, pour dire au duc de Bourgogne comment le gouverneur de La Ferette compte avec son trésorier relativement aux droits et aux confiscations de la douane ? — C’est vrai, répliqua le chevalier ; les morts n’ont ni dents ni langue… ils ne peuvent ni mordre ni raconter d’histoires. Tu les expédieras, exécuteur. — Oui, monseigneur, mais à condition que, si je dois les raccourcir dans le donjon, ce que j’appelle opérer dans les ténèbres, mon privilège de réclamer des titres de noblesse me sera maintenu et réservé, et l’exécution sera déclarée aussi valable pour mes droits que si le coup eût été frappé en plein jour avec l’honorable insigne de mes fonctions. »

Hagenbach regarda fixement l’exécuteur, comme ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, d’où Kilian prit occasion de lui expliquer que Steinernherz était intimement convaincu, d’après la conduite calme et intrépide du plus vieux prisonnier, que c’était un homme de sang noble, dont la décapitation lui assurerait la jouissance de tous les avantages promis au bourreau qui peut remplir son office sur dix individus d’extraction illustre.

« Il peut avoir raison, dit sir Archibald, car voici un bout de parchemin où l’on recommande au duc le porteur de ce collier, en le priant de l’accepter comme un gage de fidélité de la part d’une personne à lui bien connue, et d’ajouter foi aux discours de l’envoyé pour tout ce qu’il dira au nom de ceux qui l’envoient. — Par qui est signée cette note, si je puis me permettre cette question ? dit Kilian. — Il n’y a point de nom… il faut supposer que le duc le reconnaîtra d’après les bijoux et peut-être d’après l’écriture. — Deux points sur lesquels il n’aura vraisemblablement pas de sitôt l’occasion d’exercer sa sagacité, » dit Kilian.

Hagenbach regarda les diamants et sourit en dessous. L’exécuteur des hautes œuvres, encouragé par la familiarité qu’il avait pour ainsi dire établie violemment, en revint à ses moutons, et insista sur la noblesse du prétendu marchand. Un pareil dépôt, une semblable lettre de créance illimitée n’auraient jamais pu, soutenait-il, être confiés à un homme de basse origine. — Tu te trompes, imbécile, dit le chevalier ; les rois emploient maintenant les plus vils instruments pour faire leur plus importante besogne. Louis a donné l’exemple en nommant son barbier et ses valets de chambre à des fonctions jadis remplies par des ducs et pairs ; d’autres monarques commencent à penser qu’il vaut mieux, quand il s’agit de choisir des agents pour des affaires majeures, juger les gens plutôt d’après les qualités de la tête que d’après celles du sang. Et quant au regard fier et à la mine intrépide qui distinguent ce vieux drôle à des yeux de poltrons comme les tiens, ils tiennent à son pays et non à son rang. Tu t’imagines qu’il en est en Angleterre comme en Flandre, où un bon bourgeois de Gand, de Liège ou d’Ypres, est un animal aussi distinct d’un chevalier du Hainaut qu’un limonier flamand d’un coureur espagnol. Mais tu te trompes. l’Angleterre a maint marchand chez qui le cœur est aussi fier et la main aussi prompte que chez les plus nobles de ses nobles enfants. Mais ne te décourage pas, insensé que tu es ; remplis ton devoir à l’égard de ce marchand, et nous aurons sous peu entre nos mains le landamman d’Unterwalden, qui, bien que campagnard par choix, est pourtant noble par le sang, et t’aidera, par sa mort bien méritée, à te défaire de ta défroque de paysan que tu es si las de porter. — Ne vaudrait-il pas mieux que Votre Excellence ajournât l’exécution de ces hommes, dit Kilian, jusqu’à ce que vous eussiez appris quelque chose sur leur compte, des prisonniers suisses qui vont tomber en notre pouvoir ? — Suivant qu’il vous plaira, » répondit Hagenbach, en agitant la main comme pour se débarrasser d’une tâche désagréable ; « mais que tout soit fini avant que j’en entende reparler. »

Les farouches satellites s’inclinèrent en signe d’obéissance, et le sinistre conciliabule se sépara. Leur maître serra soigneusement les riches joyaux qu’il était disposé à acheter au prix d’une trahison envers le souverain qu’il avait promis de servir, aussi bien que du sang de deux innocents. Néanmoins, avec une faiblesse d’esprit assez commune aux grands criminels, il tressaillit à l’idée de sa bassesse et de sa cruauté, et cherchait à bannir de son cœur ce sentiment de honte, en chargeant ses agents subalternes de l’exécution immédiate de ses infâmes desseins.

CHAPITRE XV.

L’ÉVASION.

Et ce sont nos ancêtres qui ont construit pour l’homme ce cachot ténébreux.
Ancienne Comédie.

Le cachot dans lequel fut renfermé le jeune Philipson était une de ces sombres cavernes qui accusent l’inhumanité de nos ancêtres. Ils semblent avoir été presque insensibles à toute distinction entre l’innocence et le crime, puisque les conséquences d’une simple accusation devaient être dans ces temps-là beaucoup plus terribles que ne l’est dans le nôtre cette espèce d’emprisonnement qui est prononcé comme punition radicale du crime.

La cellule d’Arthur Philipson était d’une longueur considérable, mais noire et étroite, et creusée dans le roc même sur lequel la tour était bâtie. Une petite lampe lui fut accordée, non sans peine pourtant ; mais ses bras demeurèrent liés, et quand il demanda de l’eau à boire, un des farouches satellites qui le jetèrent dans son cachot lui répondit rudement qu’il pouvait endurer la soif pour le temps qui lui restait probablement à vivre… réponse affreuse qui annonçait que ses privations seraient prolongées aussi long-temps que sa vie, mais que l’une ne durerait pourtant pas plus que les autres. À la faible lueur de sa lampe, il s’était traîné vers un banc, sorte de siège grossier taillé dans le roc ; et comme ses yeux s’accoutumèrent insensiblement à l’obscurité du caveau où il était comme muré, il distingua, au milieu du plancher de son donjon, une profonde crevasse ressemblant assez à une ouverture de puits, mais de forme irrégulière, que l’on pouvait prendre pour la bouche d’un gouffre creusé par la nature, qui n’avait été que peu aidée par le travail d’une main humaine.

« Voilà donc ici mon lit de mort ! dit-il, et ce gouffre est peut-être le tombeau destiné à engloutir mes restes !… Non ; j’ai entendu parler de captifs plongés comme moi dans d’affreux abîmes pendant qu’ils étaient encore vivants, et qu’on laissait mourir à loisir, criblés de blessures, sans que leurs gémissements fussent entendus ou qu’on prît leur sort en pitié. »

Il approcha la tête de l’effrayante cavité, et entendit, comme à une grande profondeur, le bruit d’un torrent impétueux et souterrain, à ce qu’il lui semblait. Les vagues que ne pouvait éclairer le jour paraissaient murmurer dans l’attente de leur victime. La mort est terrible à tous les âges ; mais au printemps de la vie, alors que le cœur s’ouvre au sentiment des plaisirs et se prépare à les savourer, être arraché de force du banquet auquel on vient de s’asseoir, c’est chose épouvantable, quand même ce malheur arrive dans le cours ordinaire de la nature : mais être placé, comme le jeune Philipson, au bord d’un abîme souterrain, et réfléchir dans une horrible incertitude au genre de mort qui vous sera infligé, c’était une situation capable d’ébranler l’esprit le plus intrépide, et le malheureux captif ne pouvait aucunement retenir les larmes bien naturelles qui coulaient par torrents de ses yeux, et que ses bras garrottés ne lui permettaient pas d’essuyer. Nous avons déjà remarqué que, brave toutes les fois qu’il s’agissait de faire face à un péril accidentel, et de le surmonter à force d’activité, le jeune homme se laissait facilement entraîner par son imagination vive, qui le précipitait dans toutes les exagérations dont le résultat, dans une position d’une incertitude irrémédiable, est de distraire l’âme de celui qui est obligé d’attendre passivement l’approche d’un malheur.

Cependant Arthur Philipson n’était pas égoïste dans son infortune. Ses pensées le reportaient vers son père, dont le caractère juste et noble était aussi bien fait pour attirer la vénération, que ses soins assidus et son affection paternelle pour exciter l’amour et la reconnaissance. Lui aussi, il était entre les mains de ces scélérats sans remords, qui étaient résolus à cacher un vol par un meurtre secret… lui aussi, intrépide devant de si nombreux dangers, courageux en tant d’occasions, se trouvait enchaîné, exposé sans défense au poignard du plus vil assassin. Arthur se rappelait également la cime aiguë du rocher de Geierstein, et l’affreux vautour qui le réclamait comme sa proie. Dans son cachot, point d’ange qui apparût au milieu du brouillard pour le remettre en chemin sûr… les ténèbres y étaient souterraines et éternelles ; seulement le prisonnier verrait le couteau de son meurtrier reluire à la faveur de la lampe qui devait lui servir à ajuster le coup fatal. Cette agonie mentale du malheureux captif ne cessa que pour être remplacée par le délire. Il se leva et se débattit si violemment pour se délivrer de ses liens, qu’il aurait semblé qu’on allait les voir tomber de ses bras comme ceux du tout-puissant Nazaréen. Mais les cordes étaient d’une nature trop solide, et après de rudes et inutiles efforts, qui parurent faire entrer les liens dans la chair même, le prisonnier perdit l’équilibre ; et tandis que dans son égarement il croyait rouler dans l’abîme souterrain, il tomba avec force à terre.

Heureusement il échappa au danger qu’il avait tant craint dans son agonie, mais il s’en fallut de si peu, que sa tête frappa contre le rebord bas et rompu en partie dont la bouche de l’horrible précipice était entourée. Il gisait là, étourdi et immobile ; et comme la lampe s’était éteinte dans sa chute, il se trouvait plongé dans une obscurité complète et absolue. Il fut rappelé au sentiment par un bruit discordant.

« Ils viennent… ils viennent… les meurtriers ! Oh ! Notre-Dame de Merci ! oh ! ciel miséricordieux, pardonnez-moi mes péchés ! »

Il regarda autour de lui et aperçut, avec des yeux effrayés, qu’une forme noire s’approchait, un coutelas d’une main et une torche de l’autre. Il aurait eu tout l’air de l’homme qui venait expédier le malheureux captif, s’il était venu seul ; mais il ne venait pas seul… La torche se reflétait sur la robe blanche d’une femme, qui était éclairée de manière qu’Arthur put distinguer une forme et même reconnaître des traits qu’il ne pouvait oublier, bien qu’il les revît dans une circonstance où il devait le moins s’attendre à les revoir. L’inexprimable étonnement du prisonnier lui imprima une espèce de respect religieux qui domina même ses craintes personnelles… « Est-ce possible ? » se demandait-il tout bas ; « a-t-elle réellement la puissance d’un esprit élémentaire ? a-t-elle évoqué ce noir démon de la terre pour qu’il travaillât avec elle à ma délivrance ? »

Sa supposition parût bientôt se réaliser, car la figure noire, donnant la lumière à Anne de Geierstein, ou du moins à l’apparition qui portait sa parfaite ressemblance, s’avança vers le prisonnier, et coupa la corde qui lui liait les bras avec tant de promptitude qu’elle sembla tomber comme par enchantement. La première tentative d’Arthur pour se lever fut infructueuse ; et une seconde fois ce fut la main d’Anne de Geierstein…. main vivante, sensible au toucher comme à la vue…. qui l’aida à se remettre sur ses pieds et à se soutenir comme elle avait déjà fait lorsque le torrent retentissait sous leurs pas. Son contact produisit un effet beaucoup plus profitable que l’aide physique dont les faibles forces de la jeune fille la rendaient capable. Le courage fut rendu à son cœur, la vigueur et la vie revinrent à ses membres meurtris et déchirés : si grande est l’influence de l’esprit humain sur les infirmités du corps quand son énergie est mise en jeu ! Il allait adresser la parole à Anne, avec l’accent de la plus vive reconnaissance ; mais les mots moururent au bout de sa langue, lorsque la vierge mystérieuse, mettant un doigt sur ses lèvres, lui fit signe de garder le silence, et en même temps l’engagea à la suivre. Il obéit, muet de surprise. Ils franchirent le seuil de l’affreux cachot, et parcoururent deux ou trois corridors étroits, mais compliqués, qui, taillés dans le roc en certains endroits, et construits dans d’autres en pierres de taille non moins dures, conduisaient probablement à des caveaux semblables à celui où Arthur était depuis si peu de temps captif.

L’idée que son père pouvait bien être enfermé dans quelque horrible cellule comme celle d’où il venait de sortir engagea Arthur à s’arrêter un instant, lorsqu’ils arrivèrent au bas d’un petit escalier tournant qui conduisait sans doute hors de cette partie souterraine de l’édifice.

« Venez, chère Anne, dit-il, conduisez-moi à sa délivrance : je ne veux pas laisser ici moi père. »

Elle secoua impatiemment la tête, et lui fit signe de monter.

« Si votre pouvoir n’est pas assez grand pour sauver mon père, je veux rester ici, moi, pour le sauver ou mourir !… Anne, ma chère Anne ! »

Elle garda le silence ; mais l’homme qui l’accompagnait répliqua d’une voix creuse, répondant assez bien à son apparence : « Parle, jeune homme, à ceux qui ont la permission de te répondre, ou plutôt garde le silence, et écoute mes instructions, qui seules peuvent te mettre en état de rendre à ton père la liberté, et de lui assurer la vie. »

Ils montèrent l’escalier, Anne de Geierstein marchant la première, tandis qu’Arthur, qui la suivait de près, ne pouvait s’empêcher de penser que son corps même produisait une partie de la lumière qui était réfléchie par la torche sur ses vêtements. C’était probablement l’effet de la croyance superstitieuse que le récit de Rudolphe lui avait fait adopter relativement à la mère d’Anne, et qui était confirmée par l’apparition soudaine de sa fille dans un lieu et dans une circonstance où elle devait être si peu attendue. Il n’eut cependant pas beaucoup de temps à réfléchir à sa présence ou à sa conduite, car elle montait l’escalier trop vite pour qu’il lui fût possible de la suivre alors, et il ne la revit plus lorsqu’il arriva sur le palier. Mais s’était-elle dissipée dans l’air, avait-elle détourné par quelque autre corridor ? On ne lui laissa point un instant de loisir pour l’examiner.

« Voilà votre chemin, » dit à Arthur son guide noir ; et en même temps il souffla son flambeau, puis, saisissant Philipson par le bras, il le conduisit par une sombre galerie d’une longueur considérable. Le jeune homme n’était pas toujours exempt de frayeur lorsqu’il songeait aux regards sinistres de son conducteur qui était armé d’une dague ou poignard qu’il pouvait lui plonger tout-à-coup dans le sein. Mais il ne pouvait se résoudre à redouter une trahison de la part d’un individu qui s’était trouvé et qu’il avait pu voir dans la compagnie d’Anne de Geierstein ; et dans son cœur il lui demanda pardon de la crainte qu’il avait sentie un moment, et se laissa conduire par son compagnon qui avançait d’un pas rapide mais léger, et lui recommanda à voix basse d’en faire autant. — Notre voyage, dit-il enfin, se termine ici. »

Comme il parlait, une porte s’ouvrit et ils entrèrent dans un sombre appartement gothique, garni de larges tablettes en chêne qui semblaient pleines de livres et de manuscrits. Tandis qu’Arthur promenait ses regards autour de lui, avec des yeux éblouis par l’éclat soudain du jour dont il avait été quelque temps privé, la porte par laquelle ils étaient entrés disparut. Ce fait, néanmoins, ne le surprit pas beaucoup, car il pensa que, faite de manière à correspondre en apparence aux corps de bibliothèque qui entouraient l’issue par laquelle ils étaient arrivés, on ne devait pas la distinguer des autres lorsqu’elle était fermée, supercherie parfois alors employée, et qui même l’est encore souvent de nos jours. Il put alors voir complètement son libérateur, qui, à la clarté du jour, n’avait que le costume et les traits d’un ecclésiastique, sans rien conserver de cette horreur surnaturelle que la lumière douteuse et la triste apparence de tous ces objets dans le cachot avaient contribué à répandre sur sa personne.

Le jeune Anglais respirait alors en liberté, comme s’il se réveillait après un songe effrayant. Et les qualités surhumaines dont son imagination avait revêtu Anne de Geierstein commençant à s’évanouir, il s’adressa ainsi à son libérateur : « Pour que je puisse offrir mes remercîments, saint père, à la personne qui les a si particulièrement mérités, permettez-moi de vous demander si Anne de Geierstein… — Parle de ce qui regarde ta maison et ta famille, » répondit le prêtre aussi brièvement que la première fois. « As-tu sitôt oublié le danger de ton père ? — Par le ciel, non ! répliqua le jeune homme, dites-moi seulement ce qu’il s’agit de faire pour sa délivrance, et vous verrez comme un fils sait combattre pour mi père. — C’est bien, car c’est indispensable, repartit le prêtre : endosse ce vêtement, et suis-moi. »

Le vêtement présenté était une robe et un capuchon de novice.

« Abaisse ce capuchon sur ta figure, continua le prêtre, et ne réponds rien aux personnes que tu pourras rencontrer. Je dirai que tu exécutes un vœu… Puisse le ciel pardonner à l’indigne tyran qui nous impose la nécessité d’une si profane dissimulation ! Suis-moi vite, et de près… Songe à ne pas parler. »

L’affaire du déguisement fut bientôt terminée, et le prêtre de Saint-Paul, car c’était lui, se mit en marche ; Arthur le suivit à deux ou trois pas en arrière, prenant aussi bien qu’il pouvait la démarche modeste et l’extérieur humble d’un jeune novice. En sortant de la bibliothèque ou salle d’étude, il descendit un court escalier, et se trouva dans la rue de La Ferette, irrésistiblement tenté de tourner la tête. Il n’eut néanmoins que le temps de voir que la maison qu’il venait de quitter était un fort petit bâtiment d’architecture gothique, d’un côté duquel s’élevait l’église de Saint-Paul, et de l’autre la sombre porte noire de la ville, ou tour d’entrée.

« Suis-moi, Melchior, — dit la voix grave du prêtre ; et ses yeux perçants étaient en même temps fixés sur le prétendu novice, avec un regard qui rappela aussitôt Arthur au sentiment de sa position. Ils cheminaient, personne ne faisant attention à eux, sinon pour faire au prêtre une révérence silencieuse, ou murmurer une courte phrase de salutation. Lorsqu’ils eurent traversé environ la moitié de la ville, le guide laissa tout-à-coup la grande rue, et, enfilant vers le nord une courte ruelle, il arriva au bas d’un escalier, qui, comme dans toutes les villes fortifiées, aboutissait au rempart, ou à une promenade s’étendant derrière et le long d’un parapet flanqué, d’après la vieille mode gothique, de distance en distance et à chaque angle, de tours de formes et de hauteurs différentes.

Il y avait des sentinelles sur les murs ; néanmoins le service, à ce qu’il semblait, n’était pas fait par de véritables soldats, mais par des bourgeois qui tenaient des sabres et des épées dans leurs mains. Le premier près duquel ils passèrent dit au prêtre, à voix basse : « Notre projet va-t-il ? — Il va, » répondit le prêtre de Saint-Paul. « Benedicite. — Deo gratias ! » répliqua le bourgeois armé, et il continua sa promenade sur les remparts.

Les autres sentinelles paraissaient les éviter, car elles s’éloignaient à leur approche, ou passaient sans les voir, sans paraître les observer. Enfin le boulevard les conduisit à une vieille tour qui dépassait les murailles, et dans laquelle se trouvait une porte ouvrant sur le rempart. Elle était dans un coin, séparée des autres, et n’était commandée par aucun des angles de fortification. Dans une forteresse bien gardée, un pareil point aurait dû être protégé par une sentinelle particulière ; mais il n’y en avait aucune en faction.

« Maintenant écoute-moi, dit le prêtre, car la vie de ton père, et peut-être celle d’un grand nombre de personnes en outre, dépend de ton attention, et non moins de ta promptitude… Sais-tu courir ?… sais-tu sauter ? — Je ne ressens aucune lassitude, mon père, depuis que vous m’avez délivré, répondit Arthur ; et les daims que j’ai souvent chassés ne courraient pas plus vite que moi dans cette circonstance. — Observe donc, » répliqua le prêtre noir de Saint-Paul, « que cette tourelle renferme un escalier qui mène à une petite poterne. Je vais t’y faire passer… car la poterne est barricadée en dedans, mais non fermée à clef. Tu arriveras alors au fossé qui est presque entièrement à sec. Après l’avoir traversé, tu te trouveras dans l’enceinte des barrières extérieures. Tu pourras voir des sentinelles, mais elles ne te verront pas… ne leur parle pas, mais passe par dessus la palissade comme tu pourras. Je pense que tu es capable d’escalader un rempart qui n’est pas défendu. — J’en ai franchi un qui l’était, répliqua Arthur. Que faudrait-il ensuite que je fisse ?… tout cela est facile. — Tu verras une espèce de buisson, ou plutôt un massif de taillis épais… dirige-toi en toute hâte vers ce lieu. Quand tu y seras, tourne vers l’est ; mais prends garde, en suivant cette route, d’être aperçu par les compagnons libres de Bourgogne, qui font le service sur cette partie des murs. Une pluie de flèches et une sortie d’un corps de cavalerie pour te poursuivre en seraient la conséquence s’ils venaient à t’apercevoir, car leurs yeux sont ceux de l’aigle qui épie de loin sa proie. — Je serai prudent, dit le jeune Anglais. — Tu trouveras, continua le prêtre, de l’autre côté du buisson un chemin, ou plutôt un sentier fait pour les moutons, qui, passant à une certaine distance des murailles, te conduira enfin à la route menant de La Ferette à Bâle. Fais alors diligence pour rencontrer les Suisses qui s’avancent ; dis-leur que les heures de ton père sont comptées et qu’ils doivent se presser s’ils veulent le sauver ; dis spécialement à Rudolphe Donnerhugel que le prêtre noir de Saint-Paul l’attend pour lui donner sa bénédiction à la poterne du Nord. Me comprends-tu ? — Parfaitement, » répondit le jeune homme.

Le prêtre de Saint-Paul poussa alors la porte basse de la tourelle, et Arthur allait déjà se précipiter dans l’escalier qui se déployait devant lui :

« Arrête encore un moment, dit le prêtre, et quitte cet habit de novice qui maintenant ne peut servir qu’à t’embarrasser. »

Arthur s’en débarrassa en moins d’une seconde, et mit le pied sur la première marche.

« Un moment encore, s’il est possible, » continua le prêtre noir. « Cette robe dont je suis revêtu peut nous trahir, arrête-toi donc et aide-moi à la quitter. »

Quoique intérieurement Arthur brûlât d’impatience, il sentit néanmoins la nécessité d’obéir à son guide ; et quand il lui eut ôté sa longue et large robe de dessus, le vieillard se présenta à ses yeux couvert d’une simple soutane de serge noire, convenable à son ordre et à sa profession, attachée non avec une ceinture telle qu’en portent les ecclésiastiques, mais avec un ceinturon de buffle très peu canonique, d’où pendait un sabre court qu’on ne maniait qu’à deux mains, capable de tout fendre et pourfendre.

« Donne-moi maintenant l’habit de novice, dit le vénérable père, et par dessus je mettrai ce vêtement de prêtre. Puisque pour le moment je porte certains objets qui tiennent un peu à ce monde, il est convenable que je les recouvre d’un double habit ecclésiastique. »

En parlant ainsi il souriait amèrement ; et son sourire avait quelque chose de plus horrible, de plus effrayant que l’air sombre qui allait mieux à ses traits et qui en était l’expression ordinaire.

« Et maintenant, dit-il, qu’attends-tu, jeune fou, quand la vie et la mort dépendent de ta vitesse ? »

Le jeune émissaire n’attendit pas une seconde admonition, mais descendit d’un seul saut tout l’escalier, comme si ce n’eût été qu’une marche, trouva la poterne, ainsi que le prêtre l’en avait prévenu, barrée seulement à l’intérieur ; et si ces barres n’avaient pas été rouillées, il les aurait levées sans la moindre peine. Il en vint à bout néanmoins, et se trouva au bord du fossé, dont l’eau paraissait verte et bourbeuse. Sans s’arrêter à examiner si elle était haute ou basse, et presque sans s’apercevoir de la résistance que lui opposaient les herbes, le jeune Anglais se fraya un passage au travers, et atteignit la rive opposée sans attirer l’attention des deux dignes bourgeois de La Ferette qui gardaient les barrières. L’un d’eux, à la vérité, s’occupait attentivement à lire une chronique profane ou une légende religieuse ; l’autre ne mettait pas moins d’attention à examiner le bord du fossé, où il pêchait peut-être des grenouilles et des anguilles, car il portait sur son épaule une gibecière qui semblait destinée à recevoir le produit de sa pêche.

Voyant que, comme le prêtre l’avait annoncé, il n’avait rien à craindre de la vigilance des sentinelles, Arthur s’élança contre la palissade, dans l’espérance de saisir le haut des pieux, et alors de la franchir d’un seul saut ; mais il s’était trop fié à son agilité, ou bien elle avait été diminuée par les liens dont on l’avait garrotté et par son emprisonnement. Il retomba doucement à terre, et, en se remettant sur pied, il remarqua un soldat vêtu de jaune et de bleu, couleurs d’Hagenbach, qui accourait vers lui en criant aux paresseuses et négligentes sentinelles : « Alarme ! alarme !… pourceaux de fainéants ! arrêtez le chien qui se sauve, ou vous êtes tous deux des hommes morts. »

Le pêcheur qui se trouvait le plus rapproché, jeta par terre sa ligne à anguille, tira son épée, et, la faisant tourner sur sa tête, il s’avança vers Philipson sans trop se hâter. Le lecteur fut encore plus malheureux ; car, dans sa précipitation à fermer son livre et à faire son devoir, il se jeta, par inadvertance sans doute, en plein dans le chemin du soldat. Celui-ci, qui courait à toutes jambes, le heurta si violemment qu’ils en tombèrent tous deux à terre ; mais le bourgeois, qui était un homme d’un embonpoint solide, resta à la place où il était tombé, tandis que l’autre, moins pesant et probablement moins préparé au choc, perdit l’équilibre et la faculté de se tenir sur ses jambes, et, roulant sur la pente du fossé, il alla s’enfoncer dans la vase et dans les herbes. Le pêcheur et le lecteur ne vinrent que très posément secourir leur compagnon de garde qu’ils n’attendaient pas, et qui n’était guère le bienvenu ; tandis qu’Arthur, pressé par le sentiment d’un danger si imminent, s’élançait de nouveau vers la barrière avec plus de vigueur et d’adresse que la première fois, et, réussissant à la franchir, se dirigeait, comme on le lui avait recommandé, en toute hâte vers le taillis voisin. Il y arriva sans avoir entendu qu’on donnât l’alarme sur les remparts. Mais il sentit que sa position devenait extrêmement précaire, puisque son évasion de la ville était connue d’un homme au moins, qui ne manquerait pas de donner l’alarme dans le cas où il parviendrait à se tirer de la bourbe, tâche pour laquelle Arthur crut remarquer que les bourgeois lui prêtaient une assistance plus apparente que réelle. Tandis que cette idée s’emparait de son esprit, elle contribuait à augmenter encore l’agilité naturelle de ses pieds, de sorte qu’en moins de temps qu’on n’aurait cru la chose faisable il gagna l’extrémité la moins touffue des buissons, d’où, comme l’en avait prévenu le prêtre noir, il put distinguer la tour de l’Est et les remparts adjacents de la ville

Tout couverts de soldats et d’armes redoutables.

Il fallut encore une certaine adresse de la part du fugitif pour se cacher de manière à n’être pas aperçu à son tour par ceux qu’il voyait si distinctement. Il s’attendait donc, à chaque instant, à ouïr le son du cor, ou à voir parmi les défenseurs un mouvement tumultueux qui devait annoncer une sortie. Mais aucune de ces craintes ne se réalisa, et observant avec précaution s’il prenait bien le sentier que le prêtre lui avait désigné, le jeune Philipson, continuant sa course, fut bientôt hors de vue des tours ennemies, et tombant enfin dans la route publique et fréquentée par laquelle son père et lui étaient arrivés le matin même à la ville, il eut le bonheur de reconnaître à un nuage de poussière et au brillant des armes, un petit corps de gens armés qui s’avançaient vers La Ferette, et qu’il conclut avec raison être l’avant-garde de la députation suisse.

Il eut bientôt joint cette troupe, qui se composait de dix hommes avec Rudolphe Donnerhugel à leur tête. La figure de Philipson, couverte de boue et même tachée de sang en certains endroits, car sa chute dans le cachot lui avait valu une légère blessure, excita l’étonnement général, et tout le monde l’entoura pour savoir des nouvelles. Rudolphe seul parut insensible. Comme le visage des anciennes statues d’Hercule, la physionomie du massif Bernois était large et lourde, empreinte d’un air calme, indifférent et presque farouche, et ne changeait que dans les moments de la plus violente agitation.

Il écouta sans émotion l’histoire que conta Arthur Philipson sans se donner le temps de reprendre haleine, histoire dont le résumé était que son père se trouvait en prison et condamné à mort.

« Ne vous y attendiez-vous donc pas ? » dit le Bernois froidement. « Ne vous a-t-on pas averti ? Il aurait été facile de prévenir ce malheur, mais il peut être impossible de l’empêcher. — J’avoue… j’avoue, » répondit Arthur en se tordant les mains, « que vous avez été sages, et que nous avons été fous… Mais, oh ! ne pensez plus plus à notre folie, lorsque nous sommes réduits à une telle extrémité ! Soyez le brave et généreux champion dont la renommée vante la générosité et la noblesse… prêtez-nous secours dans cette affreuse circonstance. — Mais comment, et de quelle manière ? » répondit Rudolphe, qui hésitait encore. « Nous avons congédié les Bâlois qui étaient disposés à nous soutenir, tant votre exemple important a de poids sur nous. Nous ne sommes plus à présent qu’une vingtaine : comment venez-vous donc nous demander d’attaquer une ville de garnison, solidement fortifiée, et défendue par une troupe six fois plus considérable que la nôtre ? — Vous avez des amis dans la place, repartit Arthur. Je suis sûr que vous en avez. Que je vous parle à l’oreille… le prêtre noir m’envoie vous dire… À vous, Rudolphe Donnerhugel de Berne… qu’il vous attend, pour vous donner sa bénédiction, à la poterne du Nord. — Oui, sans doute, » repartit à son tour Rudolphe en échappant à Arthur qui voulait l’engager dans une conférence particulière, et parlant de manière que tous les assistants pussent l’entendre : « Il n’y a point le moindre doute, je trouverai à la poterne du Nord un être pour me confesser et me donner l’absolution, puis un billot, une hache, et un bourreau pour me trancher la tête quand il aura fini. Mais je n’exposerai jamais le cou du fils de mon père à un pareil risque. S’ils assassinent un colporteur anglais qui ne les a jamais offensés, que feront-ils à l’Ours de Berne dont les dents et les griffes sont déjà connues de sir Archibald d’Hagenbach ? »

À ces mots, le jeune Philipson joignit les mains et les leva au ciel, comme un homme dont toute l’espérance est dans le ciel seul. Des pleurs s’échappèrent de ses yeux ; puis, serrant les poings, grinçant les dents, il tourna brusquement le dos au Suisse.

« Que signifie cette colère ? dit Rudolphe, où allez-vous maintenant ? — Secourir mon père, ou mourir avec lui, » répliqua Arthur, et il allait retourner à toutes jambes vers La Ferette, lorsqu’une main forte mais amicale l’arrêta.

« Donnez-moi le temps d’attacher ma jarretière, dit Sigismond Biederman, et je vais avec vous, roi Arthur. — Vous ? benêt ! s’écria Rudolphe, vous ?… et sans ordre ? — Mais voyez donc, cousin Rudolphe, » répliqua le jeune homme, continuant avec un grand calme à attacher sa jarretière, qui, d’après la mode du temps, était fort compliquée… « Vous êtes toujours à nous dire que nous sommes des Suisses, des hommes libres : quel avantage y a-t-il à être homme libre, si on n’a point la liberté de faire ce qu’on veut ? Vous êtes mon capitaine, voyez-vous, aussitôt qu’il me plaît, et pas plus long-temps. — Et pourquoi m’abandonneriez-vous, à présent, imbécile ? pourquoi déserter en ce moment plutôt qu’à tout autre moment de l’année ? — Voyez-vous, répliqua le soldat insoumis ; « j’ai chassé avec Arthur tout le mois dernier, et je l’aime… il ne m’a jamais appelé idiot ni imbécile, parce que les idées me viennent moins vite peut-être qu’aux autres. J’aime aussi son père… le vieillard m’a donné ce baudrier et ce cor qui valent, j’en réponds, plus d’un kreutzer ; il m’a dit encore de ne pas me décourager, attendu qu’il valait mieux penser juste que penser vite, et que j’avais assez de bon sens pour l’un, sinon pour l’autre ; et ce digne vieillard est maintenant dans la boucherie d’Hagenbach !… Mais nous le délivrerons, Arthur, si deux hommes le peuvent. Tu me verras combattre tant que cette lance d’acier tiendra à ce manche de frêne. »

En parlant ainsi il agitait en l’air son énorme pertuisane, qui tremblait dans sa main comme une baguette de saule. À coup sûr, s’il eût fallu assommer l’iniquité comme un bœuf, il n’y aurait eu personne, dans cette troupe choisie, plus capable d’accomplir cet exploit que Sigismond ; car, quoiqu’il fût un peu plus court de taille que ses frères, et d’un esprit moins impétueux, la largeur de ses épaules et la vigueur de ses muscles étaient néanmoins extraordinaires ; et quand il était vraiment excité, vraiment disposé à se battre, ce qui toutefois n’arrivait pas souvent, peut-être Rudolphe lui-même, sous le rapport de la force, aurait-il eu de la peine à le vaincre.

Vérité de sentiment et énergie d’expression produisent toujours leur effet sur des naturels simples et généreux. Plusieurs des jeunes gens de la troupe se mirent à s’écrier que Sigismond parlait bien ; que si le vieillard s’était exposé à un péril, c’était pour s’être plus inquiété du succès de leur négociation que de sa propre sûreté, et qu’il avait volontairement renoncé à leur protection, plutôt que de les engager dans des querelles à cause de lui. « Nous en sommes d’autant plus obligés, disaient-ils, de le soustraire au danger, et c’est ce que nous allons faire. — Paix ! vous tous, imbéciles, » dit Rudolphe regardant autour de lui avec un air de supériorité ; « et vous, Arthur d’Angleterre, adressez-vous au landamman qui nous suit de près : vous savez qu’il est notre principal commandant ; il n’est pas moins le sincère ami de votre père, et quoi qu’il puisse décider en faveur de son hôte, vous nous trouverez tous ensuite prêts à exécuter avec zèle sa moindre volonté. »

Ses compagnons parurent donner leur assentiment à cet avis, et le jeune Philipson vit qu’il lui était indispensable de se rendre à cette recommandation ; quoique à la vérité il soupçonnât encore que le Bernois par ses diverses intrigues, aussi bien avec la jeunesse suisse qu’avec celle de Bâle, et comme on pouvait le conclure des discours du prêtre de Saint-Paul, par des intelligences avec l’intérieur même de La Ferette, possédait les moyens les plus efficaces pour l’aider en pareille circonstance : néanmoins il se fiait davantage à la simple candeur et à la bonne foi parfaite d’Arnold Biederman : il se hâta donc d’aller lui conter sa triste histoire et de lui demander assistance.

Du haut d’une colline qu’il atteignit peu de minutes après avoir quitté Rudolphe et l’avant-garde, il aperçut au bas le vénérable landamman et ses collègues accompagnés d’un certain nombre de jeunes gens qui ne se dispersaient plus sur les flancs de la troupe, mais l’escortaient régulièrement et en ordre de bataille, comme des gens prêts à repousser toute attaque subite.

Derrière venaient une mule ou deux chargées de bagages, puis les animaux bien connus d’Arthur, qui, durant tout le cours du voyage, avaient porté Anne de Geierstein et sa suivante. Tous deux étaient montés comme à l’ordinaire par des femmes, et du mieux qu’Arthur put voir, celle qui marchait la première avait le costume habituel d’Anne, depuis le manteau gris jusqu’à une petite plume de héron, que, dès son entrée en Allemagne, elle avait portée par déférence pour l’usage du pays, et comme insigne de son rang en sa qualité de fille noble. Cependant, si les yeux du pauvre jeune homme lui présentaient alors la réalité, que lui avaient-ils donc pu faire voir lorsqu’ils lui avaient montré (et une demi-heure s’était à peine écoulée depuis), dans le cachot souterrain de La Ferette, la même figure où ils se fixaient maintenant, dans des circonstances si différentes ? Le sentiment produit par cette pensée fut violent, mais ne dura qu’une seconde, comme l’éclair qui brille au milieu d’une nuit noire, et qui s’évanouit au même instant qu’on le voit ; ou plutôt, la surprise excitée en lui par ce merveilleux incident ne put demeurer dans son esprit qu’en s’alliant à son inquiétude pour la sûreté de son père, pensée qui dominait alors toutes les autres.

« S’il existe réellement, dit-il en lui-même, un esprit qui porte cette forme délicieuse, il doit être aussi bienveillant qu’aimable, et il étendra jusqu’à mon père, qui en est beaucoup plus digne, la protection que son fils a deux fois éprouvée. »

Mais avant qu’il pût poursuivre ce raisonnement plus loin, il avait rencontré le landamman et sa troupe. Sa présence et sa physionomie excitèrent parmi les envoyés la même surprise qui avait déjà été produite sur Rudolphe et sur l’avant-garde. Aux questions multipliées du landamman, il répliqua par un court récit de son emprisonnement et de son évasion, s’arrangea de manière que toute la gloire en revînt au prêtre noir de Saint-Paul, et ne laissa rien échapper sur l’apparition plus intéressante de la femme qui avait accompagné et secondé l’ecclésiastique dans sa charitable entreprise. Arthur garda encore le silence sur un autre point. Il ne jugea pas convenable de communiquer à Arnold Biederman le message que le prêtre avait, par son entremise, adressé à Rudolphe, à Rudolphe seul : qu’il dût en résulter du bien ou du mal, n’importe ; il regardait comme sacrée l’obligation de garder le silence que lui avait imposée un homme qui venait de lui rendre le plus important service.

Le landamman resta un moment muet de douleur et de surprise aux nouvelles qu’il apprenait. Le vieux Philipson avait mérité son respect aussi bien par la pureté et la fermeté des principes qu’il émettait, que par l’étendue et la profondeur de ses connaissances, qui étaient particulièrement précieuses et intéressantes pour le Suisse, attendu qu’il sentait combien son admirable jugement était, pour ainsi dire, enchaîné, faute de ce savoir raisonné sur les pays, les temps et les mœurs, auquel son ami l’Anglais avait souvent suppléé.

« Hâtons-nous ! » dit-il au banneret de Berne et aux autres députés ; « allons offrir notre médiation entre le tyran Hagenbach et notre ami, dont les jours sont en danger. Il faudra qu’il nous écoute, car je sais que son maître s’attend à voir ce Philipson à sa cour : ce vieillard me l’a donné à entendre. Comme nous possédons un tel secret, Archibald d’Hagenbach n’osera jamais braver notre vengeance, puisque nous pouvons aisément faire savoir au duc Charles comment le gouverneur de La Ferette abuse de son pouvoir dans les affaires qui concernent non seulement les Suisses, mais le duc lui-même. — Sauf votre respect, mon digne monsieur, répondit le banneret de Berne, nous sommes députés suisses, et nous allons exposer les griefs de la Suisse seule. Si nous nous embrouillons dans des querelles d’étrangers, il en arrivera que nous aurons plus de peine à terminer celles de notre propre pays ; et si le duc allait, par cette violence commise sur des marchands anglais, s’attirer le ressentiment du roi d’Angleterre, la rupture entre les deux princes ne ferait que mettre plus certainement Charles dans la nécessité de conclure un traité avantageux aux cantons suisses. »

Il y avait tant de politique mondaine dans cette opinion, qu’Adam Zimmerman de Soleure y donna aussitôt son assentiment, et ajouta, en outre, comme raison concluante, que leur confrère Biederman leur avait dit, à peine deux heures auparavant, que ces marchands anglais, d’après son avis et par suite de leur volonté libre, s’étaient séparés d’eux dans la matinée, de crainte d’envelopper la députation dans les querelles qui pourraient être occasionnées par suite des exactions qu’exercerait le gouverneur sur leur marchandise.

« Maintenant quel avantage, dit-il, tirerons-nous de cette séparation, en supposant, comme mon collègue semble le prétendre, que nous devions encore nous intéresser à cet Anglais autant que s’il était resté notre compagnon de voyage et sous notre protection spéciale ? »

Cet argument personnel serrait le landamman d’un peu près, car il n’y avait pas long-temps qu’il s’était complu à vanter la générosité du vieux Philipson, qui s’était volontairement exposé à un péril, plutôt que d’embarrasser leur négociation en restant dans leur compagnie ; et il ébranla complètement la fidélité de la Longue-Barbe, Nicolas Bonstetten, dont les yeux se portaient sans cesse de la figure de Zimmerman, qui exprimait une confiance triomphante dans son argument, à celle de son ami le landamman, qui était plus embarrassé que de coutume.

« Frères, » dit enfin Arnold avec assurance et chaleur, « j’ai commis une faute en m’enorgueillissant de la politique mondaine que je vous ai enseignée ce matin. Cet homme n’est pas de notre pays, sans doute, mais il est de notre sang… il est, comme nous, fait à l’image du Créateur commun… et d’autant plus digne d’être appelé notre semblable, qu’il est rempli d’honneur et d’intégrité. Nous ne pourrions, à moins de commettre un grave péché, laisser un tel homme dans le péril sans lui porter secours s’il se trouvait par accident au bord de notre chemin ; à plus forte raison ne devons-nous pas l’abandonner, si le péril a été encouru pour notre propre cause, et afin que nous pussions échapper au filet dans lequel il s’est pris lui-même. Ne perdez donc pas courage… Nous faisons la volonté de Dieu en secourant l’homme opprimé. Si nous y réussissons par des voies de douceur, comme je m’en flatte, nous aurons fait une bonne action à bon marché… sinon, Dieu est assez puissant pour faire triompher la cause de l’humanité par les mains d’un petit nombre, aussi bien que par celles d’une grande multitude. — Si telle est votre opinion, dit le banneret de Berne, personne ici ne se séparera de vous. Pour moi, je plaidais contre mes propres inclinations en vous conseillant d’éviter une rupture avec le Bourguignon. Mais, comme soldat, je dois dire que j’aimerais mieux combattre en plein champ la garnison, fût-elle deux fois encore plus nombreuse, qu’entreprendre de donner l’assaut à une ville si bien fortifiée. — Ah ! répondit le landamman, je souhaite sincèrement que nous puissions entrer dans La Ferette et en sortir sans dévier du caractère pacifique dont nous a investis la mission que nous a confiée la diète.

CHAPITRE XVI.

L’EXÉCUTION.

Quant à Sommerset, tranchez sa tête coupable.
Shakspeare, Henri VI, 3e partie.

Le gouverneur de La Ferette se tenait sur les remparts de cette forteresse, au dessus de la tour d’entrée qui regardait l’orient, et il examinait la route de Bâle, quand d’abord l’avant-garde de la députation suisse, puis le centre, et enfin l’arrière-garde, apparurent à distance. Au même instant, le premier corps fit halte, celui du milieu le rejoignit, tandis que les femmes et le bagage, avec les mules qui fermaient d’abord la marche, venaient à leur tour se placer au centre, de sorte qu’il n’y eut alors qu’une seule troupe compacte.

Un messager se détacha de la troupe, sonna d’un de ces terribles cors, dépouilles des taureaux sauvages si nombreux dans le canton d’Uri qu’on suppose qu’ils lui ont donné leur nom.

« Ils demandent à entrer, dit l’écuyer. — Ils entreront, répondit Archibald d’Hagenbach ; oui-dà ! mais comment sortiront-ils ? c’est une autre affaire, une question plus difficile. — Réfléchissez encore un moment, monseigneur, continua l’écuyer ; songez-y bien, ces Suisses sont de vrais démons dans les combats, et n’ont en outre aucun butin pour payer la victoire… sauf de méchantes chaînes de bon cuivre peut-être, ou d’argent falsifié. Vous avez tiré toute la moelle… ne vous endommagez pas les dents à vouloir ronger l’os. — Tu es un fou, Kilian, répondit Hagenbach, et peut-être un poltron par dessus le marché. L’approche d’une vingtaine ou au plus d’une trentaine de pertuisanes suisses fait rentrer tes cornes comme un limaçon que touche le doigt d’un enfant. Les miennes sont solides et aussi inflexibles que celles de l’urus dont ils parlent tant, et dans lesquelles ils soufflent avec tant de bravoure. Souviens-toi, créature timide, que si les députés suisses, comme ils ont l’impudence de s’appeler, ont la liberté de passer, ils rapporteront au duc des histoires de marchands se rendant à sa cour et chargés de marchandises précieuses, spécialement destinées à Sa Grâce ! Charles se résoudra donc alors à endurer la présence des ambassadeurs qu’il méprise et déteste ; il apprendra par eux que le gouverneur de La Ferette, leur permettant de passer, a néanmoins osé arrêter des voyageurs qu’il aurait vus avec beaucoup de satisfaction : car quel prince ne s’estimerait pas heureux de posséder une cassette semblable à celle que nous avons prise à ce vagabond de colporteur anglais ? — Je ne vois pas comment une attaque contre ces ambassadeurs justifiera Votre Excellence d’avoir dépouillé ces Anglais. — Parce que tu es aveugle comme une taupe. Si le duc de Bourgogne entend parler de querelle entre ma garnison et ces manants de montagnards, objet de ses dédains et de sa haine, il ne sera plus jamais question des deux colporteurs anglais qui auront péri dans la bagarre. Si ensuite on faisait une enquête, une heure de galop me transporterait, moi et mes confidents, sur le territoire de l’empire, où, quoique l’empereur soit un imbécile sans énergie, la riche prise que j’aurai faite sur ces insulaires m’assurera une bonne réception. — Je vous resterai fidèle jusqu’à la fin, et vous reconnaîtrez vous-même que, si je suis fou, du moins je ne suis pas poltron. — Je ne t’ai jamais regardé comme tel quand il s’agissait d’un coup de main ; mais en politique tu es timide et irrésolu. Passe-moi mon armure et tâche à l’agrafer solidement. Les piques et les épées suisses ne sont pas des aiguillons de guêpes. — Puisse Votre Excellence la porter avec honneur et profit, » répliqua Kilian ; et remplissant le devoir de sa charge, il revêtit son maître de l’armure complète d’un chevalier. « Vous persistez donc dans la résolution d’attaquer les Suisses, reprit l’écuyer ; mais quel prétexte Votre Excellence prendra-t-elle ? — Laisse-moi le soin d’en imaginer ou d’en susciter un ; veille seulement à ce que Schonfeldt et les soldats soient à leur poste. Rappelle-toi aussi que le mot de ralliement est Bourgogne à la rescousse[19] ! Quand je prononcerai ces paroles une première fois, que les soldats se montrent… Quand je les répéterai, qu’ils tombent sur l’ennemi. Maintenant que me voici armé, pensons à nos rustres : fais-les entrer. »

Kilian s’inclina et sortit.

Le cornet des Suisses avait déjà poussé plusieurs fois son terrible mugissement de colère, exaspéré d’un délai d’une demi-heure environ, passée sans recevoir aucune réponse devant la tour d’entrée de La Ferette ; et chaque son déclarait, par les échos prolongés qu’il éveillait, combien augmentait l’impatience de ceux qui sommaient ainsi la ville. Enfin la herse se leva, la porte s’ouvrit, le pont-levis s’abaissa, et Kilian, dans l’équipement d’un homme d’armes prêt à combattre en bataille rangée, s’avança sur un palefroi allant à l’amble.

« Quelle hardiesse est la vôtre, messieurs, de vous tenir en armes devant la forteresse de La Ferette qui appartient par droit de suzeraineté au trois fois noble duc de Bourgogne et de Lorraine, et commandée en son nom, pour son compte, par l’honorable sir Archibald, seigneur d’Hagenbach, chevalier du très saint Empire romain ? — S’il vous plaît, seigneur écuyer, répondit le landamman, car je conjecture que tel est votre grade d’après la plume que vous portez à votre bonnet, nous ne sommes pas ici avec des intentions hostiles, quoique armés, comme vous voyez, pour nous défendre dans un périlleux voyage où nous ne sommes pas toujours en sûreté le jour, où nous ne pouvons pas toujours reposer sans crainte la nuit ; mais nos armes ne sont nullement offensives : s’il en était autrement, nous ne serions pas en si petit nombre que vous nous voyez. — Quel est donc votre caractère et votre dessein ? » répliqua Kilian, qui avait appris à employer, en l’absence de son maître, le ton impérieux et insolent du gouverneur lui-même.

« Nous sommes délégués, » répondit le landamman d’un ton de voix calme et tranquille, sans paraître s’offenser ni même s’apercevoir des manières grossières de l’écuyer, « par les cantons libres et confédérés des états et provinces suisses, ainsi que de la bonne ville de Soleure, chargés par notre diète législative de nous rendre à la cour de Son Altesse le duc de Bourgogne, pour une mission de haute importance qui concerne les deux pays, et dans l’espérance d’établir avec le seigneur votre maître, je veux dire le noble duc de Bourgogne, une paix sûre et durable, à des conditions qui seront à l’honneur et à l’avantage mutuels des deux contrées, et qui empêcheront les querelles et l’effusion du sang chrétien, qu’autrement on pourrait répandre faute de s’être bien entendu et à temps. — Montrez-moi vos lettres de créance, dit l’écuyer. — Avec votre permission, seigneur écuyer, répliqua le landamman, il sera assez temps de les exhiber lorsque nous serons admis en présence de votre maître le gouverneur. — Autant vaudrait dire : « Nous ne voulons pas ! » c’est bien, mes maîtres, et pourtant je vous engage à prendre pour vous ce précepte de Kilian de Kersberg : « Mieux vaut souvent reculer qu’avancer… » Mon maître et le maître de mon maître sont des personnes plus susceptibles que les marchands de Bâle auxquels vous vendez vos fromages. Chez vous ! braves gens, chez vous ! le chemin vous est ouvert, et vous êtes amicalement avertis. — Nous vous remercions du conseil, » dit le landamman interrompant le banneret de Berne qui avait commencé une réponse un peu vive, « en supposant qu’il soit donné dans une bonne intention ; dans le cas contraire, une plaisanterie incivile est comme un mousquet trop chargé qui repousse celui qui tire. Notre route est de passer par La Ferette ; nous avons dessein d’aller outre ensuite, et d’accepter tous les hasards que nous pourrons rencontrer. — En avant donc, au nom du diable ! » dit l’écuyer qui avait conçu quelque espoir de les déterminer à ne pas poursuivre leur route, mais qui se trouvait trompé dans son attente.

Les Suisses entrèrent dans la ville, et arrêtés par la barricade de chariots que le gouverneur avait établie en travers de la rue, à soixante pas environ de la porte, ils se rangèrent en ordre militaire avec leur petit corps formé sur trois lignes, les deux femmes et les vieillards de la députation se trouvant au centre. La petite phalange présentait un double front, un de chaque côté de la rue, tandis que le centre était prêt à se mouvoir en avant, et n’attendait pour le faire que le moment où la barricade serait enlevée. Mais pendant qu’ils restaient ainsi immobiles, un chevalier armé de pied en cap sortit par une porte latérale de la grande tour, par le portail de laquelle ils avaient pénétré dans la ville. Sa visière était levée, et il parcourut d’un regard fier et menaçant le front de la petite ligne formée par les Suisses.

« Qui êtes-vous, dit-il, vous qui êtes assez hardis pour vous introduire en armes au milieu d’une garnison bourguignonne ? — Avec la permission de Votre Excellence, répondit le landamman, nous sommes des gens qui vont accomplir une mission pacifique, quoique nous portions des armes pour notre défense. Nous sommes députés des villes de Berne et de Soleure, des cantons d’Uri, de Schwitz et d’Unterwalden, et nous allons régler d’importantes affaires avec le gracieux duc de Bourgogne et de Lorraine. — Quelles villes, quels cantons ? reprit le gouverneur de La Ferette. Je n’ai jamais entendu ces noms parmi les villes libres de l’Allemagne… Berne ! Et vraiment, depuis quand Berne est-elle devenue un état libre ? — Depuis le vingt-huitième jour de juin, répliqua Arnold Biederman, en l’année de grâce mil trois cent trente-neuf, où fut livrée la bataille de Laupen. — Paix ! orgueilleux vieillard, dit le chevalier, penses-tu que ces sottes fanfaronnades puissent le profiter ici ? Nous avons, il est vrai, ouï parler de quelques villages ou communes qui se sont insurgés dans les Alpes ; nous avons appris comment ils se sont révoltés contre l’empereur, et comment, à l’aide de positions fortes, d’embuscades et de cachettes, ils ont assassiné plusieurs chevaliers et gentilshommes envoyés contre eux par le duc d’Autriche ; mais nous ne concevons pas que de chétifs hameaux et de pauvres bandes de mutins aient eu l’insolence de s’intituler États libres, et de vouloir entrer en négociation comme tels avec un prince aussi puissant que Charles de Bourgogne. — N’en déplaise à Votre Excellence, » répliqua le landamman avec un calme parfait, vos propres lois de chevalerie déclarent que, si le plus fort insulte le plus faible, ou si le noble maltraite le vilain, ce seul fait efface toute distinction entre eux, et que l’auteur de l’injure est dès lors tenu à donner telle satisfaction que demande la partie outragée. — Regagne tes montagnes, manant ! « s’écria le hautain chevalier. « Vas-y peigner ta barbe, y rôtir tes châtaignes. Quoi ! parce que des rats et des souris en petit nombre ont trouvé asile dans les murs et les boiseries de nos habitations, devrons-nous pour cela leur permettre de nous régaler de leur dégoûtante présence, de se donner des airs de liberté et d’indépendance jusque sous nos yeux ? non pas ! nous les écraserons plutôt sous les talons de fer de nos bottes. — Nous ne sommes pas gens à nous laisser fouler aux pieds, » dit tranquillement Arnold Biederman ; « ceux qui l’ont déjà tenté ont rencontré en nous des pierres d’achoppement. Quittez donc pour un instant, seigneur chevalier, ce langage hautain, et écoutez des paroles de paix. Relâchez notre camarade, le marchand anglais Philipson, que vous avez illégalement arrêté ce matin ; permettez-lui de vous payer une somme raisonnable pour sa rançon ; et nous, qui nous rendons de ce pas à la cour du duc, nous lui ferons un rapport favorable sur son gouverneur de La Ferette. — Vous seriez assez généreux, vraiment ! » repartit sir Archibald d’un ton d’ironie. « Et quel gage aurai-je de la haute bienveillance que vous m’annoncez ? — La parole d’un homme qui n’a jamais manqué à sa promesse, » répondit le stoïque landamman.

« Insolent rustre ! répliqua le chevalier, oses-tu bien stipuler avec moi, m’offrir ta parole de paysan comme caution entre le duc de Bourgogne et Archibald d’Hagenbach ? Sache que vous n’irez pas en Bourgogne du tout, ou que ce sera avec les fers aux mains et la corde au cou… Holà ! ho ! Bourgogne à la rescousse ! »

À l’instant où il prononça ces mots, les soldats se montrèrent, devant, derrière, et autour de l’espace étroit où les Suisses s’étaient concentrés. Sur les remparts de la ville s’alignèrent des hommes ; d’autres se présentèrent aux portes de chacune des maisons de la rue, prêts à faire une sortie, et aux fenêtres, prêts à tirer aussi bien avec des mousquets qu’avec des arcs et des arbalètes. Les soldats qui défendaient la barricade se levèrent aussi, et parurent disposés à disputer le passage de front. La petite troupe, assaillie et serrée de toutes parts, mais ni épouvantée, ni découragée prit tout simplement les armes. La ligne du centre avec le landamman en tête se disposait à se frayer un passage par dessus la barricade. Les deux fronts se rapprochèrent dos à dos, déterminés à ne pas laisser envahir la rue par ceux qui pouvaient sortir des maisons. Il était évident qu’il faudrait une grande effusion de sang et des prodiges de valeur pour réduire cette poignée d’hommes résolus. Telle fut sans doute la raison qui engageait sir Archibald à différer l’attaque, quand soudain partit de derrière le cri de : « Trahison ! trahison ! »

Un soldat couvert de vase s’élança vers le gouverneur, et dit d’une voix qu’interrompait son besoin de respiration, que, tandis qu’il s’efforçait d’arrêter un prisonnier qui venait de s’évader, il avait été saisi par les bourgeois de la ville, et presque noyé dans les fossés. Il ajouta que les habitants étaient encore occupés à introduire les ennemis dans la place.

« Kilian, dit le chevalier, prends quarante hommes… rends-toi en toute hâte à la porte du Nord ; poignarde, pourfends ou précipite du haut des remparts tous ceux que tu rencontreras en armes, bourgeois ou étrangers. Laisse-moi le soin de terminer avec ces paysans par douceur ou par violence. »

Mais avant que l’écuyer pût obéir aux ordres de son maître, un autre cri s’éleva par derrière ; on criait : « Bâle ! Bâle !… liberté ! liberté !… la victoire est à nous ! »

Arrivèrent alors les jeunes gens de Bâle qui ne s’étaient pas tellement éloignés, que Rudolphe ne pût encore les rappeler… Arrivèrent aussi plusieurs Suisses qui étaient restés en arrière de l’escorte principale, se tenant toujours prêts à donner un coup de main ; arrivèrent enfin, l’arme au bras, les bourgeois de La Ferette qui, forcés par la tyrannie d’Hagenbach à prendre les armes et à monter la garde, avaient profité de l’occasion pour introduire les Bâlois par la poterne, grâce à laquelle le jeune Philipson s’était récemment évadé.

La garnison, déjà un peu découragée par l’attitude fière des Suisses qui avaient fait face à des forces plus nombreuses, fut complètement déconcertée par cette insurrection nouvelle et inattendue. La plupart des soldats se disposèrent à fuir plutôt qu’à combattre, et beaucoup se jetèrent du haut des murailles, comme meilleur moyen d’échapper. Kilian et plusieurs autres, que l’orgueil empêcha de prendre la fuite, et qui désespéraient d’obtenir leur pardon, se battirent avec rage et furent tués sur place.

« Tenez-vous tous serrés ! » criait la voix d’Arnold Biederman à sa petite troupe. « Où est Rudolphe ?… défendez votre vie, ne l’ôtez à personne… en bien ! comment donc, Arthur Philipson ! serrez les rangs, vous dis-je. — Il m’est impossible de vous obéir, » répliqua Arthur qui abandonnait en effet son rang, « Il faut que je cherche mon père dans les cachots ; ils peuvent l’assassiner au milieu de cette confusion pendant que je reste ici. — Par Notre-Dame d’Einsiedlen, vous avez raison, repartit le landamman ; comment pouvais-je oublier mon noble hôte ! je vais vous aider à le chercher, Arthur… le combat semble tirer vers sa fin… holà ici, seigneur banneret, digne Adam Zimmerman, mon cher ami Nicolas Bonstetten, veillez à ce que nos hommes ne s’écartent pas… ne vous mêlez aucunement du combat, mais laissez les gens de Bâle être responsables de leurs actions. Je reviens dans quelques minutes. » Comme il parlait, il s’élança sur les traces d’Arthur Philipson, que ses souvenirs guidaient assez bien pour qu’il retrouvât l’escalier des cachots. Ils y rencontrèrent un homme à mine sinistre, couvert d’un justaucorps de buffle, portant à sa ceinture un trousseau de clefs rouillées qui annonçaient le genre de ses fonctions.

« Montre-moi la prison du marchand anglais, dit Arthur Philipson à l’individu, ou tu meurs par ma main. — Lequel des deux désirez-vous voir ? répondit le fonctionnaire… le vieux ou le jeune ? — Le vieux ; son fils t’a échappé. — Entrez donc ici, messieurs, » répliqua le geôlier en tirant le verrou d’une lourde porte.

À l’extrémité de la pièce était couché l’homme qu’ils venaient chercher, il fut aussitôt soulevé et couvert d’embrassements.

« Mon cher père ! mon digne hôte ! » s’écrièrent en même temps son fils et son ami ; « comment vous portez-vous ? — Bien, répondit le vieux Philipson, si vous, mon ami, et toi, mon fils, comme j’en juge par vos armes et votre air, vous venez ici vainqueurs et libres… mal, si vous y venez partager ma prison. — N’en ayez pas peur, répondit le landamman, nous avons couru des périls, mais nous en sommes miraculeusement délivrés. Votre séjour en ce triste réduit vous a engourdi les membres. Appuyez-vous sur moi, mon digne hôte, et permettez-moi de vous conduire vers un meilleur logement. »

Là, il fut interrompu par un bruit sourd que sembla produire la chute d’une barre de fer, et différent des mugissements lointains du tumulte populaire qu’ils entendaient encore retentir dans la rue comme la voix grave d’une mer éloignée et orageuse.

« Par saint Pierre-ès-liens ! » dit Arthur qui découvrit aussitôt la cause du bruit, « le geôlier a fermé la porte où elle lui a échappée des mains. La serrure en jouant nous a faits prisonniers, et nous ne devons attendre notre délivrance que du dehors… Holà ! geôlier, chien, misérable, ouvre-nous, sinon tu es mort ! — Il n’est probablement plus à portée d’entendre vos menaces, dit le vieux Philipson, et vos cris ne serviront de rien. Mais êtes-vous sûrs que les Suisses soient en possession de la ville ? — Nous en sommes les paisibles possesseurs, répondit le landamman, quoique aucun coup n’ait été frappé de notre côté. — Eh bien ! alors, reprit l’Anglais, vos camarades vous auront bientôt retrouvé. Arthur et moi nous sommes de pauvres gens inconnus, et notre absence aurait bien pu n’attirer aucune attention ; mais vous êtes, vous, un trop important personnage pour disparaître sans qu’on le remarque, surtout quand le nombre de vos gens est connu. — J’espère qu’il en sera ainsi, répliqua le landamman, quoiqu’il me semble que je fasse assez sotte figure, enfermé ici comme un chat dans un buffet quand il a volé de la crème… Arthur, mon brave garçon, ne vois-tu aucun moyen de faire sauter le verrou ? »

Arthur qui était allé examiner avec attention la porte, répondit négativement, et ajouta qu’il fallait bien prendre patience, et s’armer de courage pour attendre tranquillement leur délivrance, puisqu’ils ne pouvaient rien faire pour la hâter.

Cependant Arnold Blederman commençait à se fâcher de l’abandon où le laissaient ses fils et ses compagnons.

« Tous mes jeunes gens, disait-il, incertains si je suis mort ou vivant, prennent sans doute occasion de mon absence pour se livrer au pillage et à la licence… et le politique Rudolphe, je présume, ne s’inquiète pas si je dois jamais reparaître sur la scène… Le banneret et notre député Longue-Barbe, et cet imbécile de Bonstetten, qui m’appelle son ami, et tous mes voisins m’ont abandonné… Et pourtant ils savent que la vie du plus obscur d’entre eux m’est beaucoup plus précieuse que la mienne propre. Par le ciel ! on dirait d’un stratagème ; il semblerait que ces téméraires jeunes gens désiraient se débarrasser d’une discipline régulière et pacifique, pour plaire à ceux, qui sont avides de guerres et de conquêtes. »

Le landamman sorti de son habituelle sérénité de caractère, et effrayé de la conduite de ses compatriotes en son absence, réfléchissait ainsi sur ses amis et ses compagnons, tandis que le bruit lointain mourait peu à peu et faisait place au silence le plus complet.

« Que faut-il faire maintenant ? dit Arthur Philipson ; j’espère qu’ils vont profiter de ce moment de repos pour faire l’appel et chercher alors ceux qui ne répondront pas. »

Il sembla que le souhait du jeune homme avait été soudain réalisé ; car il finissait à peine de parler, que la clef tourna dans la serrure, et la porte fut ouverte par un individu qui s’élança de derrière et monta l’escalier avant que les captifs mis en liberté pussent apercevoir leur libérateur.

« C’est le geôlier sans doute, dit le landamman, qui peut craindre, et ce n’est pas sans raison, que nous ne lui gardions rancune pour notre détention dans ce cachot, loin d’être reconnaissants de la délivrance. »

En parlant ainsi ils montèrent l’escalier étroit, et sortirent par la porte de la tour d’entrée, où les attendait un singulier spectacle. Les députés suisses et leur escorte se tenaient encore fermes et serré sur leurs rangs, à l’endroit même où d’Hagenbach s’était proposé de les assaillir. Quelques soldats de l’ex-gouverneur, désarmés et redoutant la fureur d’une multitude de bourgeois qui remplissaient alors les rues, demeuraient, les yeux baissés, derrière la phalange des montagnards, comme leur plus sûr endroit de retraite. Mais ce n’était pas tout.

Les chariots, si récemment placés de manière à obstruer le passage de la rue, se trouvaient alors joints ensemble, et servaient à soutenir une plate-forme ou estrade, qui avait été construite à la hâte avec des planches. Dessus était une chaise dans laquelle était assis un homme grand, la tête, le cou et les épaules nus, le reste du corps couvert d’une armure brillante. Son visage était aussi pâle que la mort : pourtant Arthur Philipson reconnut le féroce gouverneur, sir Archibald d’Hagenbach. Il paraissait lié sur la chaise. À sa droite et près de lui se tenait le prêtre de Saint-Paul, récitant, à voix basse, des prières, avec son bréviaire à la main ; tandis qu’à gauche et un peu derrière lui apparaissait un homme haut de taille, vêtu de rouge, et appuyant ses deux mains sur l’épée nue que nous avons déjà eu l’occasion de décrire. À l’instant où Arnold Biederman se montra, et avant que le landamman pût ouvrir la bouche pour demander ce que signifiait ce qu’il voyait, le prêtre se recula, l’exécuteur avança, l’épée fut levée, le coup tomba et la tête de la victime roula sur l’échafaud. Une acclamation générale et de longs battements de mains, semblables à ceux par lesquels une nombreuse réunion approuve au théâtre un acteur qui joue bien, suivirent cet exploit de dextérité. Tandis que le corps sans tête faisait jaillir par les artères des ruisseaux de sang, qui étaient bus par le son dont l’échafaud était parsemé, l’exécuteur se présenta gracieusement et tour à tour aux quatre coins de l’estrade, saluant avec modestie, tandis que la multitude le félicitait par de bruyantes acclamations.

« Nobles chevaliers, gentilshommes de sang libre, et bons citoyens, dit-il, qui avez assisté à cet acte de haute justice, je vous prie de me rendre témoignage que ce jugement vient d’être exécuté d’après les formes de la sentence, d’un seul coup, sans hésitation et sans reprise. »

Les acclamations recommencèrent.

« Vive notre exécuteur Steinernherz, et puissent tous les tyrans lui passer par les mains ! — Nobles amis, » répliqua le bourreau en tirant une très profonde révérence, j’ai encore un mot à dire, et ce mot je le dirai avec orgueil. Dieu prenne en compassion l’âme de ce bon et noble chevalier Archibald d’Hagenbach. Il fut le patron de ma jeunesse et mon guide au chemin de l’honneur. J’ai fait huit pas vers la liberté et l’anoblissement sur les têtes de huit chevaliers nobles et libres, qui sont tombées par son autorité et d’après ses ordres ; et la neuvième, par laquelle je suis parvenu à mon but, est la sienne propre, en mémoire et reconnaissance de quoi je dépenserai cette bourse d’or qu’il m’a donnée il n’y a pas une heure, et même pour le repos de son âme. Gentilshommes, nobles amis, et maintenant mes égaux, La Ferette a perdu un noble, elle en a gagné un autre. Notre-Dame soit propice à l’ex-chevalier sir Archibald d’Hagenbach ! qu’elle bénisse et protége l’avancement de Stephen Steinernherz de Blutsacker ! maintenant libre et noble de droit. »

En finissant de parler, il prit la plume qui décorait la toque du défunt, et qui, souillée du sang de celui qui l’avait portée, gisait près de son cadavre sur l’échafaud, et la mettant à son propre bonnet d’office, il reçut les bravos multipliés de la foule, qui étaient moitié sincères moitié dus à la scène burlesque d’une métamorphose si étonnante.

Arnold Biederram retrouva enfin la parole, que le comble de la surprise lui avait d’abord ôtée. En effet, toute l’exécution s’était passée trop rapidement pour qu’il lui fût possible d’intervenir.

« Qui a osé faire jouer cette tragédie ? » demanda-t-il avec indignation ; « et de quel droit a-t-elle eu lieu ? »

Un cavalier, richement habillé de bleu, répondit à la question :

« Les citoyens libres de Bâle ont agi pour eux-mêmes comme les pères de la liberté suisse leur en ont donné l’exemple ; et le tyran Hagenbach est tombé par le même droit qui a mis à mort le tyran Gessler. Nous l’avons supporté jusqu’à ce que la coupe de ses iniquités fût pleine, et alors nous n’avons pu le supporter plus long-temps. — Je ne dis point qu’il ne méritait pas la mort, répliqua le landamman ; mais dans votre intérêt comme dans le nôtre, vous auriez dû l’épargner jusqu’à ce que le bon plaisir du duc fût connu. — Que nous parlez-vous du duc ? » reprit Laurentz Neipperg, ce même cavalier bleu qu’Arthur avait vu au rendez-vous secret des jeunes Bâlois, de compagnie avec Rudolphe ; « pourquoi nous parler de Bourgogne, à nous qui ne sommes pas ses sujets ? L’empereur, notre seul légitime maître, n’a aucun droit à engager la ville et les fortifications de La Ferette, qui est une dépendance de Bâle, au préjudice de notre propre cité libre. Il pouvait bien sans doute en hypothéquer les revenus ; et, en supposant qu’il l’ait voulu faire, la dette lui a été plus qu’au double payée par les exactions qu’avait levées l’oppresseur qui vient de recevoir sa juste punition. Mais passez votre chemin, landamman d’Unterwalden : si nos actions vous déplaisent, désavouez-les au pied du trône de Charles de Bourgogne, mais en le faisant, désavouez aussi la mémoire de Guillaume Tell, de Furst et de Melchtal, pères de la liberté suisse. — Vous dites vrai, répliqua le landamman ; mais le temps est malheureux et mal choisi. La patience aurait remédié à vos maux, que personne ne ressentait plus vivement et que personne n’aurait redressés plus volontiers que moi. Mais, ô imprudent jeune homme ! vous avez mis de côté la modestie de votre âge et la soumission que vous devez à vos anciens. Guillaume Tell et ses frères étaient des hommes mûris par les années et la sagesse, des maris et des pères qui avaient droit d’être entendus au conseil et de marcher les premiers à l’action. Suffit… Je laisse aux pères et aux sénateurs de votre ville à reconnaître ou à réprouver vos actions… Mais vous, mes amis… vous, banneret de Berne… vous, Rudolphe… vous spécialement, Nicolas Bonstetten, mon camarade et mon ami, pourquoi n’avoir pas pris ce misérable sous votre protection ? Ce fait aurait montré au duc de Bourgogne que nous avons été indignement calomniés par ceux qui ont prétendu que nous désirions nous quereller avec lui ou exciter ses sujets à la révolte. Maintenant toutes ses préventions vont être confirmées dans l’esprit de chacun, car on tient plus à conserver les mauvaises impressions que les bonnes. — Aussi vrai que je vis de pain, bon compère et voisin, répondit Nicolas Bonstetten, j’ai eu grande envie d’agir comme vous souhaitez qu’on eût agi, à tel point que je songeais à intervenir et à protéger le prisonnier, quand Rudolphe Donnerhugel m’a rappelé que vos derniers ordres étaient de serrer les rangs et de laisser les gens de Bâle responsables de toutes leurs actions ; et certainement, dis-je alors en moi-même, mon compère Arnold sait mieux que moi tout ce qu’il est convenable de faire. — Ah ! Rudolphe, Rudolphe ! » dit le landamman en le regardant d’un air courroucé, « n’es-tu pas honteux d’avoir ainsi trompé un vieillard ? — Dire que je l’ai trompé est une dure accusation ; mais de votre part, » répondit le Bernois avec sa déférence habituelle, je puis supporter tout. Je dirai seulement qu’en ma qualité de membre de cette ambassade je suis obligé de réfléchir et de donner mon opinion comme tel, en l’absence surtout de celui qui est assez sage pour nous conduire et diriger tous. — Tes paroles sont toujours belles, Rudolphe, répliqua Arnold Biederman, et j’espère que le sens en est honorable pour toi. Cependant il est des occasions où j’en doute… Allons, ne nous occupons plus de disputes, et donnez-moi votre opinion, mes amis ; mais d’abord remplissons un devoir indispensable : rendons-nous à l’église pour remercier Dieu de nous avoir préservés tous d’un assassinat, et ensuite nous délibérerons sur ce qu’il conviendra de faire. »

En conséquence le landamman se dirigea vers l’église de Saint-Paul, où ses compagnons et ses collègues le suivirent en rang. Cette circonstance donna à Rudolphe, qui, comme le plus jeune, laissa passer les autres devant lui, occasion de faire signe à Rudiger, dernier des fils du landamman, et de lui dire à l’oreille qu’il avisât à se débarrasser des deux marchands anglais.

« Défaisons-nous d’eux, mon cher Rudiger, par un moyen honnête s’il est possible ; mais enfin, il faut nous en défaire. Ton père est engoué de ces deux colporteurs anglais, et il n’écoutera point d’autres conseils que les leurs ; mais toi et moi, nous savons, mon cher Rudiger, que des hommes tels que ceux-là ne sont pas faits pour donner des lois à des Suisses nés libres. Tâche de retrouver les friperies qu’on leur a volées le plus promptement que tu pourras, et, au nom du ciel, fais-leur continuer leur route. »

Rudiger répondit par un signe d’intelligence, et alla offrir ses services pour hâter le départ du vieux Philipson. Il trouva le sagace marchand aussi désireux d’échapper à la scène de confusion que présentait alors la ville, que le jeune Suisse lui-même était impatient de le voir plier bagage. Seulement il attendait qu’on lui rendît la cassette dont d’Hagenbach l’avait dépouillé, et Rudiger Biederman ordonna tout de suite une minutieuse recherche, qui devait plus probablement être suivie de succès, car la simplicité des Suisses les empêchait de connaître la valeur du contenu. Une perquisition scrupuleuse et immédiate fut aussitôt opérée également sur le cadavre d’Hagenbach ; mais le précieux paquet ne fut pas plus retrouvé sur lui que sur tous les individus qui l’avaient approché lors de l’exécution, ou qui étaient supposés jouir de sa confiance.

Le jeune Arthur Philipson aurait avec le plus grand plaisir profité de ce peu d’instants pour dire adieu à Anne de Geierstein ; mais on n’apercevait plus le manteau gris dans les rangs des Suisses, et il était raisonnable de penser que, dans le tumulte qui avait suivi l’exécution d’Archibald et la retraite des chefs du petit bataillon, elle s’était elle-même retirée dans quelqu’une des maisons voisines, tandis que les soldats qui l’entouraient, et que ne retenait plus la présence de leurs commandants, s’étaient dispersés, les uns pour chercher les objets de prix qui avaient été enlevés à l’Anglais, les autres sans doute pour participer aux réjouissances de la victorieuse jeunesse de Bâle, ainsi qu’à celles des bourgeois de La Ferette, par qui les fortifications de la ville avaient été si heureusement livrées. Il s’éleva alors parmi eux un cri général pour que La Ferette, si long-temps considérée comme la barrière des confédérés suisses et l’obstacle de leur commerce, fût désormais occupée par une garnison helvétique, destinée à les protéger contre les empiétements et les exactions du duc de Bourgogne et de tous ses officiers. Toute la ville était plongée dans le désordre, mais c’était celui de la joie, et les citoyens rivalisaient les uns avec les autres pour offrir aux Suisses toute espèce de rafraîchissements ; et la jeunesse qui escortait la députation s’empressait gaîment, et avec un air de triomphe, de profiter des circonstances qui avaient si inopinément changé la perfidie méditée si odieusement en une joyeuse et cordiale réception.

Au milieu de cette scène de confusion, il était impossible à Arthur de quitter son père, même pour satisfaire aux sentiments qui le portaient à désirer d’avoir quelques instants à sa disposition. Triste, pensif, morose même malgré la joie universelle, il demeura avec le père qu’il avait tant raison de chérir et d’honorer, pour l’aider à reprendre et à replacer sur leur mule les différents paquets et ballots que les honnêtes Suisses avaient recouvrés après la mort d’Hagenbach, et qu’ils s’empressaient tous à l’envi de rapporter à leur légitime propriétaire ; tandis qu’ils ne consentaient qu’avec peine à recevoir les récompenses que l’Anglais, grâce aux richesses qui se trouvaient encore en sa possession, était disposé non seulement à offrir, mais encore à faire accepter de force, et qui semblaient à ces braves et simples gens excéder de beaucoup la valeur des objets qu’ils lui avaient rendus.

Cette scène avait à peine duré dix ou quinze minutes, lorsque Rudolphe Donnerhugel s’approcha du vieux Philipson et l’engagea très poliment à assister aux conseils des chefs de l’ambassade des cantons suisses qui désiraient, dit-il, profiter de son expérience et avoir son avis sur plusieurs importantes questions relativement à la conduite qu’ils devaient tenir dans ces circonstances imprévues.

« Veille à nos affaires, Arthur, et ne quitte point le lieu où je te laisse, » dit Philipson à son fils, « Occupe-toi surtout du paquet cacheté qu’on m’a pris d’une manière si illégale et si infâme : il est de la plus haute importance de le recouvrer. »

En parlant ainsi, il se prépara aussitôt à suivre le Bernois, qui, d’un ton confidentiel et à demi-voix, en se rendant avec lui, bras dessus, bras dessous, à l’église de Saint-Paul, lui dit :

« Je pense qu’un homme de votre sagesse ne nous conseillera point de nous lier au duc de Bourgogne après le double affront qu’il a reçu de nous, la perte de sa forteresse et la mise à mort de son officier. Vous seriez du moins assez judicieux pour ne pas rester plus long-temps avec nous ainsi que votre compagnie ; car si vous demeuriez avec nous, ce serait nous pousser volontairement à notre ruine. — Je donnerai mon meilleur avis, répliqua Philipson, lorsque je serai plus particulièrement informé des circonstances dans lesquelles on me le demande. »

Rudolphe murmura un jurement ou une exclamation de colère, et conduisit Philipson à l’église sans plus de discussion.

Dans une petite chapelle attenant à l’église et consacrée à saint Magnus le martyr, les quatre députés étaient réunis en conciliabule secret autour de la châsse où se tenait le pieux héros, armé comme de son vivant. Le prêtre de Saint-Paul était aussi présent, et semblait s’intéresser beaucoup au débat qui allait s’ouvrir. Lorsque Philipson entra, tous gardèrent le silence, et au bout d’un instant le landamman lui adressa ainsi la parole : « Seigneur Philipson, nous estimons en vous un homme qui a fait de longs voyages, qui par suite est bien versé dans la connaissance des mœurs de chaque pays, et doit connaître le naturel de ce duc, Charles de Bourgogne : vous êtes donc capable de nous conseiller dans une conjoncture aussi critique. Vous savez avec quelle ardeur nous désirons atteindre le but de notre mission, la paix avec le duc ; vous savez aussi les choses qui sont arrivées aujourd’hui, et qui seront probablement représentées à Charles sous les plus noires couleurs… Nous conseillez-vous, dans une telle situation, d’aller à la cour du duc chargés de l’odieux que nous attirera cette action, ou ferions-nous mieux de retourner chez nous, et de nous préparer à la guerre contre la Bourgogne ? — Quelles sont vos propres opinions à ce sujet ? » dit le prudent Anglais aux députés.

« Nous sommes divisés, répondit le banneret de Berne… J’ai porté la bannière de Berne contre ses ennemis pendant trente années ; je suis plus disposé à la porter encore contre les lances des chevaliers du Hainaut et de la Lorraine, qu’à subir le dur traitement que nous devons nous attendre à recevoir devant le trône du duc. — Nous mettons nos têtes dans la gueule du lion si nous allons en avant, dit Zimmerman de Soleure… mon opinion est que nous rebroussions chemin. — Je ne conseillerais pas de battre en retraite, dit Rudolphe Donnerhugel, si ma vie seule devait être exposée ; mais le landamman d’Unterwalden est le père des Cantons-Unis, et ce serait un parricide si je consentais à mettre sa vie en péril. Mon avis est que nous retournions sur nos pas, et que la confédération se prépare à la défense. — Mon opinion est différente, dit Arnold Biederman, et je ne pardonnerai jamais à personne de mettre ma pauvre vie, par amitié feinte ou réelle, en balance avec l’avantage des cantons. Si nous avançons, nous risquons nos têtes… soit ; mais si nous reculons ; nous entraînons notre pays dans une guerre terrible avec une puissance de la première importance en Europe. Dignes compatriotes ! vous êtes braves dans l’action… montrez donc aussi du courage dans la circonstance actuelle, et n’hésitons pas à courir les dangers personnels qui peuvent nous attendre, si en les bravant nous avons une chance de plus de conserver la paix à notre pays. — Je pense et vote avec mon voisin et compère Arnold Biederman, » dit le laconique député de Schwitz.

« Vous voyez comment nous sommes divisés d’opinion, dit le landamman à Philipson : quel est votre sentiment ? — Je voudrais d’abord vous demander, répondit l’Anglais, quelle part vous avez prise à l’assaut d’une ville occupée par les troupes du duc, et à la mort de son gouverneur. — Dieu me soit témoin, répliqua le landamman, que je n’avais connaissance d’aucun projet de prendre la ville d’assaut avant qu’elle fût si inopinément gagnée. — Et quant à l’exécution d’Hagenbach, ajouta le prêtre noir, étranger, je vous jure par mon saint ordre, qu’elle a eu lieu sous la direction d’une cour compétente, dont Charles de Bourgogne lui-même est tenu de respecter la sentence, et dont les membres de la députation suisse ne pouvaient ni avancer ni retarder les effets. — Si tel est l’état des choses, répondit Philipson, et que vous puissiez réellement prouver que vous êtes innocents de toute participation à des faits qui doivent exciter la colère du duc de Bourgogne, je vous conseillerai, sans hésitation, de poursuivre votre voyage, avec la certitude que le prince vous prêtera une oreille juste et impartiale, et peut-être vous fera une réponse favorable. Je connais Charles de Bourgogne ; je puis même dire que, par rapport à la différence de nos rangs et de notre manière de vivre, je le connais bien. Il sera fortement courroucé à la nouvelle des événements qui se sont passés ici, et il n’hésitera pas à les interpréter à votre désavantage. Mais si, dans le cours de l’enquête, vous parvenez à vous laver de ces imputations, le sentiment de sa propre injustice fera peut-être pencher la balance en votre faveur, et, dans ce cas, il passera brusquement de l’excès du blâme à celui de l’indulgence. Mais votre cause doit être plaidée devant le duc par une langue plus habituée que la vôtre au langage des cours ; et j’aurais pu moi-même vous servir d’interprète si l’on ne m’avait pas dépouillé du précieux paquet que je portais sur moi pour l’offrir au duc, et attester la commission dont j’étais chargé près de lui. — C’est une pitoyable ruse qu’emploie ce négociant, » murmura Donnerhugel au banneret, « pour se faire dédommager par nous des effets dont on l’a dépouillé. »

Le landamman lui-même partagea peut-être un instant la même opinion.

« Marchand, dit-il, nous nous regardons comme obligés ; vous indemniser, du moins si nos richesses peuvent y suffire… des pertes que vous avez pu faire en vous confiant à notre protection. — Oui, nous le ferons, ajouta le vieillard de Schwitz, dût-il nous en coûter vingt sequins pour y parvenir ! — Je n’ai aucun droit au dédommagement dont vous parlez, répliqua Philipson, attendu que j’ai quitté votre compagnie avant d’éprouver aucune perte ; et je regrette l’accident qui m’est arrivé, non pas à cause de la valeur de l’objet, quoiqu’elle soit plus grande que vous ne pouvez l’imaginer, mais surtout parce que, le contenu de la cassette que je portais devant servir de gage entre une personne de haute importance et le duc de Bourgogne, je n’obtiendrai plus de Son Altesse, j’en ai peur, la confiance que je désirais obtenir dans votre intérêt comme dans le mien. Sans ce gage, et surtout ne me présentant plus que comme simple voyageur, je ne puis me flatter d’autant d’influence que j’en aurais eue en me servant du nom des personnes qui m’envoyaient. — Ce paquet important, dit le landamman, sera très rigoureusement recherché, et nous veillerons à ce qu’il vous soit rendu intact. Quant à nous autres Suisses, personne d’entre nous ne connaît la valeur du contenu, de sorte que, s’il se trouve entre les mains d’un de nos hommes, il le restituera comme une bagatelle qui n’a point de prix à ses yeux. »

Comme il parlait, un coup fut frappé à la porte de la chapelle. Rudolphe, qui s’en trouvait le plus proche, après avoir conféré quelques minutes avec l’individu du dehors, annonça avec un sourire qu’il réprima aussitôt de peur d’offenser Arnold Biederman, le motif de cette interruption.

« C’est Sigismond, le bon jeune homme… Dois-je le laisser entrer au conseil ? demanda-t-il. — Et que vient faire le pauvre garçon ? » dit son père avec un mélancolique sourire.

« Permettez-moi pourtant de lui ouvrir, répliqua Philipson ; il désire entrer, et peut-être apporte-t-il des nouvelles. J’ai observé, landamman, que ce jeune homme, quoique lent à concevoir et à s’exprimer, est ferme dans ses principes et parfois heureux dans ses conceptions. »

Il admit donc Sigismond, tandis qu’Arnold Biederman était d’un côté sensible à l’éloge flatteur que Philipson venait de faire d’un fils qui, de tous les siens, était certainement le moins favorisé par la nature, et de l’autre craignait que le pauvre enfant ne fît en public et à sa honte quelque bévue qui prouvât son manque d’intelligence. Sigismond néanmoins semblait tout confiant, et il avait assurément raison de l’être, puisque, pour toute explication, il présenta à Philipson le collier de diamants avec la cassette dans laquelle il était contenu.

« Cette jolie chose vous appartient, dit-il ; j’ai appris de votre fils Arthur qu’elle était à vous, et que vous seriez content de la retrouver. — Je vous remercie très cordialement, répliqua l’Anglais. Ce collier m’appartient véritablement, c’est-à-dire le paquet dont il formait le contenu était confié âmes soins ; et le prix que j’y attache en ce moment dépasse de beaucoup sa valeur réelle, puisqu’il me sert de titre et de gage pour l’accomplissement d’une importante mission… Et comment, mon jeune ami, » continua-t-il en s’adressant à Sigismond, » avez-vous été assez heureux pour rencontrer un objet que nous avions jusqu’à présent cherché en vain ? Permettez-moi de vous exprimer ma reconnaissance, et ne me trouvez pas trop curieux si je vous demande comment ce collier vous est venu entre les mains. — Quant à cela, répondit Sigismond, l’histoire n’est pas longue. Je m’étais approché de l’échafaud le plus possible, attendu que je n’avais encore jamais vu d’exécution, et j’aperçus l’exécuteur (qui me semble avoir rempli son office avec toute l’adresse imaginable), au moment même où il jetait un drap sur le cadavre d’Hagenbach, tirant quelque chose de la poitrine du mort et le glissant rapidement dans la sienne : aussi, quand le bruit circula qu’il manquait un objet de prix, je me hâtai de courir après le drôle. J’appris en route qu’il avait commandé pour cent couronnes de messes au maître-autel de Saint-Paul, et je parvins à le découvrir dans la taverne de la ville, où quelques hommes de mauvaise mine buvaient gaîment à sa santé comme citoyen libre et homme noble. Je m’élançai alors au milieu du groupe avec ma pertuisane, et demandai à Sa Seigneurie si elle voulait me remettre ce qu’elle avait dérobé, ou tâter du poids de l’arme que je portai ? Sa Seigneurie, monseigneur le bourreau, hésita et voulut me faire une querelle. Mais je lui réitérai péremptoirement mes injonctions, et il jugea alors plus convenable de me rendre ce paquet que vous trouverez, je l’espère, seigneur Philipson, aussi intact que lorsqu’on vous le déroba… Et… et… je les laissai achever leur festin… et voilà toute l’histoire. — Tu es un brave garçon ! dit Philipson, et avec un cœur toujours droit, la tête peut rarement faire mal. Mais l’Église ne perdra rien de ses droits, et je me charge, avant de quitter La Ferette de payer les messes que l’homme a commandées pour le repos de l’âme d’Hagenbach, si inopinément arraché de ce monde. »

Sigismond allait répliquer ; mais Philipson, craignant qu’il ne laissât échapper quelque sottise propre à diminuer la satisfaction que sa conduite récente avait causée à son père, ajouta aussitôt : « Va, mon bon jeune homme, va porter à mon fils Arthur cette précieuse cassette. »

Enchanté de recevoir publiquement des éloges auxquels il était si peu habitué, Sigismond prit congé des membres du conseil, qui se reformèrent aussitôt en comité secret.

Il y eut un moment de silence ; car le landamman ne pouvait maîtriser le vif sentiment de plaisir que lui causait la sagacité dont le pauvre Sigismond, qui par sa conduite ordinaire n’en promettait pas à beaucoup près autant, venait de donner une preuve éclatante. Ce n’était pourtant pas une joie à laquelle les circonstances lui permissent de s’abandonner, et il la renferma en lui-même, se réjouissant au fond de l’âme, et se trouvant allégé de l’inquiétude qu’il avait jusqu’alors conçue relativement à l’intelligence bornée de ce pauvre garçon. Quand il parla à Philipson, ce fut avec la candeur et la noblesse habituelles de son caractère.

« Seigneur Philipson, dit-il, nous ne vous regardions comme engagé par aucune des offres que vous avez faites, tant que ces riches bijoux n’étaient pas en votre possession, parce qu’un homme peut souvent croire que, s’il était dans telle ou telle situation, il pourrait parvenir à certain but qu’il se trouve ensuite dans l’impossibilité d’atteindre lorsqu’il est dans cette situation ; mais je vous demande si, maintenant que vous avez, d’une manière si heureuse et si imprévue, recouvré l’objet dont la possession devait, dites-vous, porter le duc à vous accorder sa confiance, vous pensez pouvoir servir de médiateur entre lui et nous, ainsi que vous nous le proposiez. »

Tous se penchèrent pour entendre la réponse du marchand.

« Landamman, répondit-il, quand j’ai promis une chose dans l’embarras, j’ai toujours été prêt à exécuter ma promesse lorsque l’embarras n’a plus existé. Vous dites et je crois que vous n’êtes pour rien dans l’assaut donné à La Ferette. Vous dites aussi qu’on a ôté la vie à d’Hagenbach d’après le jugement d’un tribunal dont vous ne pouviez influencer la sentence… Dressez un protocole qui expose ces circonstances, et, autant que possible, avec les preuves ; remettez-le-moi… sous votre sceau, si vous voulez… et j’engagerai ma parole de… de… d’honnête homme et de sincère Anglais, que le duc de Bourgogne ne vous détiendra pas, ne vous causera aucun préjudice. J’espère aussi soumettre à Charles de fortes et puissantes raisons pour lui montrer comment une alliance d’amitié, conclue entre la Bourgogne et les Cantons unis de la Suisse, est, de la part de son Altesse, une mesure sage et généreuse. Mais il est possible que je ne réussisse pas sur ce dernier point ; et, dans ce cas, j’en serai vivement fâché. Quant à votre libre passage pour aller à la cour du duc et pour revenir ensuite sains et saufs dans votre pays, je crois pouvoir vous le garantir avec succès. Dans le cas contraire, ma propre vie et celle de mon fils bien-aimé vous dédommageront de mon excès de confiance en la justice et l’honneur du duc. »

Les autres députés gardèrent le silence et fixèrent les yeux sur le landamman ; mais Rudolphe Donnerhugel parla.

« Allons donc exposer notre vie, dit-il, et une vie qui nous est encore plus chère, celle de notre honorable collègue Arnold Biederman, sur la parole d’un négociant étranger ? Nous savons tous quel est le caractère du duc, et quelle animosité, quelle rancune il a toujours montrées contre notre pays et ses intérêts. Il me semble que ce marchand anglais devrait expliquer plus clairement la nature de son crédit à la cour de Bourgogne, s’il veut que nous lui accordions toute notre confiance. — C’est une chose, seigneur Rudolphe Donnerhugel, répliqua le marchand, que je ne suis pas libre de faire. Je ne cherche pas à pénétrer vos secrets ; qu’ils vous appartiennent comme corps ou comme particuliers : les miens sont sacrés aussi. Si je ne consultais que ma propre sûreté, j’agirais plus sagement en me séparant de vous ici ; mais l’objet de votre mission est la paix, et votre retour soudain après ce qui s’est passé à La Ferette, rendrait la guerre inévitable. Je crois pouvoir vous assurer une audience libre et sûre du duc, et je suis prêt, avec la chance de maintenir la paix dans la chrétienté, à braver tout péril personnel que je puis rencontrer. — N’en dites pas davantage, digne Philipson, reprit le landamman : nous ne doutons pas de votre bonne foi, et malheur à celui qui ne la lirait pas écrite sur votre front. Nous marcherons donc en avant, disposés plutôt à compromettre notre sûreté, en nous mettant au pouvoir d’un prince despote, qu’à ne pas accomplir la mission dont notre pays nous a chargés. Il n’est brave qu’à moitié celui qui ne risque sa vie que sur un champ de bataille : il y a d’autres dangers qu’il est également honorable d’affronter ; et puisque le bien de la Suisse exige que nous les affrontions, personne de nous n’hésitera à en courir les risques.

Les autres députés s’inclinèrent en signe d’assentiment, et le conseil se sépara pour se préparer à marcher de nouveau vers la Bourgogne.

CHAPITRE XVII.

LE GUIDE.

Sur le côté de la montagne couverte de bruyère brillait le dernier rayon du jour, et riche de nombreuses couleurs étincelantes, il se reflétait gaîment dans le Rhin.
Southey

Le marchand anglais fut dès lors consulté par les commissaires suisses dans tous leurs mouvements. Il les exhorta à continuer en toute hâte leur route, de manière à porter eux-mêmes au duc la nouvelle de l’affaire de La Ferette, et de prévenir ainsi toute rumeur moins favorable sur leur conduite en cette occasion. En conséquence Philipson recommanda aux députés de congédier aussitôt leur escorte, dont les armes et le nombre pourraient donner de l’ombrage et exciter les soupçons, tandis qu’elle n’était pas assez considérable pour les défendre, et d’avancer eux-mêmes, à grandes journées et à cheval, vers Dijon ou vers tout autre endroit où le duc pouvait se trouver.

Cette proposition fut néanmoins combattue par la personne même qui avait été jusque là la plus docile de la troupe et l’écho habituel des désirs du landamman. Dans la présente occasion, bien qu’Arnold Biederman déclarât l’avis de Philipson excellent, Nicolas Bonstetten se tint dans une opposition absolue et insurmontable, attendu que, comme jusqu’alors il s’en était remis à ses propres jambes du soin de transporter son corps d’un lieu à un autre, il ne voulut jamais se laisser convaincre de s’abandonner à la discrétion d’un cheval. Comme il n’y eut pas moyen de changer sa résolution, il fut finalement décidé que les deux Anglais poursuivraient leur voyage avec toute la célérité possible, et que le plus âgé d’entre eux apprendrait au duc, sur la prise de La Ferette, ce dont il avait été lui-même témoin. Quant aux détails de la mort d’Hagenbach, le landamman l’assura qu’ils seraient envoyés au duc par une personne de confiance dont l’attestation sur ce sujet ne pourrait être révoquée en doute.

Ce plan fut adopté, vu que Philipson énonça la certitude d’obtenir promptement une audience du duc.

« Vous pouvez, dit-il, compter sur mon active intercession ; et personne n’est en droit de porter un témoignage plus direct que moi de la cruauté infâme et de l’insatiable rapacité d’Hagenbach dont j’ai été si récemment la victime. Mais de son jugement et de son exécution je ne sais rien et ne puis rien dire ; et comme il est certain que le duc demandera pourquoi une exécution a été faite sur son officier sans qu’on en appelât à son propre tribunal, il sera bien que vous me fournissiez ces faits qui sont à votre connaissance, ou que vous envoyiez du moins, le plus promptement possible, les témoignages que vous êtes en état de lui soumettre sur ce point très important de l’affaire. »

La proposition du marchand causa quelque embarras visible sur la figure du Suisse, et ce fut avec une hésitation manifeste qu’Arnold Biederman, après l’avoir emmené à l’écart, lui parla ainsi à voix basse :

« Mon cher ami, les mystères sont en général comme ces épais brouillards qui défigurent les plus nobles traits de la nature ; et néanmoins, comme les brouillards, il faut parfois qu’ils interviennent lorsque nous désirons le plus leur absence, lorsque nous souhaitons le plus d’être clairs et explicites. Le genre de mort d’Hagenbach, vous en avez été le témoin… Nous aurons soin que le duc soit informé de l’autorité qui a rendu ce jugement. C’est tout ce que je puis à présent vous dire à ce sujet, et permettez-moi d’ajouter que, moins vous en parlerez à qui que ce soit, plus vraisemblablement vous échapperez à une foule d’embarras. — Digne landamman, répliqua l’Anglais, ce n’est pas moins par caractère que d’après les habitudes de mon pays, que je hais les mystères. Pourtant, telle est ma ferme confiance en votre bonne foi et votre honneur, que vous serez mon guide dans ces obscures et secrètes transactions, comme vous le fûtes au milieu des brouillards et des précipices de vos montagnes natales, et je n’hésite pas plus, dans un cas que dans l’autre, à m’en remettre à votre sagacité. Permettez-moi seulement de vous recommander que votre explication avec Charles soit prompte aussi bien que claire et franche. Alors j’espère que mon faible crédit auprès du duc pourra quelque chose en votre faveur. Nous allons donc nous quitter ici, mais, je m’en flatte, pour nous revoir bientôt. »

Le vieux Philipson fut alors rejoint par son fils, qu’il envoya louer des chevaux avec un guide pour les conduire en toute hâte à la cour du duc de Bourgogne. Après différentes recherches dans la ville, et spécialement parmi les soldats de feu d’Hagenbach, ils apprirent enfin que Charles avait été en dernier lieu occupé à prendre possession de la Lorraine, et que, se trouvant alors soupçonné d’intentions ennemies à l’égard de l’empereur d’Allemagne aussi bien que du duc Sigismond d’Autriche, il avait rassemblé une grande partie de son armée sur Strasbourg, de manière à être prêt contre toute attaque de ces princes ou des villes libres de l’Empire qui pouvaient vouloir arrêter le cours de ses conquêtes. Le duc de Bourgogne, à cette époque, méritait bien l’épithète de Téméraire, puisque entouré d’ennemis, comme un des plus nobles animaux que poursuit le chasseur, il étonnait encore par sa contenance ferme et audacieuse non seulement les princes et les États que nous avons mentionnés, mais aussi le roi de France, non moins puissant, mais beaucoup plus fin politique que lui-même.

Les voyageurs anglais se dirigèrent donc vers son camp, tellement plongés tous deux dans des réflexions profondes et mélancoliques, qu’ils étaient incapables de donner beaucoup d’attention à l’état d’esprit l’un de l’autre. Ils cheminaient à cheval comme gens absorbés dans des pensées intimes, et causant beaucoup moins qu’ils n’avaient coutume de le faire dans leurs voyages précédents. La noblesse de caractère du vieux Philipson et son respect pour la probité du landamman, l’avaient empêché de séparer sa cause de celle des députés suisses, et il ne se repentait pas de la générosité dont il avait donné une preuve en s’attachant à eux. Mais quand il se rappelait la nature et l’importance des affaires personnelles qu’il avait lui-même à régler avec un prince fier, impérieux et irritable, il ne put que regretter les circonstances qui avaient fait confondre sa mission particulière, mission qui l’intéressait si fortement lui-même et ses amis, avec celle de gens qui devaient probablement être si peu agréables au duc qu’Arnold Biederman et ses compagnons ; et quoique plein de reconnaissance pour l’hospitalité de Geierstein, il déplorait néanmoins les circonstances qui l’avaient obligé à l’accepter.

Les pensées d’Arthur n’étaient pas moins inquiètes. Il se trouvait de nouveau séparé de l’objet auquel revenaient constamment toutes ses idées, presque contre sa propre volonté. Cette seconde séparation avait eu lieu lorsqu’il venait de contracter envers elle une nouvelle dette de reconnaissance, et de trouver un aliment nouveau et plus mystérieux encore à une ardente imagination. Comment pouvait-il concilier le caractère et les qualités d’Anne de Geierstein qu’il avait connue si gentille, si candide, si pure et si simple, avec l’idée qu’elle était fille d’un magicien, d’un esprit élémentaire, pour qui la nuit était comme le jour, et un donjon impénétrable comme le portique ouvert d’un temple ? Fallait-il ne voir en eux qu’un seul et même être, ou, bien qu’ils eussent tous deux mêmes formes et mêmes traits, l’un était-il habitant de la terre, l’autre seulement un fantôme qui avait permission de se montrer parmi les êtres d’une nature qu’il ne partageait pas ; surtout, ne devait-il jamais la revoir, ou entendre de sa bouche l’explication des mystères qui se mêlaient si étrangement aux souvenirs qu’il gardait d’elle ? Telles étaient les questions qui occupaient l’esprit du plus jeune voyageur, et l’empêchaient d’interrompre ou même d’observer la rêverie dans laquelle son père était plongé.

Si l’un ou l’autre de nos voyageurs eût été en disposition de se distraire par le pays au milieu duquel passait leur route, le voisinage du Rhin était bien propre à fournir cette distraction. Sur la rive gauche de ce noble fleuve, les terrains sont en effet plutôt plats et unis, et les montagnes de l’Alsace, dont une chaîne suit le cours de l’eau, n’en approchent pas assez près néanmoins pour beaucoup varier la surface plane de la vallée qui les sépare de la rive ; mais le large fleuve lui-même, roulant avec une effrayante rapidité et se précipitant avec force au milieu des petites îles par lesquelles son cours est interrompu, présente un des plus majestueux spectacles de la nature. La rive droite est imposante, et en même temps ornée par les nombreuses éminences couvertes de bois et coupées de vallons qui forment le district si bien connu sous le nom de Forêt-Noire, auquel la superstition attachait tant de terreur, et la crédulité une si grande multitude de légendes. Il offrait à la vérité des objets capables d’inspirer l’effroi. Les vieux châteaux qu’on voyait de temps à autre sur les bords du fleuve même, ou sur ceux des ravines et des larges ruisseaux qui viennent s’y jeter, n’étaient pas alors des ruines pittoresques rendues intéressantes par les histoires que l’on racontait sur leurs anciens habitants, mais constituaient les véritables châteaux-forts, en apparence imprenables, de ces chevaliers-brigands que nous avons déjà plus d’une fois mentionnés, et dont tant de merveilleuses légendes ont paru depuis que Gœthe, auteur né pour réveiller la gloire endormie de sa nation, a composé son drame de Goëtz de Berlichingen. Les dangers résultant du voisinage de ces forteresses n’étaient connus que sur la rive droite ou allemande du Rhin ; car la largeur et la profondeur de cette noble rivière empêchaient leurs habitants de fondre sur l’Alsace. Ce côté appartenait aux cités ou villes libres de l’Empire ; et ainsi la tyrannie féodale des seigneurs allemands s’exerçait surtout sur leurs propres compatriotes, qui, irrités et épuisés par leurs rapines et leur oppression, furent forcés d’élever contre eux des barrières d’une nature aussi étonnante et aussi extraordinaire que les maux dont ils cherchaient à se garantir.

Mais la rive gauche, sur une grande partie de laquelle s’étendait l’autorité de Charles de Bourgogne à divers titres, était sous la protection régulière de magistrats spéciaux qui étaient soutenus dans l’exercice de leurs fonctions par des bandes considérables de soldats mercenaires. Ils étaient payés sur les revenus privés de Charles, qui, aussi bien que son rival Louis et d’autres princes de l’époque, avait découvert que le système féodal donnait un degré incommode d’indépendance aux vassaux, et pensait en conséquence qu’il fallait plutôt leur substituer une armée soldée, composée de compagnies franches ou de soldats par métier. L’Italie fournissait une très grande partie de ces bandes qui faisaient la force de l’armée de Charles, ou celle du moins dans laquelle il mettait le plus de confiance.

Nos voyageurs poursuivirent donc leur route sur ces rives du fleuve avec une sécurité aussi grande qu’elle pouvait l’être dans ces temps de violence et de déchirements, jusqu’à ce qu’enfin le père, après avoir regardé quelques instants l’individu qu’Arthur avait loué pour être leur guide, demanda tout-à-coup à son fils qui et quel homme c’était. Arthur répondit qu’il avait été trop pressé de trouver une personne qui connût la route et voulût bien la leur montrer, pour s’arrêter à prendre des renseignements sur sa condition et son état ; mais qu’il pensait qu’à en juger par l’extérieur de l’homme il devait être un de ces ecclésiastiques voyageurs qui parcourent le pays avec des reliques, des indulgences et autres bagatelles religieuses, et qui étaient en général peu respectés, sinon par les basses classes sur lesquelles les vendeurs de marchandises superstitieuses étaient souvent accusés de pratiquer les plus grossières déceptions.

L’extérieur du guide était plutôt celui d’un laïque dévot, ou d’un pèlerin allant visiter différents autels, que celui d’un moine mendiant ou quêteur. Il portait le chapeau, la petite malle, le bâton et la grosse dalmatique assez semblable au manteau militaire d’un hussard moderne, dont faisaient ordinairement usage ces saintes personnes dans leurs longs pèlerinages. Les clefs de saint Pierre, grossièrement découpées d’un lambeau d’étoffe écarlate, ressortaient sur le dos de son manteau, placées, comme dit le blason, en sautoir. Ce pieux personnage semblait avoir cinquante ans et plus : il était bien fait et vert pour son âge, avec une physionomie qui, sans être positivement désagréable, n’était guère prévenante. Il y avait dans ses yeux et dans ses gestes une expression vive et fine qui offrait un bizarre contraste avec l’air dévot du rôle qu’il jouait alors. Cette différence entre son costume et sa figure n’était nullement étonnante chez des gens de sa condition, dont la plupart avaient embrassé ce genre de vie plutôt pour satisfaire à des habitudes de vagabondage et de paresse, que pour obéir à aucune vocation religieuse.

« Qui es-tu ? cher camarade, dit le vieux Philipson, et de quel nom dois-je t’appeler pendant que nous sommes compagnons de voyage ? — Barthélémy, monsieur, répondit l’homme, frère Barthélémy… je pourrais dire Bartholomæus, mais il ne convient pas à un pauvre frère laïque comme moi d’aspirer à l’honneur d’une savante terminaison. — Et quel est le but de ton voyage, bon frère Barthélémy ? — D’aller dans toute direction où il plaira à Votre Seigneurie de voyager et de demander mes services comme guide, répondit le pèlerin ; pourvu toujours que vous m’accordiez le temps de faire mes dévotions dans les saints lieux où nous pourrons passer. — C’est-à-dire que ton propre voyage n’a aucun but déterminé, aucun objet pressant ? — Aucun en particulier, comme dit bien Votre Seigneurie ; ou plutôt je devrais dire que mon voyage, mon cher monsieur, embrasse tant d’objets qu’il m’est tout-à-fait indifférent d’atteindre d’abord tel ou tel autre. Mon vœu m’engage à voyager pendant quatre ans d’un lieu saint vers un autre ; mais je ne suis pas précisément tenu à les visiter tous dans un ordre déterminé. — C’est-à-dire que ton vœu de pèlerinage ne t’empêche pas de te louer pour servir de guide à des étrangers. — Si je puis unir la dévotion que je dois aux bienheureux saints dont je visite les reliques à des services rendus à mes semblables, qui voyagent et désirent être dirigés dans leur route, je soutiens que ces deux objets peuvent aisément se concilier l’un avec l’autre. — Surtout quand un petit profit mondain peut servir à cimenter les deux devoirs ensemble, lorsque autrement ils seraient incompatibles. — Il plaît à Votre Honneur de parler ainsi ; mais vous pouvez vous-même, si la chose vous convient, tirer de ma bonne compagnie quelque chose de plus que la simple connaissance de la route que vous avez l’intention de suivre. Je puis rendre votre voyage plus édifiant par l’histoire des bienheureux saints dont j’ai visité les reliques précieuses, et plus agréable par le récit des choses merveilleuses que j’ai vues, et dont j’ai entendu parler dans mes courses. Je puis encore vous procurer l’occasion d’obtenir l’absolution de Sa Sainteté, non seulement pour les péchés que vous avez déjà commis, mais encore pour vos erreurs futures. — Cet avantage est sans doute d’un prix inestimable ; mais, bon Barthélémy, quand je désire causer de ces choses-là, je m’adresse à mon père confesseur, auquel je suis très exact à confier régulièrement le fardeau qui pèse sur ma conscience, et qui doit être par conséquent aussi familier que possible avec l’état de mon âme, et accoutumé à me prescrire les remèdes dont elle a besoin. — Cependant j’espère que Votre Seigneurie est un homme trop religieux et trop bon catholique pour passer devant aucune sainte station sans s’efforcer de revendiquer une part des trésors spirituels dont peuvent devenir possesseurs ceux qui sont prêts et disposés à les mériter, d’autant plus que les hommes de toute condition et de tout état honorent d’un culte spécial les saints qui servent de patrons aux carrières qu’ils ont embrassées : j’espère donc que, comme marchand, vous ne passerez pas devant la chapelle de Notre-Dame-du-Bac sans y faire quelque oraison convenable. — Ami Barthélémy, je n’ai jamais ouï parler du lieu saint que tu me recommandes ; et comme mes affaires sont pressantes, je trouve qu’il vaudra mieux que j’en fasse, pour une autre occasion, le but d’un pèlerinage tout particulier, que de retarder à présent mon voyage. Ce pèlerinage, Dieu aidant, je ne manquerai pas de l’accomplir ; de sorte que je pourrai obtenir ainsi mon pardon pour avoir différé ce devoir jusqu’à ce qu’il me fût possible de le remplir plus saintement et plus à loisir. — Puissiez-vous ne pas vous fâcher si je dis que votre conduite en cette affaire est comme celle d’un fou qui, trouvant un trésor au milieu du chemin, néglige de le ramasser et de l’emporter avec lui, en se proposant de revenir un autre jour de bien loin, tout exprès pour le chercher. »

Philipson, un peu surpris de l’obstination du guide, allait lui répondre vivement et avec colère ; mais il en fut empêché par l’arrivée de trois étrangers, qui couraient au galop derrière eux.

La première de ces trois personnes était une jeune dame très élégamment vêtue, et montée sur un petit cheval espagnol qu’elle conduisait avec une grâce et une dextérité singulières. Elle portait à la main droite un de ces gants qui servaient à tenir les faucons, et avait un émérillon perché dessus. Sa tête était couverte d’une large toque, et, comme c’était fréquemment l’usage à cette époque, elle portait une espèce de masque en soie noire qui cachait toute sa f igure. Malgré ce déguisement, le cœur d’Arthur tressaillit à la vue de ces étrangers, car il fut tout-à-coup certain de reconnaître l’incomparable tournure de la vierge suisse, qui occupait si constamment ses idées. Elle était accompagnée d’un fauconnier avec son bâton de chasse et d’une femme, qui tous deux paraissaient être ses domestiques. Le vieux Philipson, qui en cette occasion n’eut pas la même exactitude de souvenir que son fils, ne vit dans la belle étrangère qu’une dame ou demoiselle de haut rang, qui s’amusait à chasser au faucon ; et, en retour d’une courte phrase de salut, il lui demanda simplement, avec la politesse convenable, si elle avait fait une bonne chasse ce matin.

« Pas plus qu’il ne faut, mon cher ami, répondit la dame ; je n’ose lâcher mon faucon si près de ce large fleuve, de peur qu’il ne vole de l’autre côté, car alors je perdrais mon bel oiseau ; mais je compte rencontrer plus de gibier quand j’aurai passé le bac dont nous approchons. — Alors, madame, dit Barthélémy, ne manquera pas d’entendre la messe dans la chapelle de Hans, et de prier pour sa réussite. — Je serais une païenne si je passais devant le saint lieu sans le faire, répondit la demoiselle. — Voilà, noble dame, qui touche au sujet dont nous parlions tout à l’heure, répliqua le guide Barthélémy ; car sachez, belle voyageuse, que je ne puis persuader à ce digne monsieur combien le succès de son entreprise dépend de la bénédiction qu’il peut obtenir de Notre-Dame-du-Bac. — Ce brave homme, » dit la jeune personne sérieusement, et même avec sévérité, « ne doit alors que peu connaître le Rhin. Je vais expliquer à ces messieurs l’avantage qu’ils trouveront à suivre votre avis. »

Elle rapprocha alors son cheval de celui du jeune Philipson ; et dit en suisse, car elle avait jusqu’alors parlé en allemand[20] : « Ne laissez pas éclater votre surprise, mais écoutez-moi ! » Et la voix était celle d’Anne de Geierstein. « Ne vous étonnez pas, dis-je, ou du moins ne montrez pas votre étonnement… Vous êtes entouré de périls. Sur cette route particulièrement, votre but est connu… et l’on en veut à votre vie. Passez donc le fleuve au bac de la Chapelle, ou, comme on l’appelle ordinairement, au bac de Hans. »

Là, le guide vint se placer si près d’eux qu’il lui fut impossible de continuer la conversation sans être entendu. Au même moment, un coq de bruyère partit des buissons, et la jeune dame lança son émérillon à sa poursuite.

« Ah ! ho !… ah ! ho !… ho ! ah ! » cria le fauconnier, d’une voix dont retentirent les taillis, et il se mit à poursuivre le gibier. Le vieux Philipson et le guide lui-même suivaient avidement la chasse des yeux : tant était séduisant, pour les gens de toute condition, le plaisir de ce noble amusement ! Mais la voix de la jeune fille était un appât qui eût distrait l’attention d’Arthur de choses beaucoup plus intéressantes encore.

« Passez le Rhin, répéta-t-elle, au bac, et rendez-vous à Kirch-Hoff, de l’autre côté du fleuve. Prenez logement à la Toison-d’Or, où vous trouverez un guide fidèle pour Strasbourg. Je ne puis rester plus long-temps ici. »

À ces mots la jeune personne se leva sur sa selle, frappa légèrement son coursier avec le bout de ses rênes ; et le noble animal, déjà impatient de son retard, et de l’avance qu’avaient prise sur lui ses compagnons, s’élança d’un pas tellement rapide qu’il semblait vouloir rivaliser de vitesse avec le faucon et le gibier qu’il poursuivait. La dame et ses domestique furent bientôt hors de la vue des voyageurs.

Un profond silence succéda à leur départ, et Arthur en profita pour réfléchir à un moyen de communiquer l’avertissement qu’il avait reçu, sans éveiller les soupçons de leur guide. Mais le vieillard rompit lui-même le silence, en disant au pèlerin. « Mettez votre cheval à un meilleur pas, je vous prie, et marchez un peu en avant ; je désirerais causer en particulier avec mon fils. »

Le guide obéit ; et, comme dans le dessein de montrer un esprit trop profondément occupé des choses célestes pour admettre une seule pensée concernant celles de ce monde, qui doit passer, il entonna une hymne à la louange de saint Wendelin le Berger, mais d’un ton si discordant qu’il effrayait tous les oiseaux des buissons devant lesquels ils passaient. Il n’y eut jamais de chant moins mélodieux, ni sacré ni profane, que celui qui facilita l’entretien du vieux Philipson avec son fils.

« Arthur, dit-il, je suis intimement convaincu que ce vagabond, ce braillard hypocrite, a tramé quelque complot contre nous, et je suis persuadé que le meilleur moyen de nous y soustraire est de consulter ma propre opinion et non la sienne, quant à nos lieux de repos et à la direction de notre voyage. — Votre jugement est sage comme toujours, répliqua son fils. Je ne mets plus en doute la trahison de cet homme, maintenant surtout que cette jeune personne m’a conseillé de vous dire que nous devions nous rendre à Strasbourg par la rive droite, et passer à cette intention la rivière à un endroit nommé Kirch-Hoff. — Votre opinion est-elle de le faire ? — J’engagerais ma vie pour soutenir que cette demoiselle n’a pas voulu nous tromper. — Quoi ! parce qu’elle se tient avec grâce sur son palefroi, et que sa tournure est irréprochable ? C’est un raisonnement de jeune homme… et pourtant, malgré mon âge et ma prudence, mon cœur me porte à avoir confiance en elle. Si notre secret est connu dans ce pays, il ne manquera sans doute pas de gens qui pourront être disposés à croire que leur intérêt exige qu’ils m’empêchent de parvenir jusqu’au duc de Bourgogne, même par les moyens les plus violents ; et vous savez bien que, pour moi, je n’attacherais aucune valeur à ma vie si je pouvais accomplir ma mission aux dépens de mes jours. Je vous dis, Arthur, que ma conscience me reproche d’avoir jusqu’à présent pris trop peu de soins pour assurer l’accomplissement de cette mission par le désir bien naturel que j’éprouvais de vous garder en ma compagnie. Deux chemins s’ouvrent maintenant devant nous, l’un et l’autre périlleux et incertains, qui peuvent nous conduire à la cour du duc. Nous pouvons suivre ce guide, et courir la chance de sa fidélité, ou adopter l’avis de cette demoiselle errante, passer sur l’autre rive du Rhin, et repasser le fleuve à Strasbourg : les deux routes sont peut-être également dangereuses. Je sens qu’il est de mon devoir de diminuer les risques de ma position en vous envoyant par la droite tandis que je continuerai moi-même ma route par la gauche. Ainsi, en cas qu’un de nous soit arrêté, l’autre peut échapper, de sorte que l’importante commission confiée à nos soins sera fidèlement exécutée. — Hélas ! mon père, comment m’est-il possible de vous obéir, lorsqu’en vous obéissant je dois vous laisser seul courir tant de périls, et lutter contre des difficultés si nombreuses, dans lesquelles mon secours peut être du moins bien intentionné, sinon très efficace ? Quoi qu’il nous arrive dans ces circonstances dangereuses et délicates, permettez du moins que nous bravions tout ensemble. — Arthur, mon fils bien-aimé, en me séparant de vous, je sens mon cœur se briser ; mais le même devoir qui nous commande d’aller au devant de la mort ne nous ordonne pas moins péremptoirement de sacrifier nos plus tendres affections. Il faut nous quitter. — Oh ! alors, » répliqua vivement son fils, « faites-moi du moins une concession : vous, mon père, passez le Rhin et laissez-moi continuer mon voyage par la route que nous voulions d’abord prendre. — Et pourquoi, je vous prie, suivrais-je une de ces routes de préférence à l’autre ? — Parce que, » répliqua Arthur avec chaleur, « je garantirais sur ma vie que cette jeune fille a dit la vérité. — Encore, jeune homme ! Et pourquoi mettre tant de confiance dans les paroles de cette jeune inconnue ? Est-ce simplement cette espèce de confiance qu’accordent les jeunes gens à la beauté qui les séduit, ou avez-vous eu précédemment avec elle des relations plus intimes que ne le fait supposer votre courte conversation d’aujourd’hui ? — Puis-je vous répondre ? Il y a long-temps que nous n’habitons plus le pays des chevaliers et des dames : n’est-il donc pas naturel que nous accordions aux personnes qui nous rappellent les glorieux devoirs de la chevalerie et de la noblesse la confiance instinctive que nous refusons, par exemple, à un pauvre misérable tel que ce vagabond qui gagne sa vie à tromper, avec de fausses reliques et des légendes forgées, les pauvres passants au milieu desquels il voyage ? — C’est une vaine imagination qui t’entraîne là, Arthur, assez convenable, il est vrai, à un aspirant aux honneurs de la chevalerie, qui puise ses idées sur la vie et le monde dans les romances des ménestrels, mais trop visionnaire pour un jeune homme qui, comme vous, a vu comment se pratiquent les choses d’ici-bas. Je vous dis, et vous apprendrez à reconnaître que je dis vrai, qu’autour de la table frugale de notre hôte le landam man étaient rangés des hommes au langage plus franc et au cœur plus loyal, que ceux dont la cour plénière d’un monarque peut se glorifier. Hélas ! le glorieux esprit de bonne foi et d’honneur antique a fui même du cœur des rois et des chevaliers, où, comme le dit le roi Jean de France, on devrait toujours le rencontrer, lors même qu’il serait banni du reste du monde. — Qu’il en soit ce qu’il pourra, mon excellent père ; mais, je vous en supplie, laissez-vous persuader par moi ; et s’il faut que nous nous séparions, alors du moins prenez la rive droite du Rhin ; car je suis persuadé que c’est la route la plus sûre. — Et si elle est la plus sûre, » répliqua son père avec une voix de tendre reproche, « est-ce une raison pour que j’épargne ma vie, moi dont la carrière est presque terminée, pour que j’expose la tienne dont le cours vient seulement de commencer ? — Mais, mon père, » répondit son fils avec une certaine chaleur, « en parlant ainsi vous ne considérez pas la différence de notre importance respective pour l’exécution du projet que vous avez depuis si long-temps conçu, et qui semble si près d’être accompli. Songez que je ne puis m’acquitter qu’imparfaitement de notre mission, sans connaître personnellement le duc, sans avoir aucun titre à sa confiance. Je pourrais bien répéter vos paroles, mais aucune circonstance ne viendrait en démontrer la véracité, et par conséquent ce dessein, à la réussite duquel vous avez consacré votre vie, et pour lequel vous êtes maintenant prêt à courir au devant de la mort, échouerait nécessairement avec moi ! — Vous ne pouvez ébranler ma résolution, ni me persuader que ma vie est plus précieuse que la vôtre. Vous me rappelez seulement que c’est vous, et non moi, qui devez être porteur de ce gage au duc de Bourgogne. Si vous réussissiez à parvenir jusqu’à sa cour ou à son camp, la possession de ces diamants vous serait nécessaire pour accréditer votre mission : c’est pourquoi ils me sont moins utiles à moi, qui pourrais réclamer à d’autres titres la confiance du prince, s’il plaisait au ciel de me laisser accomplir seul cette importante commission ; mais puisse Notre-Dame, dans sa miséricorde, faire qu’il en soit autrement ! N’oubliez donc pas que si vous aviez occasion de poursuivre votre route par l’autre rive du Rhin, il faudra diriger votre marche de telle sorte que vous puissiez revenir sur ce bord-ci à Strasbourg, où vous demanderez de mes nouvelles au Cerf-Volant, auberge de cette ville, que vous trouverez sans peine. Si vous n’entendez parler de moi à cet endroit, vous irez vers le duc et vous lui remettrez cet important paquet. »

Il glissa alors dans la main de son fils, avec autant de précaution que possible, la boîte qui contenait le collier de diamants.

« Les devoirs que vous avez en outre à remplir, » continua le vieux Philipson, « vous les connaissez bien ; seulement, je vous en conjure, que de vaines recherches sur mon destin ne vous empêchent pas d’accomplir la grande mission dont vous êtes chargé. Cependant préparez-vous à me dire adieu à l’instant, avec un cœur aussi résolu, aussi confiant que quand vous marchiez devant moi, et que vous dirigiez courageusement mes pas au milieu des précipices et des tempêtes de la Suisse. Le ciel alors était au dessus de nous, comme il y est encore à présent. Adieu, mon bien-aimé Arthur ! Si j’attendais jusqu’au moment même de notre séparation, je pourrais n’avoir pas le temps de prononcer le mot fatal, et aucun œil autre que le tien ne doit voir les larmes que j’essuie maintenant. »

Le sentiment pénible qui accompagnait ainsi l’idée seule de leur séparation était si sincère de la part d’Arthur, aussi bien que de celle de son père, qu’il ne vint pas d’abord à l’esprit du fils, comme motif de consolation, qu’il serait probablement placé sous la protection de la femme singulière dont le souvenir lui était presque toujours présent. À la vérité, la beauté d’Anne de Geierstein, aussi bien que les circonstances bizarres dans lesquelles elle s’était montrée, avait, le matin même, été la principale occupation de son esprit ; mais elles en étaient alors chassées par le souvenir prédominant qu’il allait se séparer, dans un moment critique, d’un père qui méritait si bien sa haute estime et sa plus vive affection.

Pendant que le père essuyait une larme que son courage stoïque ne put dévorer, comme s’il eut craint de voir faiblir sa résolution en s’abandonnant à sa tendresse paternelle, il rappela le pieux Barthélémy, pour lui demander à quelle distance ils étaient encore de la chapelle du Bac.

« À un peu plus d’un mille, » répondit le guide ; et lorsque l’Anglais demanda des détails concernant les motifs de son érection, il fut informé « qu’un vieux batelier ou pêcheur, nommé Hans, avait long-temps demeuré en cet endroit, gagnant à grand’peine sa vie à passer les voyageurs et les marchands d’une rive du fleuve à l’autre. Cependant le malheur qu’il eut de perdre une barque d’abord, puis une seconde, dans le courant profond et rapide, avec la crainte inspirée aux voyageurs par la répétition de tels accidents, commença à rendre sa profession plus incertaine. Comme le vieillard était bon catholique, sa détresse lui inspira des sentiments religieux : il se mit à jeter un regard en arrière sur sa première vie, et à examiner par quels crimes il avait mérité les infortunes qui avaient obscurci le soir de ses jours. Son remords fut particulièrement excité par ce souvenir. Il avait, une fois que le fleuve était fort orageux, refusé de faire son offre comme passeur, pour transporter sur l’autre bord un prêtre qui portait avec lui une image de la Vierge, destinée à l’église du village de Kirch-Hoff, sur la rive droite du Rhin. Pour cette faute, Hans se soumit à une sévère pénitence, attendu qu’il était disposé à se regarder comme coupable pour avoir douté que la sainte Vierge eût la puissance de se protéger elle-même, aussi bien que son ministre et la barque employée à son service ; et, en outre, l’offrande d’une partie considérable de ses biens terrestres à l’église de Kirch-Hoff montra la sincérité du repentir de ce vieillard. Et dans la suite, il ne se permit plus de faire jamais attendre les gens de la sainte église ; mais toute espèce de prêtre, depuis le prélat mitre jusqu’au moine pied-nu, pouvait, à toute heure du jour et de la nuit, réclamer ses services et ceux de sa barque.

« Pendant qu’il poursuivait le cours d’une vie si louable, Hans eut enfin un jour le bonheur de trouver sur les bords du Rhin une petite image de la Vierge, rejetée par les vagues, qui lui parut ressembler exactement à celle qu’il avait jadis si honteusement refusé de passer, alors qu’elle était portée par le sacristain de Kirch-Hoff. Il la plaça dans l’endroit le plus apparent de sa hutte, et épancha dévotement son âme devant elle, lui demandant avec ardeur qu’elle montrât par quelque signe s’il devait considérer l’arrivée de sa sainte image comme une preuve que ses offenses étaient oubliées. Ses prières furent exaucées dans les visions de la nuit, et la sainte Vierge prenant la forme de l’image vint se poser à son chevet pour lui dire le motif de sa visite.

« Mon fidèle serviteur, dit-elle, les hommes de Bélial ont brûlé ma demeure de Kirch-Hoff, pillé ma chapelle et abattu l’image sacrée qui me représente, pour me jeter dans le Rhin qui m’a longtemps ballotée dans son cours. Maintenant, j’ai résolu de ne plus demeurer dans le voisinage des auteurs de cette profanation et des lâches vassaux qui n’ont pas osé l’empêcher : je suis donc obligée de changer d’habitation, et je me détermine, en dépit du courant qui me repousse, à prendre terre sur cette rive où je veux me fixer chez toi, mon fidèle serviteur, afin que la terre sur laquelle tu habites puisse être bénie, aussi bien que toi-même et toute ta maison.

« Pendant que la vision parlait, elle semblait exprimer de ses longues tresses l’eau où elles avaient été plongées, tandis que son costume en désordre et son air fatigué annonçaient qu’il lui avait fallu lutter contre les vagues.

« Le matin suivant, se répandit la nouvelle que, dans une des nombreuses guerres de cette époque barbare, Kirch-Hoff avait été saccagé, l’église détruite, et le trésor de l’église pillé !

« En conséquence, la vision du pêcheur se trouvant confirmée d’une manière si évidente, Hans renonça entièrement à sa profession, et laissant à des hommes plus jeunes le soin de remplir ses fonctions de batelier, il convertit sa hutte en une chapelle rustique, et lui-même, prenant les ordres, desservit l’autel comme ermite. L’image fut supposée faire des miracles, et le bac fut renommé pour être sous la sainte image de Notre-Dame et de son serviteur, dont la sainteté n’était pas moindre. »

Quand Barthélémy eut achevé son histoire de la chapelle du Bac, les voyageurs étaient arrivés à l’endroit en question.

CHAPITRE XVIII.

LE PRÊTRE NOIR.

Au bord du Rhin, au bord du Rhin mûrissent les grappes du jus divin qui enflamme le courage du soldat joyeux : oh ! béni soit le Rhin !
Chanson à boire.

Une cabane ou deux au bord du fleuve, où étaient amarrées plusieurs barques de pêcheurs, montraient que le pieux Hans avait des successeurs dans sa profession de batelier. Le Rhin qui, un peu au dessous, était arrêté par une chaîne de petites îles, se déployait sur une surface plus large, et coulait avec moins de rapidité devant ces cabanes, de sorte que les bateliers n’avaient à lutter que contre un lit plus calme et plus uni, quoique le courant fût encore, même en cet endroit, trop fort pour qu’on pût y résister, à moins que le fleuve ne fût dans un état tranquille.

Sur la rive opposée, mais beaucoup plus bas que le hameau qui donnait son nom au bac, était située, sur une petite éminence couverte d’arbres et de taillis, la petite ville de Kirch-Hoff. Une barque, partant de la rive gauche, même dans les jours favorables, était obligée de naviguer un temps considérable sous le vent, et de suivre même une route oblique, pour arriver à l’autre bord de ce fleuve profond et impétueux, jusqu’à Kirch-Hoff. Au contraire, un bateau venant de Kirch-Hoff devait avoir un grand avantage de vent et de rames pour débarquer un chargement ou des passagers à la chapelle du Bac, à moins d’être sous la miraculeuse influence qui avait poussé l’image de la sainte Vierge dans cette direction. Les communications entre l’une et l’autre de ces rives se faisaient donc par des barques que l’on remontait jusqu’à une hauteur telle sur la rive gauche, qu’elles dérivassent ensuite, durant la traversée, de manière à toucher précisément l’endroit où l’on désirait aborder. De là il arrivait naturellement que, comme le passage d’Alsace en Souabe était le plus facile, le bac était plus employé par les voyageurs qui désiraient entier en Allemagne que par ceux qui venaient dans une direction opposée.

Quand le vieux Philipson eut, par un coup d’œil jeté autour de lui, reconnu la situation du bac, il dit avec fermeté à son fils : « Va, mon cher Arthur, et fais ce que je t’ai commandé. »

Le cœur déchiré d’inquiétudes filiales, le jeune homme obéit et se dirigea seul vers les cabanes près desquelles étaient amarrées les barques servant ordinairement aussi bien à la pêche qu’au passage des voyageurs.

« Votre fils nous quitte ? dit Barthélémy au vieux Philipson. — Oui, pour le moment, répondit le père ; il a certaines informations à prendre dans ce hameau. — S’il s’agit le moins du monde de la route que veut suivre Votre Honneur, répliqua le guide, je loue les saints de pouvoir mieux répondre aux questions que vous pouvez avoir à faire, que ces rustres ignorants, qui entendent à peine voire langue. — Si nous trouvons que leurs renseignements ont besoin d’explications, nous vous demanderons les vôtres. En attendant dirigeons-nous vers la chapelle, où mon fils nous rejoindra. »

Ils prirent alors la route de la chapelle, mais à pas lents, chacun de son côté, jetant des regards en arrière sur les huttes de pêcheurs, le guide comme cherchant à voir si le jeune voyageur revenait vers eux, le père, avide de découvrir sur la vaste surface du Rhin une voile, gonflée par les vents, conduisant son fils sur la rive qu’on pouvait regarder comme la plus sûre. Mais, quoique les yeux du guide et du voyageur fussent tournés dans la direction de la rivière, leurs pas les entraînaient vers la chapelle que les habitants, en mémoire du fondateur, avaient nommée la chapelle de Hans.

Des arbres plantés çà et là à l’entour donnaient un air agréable et champêtre à ce lieu ; et la chapelle, qui apparaissait sur une éminence, à quelque distance du hameau, était construite dans un style d’une noble simplicité, en harmonie avec le reste du paysage. Sa faible hauteur confirmait la tradition qu’elle n’avait d’abord été qu’une hutte de paysan ; et la croix de bois en sapin recouvert de son écorce attestait l’usage auquel elle était actuellement consacrée. La chapelle et tout l’alentour respiraient une paix et une tranquillité solennelles, et le vaste bruit du fleuve majestueux semblait imposer silence à toute voix humaine qui aurait osé se mêler à son terrible murmure.

Lorsque Philipson approcha du saint lieu, Barthélémy profita du silence de son patron pour entonner deux stances à la louange de la Dame du Bac et de son fidèle serviteur Hans, après quoi, il laissa échapper cette exclamation de ravissement : « Venez ici, vous qui craignez le naufrage, ici est votre port de salut !… Venez ici, vous qui mourez de soif, ici est une fontaine de miséricordes qui vous est ouverte !… venez ici, vous qui êtes las et fatigués, c’est ici votre lieu de repos ! » Et il aurait sans doute continué long-temps sur le même sujet si Philipson ne lui eût sévèrement imposé silence.

« Si ta dévotion était absolument véritable, dit-il, elle serait moins bruyante ; mais il est bien de faire ce qui est bon en soi, même lorsqu’un hypocrite le recommande… Entrons dans cette sainte chapelle, et prions pour une heureuse réussite dans nos dangereux voyages. »

Le vendeur d’indulgences releva ces derniers mots.

« J’étais sûr, dit-il, que Votre Seigneurie est trop sage pour passer devant ce saint lieu, sans implorer la protection et l’influence de Notre-Dame-du-Bac. Attendez seulement un instant que j’aille chercher le prêtre qui dessert l’autel, afin qu’il puisse dire une messe en votre faveur. »

Là il fut interrompu par la porte de la chapelle, qui s’ouvrit soudainement, et un ecclésiastique apparut sur le seuil. Philipson reconnut aussitôt le prêtre de Saint-Paul qu’il avait vu le matin à La Ferette. Barthélémy le reconnut aussi, à ce qu’il sembla, car son hypocrite et officieuse éloquence lui manqua au moment même, et il se tint devant l’ecclésiastique, les bras croisés sur la poitrine, comme un homme qui attend sa sentence de condamnation.

« Scélérat ! » dit le prêtre en regardant le guide avec un visage sévère, « conduis-tu un étranger dans les maisons des bienheureux saints afin de pouvoir l’assassiner et t’enrichir de ses dépouilles ? Mais le ciel ne souffrira pas plus long-temps ta perfidie. Arrière, misérable ! va retrouver tes frères mécréants qui se hâtent d’arriver ici ; dis-leur que ta malice est infructueuse, et que l’étranger innocent est sous ma protection !… sous ma protection ! et quiconque osera la violer aura pour récompense le sort d’Archibald d’Hagenbach ! »

Le guide demeura complètement immobile, tandis que le prêtre lui parlait d’une manière aussi menaçante que sans réplique ; et le ministre de l’autel n’eut pas plus tôt achevé sa dernière phrase, que, sans prononcer un seul mot de justification, Barthélémy tourna les talons, et battit en retraite d’un pas précipité, par la même route qui avait conduit le voyageur à la chapelle.

« Quant à vous, digne Anglais, continua le prêtre, entrez dans cette chapelle, accomplissez-y en toute sûreté les dévotions au moyen desquelles cet hypocrite projetait de vous retenir jusqu’à ce que ses frères d’iniquités arrivassent… Mais d’abord, pourquoi êtes-vous seul ? J’espère qu’aucun malheur n’est arrivé à votre jeune compagnon ? — Mon fils, répondit Philipson, passe le fleuve à ce bac, attendu que nous avons d’importantes affaires à régler sur l’autre rive. »

Tandis qu’il parlait ainsi, une légère barque, auprès de laquelle deux ou trois paysans avaient quelque temps rôdé, se détacha du rivage, avançant en plein courant, et fut presque forcée d’y céder entièrement, jusqu’à ce qu’une voile étendue le long de la vergue flexible, et soutenant le bateau contre l’impétuosité de l’onde, le mît en état de traverser obliquement le fleuve.

« Maintenant, Dieu soit loué ! » dit Philipson, persuadé que la barque qu’il apercevait en ce moment devait être celle qui transportait son fils à l’abri des périls auxquels il était lui-même exposé. — Ainsi soit-il ! » répondit le prêtre, faisant écho à la pieuse exclamation du voyageur. « Vous avez grandement raison de rendre grâces au ciel. — J’en suis convaincu, répliqua Philipson, mais pourtant j’espère apprendre de vous la cause spéciale du danger auquel j’échappe. — Ce n’est actuellement ni le lieu ni l’heure d’une pareille explication, répondit le prêtre de Saint-Paul. Il me suffira de vous dire que ce drôle, bien connu pour son hypocrisie et ses crimes, était présent lorsque le jeune Suisse Sigismond vint réclamer de l’exécuteur le trésor dont Hagenbach vous avait dépouillé. Ainsi fut éveillée l’ambition de Barthélémy : il entreprit de vous servir de guide jusqu’à Strasbourg, avec la criminelle intention de vous amuser en route jusqu’à l’arrivée d’une troupe trop nombreuse pour qu’il vous fût possible d’y résister. Mais son projet a été prévenu… Et maintenant, avant de vous abandonner à d’autres pensées mondaines, soit d’espérance, soit de crainte, entrez dans la chapelle, monsieur, et joignez vos prières aux miennes pour remercier celui qui vous a été en aide et ceux qui ont intercédé près de lui en votre faveur. »

Philipson entra dans la chapelle avec son guide, et mêlant sa voix à la sienne rendit grâces au ciel et au patron tutélaire du lieu d’avoir déjoué l’infâme complot tramé contre lui.

Quand ce devoir eut été rempli, Philipson annonça son projet de continuer son voyage : à quoi le prêtre noir répliqua que, loin de le retenir dans un endroit si dangereux, il l’accompagnerait lui-même une partie du chemin, puisqu’il se rendait aussi à la cour du duc de Bourgogne.

« Vous, mon père !… vous ! » dit le marchand avec quelque surprise. — Et pourquoi vous étonner ? répondit le prêtre ; est-il donc si étrange qu’un homme de mon ordre aille visiter la cour d’un prince ? Croyez-moi, on n’y rencontre que trop de mes semblables. — Je ne parle pas sous le rapport de votre rang, répliqua Philipson, mais par suite du rôle que vous avez joué aujourd’hui en présidant à l’exécution d’Archibald de Hagenbach. Connaissez-vous assez peu le fier duc de Bourgogne, pour vous imaginer qu’il soit possible d’affronter son ressentiment avec moins de périls que vous n’en devriez courir à agiter la crinière d’un bon endormi ? — Je connais bien son caractère, et ce n’est pas pour excuser, mais pour défendre la mort d’Hagenbach que je vais me présenter devant Son Altesse. Le duc peut faire exécuter suivant son plaisir ses serfs et ses vassaux ; mais il y a sur ma vie un charme qui est à l’épreuve de toute sa puissance. Au reste, pour en revenir à la question… vous, seigneur Anglais, connaissant si bien le naturel de Charles… vous, si récemment l’hôte et le compagnon de voyage des visiteurs les plus mal venus qui peuvent l’approcher… vous, impliqué en apparence du moins dans la prise de La Ferette… quelle chance avez-vous d’échapper à sa vengeance ? et pourquoi vous jeter au hasard en son pouvoir ? — Mon digne père, permettez que chacun de nous, sans offense pour l’autre, garde son propre secret. Je n’ai, il est vrai, aucun charme pour me défendre du ressentiment du duc… j’ai un corps pour souffrir la torture et l’emprisonnement, et des biens qui peuvent être saisis et confisqués. J’ai eu jadis de nombreuses relations avec le duc ; je puis même dire qu’il a des obligations à mon égard, et j’espère qu’en conséquence mon crédit près de lui suffira non seulement pour me sauver des suites de l’affaire d’aujourd’hui, mais encore pour être de quelque utilité à mon ami le landamman. — Mais si vous allez réellement à la cour de Bourgogne comme marchand, où sont les marchandises que vous vendez ? N’avez-vous pas d autres articles que ceux que vous portez sur vous ? J’ai entendu parler d’un cheval chargé de vos bagages : le misérable vous l’aurait-il enlevé ? »

C’était une question embarrassante pour Philipson, qui, ne songeant qu’à la douleur de quitter son fils, n’avait nullement décidé si le bagage resterait avec lui-même ou s’il serait transporté de l’autre côté du Rhin. Il fut donc pris comme en défaut par la question du prêtre, auquel il répondit avec un peu d’incohérence : « Je crois que mon bagage est au hameau… à moins que mon fils ne lui ait fait traverser avec lui le Rhin. — C’est une chose facile à savoir, répliqua le prêtre. »

Un novice, sortant à sa voix de la sacristie de la chapelle, reçut l’ordre d’aller demander au hameau si les paquets de Philipson, avec le cheval qui les portait, y avaient été laissés, ou si son fils ne les avait pas emmenés avec lui sur l’autre bord.

Le novice revint au bout de quelques minutes avec la bête de somme qu’Arthur, par commodité pour son père, avait laissée avec tout le bagage sur la rive gauche du fleuve. Le prêtre regardait attentivement, tandis que le vieux Philipson, montant sur son propre cheval, et prenant les rênes en main, souhaita le bonjour au prêtre noir dans les termes suivants ; « Adieu donc, père, adieu ! il faut que je me hâte avec mes ballots, puisqu’il est peu sage de voyager ainsi après l’arrivée de la nuit ; autrement je réglerai volontiers mon pas de manière à poursuivre ma route de compagnie avec vous, si vous voulez bien me le permettre. — S’il faut absolument que vous fassiez diligence, comme j’étais en vérité sur le point de vous y engager, dit le prêtre, sachez que je ne retarderai pas votre marche. J’ai ici un bon cheval, et Melchior, qui autrement aurait été à pied, peut remonter sur votre cheval de charge. Je vous propose cet arrangement, attendu qu’il ne serait pas prudent à vous de voyager seul la nuit. Je peux vous conduire à une auberge éloignée d’environ cinq milles, que nous atteindrons avant la fin du jour, et où vous serez convenablement logé pour votre argent. »

Le négociant anglais hésita un moment. Il ne se souciait guère de prendre un nouveau compagnon de voyage, et quoique la physionomie du prêtre fût plutôt belle, par rapport à son âge, telle en était pourtant l’expression qu’elle n’invitait pas à la confiance. Au contraire, il y avait quelque chose de mystérieux et de sombre qui obscurcissait son front, quoiqu’il fût haut, et une expression semblable qui jaillissait de son œil froid et gris annonçait la sévérité la dureté même de son caractère. Mais, malgré ces circonstances défavorables, le prêtre avait récemment rendu un éminent service à Philipson, en découvrant la trahison de son guide hypocrite, et le marchand n’était pas homme à changer de résolution par suite de préventions imaginaires contre le regard et les manières de son guide, ou par des craintes de complots tramés contre lui-même. Seulement il repassait dans son esprit la bizarrerie de sa destinée, qui semblait, alors précisément qu’il lui importait de se présenter d’une manière aussi prévenante que possible devant le duc de Bourgogne, le forcer à s’adjoindre des compagnons qui devaient nécessairement être odieux à ce prince ; et il ne sentait que trop bien que tel devait être le cas du prêtre de Saint-Paul. Après avoir réfléchi un instant, il accepta avec politesse l’offre que lui faisait l’ecclésiastique de le guider vers une bonne hôtellerie, qui était absolument nécessaire à son cheval avant de gagner Strasbourg, quand même il aurait pu, lui Philipson, se dispenser de prendre aucun rafraîchissement.

Les choses ainsi arrangées, le novice amena le cheval du prêtre qui s’y plaça avec grâce et agilité, et le néophyte, qui était probablement celui même dont Arthur avait joué le rôle pour s’évader de La Ferette, prit, d’après l’ordre de son patron, soin de la bête qui portait le bagage de l’Anglais ; et se signant avec une humble inclination de tête, quand le prêtre passa devant lui, il resta en arrière, et parut employer son temps, comme le faux frère Barthélémy, à réciter son chapelet avec une ardeur qui provenait peut-être d’une piété plus affectée que réelle. Le prêtre noir de Saint-Paul, à en juger par le regard qu’il jetait sur son novice, semblait dédaigner la dévotion extérieure du jeune homme. Il montait un fort cheval noir, ressemblant plus à un cheval de bataille qu’au tranquille palefroi d’un ecclésiastique, et la manière dont il le conduisait était complètement exempte de gaucherie et de timidité. Sa fierté, quelle qu’en fût la source, ne dérivait certainement pas de sa profession seule, mais découlait d’autres pensées plus hautes qui occupaient son esprit, et venaient se joindre pour l’augmenter encore à l’importance dont jouit à ses propres yeux un ecclésiastique puissant.

Lorsque de temps à autre Philipson examinait son camarade de route, à son regard scrutateur le prêtre répondait par un sourire hautain qui semblait dire : « Vous pouvez examiner et ma personne et mes traits, mais vous ne pénétrerez pas mon mystère. »

Les yeux de Philipson que personne ne pouvait avoir jamais vus s’abaisser devant aucun mortel, paraissaient répliquer avec une égale hauteur ; « Et vous, prêtre orgueilleux, vous ignorez aussi que vous êtes dans la compagnie d’un homme dont le secret est beaucoup plus important que le vôtre ne peut l’être. »

Enfin le prêtre fit les avances de la conversation, par une allusion à la réserve qu’ils observaient aussi religieusement que s’ils se la fussent imposée d’un commun accord :

« Nous voyageons donc, dit-il, comme deux puissants magiciens, chacun connaissant ses hauts et secrets desseins, chacun porté sur un char de nuages, mais ni l’un ni l’autre ne communiquant à son compagnon la direction ou le but de sa route. — Excusez-moi, mon père, répondit Philipson, je ne vous ai point demandé à connaître vos projets, et je ne vous ai pas caché en quoi les miens peuvent vous concerner. Je le répète, je me rends à la cour du duc de Bourgogne, et mon but, comme celui de tout autre marchand, est d’y vendre avec profit mes marchandises. — Sans doute, répliqua le prêtre noir, la chose est fort vraisemblable d’après l’extrême attention que vous montriez, il n’y a pas une demi-heure, pour vos marchandises, quand vous ne saviez pas si vos balles avaient passé le fleuve avec votre fils ou restaient sous votre surveillance. Les marchands anglais sont-ils ordinairement si indifférents pour les sources de leurs richesses ? — Quand leur vie est en danger, ils négligent parfois leur fortune. — C’est bien, répliqua le prêtre ; et il reprit ses méditations solitaires jusqu’à ce qu’une autre demi-heure de marche les eût amenés à un village, que le prêtre noir annonça à Philipson être celui où il lui conseillait de passer la nuit.

« Le novice, dit-il, vous montrera l’hôtellerie qui a bonne réputation, et où vous pourrez loger en toute sûreté. Quant à moi, j’ai à visiter dans ce village un pénitent qui désire mon saint ministère… peut-être vous reverrai-je ce soir, peut-être demain au matin seulement ; en tous cas, adieu pour le présent. «

En parlant ainsi, le prêtre fit avancer son cheval, tandis que le novice, se rapprochant de Philipson, le conduisit à travers la rue étroite du village où les fenêtres, laissant échapper çà et là des rayons de lumière, montraient que la nuit était venue. Enfin il fit entrer l’Anglais par un portail dans une sorte de cour où se trouvaient un chariot ou deux d’une forme particulière, employés ordinairement par les femmes lorsqu’elles voyagent, et quelques autres voitures de la même espèce. Là le jeune homme descendit de cheval, et, mettant les rênes dans la main de Philipson, il disparut au milieu des ténèbres croissantes, après avoir indiqué du doigt un bâtiment vaste mais ruiné, dont les nombreuses mais étroites croisées, qu’on apercevait obscurément dans le crépuscule, ne reflétaient aucune lumière sur la façade.

CHAPITRE XIX.

L’HÔTELLERIE.

Premier voiturier. Holà ! garçon, la peste te ronge ! n’as-tu donc pas d’yeux dans la tête ? Ne peux-tu donc entendre ? Si ce n’est pas une aussi bonne action de te casser la caboche que de boire, je suis un gredin ! Avance donc, gibier de potence… N’as-tu pas de cœur ?
Gadshill. Je t’en prie, prête-moi la lanterne pour mettre mon cheval à l’écurie.
Deuxième voiturier. Oui-dà ? Tout doux, s’il vous plaît ; je connais un tour qui en vaut deux comme celui là.
Gadshill. Je t’en prie, prête-moi la tienne, toi.
Troisième voiturier. Oui, et quand ? peux-tu le dire ?… Prête-moi ta lanterne, dis-tu ? En vérité, j’aimerais mieux te voir d’abord pendu.
Shakspeare Henri IV.

L’esprit de sociabilité particulière la nation française avait déjà introduit dans les auberges de cette contrée la gaie et joyeuse manière de recevoir les voyageurs, sur laquelle Érasme, à une époque moins éloignée de nous, a appuyé avec beaucoup d’emphase, comme faisant contraste avec l’accueil froid et bourru que les étrangers trouvaient souvent dans une hôtellerie allemande. Philipson s’attendait donc à être reçu par un hôte affairé, poli, loquace par une hôtesse et sa fille pleines de douceur, de coquetterie et de gaité… par un garçon souple et souriant… par une servante officieuse et gentille. Les meilleures auberges de France se vantaient aussi d’avoir des chambres particulières où les étrangers pouvaient soit changer de vêtements, soit réparer leur toilette, où ils pouvaient coucher seuls dans un lit, et déposer leur bagage dans un endroit sûr et séparé. Mais tout ce luxe était encore inconnu en Allemagne ; et dans l’Alsace où la scène se passe maintenant, aussi bien que dans les autres dépendances de l’empire, on regardait comme efféminés les voyageurs qui ne se contentaient pas des provisions absolument nécessaires. Encore la qualité en était-elle commune et médiocre, à l’exception du vin.

L’Anglais, ne voyant personne paraître sur la porte, se mit à annoncer son arrivée en appelant à haute voix d’abord, puis en mettant pied à terre et en frappant de toutes ses forces et longtemps à chacune des portes de l’hôtellerie, mais sans attirer la moindre attention. Enfin la tête grisonnante d’un vieux domestique se montra à une étroite fenêtre, et d’une voix qui annonçait plutôt son mécontentement d’être dérangé que l’espoir de tirer quelque bénéfice de la venue d’un hôte, il lui demanda ce qu’il voulait.

« Est-ce ici une auberge ? répliqua Philipson. — Oui, » répondit brusquement le domestique ; et il allait se retirer de la fenêtre quand le voyageur ajouta :

« Et si c’en est une, peut-on s’y loger ? — Vous pouvez entrer, » fut la courte et sèche réponse du valet.

« Envoyez-donc quelqu’un prendre les chevaux, reprit Philipson. — Personne n’a le temps, » répliqua le plus rébarbatif des valets ; « il vous faut faire vous-même la litière à vos chevaux de la manière qui vous plaira le mieux. — Où est l’écurie ? » demanda le marchand, dont la prudence et le caractère n’étaient pas trop à l’épreuve de ce flegme hollandais.

Le drôle, qui semblait aussi avare de paroles que si à chacune d’elles, comme la princesse dans le conte de fée, il eût laissé tomber un ducat, lui montra seulement du doigt la porte d’un autre bâtiment extérieur, ressemblant plus à celle d’une cave que d’une écurie, et, comme ennuyé de cet entretien, il retira la tête et ferma vivement la croisée derrière l’hôte, comme il eût fait à un mendiant importun.

Maudissant l’esprit d’indépendance qui abandonnait un voyageur à ses propre ressources, Philipson, faisant de nécessité vertu, conduisit les deux bidets vers la porte qu’on lui indiquait comme celle de l’écurie, et se réjouit intérieurement de voir briller de la lumière à travers les fentes. Il entra avec son bagage dans un endroit assez semblable au donjon voûté d’un vieux château, grossièrement garni de râteliers et de mangeoires. Il était d’une longueur considérable, et, à l’extrémité, deux ou trois personnes s’occupaient à étriller leurs chevaux, à les panser, à leur distribuer leur provende.

Ce dernier article était livré par un vieux valet boiteux qui ne mettait la main ni à la brosse ni à l’étrille, mais qui se tenait assis, pesant le foin à la livre et comptant l’avoine par grain, à ce qu’il semblait, tant il était scrupuleusement livré à cette tâche, au moyen d’une lumière douteuse renfermée dans une lanterne de corne. Il ne détourna même pas la tête au bruit que l’Anglais fit en entrant dans l’écurie avec ses deux chevaux ; mais il ne semblait pas disposé à se donner la moindre peine, ni à aider le moins du monde l’étranger.

Sous le rapport de la propreté, l’étable d’Augias ne ressemblait pas mal à celle du village alsacien, et c’eût été un exploit digne d’Hercule que de la nettoyer de manière qu’elle fût seulement décente pour les yeux et supportable pour le nez du délicat Anglais. Mais c’était une chose qui dégoûtait Philipson lui-même beaucoup plus que ses deux camarades, qui se trouvaient pourtant les plus intéressés. Ceux-ci, à savoir les deux chevaux, paraissant comprendre parfaitement que la règle du lieu était : « premier venu, premier servi, » se hâtèrent de prendre possession des stalles vides qui se trouvaient les plus proches d’eux. Mais en ceci l’un des deux, au moins, fut désappointé, car il y fut accueilli par un palefrenier qui le régala d’un bon coup de houssine sur la tête.

« Attrape cela, dit le manant, au lieu de venir prendre la place retenue pour les chevaux du baron de Randelsheim.

Jamais, dans le cours de sa vie, le négociant anglais n’eut plus de peine à se contenir qu’en ce moment. Il réfléchit néanmoins à l’inutilité d’une querelle avec un pareil homme pour un tel motif, et se contenta de placer l’animal ainsi repoussé de la stalle qu’il avait choisie, dans une autre, voisine de celle de son camarade, et que personne ne semblait réclamer.

Le marchand s’occupa alors, malgré la fatigue de la journée, à prodiguer à ses muets compagnons de voyage les soins qu’ils méritent de la part de tout voyageur qui a le moindre degré de prudence, pour ne pas dire d’humanité. La peine vraiment extraordinaire que se donnait Philipson pour panser les chevaux, quoique son costume et plus encore ses manières parussent le mettre au dessus de cette espèce de travail manuel, firent impression sur le vieux valet lui-même, bien qu’aussi insensible que le fer. Il déploya quelque activité à fournir au voyageur qui connaissait si bien les devoirs d’un palefrenier, l’avoine, la paille et le foin, quoique en petite quantité, et à des prix exorbitants, qui furent aussitôt payés ; il vint même jusqu’à la porte de l’écurie pour montrer du doigt à Philipson la fontaine située au bout de la cour, où il fut obligé d’aller lui-même puiser de l’eau. Le service de l’écurie une fois terminé, le marchand crut avoir suffisamment gagné les bonnes grâces du rébarbatif dispensateur des fourrages, pour lui demander s’il pouvait laisser en sûreté ses balles dans l’écurie.

« Vous pouvez les y laisser si vous voulez, répondit le valet ; mais relativement à leur sûreté, vous feriez plus sagement de les prendre avec vous et de ne donner de tentation à personne en les perdant une seule minute de vue. »

Après cette réponse, l’homme à l’avoine referma la bouche, et sa pratique, malgré les nombreuses questions dont elle l’accabla, ne put le décider à l’ouvrir de nouveau.

Dans le cours de cette froide et triste réception, Philipson se rappela la nécessité de soutenir le rôle de marchand sage et circonspect qu’il avait déjà oublié une fois durant la journée, et faisant ce qu’il voyait faire à ceux qui s’étaient occupés comme lui de panser leurs chevaux, il se chargea de son bagage et le transporta dans l’intérieur de l’hôtellerie. On le laissa entrer, plutôt qu’on ne l’introduisit, dans la grande salle ouverte au public en général, ou Stube, lieu de réunion qui, comme l’arche du père Noé, recevait toute espèce de gens sans distinction, propres ou malpropres.

Le Stube[21] d’une auberge allemande tirait son nom du grand poêle qui est toujours chauffé de manière à conserver la chaleur de l’appartement où il est placé. Il y avait des voyageurs de tout âge et de toute condition rassemblés à l’entour… Leurs vêtements de dessus tapissaient les murailles, où ils étaient indistinctement suspendus pour sécher ou pour prendre l’air, et les hôtes eux-mêmes s’occupaient de certaines ablutions, de changements d’habits et d’autres actes de propreté qui généralement, dans nos temps modernes, ne se passent que dans l’ombre du cabinet de toilette.

Les sentiments plus raffinés de l’Anglais furent dégoûtés de cette scène, et il éprouva de la répugnance à y jouer aussi un rôle. C’est pourquoi il demanda où était l’appartement privé de l’hôte lui-même, espérant que, grâce à des arguments qui sont ordinairement puissants auprès de ses semblables, il pourrait obtenir une chambre séparée de la foule, et un morceau qu’il mangerait aussi en son particulier. Un ganymède à cheveux gris, auquel il demanda où était l’hôte, lui indiqua un enfoncement derrière l’énorme poêle, où voilant sa gloire dans un coin fort obscur mais extrêmement chaud, le grand homme prenait plaisir à se soustraire aux regards du public. Il y avait quelque chose de remarquable dans toute sa personne. Court, vigoureux, les jambes torses et l’air important, il était sous ces rapports semblable à beaucoup de ses confrères dans tous les pays. Mais la physionomie et plus encore les manières de l’hôte différaient de celles du joyeux hôtelier de France et d’Angleterre, plus même que l’expérience de Philipson ne lui permettait de s’y attendre. Il connaissait trop bien les mœurs allemandes pour se flatter qu’il rencontrerait les qualités précieuses et le caractère serviable du maître d’une auberge française, où les manières plus brusques et plus franches d’un aubergiste anglais. Mais les hôteliers allemands qu’il avait vus jusqu’alors, quoique despotes sans doute et entichés des usages de leur pays, finissaient néanmoins, quand on leur accordait ces points, semblables alors à des tyrans dans leurs heures de gaîté, par traiter avec douceur les étrangers sur lesquels s’étendait leur puissance, et mitigeaient par de joviales plaisanteries la rigueur de leur pouvoir absolu. Mais le front de cet homme était comme une œuvre tragique, où l’on chercherait aussi inutilement des mots piquants et gais que dans le bréviaire d’un ermite. Ses réponses étaient courtes, brusques, repoussantes, accompagnées d’un air et d’un ton qui correspondaient à merveille avec le sens de ses paroles, comme on va s’en convaincre par le dialogue suivant qui s’établit entre l’hôte et notre voyageur :

« Mon cher hôte, » dit Philipson du ton le plus doux qu’il put prendre, « je suis fatigué et même un peu malade… puis-je vous demander une chambre particulière, avec une coupe de vin et quelque nourriture que je prendrai chez moi ? — Vous le pouvez, » répondit l’hôte, mais avec un regard singulièrement opposé à l’assentiment que ses paroles semblaient naturellement renfermer.

« Veuillez donc faire mettre le tout à ma disposition le plus tôt qu’il vous sera possible. — Doucement ! J’ai dit que vous pouviez demander ces choses-là, mais non que je vous les accordais. Si vous tenez à être servi différemment des autres, c’est dans une hôtellerie autre que la mienne qu’il vous faut aller. — Eh bien ! alors je me passerai de souper pour ce soir… même je m’estimerai heureux de payer un souper que je n’aurai pas mangé, s’il vous plaît de me procurer un appartement séparé. — Seigneur voyageur, tout le monde ici doit être aussi bien traité que vous, puisque tous payent autant : ceux qui viennent dans cette auberge doivent manger comme mangent les autres, boire comme ils boivent, s’asseoir à table avec le reste de mes hôtes, et aller se coucher quand la compagnie a fini de boire. — Tout cela, » dit Philipson se faisant humble, attendu que la colère eût été ridicule, « est fort raisonnable ; et je ne m’oppose ni à vos règlements ni à vos usages. Mais, » ajouta-t-il en tirant sa bourse de sa ceinture, « la maladie demande quelque privilège, et quand le malade consent à le payer, il me semble que la rigueur de vos règles peut souffrir quelque adoucissement. — Je tiens une hôtellerie, seigneur, et non un hôpital. Si vous restez ici, vous y serez servi avec autant d’attention que les autres… si vous n’êtes pas disposé à faire comme les autres font, quittez ma maison et cherchez une autre auberge. "

Après avoir reçu cette rebuffade décisive, Philipson abandonna la partie et quitta le sanctum sanctorum de son disgracieux hôte pour attendre la venue du souper, resserré au milieu de la foule qui encombrait le stube, comme un bœuf l’est au milieu de ses pareils acculés dans un coin. Parmi les étrangers, les uns, épuisés de fatigue, passaient à dormir l’intervalle qui séparait leur propre arrivée de celle du repas attendu ; les autres causaient ensemble des nouvelles du pays, d’autres enfin jouaient aux dés, ou à toute espèce de jeux qui pouvaient servir à faire passer le temps. La compagnie se composait d’individus pris dans tous les rangs, depuis l’homme dont l’apparence annonçait l’aisance et la situation prospère, jusqu’à celui dont les manières et les vêtements dénotaient un état de fortune assez voisin de la pauvreté.

Un moine mendiant, qui paraissait être d’un naturel gai et jovial, s’approcha de Philipson, et entama avec lui une conversation. L’Anglais connaissait assez bien le monde pour ne pas ignorer que, s’il désirait cacher ou sa condition ou ses projets, il y réussirait mieux en prenant des manières sociables et ouvertes. Il accueillit donc avec bonté les avances du moine, et conversa avec lui sur l’état de la Lorraine et sur l’intérêt que la tentative du duc de Bourgogne, pour s’emparer de ce fief, exciterait probablement en France et en Allemagne. Satisfait d’entendre son compagnon de voyage exprimer ses sentiments sur ce sujet, Philipson n’émettait aucune opinion qui lui fût propre ; mais après avoir prêté attention aux renseignements que le moine jugea à propos de lui communiquer, il préféra parler plutôt de la géographie du pays, des facilités qu’il présentait au commerce, et des lois qui étaient sujettes à l’entraver ou à le favoriser.

Pendant qu’il était ainsi engagé dans la conversation qui semblait le plus convenir à sa profession, l’hôte entra tout-à-coup dans la chambre, et montant sur le haut d’un vieux baril, il promena lentement et attentivement ses regards autour de la salle encombrée, et quand il eut achevé son inspection, il prononça d’un ton décidé le double commandement : « Fermez les portes… dressez la table ! — Le baron saint Antoine soit loué ! dit le moine, notre hôte renonce enfin à l’espérance de recevoir plus de monde cette nuit ; et jusqu’à cette heure nous aurions bien pu mourir de faim avant qu’il nous offrît la moindre nourriture. Oui, voilà la nappe ; les vieilles portes de la cour sont assez bien fermées, et quand John Mengs a dit une fois : « Fermez les portes ! » l’étranger peut frapper en dehors aussi long-temps qu’il voudra, car bien certainement il ne lui ouvrira point. — Mein herr Mengs maintient une discipline sévère dans sa maison, dit l’Anglais. — Il est aussi absolu que le duc de Bourgogne, répliqua le moine. Après dix heures, on n’ouvre plus… La phrase : Cherchez une autre auberge, qui auparavant n’est qu’un avertissement conditionnel, devient, après que l’heure fatale a sonné, et que les gardes de nuit ont commencé leurs rondes, un ordre absolu d’exclusion : celui qui est dehors reste dehors, et celui qui est dedans doit de même y rester jusqu’à l’ouverture des portes au point du jour. Jusque là la maison est comme une auberge assiégée, John Mengs en est le sénéchal… — Et nous en sommes les prisonniers, bon père, interrompit Philipson. Eh bien ! je suis content, moi ; un voyageur sage doit se soumettre à la volonté des chefs dans les contrées qu’il parcourt, et j’espère qu’un bon gros potentat comme John Mengs sera aussi clément que sa puissance et sa dignité le lui permettront. »

Pendant qu’ils causaient de cette manière, le vieux domestique, poussant maints longs soupirs, maints gémissements, avait tiré certaines planches au moyen desquelles une table qui se trouvait au milieu du stube pouvait s’alonger suffisamment pour recevoir toute la compagnie, et y avait étendu une nappe qui n’était remarquable ni par une extrême propreté, ni par la finesse de l’étoffe. Sur cette table, lorsqu’elle eut été agrandie de manière à contenir le nombre nécessaire de places, une assiette de bois, une cuiller et une coupe en verre furent placées à chacune des places. Les convives étaient supposés devoir faire usage de leur propre couteau pendant le souper ; quant aux fourchettes, elles ne furent connues qu’à une époque beaucoup plus rapprochée. Tous les Européens d’alors employaient leurs doigts pour prendre les morceaux et les transporter à leur bouche, comme le font encore aujourd’hui les asiatiques.

La table ne fut pas plus tôt prête que les hôtes affamés se hâtèrent de prendre place à l’entour. À cette occasion, les dormeurs furent éveillés, les joueurs abandonnèrent leurs dés, les fainéants et les politiques interrompirent leurs savants débats, pour venir prendre part au souper, et se préparer à remplir leurs rôles dans l’intéressante cérémonie qui semblait devoir bientôt commencer. Mais il y a beaucoup de distance entre la coupe et les lèvres, et parfois il n’y a pas moins d’intervalle entre l’action de mettre la nappe et celle de placer les mets sur la table. Les hôtes étaient assis en bon ordre avec leurs couteaux ouverts, menaçant déjà les mets qui étaient encore soumis aux opérations du cuisinier. Ils avaient attendu avec différents degrés d’impatience tout une demi-heure, lorsqu’enfin le vieux domestique, si souvent mentionné, entra avec une cruche d’un vin léger de la Moselle, si aigre et si sûr que Philipson replaça promptement sa coupe sur la table, et que cependant il eut toutes les dents agacées par la petite quantité qu’il en avait bue. L’hôte, John Mengs, qui avait pris au bout de la table un siège un peu plus élevé que les autres, ne manqua point de remarquer cet acte d’insubordination et de le censurer sur-le-champ.

« Vous ne trouvez pas le vin bon, je crois, mon maître ? dit-il à l’Anglais. — Comme vin, non, répondit Philipson ; mais si je voyais sur la table un mets qui demandât une pareille sauce, je le trouverais excellent comme vinaigre. »

Cette plaisanterie, quoique dite de la manière la plus calme et la plus mesurée, sembla rendre l’hôtelier furieux. — Qui êtes-vous, s’écria-t-il, colporteur étranger, pour avoir l’impudence de dénigrer ainsi mon vin, qui a plu à tant de princes, de ducs, de ducs-régnants, de margraves, de rhingraves, de comtes, de barons et de chevaliers de l’Empire, dont vous êtes absolument indigne de décrotter les souliers ? N’est-ce pas de ce vin que le comte palatin de Nimmersalt avala six pintes avant de quitter la bienheureuse chaise où je suis maintenant assis ? — Je n’en doute pas, mon cher hôte, répliqua Philipson ; et jamais il ne me viendrait à l’idée de critiquer l’intempérance de votre honorable convive, quand même il aurait bu deux fois davantage. — Silence, mauvais plaisant ! repartit l’hôte, faites-moi à l’instant même vos excuses, à moi et au vin que vous avez si méchamment calomnié, ou je vais commander qu’on retarde le souper jusqu’à minuit. »

Il y eut alors une alarme générale parmi les hôtes, tous jurant qu’ils n’avaient pris aucune part aux censures de Philipson, et la plupart d’entre eux proposèrent à John Mengs de se venger sur le vrai coupable en le mettant tout de suite à la porte, plutôt que d’envelopper tant de personnes innocentes et affamées dans les conséquences de son crime. Ils déclarèrent le vin exquis ; deux ou trois vidèrent même leurs coupes pour donner plus de force à leurs paroles, et tous offrirent, sinon leur vie et leur fortune, du moins les mains et les pieds pour soutenir l’honneur de la maison contre le rebelle Anglais. Tandis que les pétitions et les remontrances assaillaient John Mengs de tous côtés, le moine, en sage conseiller et en ami fidèle, cherchait à terminer la querelle en engageant Philipson à se soumettre au bon plaisir de l’aubergiste.

« Humilie-toi, mon fils, lui dit-il ; abaisse l’orgueil de ton cœur devant ce puissant seigneur du tonneau et du robinet. Je parle dans l’intérêt des autres aussi bien que dans le mien ; car le ciel seul sait combien de temps eux ou moi nous pouvons endurer la faim qui nous dévore. — Dignes voyageurs, dit Philipson, je suis fâché d’avoir offensé notre respectable hôte, et tant s’en faut que je médise du vin, que je vais en payer un nouveau flacon, qui circulera parmi l’honorable société… pourvu que seulement on ne m’invite pas à en boire ma part. »

Ces derniers mots furent prononcés plus bas que les autres ; mais l’Anglais ne put manquer de s’apercevoir, aux grimaces que firent certaines personnes de la compagnie douées d’un palais plus fin, qu’elles étaient aussi effrayées que lui-même d’une nouvelle dose de l’acide breuvage.

Le moine, s’adressant alors à l’assemblée, proposa que le marchand étranger, au lieu de payer l’amende en donnant une mesure de la liqueur qu’il avait calomniée, offrit au public une égale quantité de vin plus généreux qu’on ne servait ordinairement qu’après la fin du repas. L’hôtelier et les convives y trouvaient leur avantage ; et comme Philipson ne faisait aucune objection, la proposition fut unanimement adoptée, et John Mengs donna de son siège élevé le signal pour servir le souper.

Le festin long-temps attendu arriva enfin, et on mit à le manger le double de temps qu’on avait passé à l’attendre. Les plats dont se composait le souper, aussi bien que la manière de les servir, étaient calculés de manière à lasser la patience de la société, ainsi que le délai qui en avait précédé la venue. Des jattes énormes de potage et de légumes se succédèrent d’abord ; ensuite des plats de viandes bouillies et rôties circulèrent les uns après les autres autour de la vaste table, et passèrent dans les mains de chaque convive. Du boudin, du bœuf fumé, du poisson sec, firent aussi leur révolution autour de la table, avec divers assaisonnements appelés botarque, caviare, et autres noms semblables, composés de petits poissons auxquels on avait mêlé des épices et d’autres préparations pareilles, propres à exciter la soif et à faire boire abondamment. Des flacons de vin accompagnaient ces friandises stimulantes. Ils étaient tellement supérieurs en fumet et en force au vin ordinaire qui avait occasionné la querelle, qu’on pouvait le critiquer par un motif tout contraire ; car il était si spiritueux, si fort et si chaud, qu’en dépit de la mésaventure que la critique lui avait déjà attirée, Philipson se hasarda à demander de l’eau pour le tremper.

« Vous êtes difficile à contenter, seigneur hôte, » répliqua l’aubergiste lançant de nouveau à l’Anglais un regard sombre et mécontent ; « si vous trouvez que le vin est trop fort dans ma maison, le secret pour en modérer la force est d’en boire moins. Il nous est indifférent que vous buviez ou non, pourvu que vous payiez l’écot de ces braves gens qui boivent ; » et il partit d’un gros éclat de rire.

Philipson allait répliquer, mais le moine, continuant son rôle de médiateur, le tira par son manteau et l’engagea à se taire. « Vous ne comprenez pas les usages du lieu, dit-il ; vous n’êtes pas ici dans une auberge de France ou d’Angleterre, où chaque voyageur demande ce qu’il lui plaît de consommer, et paie ce qu’il s’est fait servir, rien de plus. Ici, nous procédons d’après un principe plus large d’égalité et de fraternité : personne ne commande rien pour lui seul ; mais les provisions sont servies en quantités que l’hôte juge convenables, devant tous indistinctement ; et il en est de même pour l’écot que pour le repas : tous paient en proportion, sans égard à la quantité de vin que celui-ci peut avoir avalée de plus que celui-là ; et ainsi le malade et l’infirme, même la femme et l’enfant paient autant que le paysan affamé, que le lansquenet vagabond. — La coutume me paraît injuste, répliqua Philipson ; mais ce n’est pas aux voyageurs d’en juger : de manière que quand on demande le compte, chaque convive, si je comprends bien, paie sa quote-part. — Telle est la règle, répondit le moine… excepté peut-être pour quelque pauvre frère de notre ordre, que Notre-Dame et saint François ont envoyé dans des lieux comme celui-ci, pour que les bons chrétiens lui fassent l’aumône, et ainsi avancent dans la route du ciel. »

Les premiers mots de cette réplique furent prononcés du ton ouvert et indépendant avec lequel le moine avait entamé la conversation ; la dernière phrase finit dans cet accent de sollicitation particulier aux gens de couvent, et fit entendre à Philipson de quel prix il devait payer les conseils et la médiation du moine. Après avoir ainsi expliqué les usages du pays, le bon père Gratien s’efforça d’en appuyer l’explication par son exemple, en ne trouvant rien à redire contre la force du vin ; il sembla bien disposé à se signaler parmi quelques rudes buveurs, qui paraissaient déterminés à boire au moins pour leur argent. Le bon vin produisit insensiblement son effet ; et l’hôte lui-même, relâchant la sévérité de son visage rébarbatif, sourit en voyant la flamme de l’hilarité gagner de l’un à l’autre, et enfin embraser presque tous les nombreux convives de la table d’hôte, à l’exception de quelques uns qui étaient trop sobres pour sabler une grande quantité de boisson, ou trop dédaigneux pour se mêler des discussions que le vin occasionnait. L’aubergiste les regardait de temps à autre d’un œil sévère et irrité.

Philipson, qui était réservé et silencieux, tant à cause de sa sobriété que par sa répugnance à lier conversation avec des étrangers, fut regardé par l’hôte comme également en défaut sur ces deux points ; et à mesure que son naturel lourd était excité par le vin spiritueux, Mengs laissait échapper d’obscures allusions, où les épithètes de gâte-joie, rabat-gaîté, trouble-fête et autres semblables étaient évidemment dirigées contre l’Anglais. Philipson répliqua avec le plus grand calme qu’il sentait parfaitement bien que sa situation d’esprit ne devait pas, pour le moment, le rendre un membre fort agréable d’une joyeuse société, et qu’avec la permission des personnes présentes, il se retirerait dans sa chambre à coucher, et souhaiterait à tout le monde bonne nuit et continuation de gaîté.

Mais cette très raisonnable proposition, comme elle eût semblé partout ailleurs, renfermait en elle une trahison contre les lois d’une orgie germanique.

Qui êtes-vous, s’écria John Mengs, pour avoir la hardiesse de quitter la table avant que le compte soit arrêté et payé ? Mille tonnerres de Dieu ! nous ne sommes pas gens à endurer impunément une telle offense ! Vous pouvez jouer vos jolies farces dans Rams-Alley, si vous voulez, ou dans East-Cheap, ou dans Smithfield, mais ce ne sera point à la Toison-d’Or de John Mguss ; et je ne souffrirai pas qu’un hôte aille se coucher pour ne pas payer son écot, et ainsi me faire tort à moi et au reste de la société. »

Philipson promena ses regards autour de lui pour recueillir les opinions des convives ; mais il ne se vit nullement encouragé à en appeler à leur jugement. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, n’étaient guère en état de juger, grâce à leurs abondantes libations ; et les autres, dont l’attention n’était troublée par rien, se trouvaient être de vieux et tranquilles buveurs qui commençaient à songer déjà à leur écot, et semblaient disposés à considérer avec leur hôte le marchand anglais comme un tergiversateur qui avait résolu d’esquiver le paiement du vin qu’on pourrait boire après qu’il serait sorti de table ; de manière que John Mengs reçut les applaudissements de toute la compagnie lorsqu’il termina sa triomphante dénonciation contre Philipson.

« Oui, monsieur, vous pouvez vous retirer si la chose vous plaît ; mais, ventrebleu ! à l’heure qu’il est, ce ne sera point pour aller chercher une autre auberge ; vous irez dans la cour, et pas plus loin, pour y faire votre lit sur le fumier : et c’est assez bon pour un homme qui est le premier à quitter une si bonne compagnie que la nôtre. — C’est bien dit, mon joyeux hôte, » répliqua un riche négociant de Ratisbonne ; « et nous voilà six, plus ou moins, qui vous aiderons à maintenir les bonnes et vieilles coutumes de la Germanie, et les… ouf !… les louables… les… excellentes règles de la Toison-d’Or. — Allons, ne vous, fâchez pas, monsieur, dit Philipson, vous et vos trois compagnons que le bon vin a multiplié ? en six, vous arrangerez cette affaire comme vous l’entendrez ; et puisque vous ne voulez pas me permettre d’aller au lit, j’espère que vous ne vous offenserez pas si je m’endors sur ma chaise. — Comment dites-vous ? Qu’en pensez-vous, mon hôte ? s’écria le citoyen de Ratisbonne ; monsieur peut-il, dans un état d’ivresse tel qu’il va jusqu’à dire que trois et un font six, peut-il, dis-je, dans l’ivresse où vous voyez qu’il est plongé, s’endormir dans un fauteuil ? »

Cette question nécessita un démenti de la part de l’hôte, qui soutint que trois et un font quatre, non six ; et cette déclaration amena une autre réplique de la part du marchand de Ratisbonne. D’autres clameurs s’élevèrent en même temps, et ne s’apaisèrent qu’à la longue et avec peine, lorsque retentirent les strophes d’une chanson joyeuse et bachique, chantée en chœur, et que le moine, qui alors oubliait un peu la règle de saint François, hurlait avec plus de bonne volonté que si c’eût été un cantique du roi David.

À la faveur de ce tumulte, Philipson se retira un peu à l’écart, et quoique sentant bien qu’il ne pouvait dormir comme il se l’était proposé, il parvint du moins à échapper aux regards accusateurs que John Mengs lançait à tous ceux qui ne demandaient pas du vin à haute voix, et ne le buvaient pas promptement. Ses pensées erraient bien loin du stube de la Toison-d’Or, et sur des matières bien différentes de celles qui étaient discutées autour de lui, quand son attention fut soudainement excitée par des coups violents et nombreux à la porte de l’hôtellerie.

« Qui nous arrive maintenant ? » dit John Mengs, son nez rougissant d’indignation ; « quel est le démon qui vient cogner à pareille heure à la Toison-d’Or, et y faire autant de tapage qu’à la porte d’un mauvais lieu ? Quelqu’un à la fenêtre de la tourelle ! Geoffroy, palefrenier fainéant, ou toi, vieux Timothée, va dire au téméraire qu’on n’entre pas dans l’auberge de la Toison-d’Or à une heure indue. »

Les domestiques allèrent où on les envoyait ; et l’on put les entendre du stube se faire l’écho l’un de l’autre pour le refus positif qu’ils lancèrent à la tête du malencontreux voyageur qui sollicitait d’entrer. Ils revinrent bientôt, et annoncèrent à leur maître qu’ils n’avaient pu vaincre l’obstination de l’étranger, qui refusait absolument de partir avant d’avoir eu un entretien avec Mengs lui-même.

Le maître de la Toison-d’Or devint furieux à la nouvelle de ce singulier entêtement, et son indignation, comme une exhalaison enflammée, s’étendit du nez sur toutes les régions adjacentes des joues et du front. Il s’élança de sa chaise, empoigna un gros gourdin qui semblait être son spectre ou son bâton ordinaire de commandement, et murmurant quelques mots sur son habileté à frotter avec un morceau de bois les épaules des fous et à leur laver les oreilles avec de l’eau propre ou sale, il se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur la cour, et laissa ses hôtes se faire des signes, cligner des yeux et se parler à voix basse, dans l’attente où ils étaient d’entendre les démonstrations actives de sa colère. Il en arriva autrement néanmoins ; car, après un échange de quelques paroles indistinctes, ils furent étonnés d’entendre le bruit des verroux et des serrures, comme si on ouvrait les portes de l’auberge, et aussitôt après des pas d’hommes qui montaient l’escalier. L hôte rentrant, pria, avec un air de politesse gauche, les convives réunis de faire place à un honorable voyageur qui venait, quoique tard, grossir leur nombre. Arriva alors un grand homme sombre, enveloppé d’un large et long manteau ; et quand ce manteau fut quitté, Philipson reconnut tout de suite son dernier compagnon de voyage, le prêtre noir de Saint-Paul.

Il n’y avait dans cette circonstance elle-même rien de bien étonnant, puisqu’il était naturel qu’un hôtelier, si grossier, si insolent qu’il fût à l’égard d’hôtes ordinaires, sût encore témoigner du respect à un ecclésiastique, soit à cause de son rang dans l’Église, soit à cause de sa réputation de sainteté. Mais ce qui parut surprendre Philipson, ce fut l’effet produit par l’arrivée de ce voyageur inattendu. Il s’assit sans hésitation à la plus haute place de la table dont John Mengs avait détrôné le susdit marchand de Ratisbonne, malgré son zèle pour le maintien des anciennes coutumes germaniques, son inébranlable dévouement à la Toison-d’Or, et sa violente inclination pour les coupes pleines jusqu’au bord. Le prêtre prit aussitôt et sans scrupule possession de son siège d’honneur, après avoir répondu d’un air dédaigneux aux politesses inaccoutumées de l’aubergiste. Alors ses longs vêtements noirs, remplaçant le pourpoint tailladé et brodé de son prédécesseur, aussi bien que son œil gris et froid qu’il promena lentement sur l’assemblée, semblèrent produire un effet semblable à celui de la fabuleuse Gorgone, et s’il ne changeait pas littéralement en pierre les personnes qui le regardaient, néanmoins il y avait quelque chose de pétrifiant dans le regard fixe et immobile qu’il arrêtait successivement sur chaque individu, comme désirant lire jusqu’au fond de leur âme, et passant de l’un à l’autre comme si tous ceux qu’il examinait n’étaient pas dignes d’être considérés plus long-temps.

Philipson subit à son tour cet examen de quelques instants, et il ne put y rien remarquer qui ressemblât à une reconnaissance. Tout le courage et tout le calme de l’Anglais ne purent le soustraire à un sentiment pénible pendant qu’il était regardé par cet homme mystérieux : aussi fut-il soulagé quand son œil morne alla s’arrêter sur une autre personne de la compagnie, qui sembla à son tour sentir l’effet glacial de ce froid regard. Les accents d’une gaîté produite par le vin, les disputes engendrées par l’ivresse, les clameurs et les éclats de rire plus bruyants encore qui avaient été suspendus par l’arrivée du prêtre dans la salle à manger, ne recommencèrent pas, malgré la tentative une ou deux fois faite par plusieurs hôtes de s’y livrer de nouveau, comme si le festin s’était changé en funérailles, et que les joyeux convives se fussent tout-à-coup métamorphosés en ces muets lugubres qui assistent à de telles solennités.

Un petit homme à face rubiconde, qu’on sut par la suite être un tailleur d’Augsbourg, ambitieux peut-être de montrer un courage qu’on suppose ne pas se rencontrer ordinairement chez les gens de sa profession efféminée, tenta un effort hardi ; et pourtant ce fut d’une voix basse et timide qu’il invita le jovial moine à recommencer sa chanson. Mais soit que celui-ci n’osât point se livrer à un passe-temps si peu canonique en présence d’un confrère en Dieu, soit qu’il eût quelque autre motif pour ne pas se rendre à l’invitation, toujours est-il que le joyeux frère baissa la tête et la secoua avec un air de mélancolie si expressive que le tailleur se retira, la mine aussi piteuse que si on l’eût découvert volant les dentelles d’une robe de cardinal ou arrachant les broderies d’une nappe d’autel. Bref, la joie bruyante avait cédé la place à un silence profond, et la compagnie était si attentive à ce qui allait arriver, que l’horloge de l’église du village, sonnant la première heure après minuit, fit tressaillir tous les assistants, comme si le coup de cloche avait annoncé un assaut ou un incendie. Le prêtre noir, qui avait pris à la hâte un léger repas que l’hôtelier n’avait pas fait la moindre difficulté de lui servir, parut penser que la cloche qui annonçait l’office des laudes, puisqu’elle sonnait une heure du matin, était un signal convenable pour que l’assemblée se séparât.

« Nous avons mangé, dit-il, pour soutenir notre vie : prions maintenant afin d’être préparés à mourir, car la mort succède à la vie d’une manière aussi certaine que la nuit au jour, que l’ombre au rayon de soleil, quoique nous ne sachions ni quand ni d’où elle doit venir nous surprendre. »

Les assistants inclinèrent d’un mouvement presque machinal leurs têtes découvertes, tandis que le prêtre, avec sa voix sonore et solennelle, récitait en latin une prière où étaient exprimées des actions de grâces envers Dieu pour sa protection durant la journée, avec demande qu’il la continuât pendant les heures inquiètes qui restaient à passer avant le lever du soleil. Les auditeurs abaissèrent plus profondément encore leur tête en signe d’acquiescement à cette sainte demande, et quand ils la relevèrent, le prêtre noir avait suivi l’hôte hors de l’appartement, pour se rendre sans doute à celui où il devait reposer. On ne s’aperçut pas plus tôt de son absence que des signes, des clignements d’yeux, des demi-mots, furent échangés entre les voyageurs ; mais personne ne parlait à voix haute ou d’une manière assez suivie pour que Philipson pût y comprendre distinctement la moindre chose. Il se hasarda à demander au moine qui était assis à côté de lui, en se conformant toutefois au ton bas qui semblait être si fort à la mode pour le moment, si le digne ecclésiastique qui venait de les quitter n’était pas le prêtre de Saint-Paul qui résidait dans la ville frontière de La Ferette.

« Et si vous savez quel il est, » répondit le moine avec une physionomie et un ton qui soudain ne trahirent plus aucun signe d’ivresse, « pourquoi me le demandez-vous donc ? — Parce que je serais bien aise, répliqua le marchand, de savoir quel charme a subitement changé tant de joyeux buveurs en hommes à manières sobres, et une gaie compagnie en une grave assemblée de chartreux. — Ami, » répliqua à son tour le moine, « tes discours annoncent que tu connais parfaitement les choses dont tu veux te faire informer. Mais je ne suis pas encore oison assez sot pour me laisser prendre à ce piège. Si tu connais le prêtre noir, tu ne peux ignorer les terreurs qui accompagnent sa présence, et il serait moins dangereux de lâcher une plaisanterie dans la sainte chapelle de Lorette que dans un lieu où il se montre. »

À ces mots, et comme désirant éviter une plus longue conversation, il s’éloigna de Philipson.

Au même moment, l’aubergiste rentra, et d’un air plus habituel aux gens de sa profession que celui qu’on lui avait vu prendre jusqu’alors, commanda à son domestique Geoffroy de passer à la compagnie une boisson soporifère, qu’on nommait le coup de l’oreiller, composée d’une liqueur forte mêlée d’épices, boisson véritablement aussi bonne que celle dont Philipson lui-même pouvait avoir jamais goûté. Cependant John Mengs, d’un ton un peu plus poli, déclara à ses hôtes qu’il se flattait que son repas les avait contentés, mais ce fut d’une manière si insouciante, et il sembla tellement convaincu de mériter les éloges qu’on lui décernait de toutes parts, qu’il y avait manifestement peu d’humilité à énoncer une pareille proposition. Le vieillard Timothée compta pendant ce temps-là les convives, et calcula avec de la craie au fond d’une assiette de bois le montant de la dépense, dont les détails furent indiqués en signes hiéroglyphiques convenus ; et quand la division de la somme totale fut faite par le nombre des hôtes, il se mit à recueillir l’écot de chacun. Quand la fatale écuelle, où chacun déposait la somme voulue, approcha du joyeux moine, sa physionomie s’altéra d’une manière sensible. Il jeta un regard piteux vers Philipson, comme vers l’individu dont il pouvait le plus attendre du secours ; et notre marchand, quoiqu’il gardât rancune au moine pour la manière dont il lui avait refusé sa confiance, disposé néanmoins à encourir une petite dépense en pays étranger, dans l’espoir de faire une utile connaissance, acquitta la part du frère aussi bien que la sienne. Le pauvre moine lui exprima ses remercîments par de nombreuses bénédictions en bon allemand et en mauvais latin ; mais l’hôte y coupa court, car s’approchant de Philipson avec une chandelle à la main, il lui offrit ses services pour aller lui montrer où il coucherait, et même poussa la complaisance jusqu’à porter sa malle ou valise de ses propres mains d’aubergiste.

« Vous prenez trop de peine, mon hôte, » dit le marchand un peu surpris du changement des manières de John Mengs, qui jusqu’alors l’avait contredit à chaque mot.

« Je ne puis me donner trop de mal pour un hôte, répliqua l’hôtelier, que mon vénérable ami, le prêtre de Saint-Paul, a particulièrement recommandé à mes soins. »

Il ouvrit alors la porte d’une petite chambre à coucher, prête à recevoir un voyageur, et dit à Philipson : « Vous pouvez dormir ici jusqu’à demain, jusqu’à l’heure que vous voudrez, autant même de jours qu’il vous plaira. La clef garantira vos marchandises de tout vol, de tout pillage. Je n’agis pas ainsi à l’égard de tout le monde ; car si chacun de mes hôtes avait un lit pour lui seul, la première chose qu’ils me demanderaient serait une table séparée ; et alors il faudrait dire adieu aux bonnes vieilles coutumes germaniques, et nous serions aussi ridicules, aussi frivoles que nos voisins. »

Il posa le porte-manteau sur le plancher, et sembla se préparer à quitter l’appartement, lorsque soudain, se retournant, il commença une espèce d’apologie pour la rudesse de sa première conduite. « J’espère qu’il n’y a point de mésintelligence entre nous, mon digne hôte, dit-il ; vous pourriez aussi bien voir un de nos ours se dresser sur ses pattes et faire des tours comme un singe, qu’un de nos vieux et grossiers Allemands se conduire avec autant de gentillesse qu’un hôtelier anglais ou italien, néanmoins je vous prie de remarquer que, si notre manière d’agir est rude, nos comptes sont honnêtes et nos denrées dans leur état de nature. Nous ne cherchons pas à faire passer le vin de Moselle pour le vin du Rhin, à force de grimaces et de courbettes, et nous n’assaisonnons pas nos mets de poisons comme le lâche italien, qui cependant vous appelle illustrissimo et magnifico. »

Après avoir ainsi parlé, il parut avoir épuisé sa rhétorique, car, quand il eut fini, il se détourna brusquement et quitta la chambre.

Philipson perdit donc encore l’occasion de demander quel pouvait être cet ecclésiastique qui avait exercé tant d’influence sur tous ceux qui l’approchaient. Il ne se sentait pas, il est vrai, disposé à prolonger une conférence avec John Mengs, quoiqu’il eût mis de côté ses manières les plus rudes et les plus repoussantes ; cependant il brûlait de savoir quel était cet homme qui, d’un mot, avait le pouvoir de détourner le poignard d’un bandit alsacien, accoutumé au pillage et au vol comme la plupart des gens de la frontière, et changer en politesse la grossièreté proverbiale d’un hôtelier allemand. Telles étaient les réflexions de Philipson tandis qu’il se déshabillait pour prendre un repos dont il avait bon besoin, après une journée de fatigue, de périls et d’embarras, sur la paillasse que lui procurait l’hospitalité de la Toison-d’Or, dans le Rhein-Thal.

CHAPITRE XX.

LA VÈHME.

Macbeth. Eh bien ! mystérieux et noirs fantômes de la nuit, qu’est-ce que vous faites ?
Les sorcières. Une chose sans nom.
Shakspeare Macbeth.

Nous avons dit, à la fin du dernier chapitre, qu’après une journée d’une excessive fatigue et d’une inquiétude extraordinaire, le marchand Philipson s’attendait naturellement à oublier tant d’agitations et de souffrances dans ce doux et profond repos qui est à la fois la conséquence et le remède d’un épuisement extrême ; mais il ne se fut pas plus tôt étendu sur son humble paillasse qu’il reconnut que la machine de son corps, accablée par tant d’exercices, n’était pas en disposition de goûter les charmes du sommeil. L’esprit avait été trop inquiet, le corps était trop agité pour lui permettre de s’abandonner à un indispensable repos ; son inquiétude pour la sûreté de son fils, ses conjectures relativement à l’issue de sa mission auprès du duc de Bourgogne, et mille autres pensées qui lui rappelaient d’anciens événements ou cherchaient à prévoir l’avenir, se précipitaient dans son esprit, comme les vagues d’une mer courroucée, et éloignaient toute tendance au sommeil. Il y avait une heure qu’il était couché, et ses paupières n’étaient pas encore près de se fermer, lorsqu’il sentit que la paillasse sur laquelle il était étendu s’affaissait sous lui, et qu’il descendait avec elle, il ne savait pas où. Il entendait même indistinctement le bruit des cordes et des poulies, quoiqu’on eût pris toutes les précautions pour l’amortir ; et le voyageur, en tâtonnant autour de lui, reconnut qu’il se trouvait aussi bien que son lit sur une trappe qui pouvait correspondre avec des voûtes ou des pièces souterraines.

Philipson sentit de la peur en des circonstances si bien faites pour la produire ; car comment pouvait-il espérer une issue heureuse à une aventure qui avait si étrangement commencé ? Mais ces craintes furent celles d’un homme brave et décidé, qui, même dans l’extrémité des périls dont il était entouré, conserva sa présence d’esprit. Sa descente semblait s’opérer avec précaution, et il se tenait tout prêt à se mettre sur pied et à se défendre aussitôt qu’il se retrouverait sur la terre ferme. Quoique déjà avancé en âge, il était encore plein de vigueur et d’activité, et, à moins d’être surpris d’une manière désavantageuse, comme il y avait évidemment lieu de le craindre, il était vraisemblable qu’il opposerait une défense terrible. Mais son plan de résistance avait été prévenu. Il n’eut pas plus tôt atteint le fond du souterrain dans lequel on le descendait, que deux hommes, qui attendaient en bas que l’opération fût terminée, mirent la main sur lui des deux côtés, et l’empêchèrent, par force, de se lever comme il en avait l’intention, lui lièrent les bras avec une corde, et le firent prisonnier aussi étroitement que lorsqu’il était dans le cachot de La Ferette. Il fut donc obligé de rester passif, et d’attendre, sans bouger, la fin de cette effrayante aventure. Attaché comme il l’était, il ne pouvait que tourner la tête d’un côté et de l’autre, et ce fut avec joie qu’il vit enfin briller des lumières, mais elles apparaissaient à une grande distance de lui.

D’après la marche irrégulière que suivaient ces lumières éparses, tantôt approchant en ligne droite, tantôt se mêlant et se croisant les unes les autres, Philipson pouvait conclure que la voûte souterraine dans laquelle il les voyait scintiller était d’une étendue fort considérable. Leur nombre aussi augmentait, et à mesure qu’elles se réunirent, il put distinguer que ces lumières provenaient de torches nombreuses, portées par des hommes vêtus de longs manteaux noirs, comme des gens de deuil à un enterrement, ou les frères noirs de l’ordre de Saint-François avec leurs capuchons rabattus de manière à cacher leurs figures. Ils paraissaient attentivement occupés à mesurer une partie du souterrain, et tandis qu’ils s’acquittaient de cette tâche, ils chantaient dans l’ancienne langue tudesque des vers trop barbares pour que Philipson les pût bien comprendre, mais qu’on peut imiter ainsi :

Dispensateurs et des biens et des maux,
Donnez équerre, et compas et niveaux.
Dressez l’autel, préparez le fossé,
Où doit le sang bientôt être versé ;
Que six grands pieds en forment la longueur,
Et qu’elle ait même une égale largeur.
Vers le couchant le tribunal s’assemble ;
Vers l’orient, le pâle accusé tremble :
Frères, parlez, tout est-il bien fini ?
Le rituel est-il bien accompli ?

Un chœur nombreux sembla répondre à cette question. Beaucoup de voix, tant des personnes qui étaient déjà entrées sous la voûte que d’autres qui se trouvaient encore dans les différents corridors et passages qui communiquaient avec elle, et que Philipson conjectura alors être fort nombreux, s’unirent pour chanter la réponse suivante :

Pour la vie et pour l’âme et le sang et les os,
Tout est, nous le jurons, réglé bien à propos.

Les voix, qu’on avait déjà entendues une première fois, reprirent alors :

Que m’apporte la nuit ? le rayonnant matin
De sa vive blancheur éclaire-t-il le Rhin ?
Quelle harmonie a murmuré son onde ?
L’oiseau, plus tard, dans le bocage gronde.
Frères, voyez sur le mont qui reluit,
Et dites-moi ce qu’apporte la nuit.

Le chœur répliqua encore, mais moins haut que d’abord, et il semblait que les personnes à qui s’adressait la réplique étaient beaucoup plus éloignées qu’auparavant ; néanmoins les paroles s’entendaient distinctement :

Déjà le jour approche, et sur le Rhin sans voiles.
Lasses de leur repos, scintillent les étoiles ;
Aucun rayon ne brille à l’orient ;
Une voix crie en ce moment sur l’onde ;
Frère, elle exige du sang pour du sang :
Il faut qu’enfin à son ordre on réponde.

Toutes les voix, encore plus nombreuses peut-être, chantèrent ensemble :

Debout ! debout ! qu’à la chute du jour
La trahison par vous soit réprimée ;
Rendez l’arrêt, frères ; c’est votre tour !
La vigilance vous est commandée.

Jamais ici la vengeance ne veille :
Elle et la nuit s’entendent à merveille.

La nature des vers fit bientôt comprendre à Philipson qu’il était en présence des initiés ou sages, noms qui étaient ordinairement donnés aux fameux juges du tribunal secret qui subsistait encore, à cette époque, en Souabe, en Franconie et dans d’autres districts de l’Allemagne, qu’on appelait, peut-être à cause de la terreur et de la fréquence des exécutions commandées par ces juges invisibles, la Terre-Rouge. Philipson avait souvent ouï dire qu’un franc-comte, c’est-à-dire un président du tribunal secret, s’était même établi incognito sur la rive gauche du Rhin, et qu’il se maintenait en Alsace avec la persévérance habituelle de ces sociétés secrètes, quoique le duc Charles de Bourgogne eût témoigné l’intention d’en découvrir et d’en paralyser l’influence, autant que possible, sans s’exposer aux coups de mille poignards que ce tribunal mystérieux pouvait diriger contre son sein… Redoutable moyen de défense qui long-temps rendit extrêmement dangereux pour les souverains de l’Allemagne, et pour les empereurs eux-mêmes, de dissoudre par autorité ces singulières associations.

Aussitôt que cette explication se présenta à l’esprit de Philipson comme un éclair, il crut pouvoir deviner quels étaient le caractère et le rang du prêtre noir de Saint-Paul, et supposant qu’il fût président ou membre principal de l’association secrète, il ne fallait pas s’étonner qu’il mît assez de confiance dans l’inviolabilité de son terrible office pour se croire capable de justifier l’exécution d’Hagenbach ; que sa présence eût épouvanté Barthélémy qu’il avait la puissance de juger et d’exécuter sur place, et que sa simple apparition au milieu du souper, le soir précédent, eût glacé d’effroi tous les convives ; car, quoique tout ce qui concernait cette institution, ses actes et ses membres fût couvert d’une profonde obscurité, comme l’est à présent la franc-maçonnerie, néanmoins le secret n’était pas toujours si bien gardé qu’on ne pût soupçonner certains individus d’être initiés aux mystères, ou investis d’une haute autorité par les réglemens véhmiques. Quand un tel soupçon s’attachait à une personne, son pouvoir secret et sa connaissance supposée de tous les crimes, si cachés qu’ils fussent, qui s’étaient commis dans la juridiction de la société dont elle faisait partie, la rendaient un objet de frayeur et de haine pour ceux qui la rencontraient ; et elle jouissait à un haut degré de ce respect personnel qu’on aurait témoigné à un puissant enchanteur ou à un mauvais génie. Quand on se trouvait avec un pareil individu, il était nécessaire de s’abstenir de toute question faisant, même de loin, allusion à la charge qu’il remplissait dans le tribunal secret ; et même témoigner la moindre curiosité sur un sujet si solennel et si mystérieux devait infailliblement attirer un grand malheur sur les curieux.

Toutes ces choses se présentèrent soudain à l’esprit de l’Anglais : il sentit bien qu’il était tombé entre les mains d’un tribunal inflexible, dont les actes étaient si redoutés de ceux qui résidaient dans le cercle de leur puissance, que l’étranger sans amis devait avoir peu de chances de recevoir justice d’eux, si persuadé qu’il fût de son innocence. Pendant que Philipson faisait cette mélancolique réflexion, il se déterminait en même temps à ne pas abandonner sa propre cause, mais à se défendre le mieux possible, convaincu qu’il était que ses juges terribles et sans responsabilité étaient néanmoins dirigés par certaines règles d’équité, qui adoucissaient les rigueurs de leur code extraordinaire.

Il restait donc couché, réfléchissant aux meilleurs moyens d’obvier au danger présent, tandis que les personnes qu’il voyait s’agitaient devant lui avec leurs lumières, moins comme des formes distinctes et individuelles que comme les fantômes d’une fièvre, ou cette fantasmagorie dont une maladie des nerfs optiques peuple, ainsi qu’on le sait, la chambre d’un malade. Enfin elles s’assemblèrent au milieu du souterrain où elles avaient d’abord apparu, et semblèrent se ranger en ordre. Un grand nombre de torches noires furent successivement allumées, et la scène devint distinctement visible. Au centre de la salle, Philipson put alors apercevoir un de ces autels qu’on retrouve parfois dans les vieilles chapelles souterraines. Il faut nous arrêter ici pour décrire brièvement non seulement l’extérieur, mais encore la nature et la constitution de cette terrible cour.

Derrière l’autel qui semblait être le point central sur lequel tous les yeux étaient fixés, l’on voyait deux bancs revêtus d’étoffe noire, placés en ligne parallèle. L’un et l’autre étaient occupés par un certain nombre de personnes qui paraissaient réunies pour juger ; mais celles qui se trouvaient au premier banc étaient moins nombreuses, et paraissaient d’un rang supérieur à celles qui encombraient le siège le plus éloigné de l’autel. Les premiers semblaient être tous des gens de quelque importance, des prêtres occupant de grandes dignités dans leur ordre, des chevaliers ou des nobles ; et malgré l’apparence d’égalité qui semblait présider à cette singulière institution, beaucoup plus de poids était attaché à leurs opinions et à leurs témoignages. Ils s’appelaient francs chevaliers, comtes, du titre enfin qu’ils portaient ; tandis que les juges de classe inférieure se nommaient simplement dignes et francs bourgeois ; car il faut observer que l’institution véhmique[22] était le nom qu’on lui donnait ordinairement, quoique sa puissance consistât en un large système d’espionnage ; et l’application tyrannique de la force qui agissait en conséquence était néanmoins regardée, tant on ignorait alors les véritables moyens de faire respecter les lois ! comme conférant un privilège au pays dans lequel elle était reçue, et les hommes libres seulement pouvaient en sentir l’influence. Les serfs et les paysans ne pouvaient pas non plus avoir place parmi les francs-juges, leurs assesseurs ou leurs assistants ; car il y avait dans cette assemblée même un principe de justice qui ordonnait de faire juger un coupable par ses pairs.

Outre les dignitaires qui occupaient les bancs, d’autres personnes se tenaient à l’entour, et semblaient garder les différentes issues de la salle du jugement, ou bien, debout derrière les sièges où leurs supérieurs étaient rangés, paraissaient prêtes à exécuter leurs ordres. Ces individus étaient membres de l’association, quoique d’un rang très inférieur. Schœppen est le nom qu’ils portaient généralement, et ce nom signifiait officiers ou sergents de la cour véhmique, dont ils étaient engagés par serment à exécuter les sentences, malgré la bonne ou mauvaise réputation des condamnés, et contre leurs plus proches parents, leurs plus chers amis, aussi bien que dans les cas de malfaiteurs ordinaires.

Les schœppen ou scabini, comme on les appelait en latin, avaient un autre terrible devoir à remplir ; savoir : celui de dénoncer au tribunal tous les actes venant à leur connaissance, et soumis à sa juridiction, ou, dans leur langage, tous les crimes contre la vèhme. Ce devoir s’étendait aux juges aussi bien qu’aux assistants, et ils s’en acquittaient sans égard aux personnes, de sorte que connaître et cacher volontairement le crime d’une mère ou d’un frère faisait encourir à l’officier infidèle la même peine que s’il avait lui-même commis le forfait dont il avait par son silence empêché la punition. Une telle institution ne pouvait se maintenir qu’à une époque où les moyens ordinaires de la justice étaient remplacés par la force ouverte ; où, pour punir un coupable, il fallait toute l’influence et l’autorité d’une pareille confédération. Dans toute autre contrée qui n’eût été ni exposée à toute espèce de tyrannie féodale, ni privée des moyens ordinaires d’obtenir justice et redressement, un semblable système n’aurait pu ni prendre racine ni fleurir.

Il nous faut maintenant revenir au brave Anglais qui, quoique sentant tout le danger qu’il courait en présence d’un si terrible tribunal, conservait néanmoins un calme noble et inébranlable.

La cour une fois assemblée, un rouleau de cordes et une épée nue, signes et emblèmes bien connus de l’autorité véhmique, furent déposés sur l’autel où l’épée, dont la lame était ordinairement droite et la poignée en forme de croix, était considérée comme représentant le sacré symbole de la rédemption chrétienne, et la corde comme indiquant le droit de juridiction criminelle et de punition capitale. Alors le président de l’assemblée, qui occupait le milieu du premier banc, se leva, et, la main étendue sur les symboles, prononça à haute voix la formule qui exprimait les devoirs du tribunal, que tous les juges inférieurs et assistants répétaient après lui d’une voix triste et sourde.

« Je jure par la Sainte-Trinité d’aider et de coopérer sans relâche dans les choses qui concernent la sainte vèhme, à défendre ses doctrines et ses institutions contre père et mère, femme et enfants ; contre le feu, l’eau, la terre et l’air ; contre tout ce qu’éclaire le soleil ; contre tout ce que mouille la rosée ; contre tout être créé au ciel, sur la terre ou sous les eaux de la terre, et je jure de donner connaissance à ce saint tribunal de tout acte que je saurai par moi-même, ou que j’apprendrai par témoignage croyable mériter animadversion ou châtiment ; et je ne cacherai, tairai ou dissimulerai ces actes à moi connus, ni par amour, ni par amitié, ni par affection de famille, ni par or, argent ou pierres précieuses : en outre, je ne me rendrai complice d’aucun coupable qui sera sous la sentence de ce sacré tribunal, en l’avertissant de son danger, en l’invitant à s’échapper, en l’aidant de conseils, ou en lui procurant un moyen quelconque d’évasion ; de plus, je ne donnerai à un tel coupable ni feu, ni habit, ni nourriture, ni l’abri, quand même ce serait mon père qui me demanderait un verre d’eau par la grande chaleur du midi en été, ou mon frère qui me prierait de le laisser s’asseoir au coin de mon feu par la plus froide nuit de l’hiver ; enfin je fais vœu et je promets d’honorer cette sainte association, et d’exécuter ses sentences promptement, fidèlement et courageusement, de préférence à celles de tout autre tribunal quelconque… Que Dieu et ses saints évangélistes me soient donc en aide ! »

Lorsque ce serment fut prêté, le président s’adressa à l’assemblée comme à des hommes qui jugent et punissent en secret, ainsi que la Divinité, et les pria de dire pourquoi cet enfant de la corde[23] était devant eux, lié et sans secours. Un individu se leva du banc le plus éloigné, et, d’une voix que Philipson crut reconnaître, quoiqu’elle fût altérée et tremblante, se déclara, d’après son serment, l’accusateur de l’enfant de la corde ou prisonnier qui comparaissait devant eux.

« Faites avancer le prévenu, dit le président, et bien garrotté, selon l’ordre de notre loi secrète ; mais non avec tant de sévérité qu’il ne puisse prêter attention aux procédures du tribunal, ou être incapable d’entendre ou de répondre. »

Six des assistants se mirent aussitôt à traîner la paillasse et la plate-forme de planches sur laquelle était couché Philipson, et l’amenèrent jusqu’au pied de l’autel : cela fait, ils tirèrent tous leurs poignards, tandis que deux autres individus détachèrent les cordes qui liaient les mains du marchand, et l’avertissaient tout bas que la moindre tentative de résistance ou d’évasion serait un signal pour le poignarder.

« Levez-vous, dit le président ; écoutez l’accusation qu’on va porter contre vous, et croyez que vous trouverez en nous des juges aussi justes qu’inflexibles. »

Philipson, évitant avec soin tout geste qui pût indiquer une envie de s’échapper, se leva à demi sur le bord de sa paillasse, en costume de nuit, c’est-à-dire en chemise et en caleçon, de manière à se trouver précisément en face du sombre président de cette terrible cour. Même dans cette effrayante situation, l’esprit de l’intrépide Anglais resta calme, ses paupières ne sourcillèrent point, son cœur ne battit pas avec plus de violence, quoiqu’il semblât être, suivant l’expression de l’Écriture, un pèlerin dans la vallée de l’ombre de la mort, entouré de pièges nombreux et plongé dans une obscurité complète, alors que la lumière était indispensable à son salut.

Le président lui demanda son nom, son pays, sa profession. — John Philipson, répliqua le prévenu, Anglais de naissance, et marchand de profession. — N’avez-vous jamais porté un autre nom, exercé un autre état ? — J’ai été soldat, et, comme bien d’autres, j’avais alors un nom sous lequel j’étais connu à la guerre. — Quel était ce nom ? — Je l’ai quitté en déposant mon épée, et je désire ne plus le reprendre ; d’ailleurs je ne l’ai jamais porté dans des lieux où vos institutions ont poids et autorité. — Savez-vous devant qui vous êtes ? continua le juge. — Je puis du moins m’en douter, répondit le marchand. — Dites donc ce que vous soupçonnez ; dites qui nous sommes et pourquoi vous êtes devant nous. — Je crois être devant le tribunal inconnu et secret qu’on appelle cour véhmique. — Alors, vous devez savoir que vous seriez plus en sûreté si vous étiez suspendu par un cheveu au dessus de l’abîme de Schaffhausen, ou si vous aviez le cou retenu sous une hache qu’un fil de soie empêcherait seul de tomber. Qu’avez-vous fait pour mériter un pareil sort ? — Ceux-là doivent répondre qui m’ont amené ici, » répliqua Philipson, toujours avec la même tranquillité.

« Parlez, accusateur ! dit le président, aux quatre coins du ciel !… aux oreilles des francs-juges de ce tribunal, et des fidèles exécuteurs de ses sentences, et à la face de cet enfant de la corde, qui nie et cache son crime : articulez les preuves de votre accusation. — Très redouté seigneur, » répondit l’accusateur en s’adressant au président, « cet homme est entré sur le sacré territoire qui est appelé la Terre-Rouge ; il est étranger, il déguise son nom et son état. Lorsqu’il était encore du côté oriental des Alpes, à Turin en Lombardie, il a parlé différentes fois du saint tribunal avec des expressions de haine et de mépris ; il a déclaré que, s’il était duc de Bourgogne, il ne permettrait pas à notre institution de s’étendre de Westphalie ou de Souabe dans ses états. Je l’accuse encore, dans ses malveillantes dispositions pour le saint tribunal, celui qui maintenant comparaît ici devant ce banc comme enfant de la corde, je l’accuse d’avoir manifesté l’intention de se rendre à la cour du duc de Bourgogne, pour y employer l’influence qu’il se vante de posséder auprès de ce prince pour l’exciter à défendre les réunions de la sainte vèhme dans ses états, et à infliger aux officiers de l’ordre, ainsi qu’aux exécuteurs de nos sentences, la punition due aux brigands et aux assassins. — C’est une grave accusation, frère ! » dit le président quand l’accusateur eut fini de parler. « Comment vous proposez-vous de la prouver ? — Conformément à la teneur de nos statuts secrets, dont la lecture est défendue à tous ceux qui ne sont pas initiés, répondit l’accusateur. — C’est bien, reprit le président ; mais, je vous le demande encore une fois : sur quelles preuves vous appuyez-vous ? Vous parlez à des oreilles saintes et initiées. — Je prouverai mon accusation, répondit l’accusateur, par l’aveu de l’accusé lui-même, et par mon propre serment sur les saints emblèmes du jugement secret… c’est-à-dire sur l’acier et la corde. — C’est une offre de preuves légales, » dit un membre du banc aristocratique de l’assemblée ; « et il importe beaucoup à la sûreté du système auquel nous sommes liés par des serments si solennels, système qui s’est transmis jusqu’à nous depuis le très chrétien et très saint empereur romain Charlemagne, pour la conversion des infâmes Sarrasins et la punition de ceux qui retombaient dans l’idolâtrie, que de tels coupables ne restent pas impunis. Ce duc Charles de Bourgogne a déjà rempli les cadres de son armée d’étrangers qu’il peut employer aisément contre cette cour sacrée, et plus particulièrement d’Anglais, race d’arrogants insulaires, attachés à leurs propres coutumes, et haïssant celles de toute autre nation. Nous n’ignorons pas que le duc a déjà encouragé l’opposition aux officiers du tribunal dans plus d’une partie de ses domaines allemands, et qu’en conséquence, au lieu de se soumettre aux sentences avec une respectueuse résignation, il s’est trouvé des enfants de la corde assez hardis pour résister aux exécuteurs de la vèhme, frappant, blessant, tuant même ceux qui avaient reçu mission de les faire mourir. Il faut mettre un terme à cette rébellion ; et s’il est prouvé que l’accusé soit un des hommes par qui de telles doctrines sont professées et soutenues, je dis que l’acier et la corde doivent faire leur devoir à son égard. »

Un murmure général sembla approuver ce que l’orateur avait dit ; car tous avaient la conviction que la puissance du tribunal dépendait plus de l’opinion qu’elle était profondément et solidement enracinée dans le système général, que de l’estime et du respect mérités par une institution dont tout le monde sentait la sévérité. Il s’ensuivait que ceux des membres qui jouissaient d’une certaine importance par suite du rang qu’ils occupaient dans le tribunal de la vèhme voyaient la nécessité d’en maintenir la terreur par des exemples de punitions rigoureuses ordonnées de temps en temps ; et personne ne pouvait être plus aisément sacrifié qu’un étranger inconnu et presque vagabond : c’était une occasion dont il fallait profiter. Toutes ces circonstances se présentèrent à l’esprit de Philipson, mais ne l’empêchèrent pas de faire une réplique vigoureuse à l’accusation.

« Messieurs, dit-il, bons citoyens, bourgeois, ou de quelque autre nom qu’il peut vous plaire d’être appelés, sachez que, dans mes anciens jours, je me suis déjà trouvé en un péril aussi imminent qu’aujourd’hui, et que je n’ai jamais reculé pour sauver ma vie. Des cordes et des poignards ne sont guère propres à effrayer ceux qui ont vu des épées et des lances. Ma réponse à l’accusation est que je suis Anglais, que j’appartiens à cette nation qui est accoutumée à rendre et à recevoir justice, une justice égale pour tous, à la lumière du plein jour. Je suis voyageur, cependant, et je sais ne pas avoir le droit de m’opposer aux règles et aux lois des autres nations parce qu’elles ne ressemblent pas aux lois et aux règles de la mienne. Mais cette précaution ne doit être nécessaire que dans les pays où le système dont nous parlons est en pleine force et vigueur. Si, lorsque nous sommes en France ou en Espagne, la conversation vient à tomber sur les institutions de l’Allemagne, nous pouvons bien, sans faire injure au pays où elles sont établies, les discuter comme il nous plaît, de même que des écoliers dissertent sur une thèse de logique dans une université. L’accusateur m’objecte qu’à Turin ou ailleurs, dans le nord de l’Italie, j’ai critiqué l’institution d’après laquelle je suis maintenant jugé. Je ne nierai pas qu’il m’en reste un vague souvenir ; mais si j’ai parlé, c’est qu’il me fallut indispensablement répondre à une question qui me fut adressée par deux hôtes que le hasard avait placés à ma table. Ils eurent besoin de me solliciter vivement et long-temps avant que je consentisse à émettre mon opinion. — Et cette opinion, dit le juge-président, était-elle favorable ou non au tribunal secret de la sainte vèhme ? Que la vérité dirige votre langue, songez-y bien, la vie est courte, le jugement est éternel. — Il me répugnerait de sauver ma vie par un mensonge. Mon opinion fut défavorable, et je m’exprimai ainsi : « Aucune loi, aucune procédure ne peut être juste ni louable, quand elle n’existe et n’opère qu’au moyen d’une ligue secrète. J’ajoutai que la justice ne pouvait vivre, subsister qu’en plein air, et que, quand elle cessait d’être publique, elle dégénérait en vengeance et en haine. Je soutins encore qu’un système dont votre propre jurisconsulte a dit : « Non socer a genero, non hospes ab hospite tutus[24], » était trop contraire aux lois de la nature pour être conforme à celles de la religion. »

Ces paroles étaient à peine prononcées qu’il s’éleva un murmure général sur le banc des juges contre le prisonnier. « Il blasphème contre la sainte cour, » s’écria-t-on de toutes parts ; « que sa bouche soit fermée à jamais ! — Écoutez-moi, dit l’Anglais, comme vous souhaiterez un jour vous-mêmes qu’on vous écoute ! Je dis que telle était mon opinion, et je l’exprimai comme je viens de le faire… Je dis encore que j’avais le droit d’exprimer mes sentiments, justes ou erronés, dans un pays neutre où te tribunal ne prétendait, ne pouvait prétendre à aucune juridiction. Mes sentiments n’ont pas changé. Je les proclamerais encore, quand je verrais cette épée sur mon sein, ou cette corde autour de mon cou. Mais je nie avoir jamais parlé contre les institutions de votre vèhme dans un pays où elles étaient en exercice comme moyen national de rendre la justice. Je repousse encore plus fortement, s’il est possible, et comme une grossière absurdité, le mensonge qui me représente moi, voyageur errant, comme chargé de traiter ces hautes matières avec le duc de Bourgogne, ou de former une conspiration pour détruire un système auquel tant de personnes semblent être chaudement attachées. Je n’ai jamais rien dit, rien pensé de semblable. — Accusateur, dit le juge-président, tu as entendu l’accusé… Quelle est ta réplique ? — La première partie de l’accusation, il l’a avouée en présence de cette auguste assemblée, dit l’accusateur, savoir que sa langue perverse a calomnié nos saints mystères ; c’est pourquoi il mérite qu’on la lui arrache du gosier. Je vais moi-même par mon serment d’office, comme l’ordonne l’usage et la loi, déclarer que le reste de l’accusation, savoir qu’il s’est rendu coupable d’avoir tramé des complots pour l’anéantissement de nos institutions véhmiques, est aussi vrai que la partie qu’il lui a été impossible de nier. — En justice, répliqua l’Anglais, l’accusation si elle n’est pas appuyée de preuves satisfaisantes, doit permettre à l’accusé de prêter serment en sa propre faveur, au lieu de permettre à celui qui accuse de fortifier par son témoignage la faiblesse de son accusation. — Étranger, répondit le juge-président, nous permettons à ton ignorance une défense plus longue et plus complète que ne l’autorisent nos formes ordinaires. Sache que le droit de siéger parmi ces vénérables juges confère à la personne qui en est investie un caractère sacré auquel les hommes ordinaires ne peuvent atteindre. Le serment d’un des initiés doit contrebalancer les plus solennelles assurances de tous ceux qui ne connaissent pas nos saints secrets. Dans la cour véhmique tout doit être véhmique. La déclaration de l’empereur, s’il n’était pas initié, n’aurait pas autant de poids dans nos délibérations que celle du plus subalterne de nos officiers. L’affirmation de l’accusateur ne peut être contredite que par le serment d’un membre du même tribunal, et d’un rang supérieur. — Alors Dieu me protège, car je n’ai plus d’espérance que dans le ciel, » dit l’Anglais d’une voix solennelle. « Cependant je ne succomberai pas sans un dernier effort. Je te somme toi-même, toi, esprit de ténèbres qui présides à cette effrayante assemblée… je te somme de déclarer sur la foi et l’honneur si tu me regardes comme coupable du crime qui m’est si hardiment imputé par cet infâme calomniateur… Je t’en somme par ton caractère sacré, par le nom de… — Silence ! répliqua le juge-président. Les noms sous lesquels nous sommes connus en plein air ne doivent pas être prononcés dans cette salle de jugement souterraine. »

Il continua alors, s’adressant à l’assemblée aussi bien qu’au prévenu : « Appelé en témoignage, je déclare que l’accusation portée contre toi est si vraie qu’elle est avouée par toi-même, savoir que tu as, dans d’autres pays que la Terre-Rouge[25], parlé légèrement de cette sainte institution de justice. Mais je crois en mon âme et conscience, et je suis prêt à jurer sur mon honneur que tout le reste de l’accusation est incroyable et faux. Et de ce, j’en fais serment, la main étendue sur l’épée et la corde… Quelle est votre opinion, mes frères, sur le cas que nous venons d’examiner ? »

Un membre assis au premier rang et de première classe parmi les juges, enveloppé comme tous les autres d’un grand manteau, mais qui au son de sa voix et à sa taille courbée paraissait être plus avancé en âge que les deux autres qui avaient déjà parlé, se leva avec peine et dit d’une voix tremblante :

« L’enfant de la corde qui est devant nous a été convaincu de folie et de témérité en calomniant notre sainte institution, mais il a débité ces folies à des oreilles qui n’ont jamais entendu nos lois sacrées… Il a donc été acquitté, par témoignage irréfragable, d’avoir tramé l’inutile complot d’anéantir notre puissance ou d’exciter des princes contre notre sainte association, crime pour lequel la mort serait une trop légère punition… Il a donc été fou, mais non criminel ; et comme les saintes lois de la vèhme ne portent pas d’autre peine que la mort, je vous propose de juger que l’enfant de la corde soit rendu sain et sauf à la société, et au monde supérieur, après avoir été dûment averti d’abord de ses erreurs. — Enfant de la corde, dit le juge-président, tu viens d’entendre la sentence d’acquittement. Mais si tu désires t’endormir dans une tombe non sanglante, permets-moi de t’apprendre que les secrets de cette nuit doivent demeurer en toi, comme des secrets qui ne peuvent être communiqués ni au père ni à la mère, à l’épouse ni au fils ni à la fille ; qu’ils ne peuvent être révélés ni à voix haute ni à voix basse ; qu’ils ne peuvent être ni énoncés en paroles ni écrits en caractères, ni gravés ni peints ; qu’ils ne peuvent être divulgués par aucun autre moyen, soit directement soit par parabole ou emblème. Obéis à cet ordre, et ta vie est en sûreté : que ton cœur se réjouisse donc en dedans de toi, mais qu’il se réjouisse en tremblant ; que ta vanité ne te persuade plus à l’avenir que tu es à l’abri des serviteurs et des juges de la sainte vèhme. Quand mille lieues seraient entre toi et la Terre-Rouge, quand tu parlerais dans un pays où notre puissance est inconnue, quand tu serais réfugié dans ton île natale et défendu par ton cher Océan, alors même, alors, je t’engage à te signer lorsqu’il t’arrivera de penser au saint et invisible tribunal, et à renfermer tes pensées dans ton propre sein : car le vengeur peut être à côté de toi, et tu peux mourir par ta folie. Éloigne-toi, sois sage, et que la crainte de la sainte vèhme ne sorte jamais de devant tes yeux. »

À ces mots de conclusion, toutes les lumières s’éteignirent soudain avec un long sifflement. Philipson sentit de nouveau les mains des officiers le saisir, mais il se laissa faire, pensant que c’était le parti le plus sûr. Il fut doucement couché sur sa paillasse et reconduit à l’endroit où l’on était allé le prendre pour l’amener au pied de l’autel. Les cordages furent de nouveau adaptés à la plate-forme, et Philipson s’aperçut que sa couche s’enleva avec lui pendant quelques instants, jusqu’à ce qu’un léger choc lui apprit qu’il était revenu de niveau avec le plancher de la chambre dans laquelle on l’avait logé le dernier soir, ou plutôt le matin précédent. Il réfléchit aux événements qui venaient de se passer, et il reconnut qu’il devait de grandes actions de grâces au ciel pour su miraculeuse délivrance. La fatigue l’emporta enfin sur l’inquiétude, et il tomba dans un calme et profond sommeil où nous le laisserons quant à présent, pour revenir aux aventures de son fils.

CHAPITRE XXI.

LA SOUBRETTE.

Arrière ces idées !… le monde où règne la suprême sagesse doit s’être créé de lui-même, ou avoir reçu la création de toi, maternelle nature ! car, qui fertilise comme toi les bords du Rhin majestueux ? Ici Childe-Harold contemple une œuvre divine, une réunion de toutes les beautés, ruisseaux et vallons, fruits, feuillages, rochers, bois, montagnes, champs, vignes, châteaux sans maîtres, disant de sombres adieux à la gloire avec leurs murs gris, mais couverts de verdure où habite la ruine.
Lord Byron, Pèlerinage de Childe-Harold, ch. iii.

Lorsque Arthur Philipson quitta son père pour monter sur la barque qui devait le transporter sur l’autre rive du Rhin, il ne prit que peu de précautions pour s’assurer des moyens de subsistance durant une séparation qu’il calculait ne devoir être que fort courte. Les simples vêtements nécessaires pour changer, et quelques pièces d’or étaient tout ce qu’il crut indispensable de prendre avec lui ; il laissa le reste du bagage et de l’argent, avec le cheval de somme, pensant que son père en aurait besoin pour soutenir son rôle de marchand anglais. Dès qu’il fut entré avec son bidet et son léger bagage dans une barque de pêcheur, le mât temporaire fut dressé, la voile étendue le long de la vergue, et soutenue par la force du vent contre la rapidité du torrent qui l’entraînait en sens contraire, la barque traversa le fleuve obliquement dans la direction de Kirch-Hoff, qui, comme nous l’avons dit, est situé un plus bas que la chapelle de Hans. Leur passage fut si heureux qu’ils atteignirent la rive opposée en quelques minutes, mais non pas si vite qu’Arthur, dont les yeux et les pensées étaient fixés sur la rive gauche, ne pût voir son père quitter la chapelle du Bac, accompagné de deux cavaliers, qu’il conclut aisément être le guide Barthélémy et quelque autre voyageur qui par hasard s’était joint à eux. Mais l’un des deux, comme nous l’avons déjà rapporté, était le prêtre noir de Saint-Paul.

Cette augmentation de compagnie, il n’en pouvait douter, devait rendre probablement la sûreté de son père plus complète, puisqu’il n’était pas présumable qu’il aurait consenti à prendre de force un camarade de route, et qu’au contraire, en se l’adjoignant de bonne volonté, il pouvait s’en faire un protecteur dans le cas où son guide ne serait qu’un traître. D’ailleurs il avait à se réjouir d’avoir vu son père s’éloigner sain et sauf du lieu où ils avaient raison de craindre qu’un danger ne les attendît. Il résolut donc de ne pas se reposer à Kirch-Hoff, mais de poursuivre son chemin aussi vite que possible vers Strasbourg, et de s’arrêter, quand l’obscurité le forcerait à faire halte, dans un de ces villages qui étaient situés sur la rive allemande du Rhin. Il se flattait, une fois arrivé à Strasbourg (car la jeunesse ne doute de rien), de pouvoir aisément rejoindre son père ; et s’il ne parvenait à bannir toute inquiétude à propos de leur séparation, il entretenait avec amour l’espérance de l’y rencontrer sain et sauf. Après avoir permis à son cheval de manger une mesure d’avoine et de se reposer un peu, il ne perdit pas de temps pour continuer son voyage le long du large fleuve.

Il se trouvait alors sur la rive la plus intéressante du Rhin, car de ce côté le fleuve est comme défendu et emprisonné par les montagnes les plus romantiques, tantôt revêtues d’une végétation aux riches couleurs, diversifiée par les mille teintes de l’automne ; tantôt surmontées de forteresses qui déployaient au dessus de leurs portes les bannières des orgueilleux possesseurs ou parsemées de hameaux où la fertilité du sol procurait au pauvre laboureur une nourriture dont la main oppressive de son seigneur menaçait toujours de le priver. Chaque ruisseau qui dans cette partie porte au Rhin le tribut de ses eaux, serpente au fond de la vallée dont il est le souverain, et toutes les vallées possèdent un caractère différent et varié, les unes riches de pâturages, de champs à blé et de vignobles, les autres effrayantes par leurs rocs, leurs précipices et leurs beautés pittoresques.

Les principes du goût n’avaient pas encore été expliqués ou analysés comme ils l’ont été depuis dans des contrées où l’on a trouvé le temps de se livrer à cette investigation. Mais les sentiments que produit la vue d’un paysage aussi riche que celui qui se déployait sur la vallée du Rhin, doivent avoir été les mêmes dans tous les cœurs depuis l’époque où notre Anglais poursuivit sa route solitaire le long du fleuve, en butte à l’inquiétude et au danger, jusqu’à celle où Childe-Harold indigné fit entendre en ces lieux enchanteurs un superbe adieu à sa terre natale, pour aller chercher en vain un pays où son cœur pût battre avec moins de violence.

Arthur jouissait de cette scène, quoique le jour faiblissant commençât à lui rappeler que, seul et voyageant avec un objet d’une valeur inestimable, la prudence lui conseillait de chercher un endroit où il pourrait passer la nuit. Au moment même où il prenait la résolution de demander à la première habitation qu’il rencontrerait quel chemin il devait suivre pour trouver une auberge, la route qu’il suivait descendit dans un bel amphithéâtre planté de gros arbres qui protégeaient contre les chaleurs de l’été l’herbe tendre et délicate du pâturage. Un large ruisseau coulait à travers et rejoignait le Rhin. À un mille environ en remontant le ruisseau, l’onde divisée entourait presque une colline roide et sourcilleuse, couronnée de murs à créneaux, de tours et de tourelles gothiques, qui renfermaient un château féodal de premier ordre. Une partie du terrain déjà mentionné, bien qu’irrégulièrement cultivée en froment, avait donné une abondante récolte. La moisson était déjà faite ; mais la couleur jaunâtre du chaume épais contrastait avec la verdure de la prairie respectée et avec le feuillage rouge-foncé des grands chênes qui étendaient leurs branches au dessus de la plate-forme. Un jeune garçon, habillé en paysan, s’occupait à prendre au filet une compagnie de perdrix à l’aide d’un épagneul dressé, tandis qu’une jeune femme, qui avait plutôt l’air d’une domestique de grande maison que celui d’une villageoise ordinaire, était assise sur un tronc d’arbre miné par le temps, et regardait les tentatives du chasseur. L’épagneul, dont le devoir était de ramener les perdrix sous le filet, fut évidemment troublé à l’approche du voyageur ; son attention fut partagée, et il allait infailliblement s’exposer à effrayer le gibier en aboyant, et à détruire toute chance de succès, quand la jeune personne quitta son siège, et s’avançant vers Philipson, le pria d’avoir la complaisance de passer plus loin et de ne pas troubler leur amusement.

Le voyageur obtempéra très volontiers à sa requête.

« Je passerai, ma belle demoiselle, à telle distance qu’il vous plaira, dit-il, mais permettez-moi en échange de vous demander s’il y a près d’ici un couvent, un château ou une maison de fermier dans laquelle un étranger qui est las et attardé puisse recevoir l’hospitalité pour la nuit. »

La jeune fille, dont il n’avait pas encore vu distinctement la figure, sembla réprimer une envie de rire, tandis qu’elle répondait en montrant le haut des tourelles : « Croyez-vous donc qu’il n’y a point dans le château quelque coin qui puisse recevoir un étranger dans une pareille extrémité ? — Il y a bien assez de place, sans doute, répliqua Arthur ; mais peut-être trop peu de bonne volonté pour m’accueillir. — Moi-même, reprit la jeune fille ; moi qui fais partie, et partie considérable de la garnison, je vous réponds que vous serez bien accueilli ; mais, comme vous parlementez avec moi d’une manière vraiment hostile, il faut, d’après les lois militaires, que je baisse ma visière. »

En parlant ainsi, elle se cacha la figure sous un de ces masques qu’à cette époque les femmes portaient souvent pour aller en voyage, soit pour se garantir le teint, soit pour se soustraire à une importune curiosité. Mais, avant qu’elle pût achever cette opération, Arthur avait reconnu la joyeuse physionomie d’Annette Veilchen, jeune fille qui, bien que ne remplissant près d’Anne de Geierstein que les fonctions de simple servante, jouissait cependant d’une haute considération à Geierstein. Elle était vraiment hardie et peu accoutumée aux distinctions de rang qui étaient regardées comme peu importantes dans les simples montagnes de l’Helvétie ; enfin toujours prête à plaisanter, à rire, et à babiller avec les jeunes gens de la famille du landamman. Cette conduite n’attirait aucunement l’attention, les mœurs des montagnards mettant peu de différence entre la soubrette et la maîtresse ; car la maîtresse n’était qu’une jeune femme qui avait besoin de secours, et la soubrette une jeune fille qui était dans une position à lui offrir et à lui rendre des services. Cette espèce de familiarité aurait peut-être été dangereuse en d’autres pays ; mais la simplicité des mœurs suisses, et le genre de caractère d’Annette, qui était ferme et sensé, quoique libre et hardi, par rapport aux vierges des pays plus civilisés, maintenait tout commerce entre elle et les jeunes gens de la famille dans ce véritable sentier de l’honneur et de l’innocence.

Arthur lui-même n’avait pas manqué de faire attention à la gentille Annette, naturellement disposé, par suite de l’affection qu’il ressentait pour Anne de Geierstein, à désirer au fond du cœur gagner les bonnes grâces de la suivante ; et la chose ne fut pas difficile à un beau jeune homme qui, indépendamment des soins qu’il lui témoignait, avait la générosité de la combler à souhait de petits cadeaux destinés à embellir sa toilette, que la demoiselle, si fidèle qu’elle fût, n’avait pas le courage de refuser.

L’assurance qu’il était dans le voisinage d’Anne, et qu’il passerait probablement la nuit sous le même toit qu’elle, double circonstance que pouvaient lui faire supposer la présence et le langage de la jeune fille, fit couler plus rapidement le sang d’Arthur dans ses veines ; car, quoique, depuis l’instant où il avait passé le Rhin, il eût parfois conçu l’espérance de revoir celle qui avait fait une si forte impression sur son esprit, cependant la raison lui avait souvent représenté combien était faible la chance d’une rencontre, et il fut alors même découragé en réfléchissant qu’elle ne pouvait être suivie que par le chagrin d’une séparation soudaine et éternelle. Il s’abandonna cependant à la perspective du plaisir qu’il se promettait, sans chercher à prévoir quelle devait en être la durée ou la conséquence. Avide, en attendant, d’apprendre sur Anne autant de détails qu’il pourrait plaire à Annette de lui en donner, il résolut de ne pas laisser voir à cette joyeuse enfant qu’elle lui était connue, avant qu’elle mît elle-même tout mystère de côté.

Tandis que ces pensées se succédaient rapidement dans son imagination, Annette dit au jeune chasseur, qui avait enfin amené les perdrix sous son filet, de prendre les deux plus belles pour les porter à la cuisine, et de remettre les autres en liberté.

« Il faut que je songe au souper, dit-elle au voyageur, puisque je conduis à la maison un convié inattendu. »

Arthur témoigna vivement l’espoir que l’hospitalité qu’on allait lui donner au château n’en troublerait pas les habitants, et reçut des assurances satisfaisantes sur le sujet de ses scrupules.

« Je serais fort affligé, continua le voyageur, d’incommoder le moins du monde votre maîtresse. — Là, voyez donc, répliqua Annette Veilchen, je n’ai encore parlé ni de maître ni de maîtresse, et déjà ce pauvre voyageur égaré s’est mis en tête qu’il allait être hébergé dans le boudoir d’une dame. — Mais ne m’avez-vous pas dit, » répliqua Arthur, un peu confus d’un tel sarcasme, «  que vous étiez la seconde personne d’importance de la place ? J’ai dû croire qu’une demoiselle ne pouvait être officier que sous une femme gouverneur. — Je ne vois pas la justesse de cette conclusion, reprit la jeune fille ; j’ai connu des dames qui remplissaient des emplois de confiance dans des familles de seigneurs, qui même conduisaient les seigneurs à leur gré. — Dois-je comprendre, belle demoiselle, que vous occupez un poste si éminent dans le château dont nous approchons, et dont je vous prie de me dire le nom ? — Le nom du château est Arnheim. — Votre garnison doit être considérable, » répliqua Arthur en regardant l’immense édifice, « si vous pouvez défendre un pareil labyrinthe de créneaux et de tours. — Sur ce point, je dois avouer que nous sommes d’une faiblesse extrême. Quant à présent, nous nous cachons dans le château plutôt que nous ne l’habitons ; et cependant il est assez bien défendu par les bruits qui courent sur son compte, et qui épouvantent toute personne qui pourrait venir en troubler la retraite. — Et néanmoins vous osez y résider ? » dit l’Anglais, se rappelant l’histoire que lui avait racontée Rudolphe Donnehugel, relativement à la réputation des barons d’Arnheim, et à la catastrophe finale de la famille.

« Peut-être, répliqua son guide, sommes-nous trop bien instruits de la cause de ces terreurs pour qu’elles aient beaucoup d’empire sur nous… Peut-être avons-nous, pour braver ces frayeurs prétendues, des moyens propres à nous-mêmes… Peut-être, et ce n’est pas la conjecture la moins vraisemblable, n’avons-nous pas le choix d’un meilleur lieu de refuge. Tel semble être aussi votre destin pour le moment, monsieur ; car les cimes des montagnes éloignées perdent peu à peu les lueurs du soir ; et si vous ne restez pas à Arnheim, content ou non, il est probable que vous ne trouverez pas un logement sûr, même d’ici à plusieurs milles. »

Comme elle parlait ainsi, elle quitta Arthur ; et prenant, avec le chasseur qui l’accompagnait, un sentier rapide mais court qui montait en ligne droite à la plate forme du château, elle fit en même temps au jeune Anglais signe de suivre le chemin des chevaux qui, décrivant un circuit, aboutissait au même endroit, et, quoique moins direct, était beaucoup plus facile.

Il arriva bientôt devant la façade méridionale du château d’Arnheim, qui était un édifice bien plus considérable qu’il ne se l’était imaginé d’après la description de Rudolphe, ou par ce qu’il en avait aperçu de loin. Il avait été bâti à différentes époques, et une grande partie des constructions était moins dans le véritable style gothique que dans celui qu’on a appelé style mauresque, et où l’imagination de l’architecte se montre plus brillante que dans l’architecture ordinairement adoptée dans le Nord, riche en minarets, en coupoles, et en imitations semblables des édifices orientaux. Ce singulier château offrait un aspect général de désolation et de solitude : mais Rudolphe avait été mal informé quand il disait qu’on ne voyait plus que des ruines. Au contraire, il avait été entretenu avec un soin remarquable, et quand il tomba entre les mains de l’empereur, quoique aucune garnison ne fût placée dans l’intérieur des murs, l’ordre fut donné d’y faire les réparations convenables ; et, quoique les préjugés des gens de la campagne les empêchassent de jamais passer une nuit dans ces redoutables murailles, néanmoins le château était régulièrement visité par une personne qui avait à cet effet une commission de la chancellerie impériale. Les revenus du riche domaine entourant le château étaient une compensation suffisante aux peines de cet officier, et il avait soin de ne pas s’exposer à les perdre en négligeant son devoir. Il avait été récemment rappelé, et il paraissait qu’actuellement la jeune baronne d’Arnheim avait trouvé un asile dans les tours désertes de ses ancêtres.

La jeune Suissesse ne laissa point au voyageur le temps d’étudier en détail l’extérieur du château, ou de trouver le sens des emblèmes et des devises où dominait le caractère oriental dont il était couvert en dehors, et qui attestaient de différentes manières, plus ou moins directement, l’amour des fondateurs de cet immense édifice pour les sciences des sages de l’Orient. Avant même qu’il pût se livrer à un examen un peu détaillé des bâtiments, la voix de la jeune fille se fit entendre vers un angle de la muraille où se trouvait un avancement d’où une longue planche s’étendait sur un fossé sec, et communiquait avec une fenêtre dans laquelle se tenait Annette.

« Vous avez déjà oublié les leçons que vous avez prises en Suisse, » dit-elle en observant qu’Arthur ne s’avançait que timidement sur le pont-levis fragile et temporaire.

La réflexion qu’Anne, sa maîtresse, pourrait faire la même observation, rappela le jeune homme au degré de calme nécessaire. Il passa sur la planche avec le même sang-froid qu’il apprit à montrer en bravant le pont plus terrible encore qui se trouvait au bas du château ruiné de Geierstein. Il ne fut pas plus tôt entré sous la fenêtre qu’Annette, retirant son masque, lui souhaita la bienvenue en Allemagne et auprès de vieux amis dont les noms étaient nouveaux.

« Anne de Geierstein, dit-elle, n’existe plus ; mais vous verrez à présent madame la baronne d’Arnheim, qui lui ressemble d’une manière frappante ; et moi, qui étais Annette Veilchen en Suisse, suivante d’une demoiselle qui n’était pas plus grande dame que moi-même, je suis maintenant femme de chambre de la jeune baronne, et je tiens à distance toute personne de qualité inférieure. — Si, en de telles circonstances, répliqua le jeune Philipson, vous jouissez du crédit dû à votre mérite, permettez-moi de vous prier de dire à la baronne, puisque nous devons maintenant l’appeler ainsi, que mon ignorance seule du chemin m’a obligé à venir la gêner en son château. — Allez, allez, » repartit la jeune fille en riant, « je sais mieux ce qu’il me faut dire en votre faveur : vous n’êtes pas le premier pauvre homme ou pèlerin qui aurait gagné les bonnes grâces d’une grande dame ; mais je vous réponds que ce n’était pas en faisant d’humbles excuses, en alléguant qu’on était venu sans intention. Je l’entretiendrai d’un amour que toute l’eau du Rhin ne pourrait refroidir et qui vous a amené ici, ne vous laissant pas d’autre choix que d’y venir ou dépérir ! — Oh ! mais Annette, Annette… — Mon Dieu ! que vous êtes sot ; raccourcissez un peu mon nom, criez Anne, Anne ! et vous aurez alors plus de chance qu’on vous réponde !… »

À ces mots, la vive soubrette sortit en courant de la chambre, enchantée, comme une montagnarde de son caractère devait l’être, d’avoir fait ce qu’elle aurait désiré qu’on fît pour elle, d’avoir tâché par pure bienveillance de réunir deux amants lorsqu’ils étaient à la veille d’une séparation inévitable.

Ainsi satisfaite d’elle-même, Annette monta rapidement un escalier tournant et étroit, conduisant à un cabinet de toilette où la jeune maîtresse était assise, et s’écria dès son entrée : « Anne de Gei… je veux dire madame la baronne, ils sont arrivés ! ils sont arrivés ! — Les Philipson ? » dit Anne, respirant à peine en faisant cette question.

« Oui… non… répondit la soubrette ; c’est-à-dire oui… car le meilleur des deux est arrivé : c’est Arthur. — Que dis-tu donc, ma fille ? M. Philipson le père n’est-il pas avec son fils ? — Non, en vérité, et je n’ai pas même songé à m’informer de lui. Il n’a jamais été de mes amis, ni l’ami de personne, excepté du vieux landamman ; et ils se rencontraient bien pour faire une couple de benêts, avec leurs éternels proverbes à la bouche, et leurs soucis sur le front. — Méchante ! fille étourdie ! qu’as-tu fait ? ne t’avais-je pas avertie et commandé de les amener tous deux ici ? Et tu amènes le jeune homme seul dans un lieu où nous sommes presque en solitude ! Que va-t-il… que pourra-t-il penser de moi ? — Mais que pouvais-je donc faire ? » répliqua Annette, qui ne se tenait pas pour battue. « Il était seul, devais-je l’envoyer au village pour qu’il y fût assassiné par les lansquenets du rhingrave ? Tout ce qui tombe dans leur filet, je pense, est poisson pour eux. Et comment lui est-il possible de traverser un pays qui est hérissé de soldats errants, de barons voleurs, j’en demande pardon à Votre Seigneurie, et de bandits italiens qui accourent sous l’étendard du duc de Bourgogne, pour ne pas parler du plus grand sujet de crainte qui, d’une manière ou d’une autre, n’est jamais absent de mes yeux ni de ma pensée ? — Chut, chut, ma fille ! n’ajoute pas le comble de la folie à l’excès de l’imprudence ; mais réfléchissons à ce qu’il convient de faire. Dans notre intérêt, dans le sien propre, cet infortuné jeune homme doit quitter le château à l’instant. — Alors vous aurez la complaisance de faire votre message vous-même, Anne… pardon, je voulais dire très noble baronne… Il peut être fort convenable pour une dame de haute naissance d’envoyer de pareils messages, et j’ai entendu les ménestrels dire dans leurs romances que la chose se pratiquait ainsi ; mais il ne me sourit guère de le porter, à moi ni à aucune fille de Suisse au cœur franc. Plus de folie, mais rappelez-vous que, si vous êtes née baronne d’Arnheim, vous avez été nourrie et élevée au milieu des monts helvétiques, et que vous devez vous conduire en demoiselle bonne et sensée. — Et en quoi votre sagesse censure-t-elle ma folie ? ma chère Anne, répliqua la baronne. — Ah ! Oui vraiment ! notre noble sang s’agite dans nos veines, je crois ! mais souvenez-vous, ma bonne dame, du marché que nous fîmes, lorsque je quittai mes belles montagnes et l’air libre qui souffle autour d’elles, pour m’enterrer dans ce pays de prisons et d’esclaves, savoir que je vous dirais ma façon de penser aussi librement que quand nos têtes reposaient sur le même oreiller. — Parle donc, » dit Anne détournant à dessein son visage en même temps qu’elle se préparait à écouter ; « mais tâche de ne rien dire qu’il ne me convienne d’entendre. — Je parlerai selon la nature et le sens commun, et si vos nobles oreilles ne sont pas faites pour écouter et comprendre mes paroles, à elles en est la faute et non à ma langue. Voyez, vous avez sauvé ce jeune homme de deux grands périls… l’un, lors du tremblement de terre à Geierstein ; l’autre, aujourd’hui même où sa vie était menacée. Il est beau, s’exprime bien, possède toutes les qualités requises pour gagner, en la méritant, la faveur d’une dame. Avant de l’avoir vu, les jeunes Suisses ne vous étaient du moins pas odieux : vous dansiez avec eux, vous plaisantiez avec eux, vous étiez l’objet unique de leur admiration, et, comme vous le savez bien, vous auriez pu choisir dans tout le canton… Et même je crois qu’en cas d’urgence vous eussiez pu songer à prendre Rudolphe Donnerhugel pour mari. — Jamais, Annette, jamais ! s’écria Anne. — Ne jurez pas tant, madame. S’il avait su d’abord se faire agréer de l’oncle, je pense, dans ma pauvre opinion, qu’il aurait pu à quelque heureux moment obtenir la nièce mais depuis que nous avons connu ce jeune Anglais vous n’avez plus guère eu que du dédain, du mépris, de la haine même pour tous les hommes qu’auparavant vous enduriez assez bien. — Bon, bon, dit Anne, je finirai par te détester et te haïr plus qu’aucun d’eux, si tu ne termines pas vite tes sornettes. — Doucement, noble dame, qui va au pas, va loin. Tout ce dépit prouve que vous aimez le jeune homme ; et permettez-moi de vous dire qu’on aurait grand tort de trouver rien d’étonnant à une pareille chose. Il y a beaucoup pour vous justifier, et rien que je sache contre vous. — Comment, jeune folle ? Rappelle-toi donc que ma naissance me défend d’aimer un homme sans nom… ma condition, d’aimer un homme pauvre… et l’ordre de mon père, d’aimer un homme qui rechercherait ma main sans son assentiment… surtout, mon orgueil de femme me défend de placer mes affections sur un homme qui ne s’inquiète pas de moi… qui peut-être même est mal prévenu contre moi par les apparences. — Voilà une belle homélie ! dit Annette ; mais je puis en combattre tous les points, aussi aisément que père François explique un texte dans un sermon de dimanche. Votre naissance est un vain rêve que vous n’avez appris à estimer que depuis ces deux ou trois jours, parce que, une fois le pied sur le sol allemand, quelques brins de cette vieille herbe germanique, communément appelée orgueil de famille, ont commencé à germer dans votre cœur ; pensez encore sur cette folie comme vous y pensiez à Geierstein, c’est-à-dire pendant toute la partie raisonnable de votre vie, et ce préjugé si grand, si terrible, se réduira à rien. Par condition, vous entendez sans doute fortune ; mais le père de Philipson, qui est le plus libéral des hommes, donnera assurément à son fils assez de sequins pour acquérir une ferme sur les montagnes. Vous aurez du bois de chauffage à couper, des terres à cultiver, puisque vous avez un droit incontestable à une partie de Geierstein, et que votre oncle s’estimera certainement heureux de vous en mettre en possession. Vous savez arranger une laiterie ; Arthur sait tirer, chasser, pêcher, labourer, herser et moissonner. »

Anne de Geierstein secoua la tête, comme doutant beaucoup de l’habileté de son amant dans les genres de travaux que la soubrette avait énumérés.

« Bien, bien !… alors il apprendra, reprit Annette Veilchen ; seulement vous aurez un peu plus de peine les premières années. D’ailleurs Sigismond Biederman l’aidera volontiers, car il est un vrai cheval de charrue ; et j’en connais encore un autre qui est l’ami… — Ton propre ami, je gage, dit la jeune baronne. — Eh ! oui, c’est mon pauvre ami, louis Sprenger ; car je ne serai jamais assez fausse de cœur pour renier mon amant. — Bien, bien ! mais quelle doit être la conclusion de tout ceci ? » répliqua la baronne avec impatience.

« La conclusion ? oh ! suivant moi, répondit Annette, elle est bien simple. Nous avons des prêtres et des missels à moins d’un mille… Descendez au salon, ouvrez votre cœur à votre amant, ou écoutez-le vous ouvrir le sien ; unissez-vous, et retournez tranquillement à Geierstein avec le titre de mari et de femme, et préparez tout pour recevoir votre oncle à son retour. Voilà la manière dont une fille suisse, qui est franche, doit terminer le roman d’une baronne allemande. — Et briser le cœur de son père, » ajouta la jeune dame avec un soupir.

« Son cœur ? il est plus dur que vous ne le croyez, répliqua Annette ; il n’a point vécu si long-temps sans vous, pour ne pouvoir se passer de vous le reste de sa vie, et beaucoup plus facilement encore que vous-même. Avec vos idées de noblesse nouvellement écloses, vous ne pourriez accepter les plans de fortune et d’ambition qui tendraient à vous faire la femme de quelque illustre comte, tel que d’Hagenbach, qu’au moins vous ne voyez plus depuis qu’il a terminé ses jours d’une manière si édifiante, au grand exemple de tous les chevaliers-brigands du Rhin. — Ton projet est inexécutable, ma fille ; c’est l’innocente vision d’une enfant qui ne connaît de la vie que ce qu’elle en a entendu dire en trayant les vaches. Rappelle-toi que mon oncle entretient les plus hautes idées sur la discipline des familles, et qu’agir contrairement aux vœux de mon père nous ferait perdre toute son estime. Pourquoi suis-je ici ? pourquoi mon oncle a-t-il résigné sa tutelle ? pourquoi suis-je obligée de quitter des habitudes qui me sont chères pour prendre les mœurs d’un autre peuple, qui me sont inconnues et par conséquent déplaisantes ? — Votre oncle, » répliqua Annette fermement, « est le landamman du canton d’Unterwalden ; il respecte la liberté, et il est le protecteur juré de ses lois ; et quand vous viendrez, fille adoptive de la confédération, en réclamer l’appui, il ne pourra vous le refuser. — Alors même, dit la jeune baronne, je perdrais toute son estime, toute son affection plus que paternelle ; mais il n’est pas besoin de s’appesantir sur ce point. Sache que, quoique j’aie pu aimer ce jeune homme qui, je l’avouerai, me paraît aussi aimable que ton impartialité l’a dépeint… sache, » reprit-elle, après un moment d’hésitation, « qu’il ne ma jamais dit un mot sur un sujet dont, sans connaître ses sentiments ni les miens, tu es venue m’entretenir. — Est-il possible ? répliqua Annette. Je pensais… je croyais, quoique je ne vous eusse jamais priée de me faire confidence… que vous deviez, attachés comme vous l’étiez l’un à l’autre… avoir causé ensemble bien des fois en amants qui ne se gênent pas. J’ai fait mal en croyant faire pour le mieux… Est-il possible ?… À la vérité, j’ai entendu conter de pareilles choses même dans notre canton… Se pourrait-il qu’il eût nourri un aussi abominable projet que Martin de Brisac, qui fit l’amour à Adèle de Sungdau, la rendit folle, et… la chose, quoique presque incroyable, est vraie… prit la fuite… quitta le pays, et se vanta de son infâme trahison, jusqu’à ce que Raymond, cousin d’Adèle, mît à jamais fin aux vanteries insultantes de Martin, en lui cassant la tête avec son bâton dans la rue même de la ville natale du vilain ? Par la sainte Mère d’Einsielden ! si je pouvais soupçonner cet Anglais de méditer une semblable perfidie, je scierais la planche qui sert de pont sur le fossé, de manière que le poids d’un moucheron suffît pour la rompre, et qu’il allât se repentir, à six toises au dessous, d’avoir osé songer à déshonorer la fille adoptive de la Suisse. »

Tandis qu’Annette Veilchen parlait, tout le feu de son courage de montagnarde brillait dans ses yeux, et elle n’écouta qu’avec répugnance Anne de Geierstein cherchant à effacer l’impression fâcheuse que ses dernières paroles avaient produite sur la simple mais fidèle suivante.

« Sur ma parole, dit-elle, sur mon âme, vous faites injure à Arthur Philipson, une criante injure, en exprimant un tel soupçon : sa conduite envers moi a toujours été droite et honorable, celle d’un ami envers une amie, d’un frère envers une sœur… il lui aurait été impossible, dans tout ce qu’il a fait et dit, d’être plus respectueux, plus complètement dévoué, plus candidement loyal dans nos fréquentes entrevues : dans toutes nos relations il m’a toujours, il est vrai, semblé fort bon, fort attaché ; mais si j’avais été disposée… parfois peut-être ne l’ai-je été que trop… à l’écouter, à le laisser dire, peut-être alors… » Là, la jeune dame mit la main sur ses yeux, mais ses larmes coulèrent à travers ses jolis doigts… « Cependant, continua-t-elle, il ne m’a jamais parlé d’amour, de préférence… à coup sûr, s’il a conçu un pareil sentiment, quelque obstacle insurmontable de sa part l’a empêché de m’ouvrir son cœur. — Un obstacle ! répliqua la jeune suivante. Oui, sans doute… quelque puérile timidité… quelque folle idée sur votre naissance qui était au dessus de la sienne… quelque rêve de modestie poussée à l’excès, qui considère comme impénétrable la glace d’une gelée de printemps. Cette illusion peut être dissipée par un léger encouragement, et je prendrai cette tâche sur moi pour que vous n’ayez pas à rougir, ma chère Anne. — Non, non, pour l’amour du ciel, non, Veilchen ! « répondit la baronne, pour qui Annette avait été si long-temps une compagne et une confidente plutôt qu’une domestique ; « vous ne pouvez entrevoir la nature des obstacles qui peuvent l’empêcher de songer à une chose que vous êtes si désireuse de terminer. Écoutez-moi… Ma première éducation et les instructions de mon cher oncle m’ont appris à connaître les étrangers et leurs manières plus que je ne l’aurais pu faire dans notre heureuse retraite de Geierstein. Je suis intimement convaincue que ces Philipson sont de naissance illustre, car leur air et leur tournure dénotent des gens bien supérieurs au métier qu’ils semblent exercer : le père est un homme de profonde observation, réfléchi, capable, et généreux enfin plus qu’on ne peut l’espérer d’un marchand même très libéral. — C’est vrai, dit Annette ; je dirai pour ma part que la chaîne d’or qu’il m’a donnée pèse la valeur de dix couronnes d’argent, et la croix qu’Arthur y a ajoutée le lendemain du jour où nous fîmes une si longue promenade à cheval jusqu’au mont Pilate, vaut encore, me dit-on, beaucoup davantage. Il n’y a pas sa pareille dans les cantons. Eh bien ! quoi donc ? ils sont riches, et vous aussi, c’est pour le mieux. — Hélas ! Annette, ils ne sont pas seulement riches, mais encore nobles, j’en suis persuadée ; car j’ai souvent remarqué que le père s’éloignait avec un air de dédain, de calme et de dignité, des discussions avec Donnerhugel et autres, qui, n’allant pas par quatre chemins, désiraient trouver une occasion de se quereller. Et quand une observation mordante, une fine plaisanterie était dirigée contre son fils, son œil étincelait, ses joues rougissaient, et c’était seulement un regard de son père qui le décidait à retenir la réplique peu amicale qui était déjà sur ses lèvres. — Vous avez donc examiné de bien près, dit Annette. Tout cela peut être vrai, mais je ne l’avais pas remarqué. Mais quoi donc ? dirai-je encore une fois : si Arthur a droit de porter quelque beau nom dans son pays, n’êtes-vous pas vous-même baronne d’Arnheim ? Et j’avouerai franchement que votre titre n’est pas sans prix, s’il doit aplanir les voies vers un mariage où vous devez, je crois, rencontrer le bonheur… je m’en flatte du moins ; autrement je ne vous conseillerais pas de former cette union. — Je n’en doute pas ma fidèle Annette ; mais, hélas ! comment peux-tu, dans l’état de liberté naturelle où tu fus élevée, connaître, imaginer même les différentes contraintes que cette chaîne dorée ou d’or du rang et de la noblesse impose aux personnes qu’elle gêne et embarrasse, je le crains, autant qu’elle les décore ? Dans toutes les contrées, la distinction des rangs oblige les hommes à certains devoirs. Elle peut par certaines restrictions les empêcher de former des alliances en pays étranger… Elle peut souvent leur défendre de consulter leurs inclinations quand ils se marient dans leur propre pays ; elle conduit à des unions où le cœur n’est jamais consulté, à des traités de mariage qui sont conclus souvent lorsque les parties sont encore au berceau ou à la lisière, mais qui n’en sont pas moins obligatoires sur la foi et l’honneur : il peut en exister de tels dans le cas présent. Ces alliances sont souvent rattachées à des vues politiques ; et si l’intérêt de l’Angleterre, ou ce qu’il regarde comme tel, a porté le vieux Philipson à former un tel engagement, Arthur briserait son propre cœur, et le cœur de toute autre personne, plutôt que de mettre son père dans le cas de manquer à sa parole. — Honte alors, honte à ceux qui contractent de pareils engagements ! répliqua Annette. Pourtant on parle de l’Angleterre comme d’un pays libre ; mais si on peut y dépouiller les jeunes gens et les jeunes filles du privilège naturel de disposer à leur gré de leur main et de leur cœur, j’aimerais autant être serve allemande. Bien, madame ! vous êtes savante, vous, et je suis ignorante, moi. Mais que faut-il faire ? J’ai amené ce jeune homme ici, m’attendant, Dieu le sait, à une issue plus heureuse de votre entrevue. Mais il est évident que vous ne pouvez l’épouser sans qu’il vous demande. Maintenant, quoique j’avoue que, si je le croyais capable de renoncer à la main de la plus belle fille des cantons, faute d’un mâle courage pour la solliciter, ou par égard pour un ridicule engagement formé entre un père et quelque autre noble de leurs îles de nobles, je ne me gênerais guère, en l’un ou l’autre de ces cas, pour l’envoyer faire un plongeon dans un fossé ; néanmoins il s’agit actuellement de savoir si nous le laisserons aller se faire assommer dans ces coupe-gorges du Rhinthal ; et à moins de ce dernier parti, j’ignore comment nous pourrons nous en débarrasser. — Laisse alors au jeune William le soin de le servir ici, et veille à ce que rien ne lui manque. Mieux vaut que nous ne nous voyions pas. — Soit, dit Annette ; mais encore, que dirai-je pour vous ? malheureusement je lui ai laissé savoir que vous étiez ici. — Hélas, imprudente que tu es ! et pourtant, pourquoi le blâmerais-je, répliqua Anne de Geierstein, lorsque l’imprudence n’a pas été moins grande de mon côté ? C’est moi-même qui, permettant à mon imagination de s’arrêter trop long-temps sur ce jeune homme et ses qualités, me suis jetée dans cet embarras. Mais je vais te montrer que je puis vaincre cette folie, et je ne chercherai pas dans ma propre erreur un motif pour manquer aux devoirs de l’hospitalité. Va, Annette, fais préparer des rafraîchissements ; tu souperas avec nous, et tu ne nous quitteras pas : tu me verras tenir une conduite également convenable pour une dame allemande et pour une fille suisse. Donne-moi d’abord une lumière, ma fille, car il faut que j’essuie ces vilains traîtres, mes yeux, et que je répare ma toilette. »

Toute cette explication avait été pour Annette une suite de surprises, car dans les simples idées sur l’amour où elle avait dû être élevée dans les montagnes de la Suisse, elle avait cru que les deux amants saisiraient la première occasion de l’absence de leurs gardiens naturels, et s’uniraient pour la vie ; elle avait même arrangé un petit complot secondaire, par suite duquel Louis Sprenger, son fidèle amant, ainsi qu’elle-même, resteraient avec le jeune couple en qualité d’amis et de serviteurs. Ainsi donc, réduite au silence, mais non satisfaite par les objections de sa jeune maîtresse, la zélée Annette se retira en murmurant à part soi : « Le petit mot sur sa toilette est la seule chose naturelle et sensée que je lui aie entendu dire. Avec l’aide de Dieu, je vais revenir en un clin d’œil et l’aider à se parer. Cette partie de mes fonctions de femme de chambre, qui consiste à habiller ma maîtresse, est celle qui me semble la plus attrayante… il est si naturel à une jolie fille d’en parer une autre… en vérité, nous apprenons ainsi à nous faire belles nous-mêmes dans l’occasion. »

Et sur cette sage remarque, Annette Veilchen descendit lestement l’escalier.

CHAPITRE XXII.

L’ENTREVUE.

Ne m’en parlez plus… je ne puis supporter les momeries de toute cette politesse forcée. » Je vous en prie, asseyez-vous, monsieur. » Cette phrase est débitée d’un air humble, mais l’autre qui l’entend plie le genou et sourit en courtisan. « Devant vous, monsieur ? Ce serait donc à terre. » Au diable ces afféteries ! L’orgueil qui se cache d’une si pauvre façon est à peine digne d’entrer au cœur d’un mendiant.
Ancienne comédie.

Annette Veilchen, montant et descendant sans cesse l’escalier, était l’âme de tout ce qui se faisait dans le seul coin habitable du château d’Arnheim, Elle était également propre à toute espèce de service ; c’est pourquoi elle jeta un coup d’œil dans l’écurie pour s’assurer que William pansait convenablement le cheval d’Arthur, avança la tête dans la cuisine pour voir si la vieille cuisinière Marthon faisait rôtir à point les perdrix, attention qui, soit dit en passant, lui attira les réprimandes de la souveraine du lieu, alla fouiller les recoins d’un immense cellier, pour y trouver un flacon ou deux de vin du Rhin, et finalement entra un peu dans le salon pour voir quelle mine avait Arthur ; et quand elle eut remarqué qu’il avait donné à sa toilette tout le soin possible, elle l’assura qu’il allait bientôt voir sa maîtresse qui était bien légèrement indisposée, mais qui ne manquerait pas de venir présenter ses respects à une si précieuse connaissance.

Arthur rougit à ces paroles, et sembla si beau aux yeux de la femme de chambre, qu’elle ne put s’empêcher de dire en elle-même, tandis qu’elle se rendait à l’appartement de la jeune baronne : « Ma foi, si le véritable amour ne peut unir ce jeune couple, en dépit même de tous les obstacles qui s’y opposeront, je ne croirai jamais qu’il y ait chose au monde qui s’appelle véritable amour, quand même Louis Sprenger devrait le dire et le jurer sur l’Évangile. »

Lorsqu’elle entra dans la chambre de sa maîtresse, elle trouva, à sa grande surprise, qu’au lieu de se parer de ses plus beaux atours, elle avait préféré la simple robe blanche qu’elle portait le premier jour qu’Arthur avait dîné à Geierstein. Annette resta d’abord confuse et interdite, puis reconnut soudain le bon goût qui avait présidé à cette toilette, et s’écria : « Vous avez raison, grandement raison… mieux vaut que vous alliez à cette entrevue en jeune fille suisse au cœur franc. »

Anne répliqua en souriant aussi : « Mais cependant, dans les murs d’Arnheim, je dois me montrer, sous quelques rapports, comme il convient à la fille de mon père… Voyons, aide-moi à placer cette pierre précieuse sur le ruban qui retient mes cheveux. »

C’était une aigrette, ou panache, composée de deux plumes de vautour réunies ensemble par une opale qui changeait à toutes les ondulations de lumière avec une rapidité qui enchantait la jeune Suissesse, car elle n’avait de sa vie jamais rien vu de pareil.

« Maintenant, baronne Anne, dit-elle, si vous portez réellement ce joli bijou comme marque de votre rang, c’est la seule chose appartenant à votre dignité que j’aurais du plaisir à convoiter, car il étincelle et change de couleur d’une très merveilleuse façon, à peu près comme les joues d’une jeune fille lorsqu’on lui fait des compliments. — Hélas ! Annette, » répliqua la baronne, en passant la main sur ses yeux, « de tous les joyaux que les femmes de ma maison aient possédés, celui-ci a peut-être été le plus fatal à ses possesseurs. — Et pourquoi alors le porter ? pourquoi le porter aujourd’hui plutôt que tout autre jour de l’année ? — Parce qu’il me rappelle mes devoirs envers mon père et ma famille. Maintenant, ma fille, n’oublie pas que tu dois t’asseoir à table avec nous, et ne pas quitter l’appartement ; songe à ne pas t’éloigner sans cesse pour te servir toi ou les autres ; mais reste assise et tranquille jusqu’à ce que William te donne ce dont tu as besoin. — Bien, c’est une mode agréable que j’aime assez, et William nous sert avec tant de complaisance que c’est une joie de le voir. Cependant, de temps à autre, il me semble que je ne suis plus Annette Veilchen elle-même, mais seulement une peinture d’Annette Veilchen, puisque je ne puis ni me lever, ni m’asseoir, ni courir, ni rester tranquille, sans violer quelques lois d’étiquette. Il en est autrement de vous, j’ose le dire, dont les manières sont toujours si nobles. — Moins nobles que tu ne sembles le croire, répondit la demoiselle à illustre naissance ; mais je ressens plus la contrainte sur une pelouse et en plein air que quand je suis forcée de m’y soumettre entre les quatre murs d’un appartement. — Ah ! c’est vrai… la danse ! reprit Annette ; voilà assurément de quoi exciter nos regrets. — Mais je suis encore plus fâchée, Annette, de ne pouvoir dire si j’agis précisément bien ou mal en voyant ce jeune homme, quoique ce doive être pour la dernière fois. Si mon père allait arriver ! si Ital Schreckenwald allait revenir ! — Votre père est trop profondément occupé de ses sombres et mystérieux projets, répliqua la vive Helvétienne ; il s’est envolé vers les montagnes de Brockenberg, où les sorcières tiennent leur sabbat, où il est allé faire une partie de chasse avec le chasseur sauvage[26]. — Fi ! Annette, comment osez-vous parler ainsi de mon père ? — Il est vrai, je ne le connais guère personnellement, et vous-même vous ne le connaissez pas beaucoup davantage. D’ailleurs, comment tout ce qu’on raconte de lui serait-il faux ? — Et que raconte-t-on, jeune folle ? — Eh bien ! que le comte est un sorcier ; que votre grand’mère était un lutin, et le vieux Ital Schreckenwald un véritable diable incarné ; quant à ce dernier point, j’en ferais serment, quoi qu’il puisse être du reste. — Où est-il à présent ? — Il est allé passer la nuit au village pour veiller à ce qu’on logeât les gens du rhingrave, et pour le tenir en ordre s’il est possible ; car les soldats n’ont pas reçu la paie qu’on leur avait promise, et quand pareille chose arrive, rien ne ressemble plus qu’un lansquenet à un ours en colère. — Alors, descendons, ma fille ; c’est peut-être la dernière nuit d’ici à bien des années que nous pourrons passer dans une espèce de liberté. »

Je n’essaierai pas de décrire l’embarras marqué avec lequel Arthur Philipson et Anne de Geierstein se revirent : ils ne levèrent les yeux ni l’un ni l’autre, ne prononcèrent pas un seul mot intelligible tout en se souhaitant le bonjour, et la jeune fille elle-même ne rougit pas moins vivement que son modeste visiteur, tandis que la soubrette helvétique, vive et gaie, dont les idées sur l’amour se ressentaient des libertés d’un pays plus arcadien et de ses usages, regardait avec des sourcils un peu froncés, avec beaucoup d’étonnement et un peu de dédain, un couple qui, suivant elle, agissait avec une réserve si contrainte et si peu naturelle. Grandes furent et la timidité et la rougeur d’Arthur en offrant la main à la noble demoiselle ; et la demoiselle en acceptant cette politesse ne fut pas moins rouge, moins émue, moins embarrassée. Bref, quoiqu’il ne se passât rien ou presque rien d’intelligible entre ce couple si beau et si intéressant, l’entrevue ne manquait pourtant pas d’intérêt sous ce rapport. Arthur conduisit Anne par la main, comme c’était le devoir d’un galant cavalier de l’époque, dans la salle voisine où le repas était préparé ; et Annette, qui examinait chaque chose avec une singulière attention, sentit avec étonnement que les formes et les cérémonies des hautes classes, de la société avaient autant d’influence sur son esprit né libre que les rites des druides sur celui du général romain lorsqu’il disait :

Je les méprise, mais ils me glacent de peur.

« Qui peut donc les avoir changés ? disait Annette ; à Geierstein ils ressemblaient aux autres jeunes filles, aux autres jeunes gens, si ce n’est qu’Anne est si jolie ; mais à présent ils marchent en mesure et en cadence comme s’ils allaient commencer une grave parade, et se témoignent l’un envers l’autre autant de respect que s’ils étaient, lui, le landamman d’Unterwalden, et elle, la première dame de Berne. Tout cela est fort beau sans doute, mais ce n’est pas ainsi que Louis Sprenger fait l’amour. »

Apparemment les circonstances dans lesquelles ces deux jeunes gens étaient placés leur rappelaient les habitudes d’une politesse élevée et un peu cérémonieuse, qui leur avait été jadis familière ; et tandis que la baronne jugeait nécessaire d’observer le plus strict décorum afin d’excuser la réception d’Arthur dans l’intérieur de sa retraite, lui, d’un autre côté, cherchait à montrer, par ses manières respectueuses, qu’il était incapable d’abuser de la bienveillance avec laquelle on l’avait traité. Pour se mettre à table, ils observèrent scrupuleusement la distance qui convenait à une demoiselle et à un jeune homme vertueux. William fit le service pendant le repas avec grâce et habileté, en domestique accoutumé à remplir ces fonctions ; et Annette se plaçant entre eux, cherchant à imiter autant que possible le cérémonial qu’elle les voyait observer, déploya toute la civilité que l’on devait attendre de la soubrette d’une baronne. Elle commit cependant diverses méprises : sa conduite en général fut celle d’un chien de chasse qu’on mène en laisse, prêt à s’élancer à tout moment ; et elle n’était retenue que par le souvenir qu’elle devait demander ce qu’elle aurait beaucoup mieux aimé prendre elle-même.

D’autres points d’étiquette furent transgressés à leur tour après que le repas fut fini et que le domestique se fut retiré. La jeune soubrette se mêlait souvent avec trop peu de gêne à la conversation, ne pouvait s’empêcher d’appeler sa maîtresse par son nom de baptême d’Anne, et, en dépit de tout décorum, s’adressait à elle aussi bien qu’à Philipson avec le pronom tu qui, alors comme aujourd’hui, était un terrible solécisme dans la politesse germanique. Ses bévues servirent du moins à quelque chose ; en fournissant à la jeune personne et à Arthur un sujet d’entretien étranger à leur situation présente, elles les mirent à même de ne pas songer à ce qu’elle avait d’embarrassant, et d’échanger des sourires aux dépens de la pauvre Annette. Elle ne fut pas long-temps à s’en apercevoir, et moitié piquée, moitié ravie de trouver une occasion de dire sa pensée, elle s’écria d’un ton fort vif : « Vous venez, Dieu me pardonne ! de vous amuser tous les deux à mes dépens, parce que j’aurais préféré me lever et prendre moi-même ce qu’il me fallait plutôt que d’attendre jusqu’à ce que ce pauvre diable, qui n’a point cessé de trotter entre la table et le buffet, eût le temps de me servir. Vous riez maintenant de moi, parce que je vous appelle par les noms tels qu’ils vous furent donnés dans la sainte Église à votre baptême, et parce que je vous dis tu et toi en m’adressant à mon Junger et à ma Jungfrau, comme je dirais à Dieu si je priais le ciel à genoux. Mais quant à vos belles manières du grand monde, j’ose vous déclarer que vous êtes comme des enfants qui ne savent pas ce qu’ils veulent, qui perdent à plaisanter le seul instant qu’ils peuvent avoir pour assurer leur bonheur. Voyons, ne sourcillez pas, ma douce baronne ; ma chère maîtresse ; j’ai trop souvent regardé le mont Pilate pour avoir peur d’un front sourcilleux. — Paix, Annette, dit la baronne ; ou bien sortez. — Si je ne vous aimais pas plus que je ne m’aime moi-même, répliqua l’obstinée et persévérante soubrette, je sortirais de cette chambre, et du château par dessus le marché, vous laissant le soin de tenir ici votre ménage avec votre aimable sénéchal Ital Schreckenwald. — Si ce n’est par amitié, par respect du moins, par compassion, garde le silence ou sors. — Non, répliqua Annette, ma flèche est lancée, et je ne fais qu’effleurer ce que tout le monde disait sur le gazon de Geierstein, le soir où l’arc de Buttisholz fut tendu. Vous savez que l’ancien dicton… — Paix ! paix ! pour l’amour du ciel ! ou je vais prendre la fuite, dit la jeune baronne. — Oh ! alors, » reprit Annette changeant tout-à-coup de ton, comme craignant que sa maîtresse ne se retirât en effet, « s’il faut que vous preniez la fuite, nécessité doit avoir son cours. Je ne connais personne qui puisse la suivre… Cette même maîtresse, signor Arthur, voudrait avoir pour soubrette, non pas une simple fille de chair et de sang comme moi, mais une femme de chambre dont le corps fût composé de ce léger duvet qu’on trouve sur les plantes, et qui ne respirât que la quintessence de l’air. Le croiriez-vous ? il est certaines personnes qui pensent très sérieusement qu’elle tient de la race des esprits élémentaires, ce qui la rend beaucoup plus timide que les autres filles de notre monde. »

Anne de Geierstein parut assez contente de voir la conversation prendre un tour différent de celui que sa suivante étourdie lui avait donné, et tomber successivement sur des sujets moins critiques, quoiqu’ils lui fussent encore personnels.

« Le signor Arthur, dit-elle, pense peut-être qu’il a ses motifs pour entretenir à mon égard l’étrange soupçon que vous avez tout à l’heure été assez folle pour exprimer, et qu’accueillent comme vrais certains insensés aussi bien en Allemagne qu’en Suisse. Avouez-le, signor Philipson, vous avez dû concevoir une singulière idée de moi, en me voyant la nuit dernière traverser le pont de Graff’s-Lust pendant votre faction. »

Le souvenir des circonstances qui l’avaient alors si fortement surpris causa un tel tressaillement à Arthur, que ce fut à peine s’il conserva assez d’empire sur lui-même seulement pour essayer de répondre ; et par conséquent il ne répondit que par des mots entrecoupés et inintelligibles.

« J’ai ouï dire, je l’avoue… du moins Rudolphe Donuerhugel m’a rapporté… mais croire, noble dame, que vous puissiez être autre chose qu’une fille chrétienne… ! — Oh ! si c’est Rudolphe qui a pris la peine de vous instruire, dit Annette, il a dû vous en débiter de rudes sur ma maîtresse et sa famille, la chose est certaine. Rudolphe est un de ces prudents personnages qui déprécient les choses qu’ils ont envie d’acheter, et leur trouvent des défauts pour détourner les autres acheteurs. Oui, il vous aura conté une belle histoire de lutin, j’en réponds, sur la grand’mère de madame ; et la vérité est que certaines circonstances de sa fatale aventure ont pu, j’ose le dire, donner à vos yeux une espèce de vraisemblance à… — Non, Annette, répondit Arthur ; tout ce qu’on a pu me dire d’étrange et d’extraordinaire sur votre maîtresse, je l’ai négligé comme incroyable. — Pas tout-à-fait comme vous le dites, je gage, interrompit Annette sans faire attention aux signes ni aux clignements d’yeux. Je soupçonne fortement que j’aurais eu beaucoup plus de peine à vous attirer ici, dans ce château, si vous aviez su que vous approchiez d’un lieu qu’habita la nymphe du feu, la Salamandre, comme ils l’appellent, pour ne pas parler du coup que vous pouviez recevoir, en revoyant la descendante de cette vierge au manteau ardent. — Paix, encore une fois, Annette ! dit sa maîtresse ; puisque le destin a amené cette entrevue, ne négligeons pas cette circonstance pour désabuser notre ami l’Anglais des absurdes bruits qu’il a entendu conter avec doute et surprise peut-être, mais non avec une complète incrédulité.

« Signor Arthur Philipson, continua-t-elle, il est vrai que mon grand-père du côté maternel, le baron Herman d’Arnheim, fut un homme d’un profond savoir dans les sciences abstraites ; il fut aussi président d’un tribunal dont vous avez infailliblement ouï parler, et qui se nommait la Sainte-Vèhme. Une nuit, un étranger, poursuivi de près par les agents de cette association, que, dit-elle en se signant, l’on ne nomme pas même sans danger, arriva au château, lui demanda protection et réclama tous les privilèges de l’hospitalité. Mon grand-père, s’y croyant autorisé par le rang d’adepte auquel l’étranger était parvenu, lui donna sa protection, et s’engagea à le livrer au tribunal secret pour y répondre à l’accusation portée contre lui, après un an et un jour, délai qu’il était en droit, à ce qu’il paraît, d’obtenir en sa faveur. Ils étudièrent ensemble pendant cet intervalle et poussèrent leurs recherches dans les mystères de la nature aussi loin, suivant toute probabilité, que des hommes ont la puissance de le faire. Quand arriva le jour fatal où l’étranger devait quitter son hôte, il demanda la permission d’amener sa fille au château pour y échanger leurs derniers adieux. Elle fut introduite avec le plus grand secret, et, au bout de quelques jours, voyant que le sort de son père était si incertain, le baron, du consentement de l’adepte, convint de donner asile à l’orpheline dans son château, espérant se perfectionner, grâce à elle, dans la connaissance des langues et des sciences de l’Orient. Dannischemend, son père, quitta le château pour aller se livrer à la sainte vèhme, siégeant à Fulde. L’issue de l’accusation est inconnue : peut-être fut-il sauvé par le témoignage du baron d’Arnheim, peut-être fut-il abandonné au glaive et à la corde. Sur de semblables matières, qui ose parler ?

« La belle Persane devint l’épouse de son gardien et protecteur. À beaucoup d’excellentes qualités se joignait chez elle un singulier penchant à l’indiscrétion : elle profita de son costume étranger, de ses manières orientales, aussi bien que d’une beauté qui, dit-on, était merveilleuse, et d’une agilité sans égale, pour imposer aux ignorants et se rendre redoutable aux dames allemandes qui, l’entendant parler perse et arabe, étaient déjà disposées à la croire versée dans les sciences défendues. Elle était d’une imagination légère et brillante, et prenait plaisir à se montrer sous diverses couleurs dans des circonstances qui pussent confirmer encore leurs très ridicules soupçons, qu’elle ne considérait que comme moyen d’amusement. Les histoires auxquelles sa conduite donnait lieu n’avaient point de fin. Sa première apparition dans le château fut, dit-on, très pittoresque et tenant du merveilleux. Avec la légèreté d’un enfant, elle avait des passions enfantines, et tandis qu’elle encourageait la circulation des légendes les plus extraordinaires parmi les gens du voisinage, elle cherchait querelle à des personnes de sa propre qualité sur le rang et la préséance, points sur lesquels les dames de Westphalie ont toujours été d’un rigorisme extrême. Cela lui coûta la vie ; car, le matin du baptême de ma pauvre mère, la baronne d’Arnheim mourut inopinément, alors même qu’une brillante compagnie était assemblée dans la chapelle du château pour assister à la cérémonie. On croit qu’elle mourut empoisonnée par la baronne de Steinfeldt, qui lui portait une haine mortelle parce qu’elle avait pris fait et cause un jour en faveur de la comtesse de Waldstetten, son amie et sa compagne. — Et la fameuse opale ?… Et la goutte d’eau bénite sur le front ? dit Arthur Philipson. — Ah ! répliqua la jeune baronne, je vois que vous désirez entendre la véritable histoire de ma famille, dont vous ne connaissez encore que la légende romanesque… On eut nécessairement recours à l’eau pour faire revenir ma grand’mère à elle lorsqu’elle s’évanouit. Quant à l’opale, j’ai entendu dire qu’elle devint réellement pâle, mais seulement parce qu’il est dans la nature de cette noble pierre de pâlir à l’approche du poison. Le vrai motif de la querelle avec la baronne de Steinfeldt était le droit de la jeune personne à porter cette pierre qu’un des ancêtres de sa famille avait conquise dans une bataille contre le soudan de Trébizonde. Toutes ces choses furent confondues dans la tradition populaire, et les faits réels se changèrent en un conte de fée. — Mais vous ne m’avez rien dit, » répliqua à voix basse Arthur Philipson, « de… — De quoi ? — De votre apparition la nuit dernière. — Est-il possible qu’un homme de sens, un Anglais, ne puisse deviner l’explication que j’ai à lui donner, quoique non très distinctement peut-être ? Mon père, vous le savez bien, a joué un grand rôle dans les troubles du pays, et s’est attiré la haine de maints personnages puissants. Il est donc obligé d’agir en secret et d’éviter, autant que possible, les regards. D’ailleurs il ne se souciait pas de se rencontrer avec son frère le landamman. Je fus donc avertie, dès notre entrée en Allemagne, que l’on me préviendrait, par un signal convenu, du lieu et du moment où je devrais le rejoindre, le signal devant être un petit crucifix de bronze qui avait appartenu à ma pauvre mère. Je trouvai le signal à Graff’s-Lust, dans ma chambre à coucher, avec un billet de mon père, où il me désignait une issue secrète, comme il s’en trouve toujours dans les vieux châteaux, qui, bien qu’elle eût l’apparence d’être solidement close, n’était néanmoins que légèrement barricadée. Je pus, grâce à cette issue, gagner la porte. Je m’évadai au milieu des bois, et je rejoignis mon père à l’endroit marqué. — C’était une aventure hardie et périlleuse, observa Arthur. — Je ne fus jamais plus alarmée, continua la jeune fille, qu’en recevant cet ordre qui me forçait à quitter un oncle si tendre et si bon, pour aller je ne savais où. Pourtant l’obéissance était absolument nécessaire. Le lieu du rendez-vous m’était clairement indiqué. Une promenade à minuit, dans un voisinage où la protection ne me manquait pas, était pour moi une bagatelle ; mais la précaution qu’on avait prise de poster des sentinelles à la porte aurait empêché l’accomplissement de mon dessein, si je n’en eusse pas parlé aux aînés de mes cousins, les Biederman, qui consentirent sans peine à me laisser passer et repasser sans en rien dire. Mais vous connaissez mes cousins : honnêtes et bons de cœur, ils n’ont pas des idées d’une très grande étendue, et sont aussi incapables d’un sentiment de généreuse délicatesse que… certaines autres personnes… » Là, un regard fut lancé vers Annette Veilchen… « Ils exigèrent de moi que je cachasse mon projet à Sigismond ; et, comme ils cherchent toujours à plaisanter aux dépens de ce pauvre garçon, ils insistèrent pour que je passasse devant lui de manière à lui faire croire que j’étais un esprit, une apparition ; et, vu sa frayeur pour les êtres surnaturels, ils s’attendaient à beaucoup de plaisir. Je fus obligée d’assurer à ce prix mon évasion ; et, à vrai dire, j’étais trop affligée de quitter mon excellent oncle, pour penser beaucoup à autre chose. Cependant ma surprise fut extrême lorsque, contrairement à mon attente, je vous trouvai en sentinelle sur le pont au lieu de mon cousin Sigismond. Ce que vous pensâtes alors de moi, je ne vous le demande pas. — Je pensai comme un fou, répliqua Arthur, comme un triple fou ; si j’eusse osé toute autre chose, je vous aurais offert mon escorte. Mon épée… — Je n’aurais pas accepté votre protection, » dit Anne avec calme : « ma fuite devait être secrète sous tous les rapports. Je rejoignis mon père… Un entretien qui avait eu lieu entre lui et Rudolphe Donnerhugel le fit renoncer à son projet de m’emmener avec lui la nuit dernière. Je l’ai cependant rejoint de bonne heure ce matin, tandis qu’Annette jouait momentanément mon rôle parmi les députés suisses. Mon père désirait qu’on ignorât quand et avec qui j’avais quitté mon oncle et son escorte. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que je vous ai vu dans votre cachot. — Oui, vous m’avez sauvé la vie… vous m’avez rendu la liberté. — Ne me demandez pas le motif du silence que je gardai. J’agissais alors d’après la volonté d’un autre, non d’après la mienne. Votre évasion eut pour objet d’établir une communication entre les Suisses qui étaient en dehors de la forteresse et les soldats qui étaient dedans. Après la prise de La Ferette, je sus de Sigismond Biedermann qu’une troupe de bandits poursuivait votre père et vous dans le dessein de vous voler. Mon père m’avait mis à même de transformer Anne de Geierstein en une dame allemande de qualité. Je partis aussitôt, et je suis heureuse de vous avoir donné un avertissement qui a pu vous soustraire à un péril… — Mais mon père, dit Arthur, — J’ai toute raison d’espérer qu’il ne lui est pas arrivé de malheur, répondit la jeune baronne. D’autres que moi étaient jaloux de vous protéger vous et lui, le pauvre Sigismond des premiers… Et maintenant, mon ami, que ces mystères sont expliqués, il est temps que nous nous séparions, et pour jamais. — Nous séparer !… et pour jamais !… » répéta le jeune homme d’une voix semblable à un écho mourant.

« Telle est notre destinée, reprit la jeune fille ; je vous le demande, n’est-ce pas notre devoir ?… Je vous déclare que c’est le mien. Vous partirez au point du jour pour Strasbourg… et… et… nous ne nous reverrons jamais. »

Cédant à une ardente passion qu’il ne put réprimer, Arthur Philipson se jeta aux pieds de la jeune fille, dont la voix tremblante décelait clairement qu’elle était fortement émue en prononçant les dernières paroles. Elle tourna la tête pour chercher Annette ; mais Annette avait disparu à ce moment très critique, et sa maîtresse ne fut peut-être pas pour une minute ou deux fâchée de son absence.

« Levez-vous, dit-elle, Arthur… levez-vous. Vous ne devez pas vous abandonner à des sentiments qui pourraient être aussi funestes à vous-même qu’à moi. — Écoutez-moi, madame, avant que je vous dise adieu et pour jamais… On laisse toujours parler un criminel, quoiqu’il défende la plus mauvaise des causes… Je suis chevalier, fils et héritier d’un comte dont le nom est répandu en Angleterre, en France, et partout où la valeur mène à la renommée. « Hélas ! » dit-elle à demi voix, « je n’ai que trop long-temps soupçonné ce que vous me dites à présent… Levez-vous, je vous en conjure, levez-vous. — Jamais avant que vous m’ayez entendu, » répliqua le jeune homme saisissant une de ses mains qui tremblait, mais qu’elle ne fit assurément aucun effort pour retirer.. « Entendez-moi, » dit-il avec l’enthousiasme d’un premier amour qu’ont surmonté les obstacles de la timidité et de la défiance… « mon père et moi, nous sommes… je l’avoue… engagés dans une expédition très hasardeuse et très difficile : vous en apprendrez sous peu l’issue heureuse ou fatale. Si elle réussit, vous connaîtrez mon véritable caractère… Si je succombe, je puis, je veux réclamer, et je réclamerai une larme d’Anne de Geierstein. Si j’en sors vainqueur, j’aurai encore un cheval, une lance et une épée, et vous entendrez parler avec éloge de celui que vous aurez trois fois tiré d’un péril imminent — Relevez-vous… relevez-vous, » répéta la jeune fille dont les larmes commençaient à couler avec tant d’abondance qu’elles tombaient sur la tête et sur la figure de son amant tandis qu’elle cherchait à le relever. « J’en ai entendu assez… en entendre davantage serait vraiment folie pour vous et pour moi. — Encore un seul mot, ajouta le jeune homme ; tant qu’Arthur aura un cœur, il battra pour vous… tant qu’Arthur pourra manier une arme, il s’en servira et pour vous et pour votre cause. »

En ce moment Annette se précipita dans la chambre.

« Partez, partez ! s’écria-t-elle. Ital Schreckenwald est revenu du village avec de sinistres nouvelles, et, j’en ai peur, il vient de ce côté. »

Arthur s’était relevé au premier signal d’alarme.

« S’il y a du danger près de votre maîtresse, Annette, dit-il, il y a du moins un ami fidèle à son côté. »

Annette regardait la baronne avec inquiétude.

« Mais Schreckenwald, reprit-elle… Schreckenwald, l’intendant de votre père, son confident… Oh ! pensez-y bien… Je puis cacher Arthur quelque part. »

La noble fille avait déjà repris son calme : elle répliqua avec dignité : « Je n’ai rien fait pour offenser mon père. Si Schreckenwald est intendant de mon père, il est mon vassal. Je ne cacherai pas un hôte, de crainte de lui déplaire. Asseyez-vous, Arthur, et recevons cet homme… Introduis-le tout de suite, Annette, que nous sachions des nouvelles… et rappelle-lui bien que, quand il s’adresse à moi, il parle à sa maîtresse. »

Arthur reprit son siège, plus fier encore de son choix en voyant la mâle et noble énergie que déployait une femme qui venait de s’abandonner avec tant d’ardeur aux plus doux sentiments de son sexe.

Annette reprenant courage à la vue de l’intrépidité de sa maîtresse, joignit les mains et quitta l’appartement, en se disant, mais à voix basse : « Je vois qu’après tout c’est quelque chose d’être baronne, quand on peut soutenir convenablement sa dignité. Comment cet homme bourru peut-il donc m’inspirer une si grande frayeur ? »

CHAPITRE XXIII.

LE VOYAGE.

Les affaires qui, comme les esprits forts, marchent à minuit, ont en elles une nature moins commune que celles qui demandent à être traitées au jour.
Shakspeare, Henri VIII, acte v.

L’arrivée de l’intendant fut dès lors attendue hardiment par la petite réunion. Arthur, flatté en même temps qu’animé lui-même par le courage dont Anne avait donné la preuve lorsque la venue de ce personnage avait été annoncée, se hâta de réfléchir au rôle qu’il devait jouer dans la scène qui allait suivre, et résolut prudemment d’éviter toute intervention active et personnelle, jusqu’à ce que la conduite d’Anne lui montrât ce qui pourrait lui être le plus utile ou le plus agréable. Il reprit donc sa première place, mais assez loin de la table sur laquelle on leur avait servi à dîner, et il y resta déterminé à n’agir que selon la manière dont la conduite d’Anne lui prouverait la sagesse et la convenance… en même temps qu’il voila l’inquiétude la plus vive sous une apparence de ce calme respectueux que prennent les personnes de rang inférieur quand elles sont admises en présence de leurs supérieurs. Anne, de son côté, parut se préparer à une importante entrevue. Un air de dignité tranquille succéda à l’agitation qu’elle venait de montrer, et prenant en main un ouvrage de femme, elle parut aussi attendre avec sang-froid la visite qui semblait inspirer tant d’effroi à sa suivante.

On entendit dans l’escalier des pas précipités et inégaux, qui annonçaient également la promptitude et l’agitation ; la porte s’ouvrit, et Ital Schreckenwald entra.

Ce personnage, avec qui le lecteur par suite des détails donnés au vieux Phiiipson par le landamman Biederman doit avoir fait une espèce de connaissance, était un homme grand, bien fait, d’un air martial. Son costume était, comme celui des personnes d’un rang élevé à cette époque en Allemagne, plus varié en couleurs, plus tailladé, plus façonné, plus orné que les habits portés en France et en Angleterre. L’indispensable plume de faucon parait son chapeau, attachée par un médaillon d’or qui servait d’agrafe. Son pourpoint était de buffle pour servir de défense, mais garni, suivant l’expression usitée alors dans l’état de tailleur, de riches festons sur toutes les coutures ; et sur sa poitrine brillait une chaîne d’or, insigne de son rang dans la maison du comte. Il entra d’un pas précipité, l’air préoccupé et offensé, et dit un peu rudement : « Eh bien ! qu’est-ce à dire, jeune dame…. Pourquoi cela ? des étrangers dans le château à cette heure de la nuit ! »

Anne de Geierstein, quoiqu’elle eût été long-temps absente de son pays natal, n’en ignorait pas les habitudes et les usages : elle savait la manière hautaine dont tous ceux qui étaient nobles exerçaient leur autorité sur leurs dépendants. — Êtes-vous vassal d’Arnheim, Ital Schreckenwald, et parlez-vous à la dame d’Arnheim, dans son propre château, la voix haute, l’air insolent, le chapeau sur la tête même dans un appartement ? Connaissez mieux votre place, et quand vous aurez demandé pardon de votre insolence, et énoncé votre mission en termes qui conviennent à votre condition et à la mienne, je pourrai écouter ce que vous avez à dire. »

La main de Schreckenwald, en dépit de lui-même, se porta à son bonnet, et il découvrit son front hautain.

« Noble dame, » dit-il d’un ton un peu plus doux, « excusez-moi si ma précipitation est impolie, mais le péril nous presse. Les soldats du rhingrave se sont mutinés, ils ont déchiré les bannières de leur maître, et levé un étendard indépendant qu’ils appellent le drapeau de Saint-Nicolas, sous lequel ils déclarent devoir se maintenir en paix avec Dieu et en guerre avec tout le monde. Ce château ne peut leur échapper ; car ils réfléchiront que la première chose à faire est de s’emparer d’une place forte. Il faut donc nous mettre en mesure et partir aux premiers rayons du jour : pour le moment ils sont occupés avec les outres des paysans ; mais quand ils se réveilleront le matin, ils marcheront infailliblement contre ce château, et vous courriez risque de tomber entre les mains de gens qui regarderaient les terreurs du château d’Arnheim comme fictions d’un conte de fée, et riraient des prétentions de la maîtresse à l’honneur et au respect. — Est-il impossible de faire résistance ? demanda la jeune baronne. Le château est bien fortifié, et il me répugne de quitter la maison de mes pères sans rien tenter pour notre défense. — Cinq cents hommes, répliqua Schreckenwald, pourraient garder Arnheim, ses créneaux et ses tours. Avec un nombre moindre, ce serait folie que d’essayer à défendre une telle étendue de murailles ; et comment rassembler vingt soldats ? Assurément, je n’en sais rien… Maintenant donc que vous êtes instruite de ce dont il s’agit, permettez-moi, je vous prie, de congédier cet hôte… trop jeune, je pense, pour loger dans le boudoir d’une dame… et je lui indiquerai le plus court chemin pour s’éloigner du château, car nous sommes dans une position où il faut nous contenter de veiller à notre propre sûreté. — Et où vous proposez-vous d’aller ? » répliqua la baronne, continuant à maintenir, à l’égard d’Ital Schreckenwald, cet air de calme et de supériorité absolue qui excitait chez le sénéchal des marques d’impatience telles qu’on en remarque dans un fier coursier que dompte un cavalier habile.

« Je me propose d’aller à Strasbourg… c’est-à-dire, si la chose vous plaît… avec la faible escorte que je pourrai réunir d’ici à demain. J’espère que nous ne serons pas observés par les rebelles ; ou si nous tombons dans une bande de maraudeurs, je pense que nous n’aurons pas de peine à forcer le passage. — Et pourquoi préférez-vous Strasbourg comme lieu d’asile ? — Parce que j’espère que nous y rencontrerons le père de Votre Excellence, le noble comte Albert de Geierstein. — C’est bien. Vous parliez aussi, je pense, signor Philipson, de vous rendre à Strasbourg. Si la chose peut vous convenir, profitez de la protection de mon escorte jusqu’à cette ville, où vous comptez rencontrer votre père. »

On croira sans peine qu’Arthur donna avec joie son assentiment à une proposition qui devait prolonger le temps qu’ils avaient à passer ensemble, et qui pouvait, comme l’en avertissait son imagination romanesque, lui fournir l’occasion, sur une route semée de périls, de rendre quelque important service.

Ital Schreckenwald essaya quelques remontrances.

« Madame ! madame ! » dit-il avec des marques d’impatience.

« Reprenez haleine et donnez-vous le temps, Schreckenwald, vous serez alors plus capable de vous exprimer nettement et avec le respect convenable. »

L’impatient vassal murmura un jurement entre ses dents, et répondit avec une politesse forcée : « Permettez-moi de vous répéter que notre situation exige que nous ne nous chargions de veiller à personne qu’à vous-même. Nous serons déjà assez peu pour vous défendre, et je ne puis permettre à un étranger de voyager avec nous. — Si Je concevais, dit Arthur, que je dusse être un embarras inutile à la retraite de cette noble jeune dame, tous les trésors du monde, seigneur écuyer, ne me feraient pas accepter son offre. Mais je ne suis ni une femme ni un enfant… je suis homme fait, et disposé à prendre avec courage la défense de votre maîtresse. — Si nous ne devons contester ni votre valeur ni votre adresse, jeune homme, répliqua Schreckenwald, qui nous répondra de votre fidélité ? — Il serait dangereux, dit Arthur, de m’adresser ailleurs une pareille question. »

Mais Anne s’interposa entre eux : « Il faut, dit-elle, aller prendre du repos, et nous tenir prêts à être réveillés, peut-être le serons-nous avant la pointe du jour. Schneckenwald, je vous confie le soin de veiller convenablement et de placer des sentinelles… Vous avez assez d’hommes, pour cela du moins… Maintenant, écoutez-moi et ne l’oubliez pas : c’est mon désir et ma volonté que ce jeune homme soit logé dans le château pour cette nuit, et qu’il fasse demain route avec nous. Je répondrai de ma conduite à mon père, et votre rôle consiste seulement à exécuter mes ordres. J’ai long-temps eu l’occasion de connaître et cet étranger et son père, qui furent tous deux hôtes de mon oncle le landamman. Durant la route, vous tiendrez ce jeune homme à côté de vous, et vous le traiterez avec autant de politesse que vous le permettra votre caractère grossier. »

Ital Schreckenwald annonça qu’il obéirait par un regard plein d’une amertume qu’il serait impossible de décrire. Il exprimait le dépit, la mortification, l’orgueil humilié et une soumission involontaire. Il se résigna néanmoins, et conduisit le jeune Philipson dans une chambre décente où se trouvait un lit que la fatigue et l’agitation de la journée précédente lui rendirent très agréable.

Malgré l’ardeur avec laquelle Arthur attendait le lever de l’aurore, son sommeil profond, fruit de la fatigue, le retint jusqu’à l’instant où l’orient commença à rougir, quand la voix de Schreckenwald lui cria : « Holà ! seigneur anglais, levez-vous donc, si vous voulez tenir vos belles promesses. Il est temps de monter en selle, et nous n’attendrons pas les traînards. »

Arthur se jeta en bas de son lit et fut prêt en un instant : il n’oublia point de mettre sa cotte de mailles, et de prendre les armes qui semblaient le plus propres à l’empêcher d’être inutile dans l’escorte. Il se hâta ensuite de descendre à l’écurie pour préparer son cheval. Se dirigeant donc vers l’étage inférieur qui s’étendait sous les corps principaux du vaste bâtiment, il errait dans l’incertitude du chemin qu’il devait suivre, lorsque la voix d’Annette Veilchen se fit doucement entendre : « Par ici, signor Philipson ; je voudrais vous parler. »

La jeune Suissesse lui indiqua en même temps une petite chambre où il la trouva seule.

« N’avez-vous pas été surpris, dit-elle, de voir madame exercer un tel empire sur Ital Schreckenwald, qui inspire tant de crainte à tout le monde avec ses farouches regards et ses dures paroles. Mais l’air de commandant paraît lui être si naturel, qu’au lieu d’être baronne, elle aurait bien pu être impératrice. Cela doit tenir de la naissance, après tout, je crois, car j’ai essayé la nuit dernière de prendre un air imposant à la manière de ma maîtresse, et, vous l’imagineriez-vous, la brute de Schreckenwald m’a menacée de me jeter par la fenêtre ? Mais si jamais je revois Louis Sprenger, je saurai s’il y a de la force dans un bras suisse et de la vertu dans un gourdin helvétique… Mais je reste là à bavarder, et madame souhaite vous voir une minute avant de monter à cheval. — Votre dame ? » dit Arthur en tressaillant ; « pourquoi avez-vous perdu un moment ?… pourquoi ne me l’avoir pas dit ? » — Parce que j’étais seulement chargée de vous faire attendre ici jusqu’à ce qu’elle vînt… et la voici. »

Anne de Geierstein entra en costume complet de voyage.

Annette, toujours disposée à faire pour les autres ce qu’elle aurait voulu qu’on fît pour elle, allait quitter l’appartement, lorsque sa maîtresse, qui avait probablement arrêté d’avance ce qu’elle devait dire, lui commanda positivement de rester. — Je suis sûre, dit-elle, que le signor Philipson comprendra bien les sentiments d’hospitalité… je dirai même d’amitié… qui m’ont empêchée de souffrir qu’on l’expulsât de mon château la nuit dernière, et qui m’ont déterminée ce matin à lui permettre de m’accompagner sur la périlleuse route de Strasbourg. À la porte de cette ville nous nous quitterons, moi, pour rejoindre mon père, vous, pour vous placer sous la direction du vôtre. De ce moment finira toute relation entre nous, et nos souvenirs devront être comme les pensées que nous donnons à nos amis morts. — Tendres souvenirs, » dit Arthur avec passion, « plus chers à mon cœur que tout ce qui nous reste sur la terre ! — Pas un mot sur ce ton, » répliqua la jeune fille : « avec la nuit doivent se dissiper les illusions, et la raison doit s’éveiller avec le jour. Un mot encore… ne m’adressez pas la parole en route ; vous pourriez en le faisant m’exposer moi à des mortifications et des soupçons insultants, vous-même à des querelles et à des dangers… Adieu ! nos gens sont prêts à monter à cheval. »

Elle quitta l’appartement, où Arthur demeura un instant tout-à-fait interdit de chagrin et de désappointement. La patience, la faveur même avec laquelle Anne de Geierstein avait, le soir précédent, écouté sa déclaration, ne l’avaient pas préparé à la retenue sévère qu’elle venait de lui montrer. Il ignorait que les nobles filles, si le sentiment ou la passion a pu les faire un instant dévier du strict sentier des principes et du devoir, s’efforcent d’expier leur faute en y rentrant aussitôt et en s’attachant à suivre avec exactitude le chemin qu’elles ont momentanément abandonné. Il regardait tristement Annette qui, de même qu’elle était entrée avant Anne dans la chambre, prit la liberté d’y rester une minute après son départ ; mais il ne lisait aucune consolation dans les yeux de la confidente, qui paraissait aussi déconcertée que lui-même.

« Je ne puis imaginer ce qui lui est arrivé, dit Annette ; envers moi elle est bonne comme toujours, mais envers les autres personnes elle fait la comtesse et la baronne on ne peut mieux : et voilà maintenant qu’elle commence à tyranniser ses propres sentiments… et… si c’est le propre de la grandeur, Annette Veilchen souhaite de rester toujours une pauvre fille suisse : elle est maîtresse de sa liberté ; elle peut parler à son amant lorsqu’il lui plaît, pourvu que la religion et la modestie qui convient à une vierge ne souffrent pas dans la conversation. Oh ! une seule marguerite entrelacée avec contentement dans les cheveux vaut mieux que toutes les opales de l’Inde, si elles nous forcent à tourmenter et nous-mêmes et les autres, si elles nous empêchent de dire nos pensées, lorsque le cœur aime à s’ouvrir. Mais ne craignez rien, Arthur ; car si elle a la cruauté de songer à vous oublier, vous pouvez compter au moins sur une amie qui, tant qu’elle aura une langue, et Anne des oreilles, la mettra dans l’impossibilité de le faire. »

En parlant ainsi, Annette disparut, après avoir indiqué à Philipson le passage qui le conduirait dans la cour basse du château. Là était son coursier prêt parmi une vingtaine d’autres ; douze d’entre eux étaient équipés de selles de guerre et de fronteaux à l’épreuve, destinés à l’usage d’autant de cavaliers, vassaux de la famille d’Arnheim, que les efforts du sénéchal étaient parvenus à rassembler eu toute hâte ; deux palefrois, assez remarquables par l’élégance de leur harnais, attendaient Anne et sa suivante favorite. Les autres domestiques, qui presque tous étaient des femmes et de jeunes garçons, avaient des chevaux inférieurs. Au signal donné, les hommes d’armes prirent leurs lances et mirent le pied dans l’étrier, attendant que les femmes et les domestiques fussent montés et rangés en ordre : ils se mirent alors en selle et commencèrent leur marche, mais lentement et avec beaucoup de précaution. Schreckenwald conduisait l’avant-garde ayant Arthur Philipson à son côté. Anne et sa soubrette occupaient le centre de la petite troupe, suivies des pacifiques serviteurs, tandis que deux ou trois cavaliers expérimentés formaient l’arrière-garde avec ordre d’empêcher soigneusement toute surprise.

Quand on se fut mis en mouvement, la première chose qui étonna Arthur fut que les pieds des chevaux ne produisaient plus ce bruit aigu et sonore qu’occasionne le choc du fer sur les cailloux ; et comme le jour augmentait, il put remarquer que les sabots et les fers de chaque animal, le sien compris, avaient été soigneusement enveloppés d’une quantité suffisante de laine pour empêcher le bruit ordinaire qui accompagne leur marche. C’était une singulière chose que de voir le petit corps de cavalerie descendre la route pierreuse qui conduisait au château, sans entendre retentir ces sons que nous sommes habitués à considérer comme inséparables de la marche d’un cheval, et leur absence semblait donner une apparence particulière et surnaturelle à la cavalcade.

Ils parcoururent de la sorte le sentier tortueux qui menait du château d’Arnheim au village voisin, et ce village, suivant l’ancienne coutume féodale, était tellement près de la forteresse, que les habitants, lorsque le seigneur les appelait, pouvaient aussitôt accourir à sa défense ; mais il était occupé pour le moment par des personnes d’un autre genre, par les soldats révoltés du rhingrave. Quand les fugitifs venant d’Arnheim arrivèrent à l’entrée du village, Schreckenwald d’un signe ordonna qu’on fît halte, et fut aussitôt obéi par les gens de la suite. Il courut alors lui-même en avant pour reconnaître les lieux, accompagné d’Arthur Philipson seulement, tous deux n’avançant qu’avec fermeté et précaution. Le plus profond silence régnait dans les rues désertes ; on voyait çà et là un soldat qui semblait avoir été mis en faction ; mais toutes les sentinelles étaient endormies.

« Les braves rebelles ! dit Schreckenwald, ils montent là une belle garde de nuit ! Oh ! que je les réveillerais joliment, s’il ne s’agissait pas avant tout de protéger cette jeune entêtée… Attendez-moi ici, étranger, tandis que je retourne vers nos camarades et que je les ramènerai… il n’y a point de danger. »

À ces mots, Schreckenwald laissa Arthur, qui seul dans la rue d’un village plein de bandits, seulement plongés dans une insensibilité passagère, n’avait aucune raison de trouver sa position très agréable. Le refrain d’une chanson de table que quelque riboteur répétait en dormant, ou le grognement de quelque chien du village, semblait un signal auquel une centaine de brigands allaient s’élancer sur lui. Mais dans l’espace de deux ou trois minutes, la cavalcade silencieuse, conduite par Ital Schreckenwald, le rejoignit, et suivant son chef observa la plus grande précaution pour ne pas donner l’alarme. Tout alla bien jusqu’à ce qu’ils eussent gagné le bout du village où, bien que l’homme à la peau d’ours[27] qui était de faction fût tout aussi ivre que ses camarades, un énorme chien couché à côté de lui se montra plus vigilant. Lorsque la petite troupe approcha, l’animal poussa un féroce hurlement, assez retentissant pour rompre le sommeil des sept Dormants[28], et qui en effet réveilla son maître. Le soldat saisit sa carabine et tira, sans trop savoir où ni pour quelle raison. Cependant la balle frappa le cheval d’Arthur, et comme l’animal tombait, la sentinelle se précipita en avant pour tuer ou faire prisonnier le cavalier.

« Marchez ! marchez ! hommes d’Arnheim ! ne songez qu’à la sûreté de votre jeune maîtresse ! » s’écria le chef de la bande.

« Arrêtez, je vous l’ordonne ; secourez l’étranger, sur votre vie ! » répliqua Anne, dont la voix ordinairement faible et douce retentit alors aux oreilles des gens qui l’entouraient, comme un clairon d’argent. « Et je ne bougerai pas avant qu’il soit secouru. »

Schreckenwald avait déjà lancé son cheval pour fuir ; mais s’apercevant de la répugnance d’Anne à le suivre, il revint sur ses pas, et saisissant un cheval qui, bridé et sellé, se trouvait attaché à un piquet près de lui, il jeta la bride à Arthur Philipson ; et poussant son propre coursier en même temps entre l’Anglais et le soldat il força celui-ci, qui tenait Arthur, à lâcher prise. En un clin d’œil, Philipson était remonté, et aussitôt empoignant une hache d’armes qui était suspendue à un arçon de la selle de son nouveau coursier, il terrassa la sentinelle chancelante qui cherchait encore à le saisir. Toute la troupe s’éloigna alors au galop, car l’alarme avait commencé à devenir générale dans le village. On voyait quelques soldats sortir de leurs quartiers, et d’autres commençaient à monter à cheval. Avant que Schreckenwald et sa troupe fussent éloignés d’un mille, ils entendirent plus d’une fois le son des cornets ; et quand ils arrivèrent au sommet d’une éminence qui dominait le village, leur chef, qui durant la retraite s’était placé à l’arrière-garde, fit halte pour reconnaître l’ennemi qu’ils avaient laissé derrière eux. Ce n’était que bruit et confusion dans la rue, mais il ne paraissait pas qu’on voulût poursuivre ; de sorte que Schreckenwald suivit sa route le long du fleuve, avec vitesse sans doute, mais cependant avec assez de lenteur pour ne pas fatiguer le plus mauvais cheval de la troupe.

Quand ils eurent marché deux heures et plus, la confiance de leur chef s’accrut au point qu’il se hasarda à ordonner une halte au bord d’un joli bois qui servait à cacher leur petit nombre, tandis que cavaliers et chevaux prenaient quelques rafraîchissements, grâce au soin qu’on avait eu d’apporter du fourrage et des provisions. Ital Schreckenwald, après avoir conféré un instant avec la baronne, continua à traiter leur compagnon de voyage avec une sorte de politesse bourrue, il l’invita à partager son propre repas qui, à vrai dire, différait peu de celui qui était servi aux autres personnes, mais qui fut assaisonné d’un verre de vin d’un crû plus choisi.

« À Votre santé, frère, dit-il ; si vous racontez fidèlement l’histoire de ce jour, vous avouerez que j’ai agi envers vous en bon camarade il y a deux heures, lorsque nous traversions le village d’Arnheim. — Je ne le nierai pas, beau sire, répondit Philipson, et je vous remercie de votre assistance qui est venue bien à temps, soit qu’elle eût pour motif un ordre de votre maîtresse, soit qu’elle doive être attribuée à votre bienveillance. — Oh ! oh ! mon ami, » répliqua Schreckenwald en riant, « vous êtes philosophe, puisque vous argumentez lors même que votre cheval s’abat sous vous ! et qu’un homme à la peau d’ours brandit son épée sur votre gorge… Eh bien, puisque votre sagacité a fait cette découverte, il est bon que vous sachiez que je n’aurais pas eu beaucoup de scrupule à sacrifier vingt jeunes blancs-becs comme vous, plutôt que de laisser la jeune baronne courir le moindre danger. — La convenance de ce sentiment, dit Philipson, est si exacte et si incontestable que j’y souscris, bien qu’il soit énoncé d’une façon assez impolie à mon égard. »

En répliquant ainsi, le jeune homme, provoqué par l’insolence des manières de Schreckenwald, éleva un peu la voix. La circonstance ne manqua point d’être remarquée, car en un instant Annette Veilchen se présenta devant eux pour leur transmettre l’ordre de sa maîtresse, et cet ordre était de parler bas, ou plutôt de se taire tout-à-fait.

« Dites à votre maîtresse que je suis muet, dit Philipson. — Notre maîtresse la baronne dit, » continua Annette, en appuyant avec emphase sur ce titre, auquel commençait à s’attacher, dans son esprit, une influence magique… « la baronne, disais-je, prétend que le silence importe à notre sûreté ; car il serait fort dangereux d’attirer sur notre petite troupe l’attention des voyageurs qui peuvent passer sur la route pendant cette halte nécessaire : ainsi donc, messieurs, la baronne vous requiert de continuer l’exercice de vos mâchoires aussi vite que possible, et de vous abstenir de celui de vos langues, jusqu’à ce que notre position devienne moins hasardeuse. — Madame est sage, répondit Ital Schreckenwald, et sa soubrette est rusée. Je bois, mademoiselle Annette, cette coupe de rudersheimer à la continuation de sa sagacité et de votre aimable enjouement de caractère. Vous plairait-il, ma jolie demoiselle, de me faire raison avec cette généreuse liqueur ? — Arrière, sac à vin allemand !… arrière, buveur éternel !… Entendîtes-vous jamais parier d’une fille modeste buvant du vin avant d’avoir dîné ? — Demeure donc sans la généreuse inspiration de cette liqueur, répliqua l’Allemand ; et nourris ta veine satirique de ce cidre acide ou d’aigre petit-lait… »

Lorsqu’elle se fut quelque temps reposée, la petite troupe monta à cheval, et déploya tant de célérité qu’elle arriva bien avant midi à la ville fortifiée de Kehl, située en face de Strasbourg, sur la rive droite du Rhin.

Il appartient aux antiquaires locaux de découvrir si les voyageurs passèrent de Kehl à Strasbourg par le célèbre pont de bateaux qui maintenant établit une communication entre les deux rives du fleuve, ou s’ils furent transportés sur l’autre bord par tout autre moyen. Il nous suffira de dire qu’ils traversèrent le Rhin sans malheur, et, lorsqu’ils eurent mis pied à terre, la baronne, soit qu’elle craignît qu’Arthur n’oubliât la recommandation qui lui avait été faite de la quitter en ce lieu, soit qu’elle pensât que le jeune Anglais dût avoir quelque chose à lui dire au moment de leur séparation, la baronne, avant de remonter à cheval, se rapprocha d’Arthur Philipson, qui ne devinait que trop bien ce qu’elle avait à lui annoncer.

« Cher étranger, dit-elle, il faut maintenant que je vous dise adieu ; mais d’abord permettez-moi de vous demander si vous savez où vous retrouverez votre père ? — À l’auberge du Cerf-Volant, » répondit Arthur d’un air abattu ; « mais où est située cette auberge dans une si grande ville ?… je n’en sais rien. — Connaissez-vous l’endroit en question, Ital Schreckenwald ? — Moi, jeune dame ?… non… Je ne connais ni Strasbourg ni ses auberges. Je pense que la plupart de nos gens sont aussi ignorants que moi. — Vous parlez allemand, ainsi qu’eux, je suppose, répliqua la baronne sèchement, et vous pouvez prendre des informations plus facilement qu’un étranger. Allez, monsieur, et n’oubliez pas que l’humanité envers les étrangers est un devoir de religion. »

Avec ce haussement d’épaules qui annonce qu’un ordre ne plaît pas, Ital alla prendre des renseignements, et son absence, si courte qu’elle fût, permit à Anne de dire à demi-voix : « Adieu !… adieu ! acceptez ce gage d’amitié, et portez-le pour l’amour de moi. Puissiez-vous être heureux ! »

Ses doigts délicats lui glissèrent dans la main une très petite boîte. Il se tourna pour la remercier, mais elle était déjà à quelque distance, et Schreckenwald, qui l’avait remplacée à côté de lui, dit avec sa rude voix : « Allons, seigneur écuyer, j’ai découvert le lieu de votre rendez-vous, et je n’ai pas beaucoup de temps à vous donner comme gentilhomme introducteur. »

Il se mit alors en marche, et Philipson monté sur son cheval de guerre le suivit en silence jusqu’à l’endroit où une large rue joignait ou plutôt traversait celle qui venait du quai où ils avaient débarqué.

« Vous voyez d’ici flotter le Cerf-Volant, « dit Ital en montrant du doigt une immense enseigne qui, entourée d’un grand cadre de bois, traversait presque toute la largeur de la rue ; « il vous serait maintenant impossible de perdre votre chemin avec un tel guide devant vos yeux. »

En parlant ainsi, il détourna son cheval sans plus d’adieux, et s’en alla rejoindre sa maîtresse et les gens de sa troupe.

Les yeux de Philipson restèrent un instant fixés sur le petit groupe, mais bientôt rappelé au sentiment de sa situation par le souvenir de son père, il fit avancer son superbe coursier et gagna l’hôtellerie du Cerf-Volant.

CHAPITRE XXIV.

LA MENDIANTE.

… J’étais, je dois l’avouer, reine de la belle Albion aux jours de l’antique âge d’or ; mais maintenant le malheur m’a dépouillée de ce titre, et m’a précipitée avec déshonneur dans la poussière, où il faut que je m’humilie devant l’infortune, et me soumette à mon triste sort.
Shakspeare, Henri VI, partie iii.

L’hôtellerie du Cerf-Volant, à Strasbourg, était, comme toutes les auberges de l’empire à cette époque, dirigée avec la même inattention impolie pour tous les besoins et les commodités des voyageurs, que celle de John Mengs. Mais l’air jeune et bon d’Arthur Philipson, circonstance qui manque rarement ou jamais de produire quelque effet lorsque le beau sexe est de la partie, détermina une jeune personne, courte de taille, potelée, aux joues à fossettes, aux yeux bleus, à la peau blanche, fille de l’hôte du Cerf-Volant, lequel était lui-même un gros vieillard cloué sur le fauteuil de chêne du stube, à se comporter à l’égard du jeune Anglais avec une sorte de complaisance qui, dans la race privilégiée à laquelle elle appartenait, était une espèce de dégradation. Elle mit non seulement ses minces brodequins et ses jolis pieds en danger d’être salis en traversant la cour, afin de montrer au voyageur une écurie non encore occupée, mais aussi lorsqu’Arthur lui demanda des nouvelles de son père, elle eut la condescendance de se rappeler qu’un hôte semblable à celui qu’il dépeignait était venu loger dans la maison la nuit dernière, et avait dit qu’il s’attendait à y rencontrer un jeune homme, son compagnon de voyage.

« Je vais vous l’envoyer, mon beau monsieur, » dit la jeune fille avec un sourire qui, si les choses de ce genre sont d’autant plus dignes d’être appréciées qu’elles sont plus rares, devait être sans doute inappréciable.

Elle ne manqua point de parole : au bout de quelques instants, le vieux Philipson entra dans l’écurie et serra son fils dans ses bras.

« Mon fils !… mon cher fils ! » s’écria l’Anglais, son stoïcisme habituel ne tenant plus contre le sentiment naturel et la tendresse paternelle… « bienvenu dans un instant de doute et de danger… et mieux venu que jamais dans un moment où se concentre la véritable crise de notre destinée. Dans peu d’heures je saurai ce que nous pouvons attendre du duc de Bourgogne… Avez-vous le gage ? »

La main d’Arthur chercha d’abord celui qui était le plus près de son cœur dans le sens littéral aussi bien qu’allégorique, savoir la petite cassette qu’Anne lui avait donnée en partant. Mais il se rappela aussitôt et présenta à son père le paquet qui avait été si étrangement perdu et retrouvé à La Ferette.

« Il a couru de grands risques, depuis que vous l’avez vu, dit-il à son père, et j’en ai couru aussi. J’ai reçu l’hospitalité la nuit dernière dans un château, et j’ai vu ce matin dans le voisinage un corps de lansquenets qui commençait à se mutiner pour obtenir sa paie. Les habitants du château ont pris la fuite pour échapper à leurs violences ; et comme nous passions devant leurs quartiers à la pointe du jour, un homme à la peau d’ours, qui était ivre, a tué mon pauvre cheval d’une balle, et j’ai été forcé, par manière d’échange, de prendre ce pesant animal flamand, avec sa selle d’acier et son lourd chanfrein. — Notre route est hérissée de périls, répliqua le père. J’en ai eu aussi ma part, car j’ai couru un grand danger dans une hôtellerie où je me suis arrêté la nuit dernière (il ne précisa point la nature du danger) ; mais j’en suis parti ce matin, et je suis arrivé ici en sûreté ; j’ai enfin cependant obtenu une escorte sûre pour me conduire au camp du duc près Dijon, et j’espère avoir une audience de lui ce soir. Alors si notre dernier espoir s’évanouit, nous gagnerons le port de Marseille, nous ferons voile vers Candie ou vers Rhodes, et nous consacrerons notre vie à la défense de la chrétienté, puisque nous ne pouvons plus combattre pour l’Angleterre. »

Arthur écouta sans répliquer ces paroles de mauvais augure ; mais elles n’en tombèrent pas moins mortellement sur son cœur, comme la sentence du juge qui sépare un criminel de la société et de toutes ses jouissances pour le condamner à une prison perpétuelle. Au même instant, les cloches de la cathédrale se mirent à sonner, et rappelèrent au vieux Philipson que son devoir était d’entendre la messe qui se disait à toute heure dans l’une ou l’autre des chapelles séparées dépendant de ce magnifique édifice. Son fils le suivit par obéissance à sa volonté.

En approchant de la porte de cette superbe cathédrale, les voyageurs la trouvèrent obstruée, comme c’est l’usage dans les pays catholiques, par une multitude de mendiants des deux sexes qui encombraient l’entrée pour donner aux fidèles une occasion de faire l’aumône, et de remplir ainsi un devoir si positivement prescrit comme une principale observance de l’Église. Les Anglais se débarrassèrent de leur importunité en distribuant, comme l’on fait en pareil cas, quelques petites pièces de monnaie à ceux qui paraissaient être les plus nécessiteux ou mériter le plus leur charité. Une grande femme se tenait sur les dernières marches près de la porte, et tendit la main au vieux Philipson qui, frappé de son extérieur, remplaça par une pièce d’argent les petites monnaies qu’il avait distribuées aux autres.

« C’est une merveille ! » dit-elle en anglais, mais d’un ton à n’être entendue que de lui seul, quoique son fils aussi pût saisir le son et le sens des mots qu’elle prononçait… « oui, c’est un miracle !… Un Anglais possède encore une pièce d’argent et ne craint pas d’en faire aumône à un pauvre ! »

Arthur remarqua que son père tressaillit un peu à cette voix ou à ces paroles, qui parurent même à ses oreilles dépasser de beaucoup la portée des observations d’une mendiante ordinaire. Mais après un regard jeté sur la femme qui avait ainsi parlé, son père passa outre et entra dans la grande nef de l’église, où il ne s’occupa bientôt plus que de la solennelle cérémonie de la messe que disait un prêtre à l’autel d’une chapelle séparée du corps principal du superbe édifice, et dédiée, comme semblait l’annoncer l’image placée au dessus de l’autel, à saint George, ce saint militaire, dont l’histoire véritable est si obscure, quoique la légende populaire l’ait rendu l’objet d’une vénération particulière durant les âges féodaux. La cérémonie commença et finit avec toutes les formes accoutumées ; le prêtre officiant se retira avec ses acolytes ; et quoique quelques uns des fidèles peu nombreux qui avaient assisté au saint sacrifice restassent à dire leur chapelet et à s’acquitter de leurs dévotions privées, la plus grande partie quitta la chapelle pour en visiter d’autres ou pour aller vaquer aux affaires du monde.

Mais Arthur Philipson remarqua que, tandis qu’ils s’éloignaient tous les uns après les autres, la grande femme qui avait reçu l’aumône de son père demeurait toujours agenouillée près de l’autel, et il fut encore plus surpris de voir son père lui-même, qui (et il avait de bonnes raisons pour le croire) ne désirait passer à l’église que le temps nécessaire pour remplir exactement ses devoirs de dévotion, restait aussi à genoux, les yeux fixés sur la dévote au long voile, car son costume annonçait qu’elle était dévote, comme si ses propres mouvements dussent être réglés par les siens. Mais nulle idée ne se présentait à l’esprit d’Arthur qui pût lui permettre de faire la moindre conjecture sur les motifs de son père… Il savait seulement qu’il était engagé dans une négociation critique et dangereuse, susceptible d’être arrêtée ou interrompue sur différents points ; et que les soupçons politiques étaient si généralement éveillés en France, en Italie et en Flandre, que les agents les plus importants étaient souvent obligés de prendre les déguisements les plus impénétrables pour se glisser sans soupçon dans les pays où leurs services étaient jugés nécessaires. Louis XI, en particulier, dont la singulière politique semblait, pour ainsi dire, donner un caractère propre au siècle où il vivait, était bien connu pour avoir déguisé ses principaux émissaires et envoyés sous les costumes fictifs de moines mendiants, de ménestrels, d’égyptiens et d’autres vagabonds privilégiés de la basse classe.

Arthur conclut donc qu’il n’était pas improbable que cette femme fût, comme eux-mêmes, de plus d’importance que ne l’annonçaient ses vêtements ; et il résolut d’observer la conduite de son père à son égard, et de régler ses propres actions en conséquence. Une cloche annonça enfin que la messe allait être célébrée avec plus d’éclat sur le maître-autel même de la cathédrale, et le son de cette cloche fit sortir de la chapelle isolée de Saint-George le peu de fidèles qui étaient restés devant l’image du saint guerrier, à l’exception d’Arthur et de son père, ainsi que de la pénitente qui était agenouillée vis-à-vis d’eux. Quand la dernière personne se fut retirée, la femme se leva et s’avança vers le vieux Philipson qui, croisant les bras sur sa poitrine et baissant la tête dans une attitude d’obéissance que son fils ne lui avait jamais vu prendre, sembla plutôt attendre ce qu’elle avait à dire que se préparer à parler lui-même.

Il y eut une pause. Quatre lampes allumées devant l’autel du saint jetaient une pâle lumière sur son armure et son coursier : il était représente au moment où il transperçait avec sa lance le dragon terrassé, dont les ailes étendues et le cou contourné étaient en partie éclairés, par la lueur des lampes. Le reste de la chapelle recevait un faible éclat du soleil d’automne qui ne se frayait qu’à grand’peine un passage à travers les châssis de plomb d’une petite fenêtre en ogive, seule ouverture par laquelle l’air pût pénétrer ; les rayons tombaient, douteux et décolorés et conservant les différentes couleurs des verres qu’ils traversaient, sur les formes imposantes de cette femme, quoique abattue et inclinée par l’âge, sur la figure du père mélancolique et inquiet, sur celle du fils enfin qui, avec le vif intérêt propre à la jeunesse, soupçonnait et conjecturait les conséquences extraordinaires d’une si singulière entrevue.

Enfin la femme s’approcha du même côté de l’autel qu’Arthur et son père, comme pour être comprise plus facilement sans être obligée d’élever davantage la voix lente et solennelle qu’elle avait déjà fait entendre.

« Adorez-vous ici, dit-elle, le saint George de Bourgogne, ou le saint George de la joyeuse Angleterre, la fleur de la chevalerie ? — Je révère, » répondit Philipson en croisant avec humilité les bras sur la poitrine, « le saint auquel cette chapelle est dédiée, et le Dieu près de qui j’espère sa sainte intercession, soit ici soit dans mon pays natal. — Ainsi… vous, répliqua la femme, vous-même, vous avez pu oublier… vous, vous-même qui étiez au nombre de ceux qu’on regardait comme le miroir de la chevalerie… vous avez pu oublier que vous avez prié Dieu dans la royale église de Windsor… que vous y avez plié un genou orné de la Jarretière, alors que des princes et des rois s’agenouillaient autour de vous… vous avez pu l’oublier ! et vous faites vos prières devant un autel étranger, sans que votre cœur soit aucunement troublé par la pensée de ce que vous fûtes !… vous demandez, comme quelque pauvre paysan, le pain et la vie pour le jour qui s’écoule. — Madame, répliqua Philipson, aux jours de ma plus grande prospérité, je n’étais devant l’Être auquel mes prières s’adressaient que comme un ver dans la poussière… À ses yeux, je ne suis maintenant ni plus ni moins, si dégradé que je puisse être dans l’opinion des reptiles, mes semblables. — Comment peux-tu penser ainsi ? répliqua la dévote ; et pourtant il est heureux pour toi que tu le puisses ; mais quels ont été tes malheurs en comparaison des miens ?

Elle porta la main à son front, et sembla un moment accablée par de pénibles souvenirs.

Arthur se rapprocha de son père, et lui demanda d’un ton d’intérêt qu’il ne put réprimer : « Père, quelle est cette dame ? est-ce ma mère ? — Non, mon fils, répondit Philipson ; silence, au nom de tout ce qui vous est cher et sacré ! »

Cependant l’inconnue entendit et la question et la réponse, quoique faites à voix basse.

« Oui, dit-elle, oui, jeune homme… je suis… je devrais dire que je fus… votre mère… la mère, la protectrice de tout ce qui fut noble en Angleterre… je suis Marguerite d’Anjou. »

Arthur tomba à deux genoux devant l’intrépide veuve de Henri VI, qui soutint si long-temps et dans des circonstances si désespérées, par un courage inébranlable et par une profonde politique, la cause chancelante de son faible mari ; et qui, si elle abusa parfois de la victoire avec cruauté et par vengeance, avait en partie expié ses torts par la fermeté indomptable dont elle avait donné des preuves en supportant les plus rudes coups de l’adversité. Arthur avait été lui-même élevé dans un dévoûment absolu à la famille des Lancastre, alors détrônée, dont son père était un des soutiens les plus distingués ; et ses anciens faits d’armes qui, quoique malheureux, n’avaient été ni sans gloire ni sans éclat, avaient été accomplis en combattant pour leur cause avec un enthousiasme appartenant à son âge et à son éducation. Il jeta au même instant son bonnet sur le pavé, et s’agenouilla aux pieds de son infortunée souveraine.

Marguerite écarta le voile qui cachait ses traits nobles et majestueux ; et alors même… quoique des torrents de larmes eussent creusé ses joues… quoique les soucis, les désappointements, les chagrins domestiques et l’orgueil humilié eussent éteint le feu de ses yeux et diminué la dignité si douce de son front… alors même ils montraient des traces de cette beauté qui avait été jadis sans pareille en Europe. L’apathie qui, à la suite d’une infinité de malheurs et d’espérances déçues, s’était emparée de l’âme de la malheureuse reine, se dissipa un moment à la vue de l’enthousiasme du beau jeune homme. Elle lui abandonna une de ses mains qu’il couvrit de larmes et de baisers, tandis que de l’autre elle écartait avec une tendresse maternelle les longs cheveux bouclés d’Arthur, qu’elle s’efforçait de relever de l’humble posture qu’il avait prise. Cependant son père avait fermé la porte de la chapelle et s’y était adossé, s’écartant ainsi lui-même du groupe, comme pour empêcher qu’aucun étranger n’entrât pendant cette scène extraordinaire.

« Et tu es donc, » dit Marguerite d’une voix où la tendresse de femme luttait étrangement avec l’orgueil naturel du rang, et avec l’indifférence calme, stoïque, produite par l’excès de ses infortunes personnelles ; « tu es donc, beau jeune homme, le dernier rejeton de la noble tige dont tant et de si beaux rameaux sont tombés dans notre malheureuse cause ! Hélas ! hélas ! que puis-je faire pour toi ? Marguerite n’a plus même une bénédiction à donner : si bizarre est sa destinée, que ses bénédictions se changent en anathèmes, et qu’elle n’a qu’à vous regarder, qu’à vous souhaiter du bien, pour assurer votre ruine prompte et complète. Moi… j’ai été l’arbre vénéneux dont l’influence fatale a ruiné et détruit toutes les belles plantes qui s’élevaient à côté et autour de moi ; et, après avoir donné la mort à tout le monde, je ne puis la trouver pour moi-même ! — Noble et royale dame, dit le vieil Anglais, que votre auguste courage, qui a résisté à tant de malheurs, ne se laisse point abattre maintenant qu’ils sont passés, et qu’au moins il arrive des temps plus heureux pour vous et pour l’Angleterre. — Pour l’Angleterre, pour moi, noble Oxford ! » répliqua cette reine veuve et abandonnée… « Si le soleil de demain pouvait me replacer sur le trône d’Angleterre, pourrait-il me restituer ce que j’ai perdu ? Je ne parle ni de richesse ni de puissance… elles ne sont rien en comparaison… Je ne parle pas de cette armée de nobles amis qui eut péri pour ma défense et pour celle des miens… les Sommerset, les Parug, les Stafford, les Clifford… ils ont acquis une haute célébrité, ils ont trouvé place dans les annales de leur pays… Je ne parle pas de mon époux : il a échangé le sort d’un saint militant sur la terre contre celui d’un saint rayonnant de gloire dans le ciel… Mais, ô Oxford ! mon fils !… mon Édouard !… m’est-il possible de regarder ce jeune homme sans me rappeler que la comtesse et moi nous mîmes au monde la même nuit deux beaux enfants ? Combien souvent nous sommes-nous efforcées de prévoir leur fortune future, et de nous persuader que la même constellation qui présida à leur naissance influerait dans la suite sur leur vie, et les conduirait par une route unie et facile jusqu’à ce qu’ils atteignissent un bonheur et une réputation à eux prédestinés. Hélas ! ton Arthur vit ; mais mon Édouard, né sous les mêmes auspices, remplit une tombe sanglante ! »

Elle s’enveloppa la tête dans son manteau comme pour étouffer les plaintes et les sanglots que lui arrachait l’affection maternelle à ces déchirants souvenirs. Philipson, ou le comte d’Oxford exilé, comme nous pouvons l’appeler à présent, remarquable dans ces époques de changement par la constance avec laquelle il était toujours resté fidèle à la maison de Lancastre, vit combien il était imprudent à sa souveraine de s’abandonner ainsi à sa faiblesse.

« Reine, dit-il, le voyage de la vie est comme celui d’une journée d’hiver, et le temps marqué pour sa durée passera rapidement, que nous le sachions mettre à profit ou non. Ma souveraine est, je l’espère, trop maîtresse d’elle-même pour souffrir que des lamentations sur le passé l’empêchent de pouvoir user du présent. Vous me voyez prêt à obéir à vos ordres. Je vais de ce pas trouver Bourgogne, et si je le trouve favorable au plan que nous voulons lui faire adopter, il pourra advenir des choses qui changeront en joie notre deuil actuel ; mais il faut profiter de l’occasion avec zèle et promptitude. Apprenez-moi donc, madame, pour quelle raison Votre Majesté est venue ici déguisée et au milieu des périls : à coup sûr ce n’est pas simplement pour pleurer sur ce jeune homme que l’illustre reine Marguerite a quitté la cour de son père, déguisée elle-même sous de vils vêtements, et qu’elle est sortie d’une retraite sûre pour venir en lieu peu sûr au moins, si même il ne l’expose pas à des dangers. — C’est vous jouer de moi, Oxford, répliqua l’infortunée princesse, ou bien vous tromper vous-même, que de penser que vous servez encore cette Marguerite qui n’a jamais prononcé un mot sans raison, jamais agi sans motif, quelque légère que fût sa conduite. Je ne suis plus le même être ferme et raisonnable ; la douleur qui me consume comme une fièvre, en me rendant une place odieuse, me pousse vers une autre par simple impuissance d’esprit, par simple impatience. La résidence de mon père est sûre, dis-tu ? Se peut-il qu’une femme qui s’est vue dépouiller du plus noble et du plus riche royaume d’Europe… qui a perdu des armées de nobles amis… se peut-il qu’une épouse sans mari, qu’une mère sans enfant… qu’une malheureuse sur la tête de qui le ciel a versé jusqu’à la dernière goutte de sa colère… se peut-il qu’elle consente à faire société avec un faible vieillard qui trouve à composer des sonnets et de la musique, des mascarades et des folies, à pincer de la harpe et à rimer, une consolation à tout ce que la pauvreté a d’affligeant et, ce qui est pire encore, au ridicule et au mépris auxquels elle expose. — Allons, madame, avec votre permission, dit son conseiller, ne blâmez pas le bon roi René de ce que, persécuté par la fortune, il a pu trouver en lui-même d’humbles sources de consolation, que votre esprit plus fier est disposé à dédaigner : une lutte avec ses ménestrels a pour lui tout le charme d’un tournoi ; et une couronne de fleurs tressée par des troubadours, célébrée dans leurs sonnets, lui semble une heureuse compensation pour les diadèmes de Jérusalem, de Naples et des Deux-Siciles, dont il ne possède que les vains titres — Ne me parlez pas de ce vieillard digne de pitié, répliqua Marguerite, tombé si bas qu’il est au dessous même de la haine de ses plus mortels ennemis, et qui n’a jamais excité que le dédain. Je te l’avoue, noble Oxford, j’ai failli devenir folle par suite de ma résidence forcée près d’Alix, dans le misérable cercle qu’il appelé sa cour. Mes oreilles, qui maintenant ne s’ouvrent avec plaisir qu’aux accents de la douleur, ne sont pas encore aussi lasses de l’éternel frémissement des harpes, du continuel grincement des archets, du perpétuel battement des castagnettes… mes yeux ne sont pas aussi las d’une pitoyable affectation du cérémonial des cours, qui n’est respectable que s’il annonce richesse et insigne puissance… que mon âme n’est malade en voyant la stupide ambition qui peut trouver plaisir aux paillettes, aux glands faux, au clinquant, lorsque tout ce qui est grand et noble a disparu. Non, Oxford, si je suis destinée à perdre le dernier rayon d’espoir que la bizarre fortune semble m’offrir, je me retirerai dans le plus humble couvent des Pyrénées, et là du moins j’échapperai à l’insulte de la gaîté idiote de mon père… Qu’il s’efface de notre souvenir comme des pages de l’histoire dans laquelle son nom ne sera jamais cité ! J’ai bien des choses plus importantes à dire et à faire. Et maintenant, mon Oxford, quelles nouvelles d’Italie ? le duc de Milan nous aidera-t-il de ses conseils ou de ses trésors ? — De ses conseils très volontiers, madame ; mais comment les goûterez-vous ?… je l’ignore, en vérité, puisqu’il nous recommande de nous soumettre à notre malheureux destin et de nous résigner aux volontés de la Providence. — Le rusé Italien ! Galéas ne veut donc nous secourir d’aucune partie de ses trésors, ni protéger une amie à laquelle il a si souvent juré fidélité aux jours de son bonheur ? — Non ; les diamants que j’ai déposés entre ses mains n’ont pu le déterminer à ouvrir son coffre-fort pour nous prêter les ducats nécessaires à notre entreprise. Il a dit cependant que si Charles de Bourgogne songeait sérieusement à intervenir en notre faveur, telle était son estime pour ce grand prince et son vif sentiment des infortunes de Votre Majesté, qu’il considérerait ce que l’état de ses finances, quoique presque épuisées, et la condition de ses sujets, quoique appauvris par des taxes et des tailles, lui permettraient de faire à votre égard. — L’hypocrite à double face ! dit Marguerite. Si l’assistance du prince de Bourgogne nous fournit une chance de reconquérir ce qui nous appartient, alors il nous donnera quelques méchantes couronnes pour que nous oubliions, dans notre prospérité nouvelle, son indifférence pour notre adversité… Mais que fera Bourgogne ? Je suis venue ici pour vous dire ce que j’ai appris, et savoir le résultat de vos démarches… une garde dévouée protège le secret de notre entrevue. Mon impatience de vous voir m’a amenée ici sous ce vil déguisement. J’ai une petite suite à un couvent un peu au delà de cette ville… J’ai fait épier votre arrivée par le fidèle Lambert… et maintenant je viens savoir vos espérances ou vos craintes, et vous faire part des miennes. — Royale dame, dit le comte, je n’ai pas vu le duc. Vous savez que son caractère est capricieux, bourru, hautain et inexorable : s’il peut adopter la politique calme et soutenue que demandent les circonstances, je doute peu qu’il n’obtienne réparation complète de Louis son ennemi juré, et même d’Édouard son ambitieux beau-père ; mais il s’abandonne à d’extravagants accès de colère, avec ou sans provocation ; il peut s’engager dans une querelle avec les pauvres mais courageux Helvétiens, et vraisemblablement il allumera une guerre où il doit s’attendre à ne rien gagner, tandis qu’il court les plus grands risques de beaucoup perdre. — Assurément, dit la reine, il ne se fiera point à l’usurpateur Édouard, au moment même où cet usurpateur lui donne la plus grande preuve de trahison. — Sous quel rapport, madame ? La nouvelle dont vous parlez n’est pas encore venue jusqu’à moi. — Comment, milord ? suis-je donc la première à vous annoncer qu’Édouard d’York a passé la mer avec une armée telle que le fameux Henri V lui-même, mon beau-père, n’en transporta jamais une semblable de France en Italie. — En effet, j’avais entendu dire que tel était son dessein, et j’en avais prévu la mise à exécution comme fatale à notre cause. — Édouard est arrivé, Édouard le traître et l’usurpateur. Il a envoyé un défi à Louis de France, réclamant la couronne de ce royaume comme sa légitime propriété… Cette couronne qui fut placée sur la tête de mon malheureux mari, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant au berceau. — Il est donc décidé… les Anglais sont en France ! » répliqua Oxford d’un ton qui exprimait la plus vive inquiétude… « Et quels sont ceux qu’Édouard amène avec lui pour cette expédition ? — Tous les ennemis les plus acharnés de notre maison et de notre cause, tous ! le faux, le traître, l’ignoble George, qu’il appelle duc de Glocester ; le buveur de sang Richard ; l’impur Hastings, Howard, Stanley ; en un mot les chefs de tous ces traîtres que je ne voudrais pas nommer, à moins qu’en les nommant mes malédictions ne pussent les balayer de la surface de la terre. — Et je tremble de le demander : Bourgogne se prépare-t-il à les joindre comme un frères d’armes, et à faire cause commune avec cette armée yorkiste, contre le roi Louis de France ? — D’après les avis qui me parviennent, et ils sont particuliers, sûrs, et en outre confirmés par le bruit général… Non, mon cher Oxford, non ! — Les saints en soient loués ! Édouard d’York… je ne médirai pas même d’un ennemi… est un capitaine hardi et sans peur… mais il n’est ni Édouard III, ni l’héroïque Prince Noir… il n’est pas non plus ce Henri V de Lancastre sous qui j’ai gagné mes éperons, et aux descendants duquel la pensée seule de sa glorieuse mémoire m’aurait rendu fidèle, si les serments d’allégeance par moi jurés m’avaient permis de songer à changer de maître et de parti. Laissons Édouard s’engager dans une guerre contre Louis sans l’aide de Bourgogne sur lequel il comptait. Louis, à vrai dire, n’est pas un héros, mais c’est un général circonspect et rusé, plus à craindre peut-être, dans cette époque de dissimulation, que Charlemagne, s’il pouvait relever l’oriflamme, entouré de Roland et de tous ses paladins. Louis ne hasardera point de batailles telles que celles de Poitiers, de Crécy, ou d’Azincourt. Avec mille lances du Hainant et vingt mille écus de Bourgogne en notre pouvoir, Édouard risquera de perdre l’Angleterre, tandis qu’il s’engage dans une lutte prolongée pour reconquérir la Normandie et la Guienne. Mais quels sont les mouvements de Charles de Bourgogne ? — Il a menacé l’Allemagne, et ses troupes sont maintenant occupées à inonder la Lorraine dont il a saisi les principales villes et les châteaux. — Où est Ferrand de Vaudemont… jeune homme courageux et entreprenant, dit-on, qui réclame la Lorraine du chef de sa mère, Yolande d’Anjou, sœur de Votre Grâce ? — Sauvé en Allemagne ou en Suisse. — Que Bourgogne prenne garde à lui, » répliqua le comte expérimenté, « car si le jeune homme déshérité trouvait des confédérés en Allemagne et des alliés parmi les Suisses intrépides, Charles pourrait avoir à combattre en lui un ennemi plus redoutable qu’il ne pense. Pour le moment nous ne sommes forts que de la force du duc, et s’il l’affaiblit en vains et ridicules efforts, nos espérances, hélas ! s’évanouissent avec son pouvoir ; quand même nous devrions le trouver prêt à nous secourir, mes amis d’Angleterre sont résolus à ne pas tirer l’épée sans hommes et sans argent fournis par le duc de Bourgogne. — C’est une crainte, mais non la pire de toutes. Je redoute davantage la politique de Louis qui, à moins que mes espions ne m’aient grossièrement trompée, a déjà même proposé une paix secrète à Édouard, lui offrant des sommes considérables pour acheter l’Angleterre des Yorkistes et conclure une trêve de sept ans. — Impossible !… aucun Anglais commandant une armée semblable à celle que conduit actuellement Édouard n’oserait, ne fût-ce que par honte, sortir de France, sans avoir fait une courageuse tentative pour recouvrer ses provinces perdues. — Telles auraient été les pensées d’un prince légitime, dit Marguerite, qui eût laissé derrière lui un royaume obéissant et fidèle ; telles ne peuvent être les pensées de cet Édouard, mal nommé Plantagenet, vil peut-être d’esprit comme de naissance, puisque son véritable père fut, dit-on, un Blackburn, un archer de Middleham… usurpateur du moins, sinon bâtard[29]… telles ne seront pas ses pensées. Chaque brise qui souffle d’Angleterre apportera avec elle des craintes de défection parmi les sujets sur lesquels il exerce sa puissance usurpée ; il ne dormira point en paix, qu’il ne retourne en Angleterre avec ses coupe-gorges, grâce auxquels il espère défendre la couronne qu’il a volée. Il ne s’engagera jamais en guerre avec Louis, car Louis n’hésitera point à flatter son orgueil en s’humiliant… à gorger son avarice et à nourrir sa voluptueuse prodigalité avec des sommes d’or ; et je crains beaucoup que nous n’entendions bientôt dire que l’armée anglaise se retire de France avec la vaine vanterie d’avoir déployé ses bannières une fois de plus, pour une semaine ou deux, dans les provinces qui jadis leur appartenaient. — Nouveau motif pour nous de presser Bourgogne afin qu’il se décide ; et dans ce dessein je pars pour Dijon. Une armée aussi nombreuse que celle d’Édouard ne peut traverser ce détroit qu’en plusieurs semaines. Il est probable qu’elle passera l’hiver en France, quand même la trêve se conclurait avec le roi Louis. Avec mille lances du Hainaut rassemblées dans la partie orientale de la Flandre, je puis être bientôt dans le Nord où nous avons beaucoup d’amis, outre l’assurance du secours de l’Écosse. Le fidèle Occident se soulèvera au premier signal… on pourra trouver un Clifford, bien que les brouillards des montagnes l’aient dérobé aux recherches de Richard… Les Gallois s’assembleront au mot magique de Tudor… la Rose-Rouge relève encore une fois la tête… et alors : « Dieu protège le roi Henri ! » — Hélas !… mais il n’est pas mon époux… pas mon ami… seulement fils de ma belle-mère et d’un capitaine gallois… froid, dit-on, et rusé… mais soit enfin… que je voie seulement Lancastre triompher et obtenir vengeance d’York, et je mourrai contente ! — Votre bon plaisir est-il donc toujours que je fasse les offres que me marquaient les derniers ordres de Votre Majesté, pour décider Bourgogne à épouser votre cause ? S’il entend parler d’une proposition de trêve entre la France et l’Angleterre, ce sera pour lui un stimulant plus vif que tout ce que je pourrai dire. — Promettez tout néanmoins… Je connais le fond de son âme… il ne songe qu’à étendre de tous les côtés les domaines de sa maison. Aussi s’est-il emparé de la Gueldre… aussi inonde-t-il, occupe-t-il maintenant la Lorraine… aussi convoite-t-il les pauvres restes de Provence que mon père appelle encore sa propriété. Après ces augmentations de territoire, il se propose de changer son diadème ducal contre une couronne de souverain indépendant. Dites au duc que Marguerite peut seconder ses vues… dites-lui que mon père René lèvera l’opposition par lui faite à l’occupation de la Lorraine par les soldats de Bourgogne… il fera plus… il déclarera Charles son héritier pour la Provence de mon plein consentement… Ajoutez que le vieillard lui cédera tous ses domaines à l’instant où ses lanciers du Hainaut s’embarqueront pour l’Angleterre, en se réservant une petite pension pour entretenir un concert de musiciens et une troupe de danseurs moresques : tels sont les seuls besoins de René en ce monde. Les miens sont moins nombreux… vengeance sur York et la mort ensuite !… Pour le peu d’or qui peut nous être nécessaire, vous avez des joyaux à donner en gage… quant aux autres conditions, toutes les sûretés qu’on demandera. — En fait de sûretés, madame, je donnerai ma parole de chevalier, en addition à votre parole royale ; et si l’on exige plus, mon fils restera en otage près du duc de Bourgogne. — Oh ! non… non ! » s’écria la reine détrônée, cédant au seul sentiment peut-être, à la seule tendresse que des infortunes réitérées et extraordinaires n’avaient pas tarie en elle ; « ne hasardez pas la vie de ce jeune homme… lui qui est le dernier de la loyale et fidèle maison de Vere… lui qui aurait dû être le compagnon d’armes de mon bien-aimé Édouard… lui qui a été si près de le suivre dans une tombe sanglante et prématurée ! N’engagez pas ce pauvre enfant dans ces fatales intrigues qui ont été si funestes à sa famille. Qu’il vienne avec moi : lui, du moins, je le soustrairai au péril tant que je vivrai, et je pourvoirai à son avenir pour le temps où je ne serai plus. — Pardonnez-moi, madame, » dit Oxford avec la fermeté qui le distinguait. « Mon fils, comme vous daignez vous en souvenir, est un des Vere, destiné peut-être à être le dernier de son nom. Il peut succomber, mais ce ne doit pas être sans honneur. À quelques dangers que l’appellent son devoir et son allégeance ; que ces dangers viennent d’une épée ou d’une lance, d’une hache ou d’un gibet, il doit les affronter avec hardiesse, quand il peut en les défiant prouver son dévouement. Ses ancêtres lui ont appris à braver tous les périls. — C’est vrai, c’est vrai ! » répliqua la malheureuse reine en levant les bras d’un air égaré… « oui ; tout doit périr, tout ce qui a honoré Lancastre… tout ce qui a aimé Marguerite, ou ce qu’elle a aimé ! La destruction doit être universelle… le jeune doit tomber avec le vieux… pas un agneau du troupeau dispersé n’échappera. — Pour l’amour de Dieu ! gracieuse dame, dit Oxford, calmez-vous !… J’entends frapper à la porte de la chapelle. — C’est le signal qui nous ordonne de nous séparer, reprit la reine exilée en se remettant. « Ne craignez rien, noble Oxford, je ne suis pas souvent ainsi ; mais combien je vois rarement de ces amis dont le visage et la voix peuvent troubler le calme de mon désespoir. Permets que j’attache cette relique autour de ton cou, bon jeune homme, et n’en redoute point la funeste influence, bien que tu la reçoives d’une main malheureuse. Elle fut portée par mon époux, bénie par trop de prières et sanctifiée par trop de pieuses larmes, pour que mes fatales mains aient pu la souiller. Je voulais l’attacher sur le sein de mon Édouard dans la terrible matinée de la bataille de Tewkesbury ; mais il s’arma de bonne heure… alla au champ du combat sans me voir… et mon projet se trouva dès lors inutile. »

Tout en parlant ainsi, elle passait au cou d’Arthur une chaîne d’or qui soutenait un crucifix d’un travail riche, mais grossier. Il avait appartenu, disait la tradition, à Édouard-le-Confesseur. Un second coup fut frappé à la porte de la chapelle.

« Nous ne devons plus tarder, dit Marguerite ; séparons-nous ici pour aller, vous à Dijon, moi à Aix, ma retraite de douleur, ou même en Provence. Adieu… nous pouvons nous revoir dans un temps meilleur… Pourtant, comment puis-je l’espérer ? Ainsi disais-je le matin qui précéda la bataille de Saint-Albans… Ainsi lors de celle de Towton qui commençait avec le jour… Ainsi avant la bataille encore plus sanglante de Tewkesbury… et quel fut l’événement ? Néanmoins, l’espérance est une plante qu’on ne peut déraciner d’un noble cœur, tant que la dernière fibre n’en est pas arrachée. »

À ces mots, elle sortit de la chapelle et se mêla aux groupes divers des personnes qui priaient, satisfaisaient leur curiosité ou tuaient le temps dans les ailes de la cathédrale.

Philipson et son fils, conservant tous deux une forte impression de la singulière entrevue qui venait d’avoir lieu, retournèrent à leur hôtellerie où ils trouvèrent un poursuivant d’armes portant la livrée du duc de Bourgogne, qui les informa que s’ils étaient les marchands anglais qui apportaient de précieuses marchandises à la cour du duc, il avait ordre de leur prêter l’appui de son escorte et de son caractère inviolable. Sous sa protection ils partirent de Strasbourg ; mais telle était l’incertitude des mouvements du duc, et le nombre des obstacles qui venaient sans cesse interrompre leur voyage dans un pays troublé par le passage constant des troupes et des préparatifs de guerre, qu’ils n’arrivèrent que le soir du second jour dans la plaine voisine de Dijon, où toute l’armée du prince, une grande partie du moins, était campée.

CHAPITRE XXV.

LE DUC DE BOURGOGNE.

Ainsi parla le duc… ainsi le duc conclut.
Shakspeare, Richard III.

Les yeux du plus âgé des deux voyageurs étaient sans doute accoutumés au spectacle de la splendeur militaire ; néanmoins ils furent encore plus éblouis par le riche et pompeux aspect du camp bourguignon dans lequel, près des murs de Dijon, Charles, le plus opulent des princes de l’Europe, avait déployé sa propre extravagance, et encouragé les gens de sa suite à des profusions semblables. Les pavillons des officiers les plus inférieurs étaient de soie et de satin[30], tandis que ceux de la noblesse et des grands capitaines brillaient d’étoffes d’or, de draps d’argent, de tapis aux mille couleurs, et d’autres précieux tissus que dans toute autre situation l’on n’aurait pas employés pour se garantir du mauvais temps, mais qu’on eût jugés dignes d’être abrités eux-mêmes avec le plus grand soin. Les cavaliers et les fantassins qui montaient la garde portaient les plus riches et les plus brillantes armures. Un train d’artillerie fort beau et très nombreux était rangé à l’entrée du camp ; et dans le chef qui le commandait, Philipson (pour donner au comte le nom de voyage auquel nos lecteurs sont accoutumés) reconnut Henri Colvin, Anglais d’une naissance inférieure, mais célèbre pour son habileté à conduire ces terribles bouches à feu qui étaient devenues depuis un certain temps d’un usage général en guerre. Les bannières et les drapeaux qui étaient déployés par chaque chevalier, baron, ou personnage distingué, flottaient au dessus de leurs tentes, et les propriétaires de ces demeures transitoires étaient assis à la porte, demi armés, et prenant plaisir à regarder les soldats combattre à la lutte, au palet, et se livrer à d’autres exercices athlétiques.

On voyait de longues rangées des chevaux les plus beaux attachés à des piquets, cabriolant et secouant la tête, comme impatients de l’inactivité à laquelle ils étaient condamnés, ou bien on les entendait hennir à la vue de la provende qu’on distribuait abondamment devant eux. Les soldats formaient de joyeux groupes autour des ménestrels et des jongleurs ambulants, ou s’occupaient à boire sous les tentes des vivandiers ; d’autres se promenaient les bras croisés, jetant de temps à autre les yeux sur le soleil couchant, comme désireux de voir finir un jour d’inaction et par conséquent d’ennui.

Enfin, ils parvinrent, à travers les éblouissantes variétés de ce spectacle militaire, au pavillon du duc lui-même, devant lequel flottait pesamment, à la brise du soir, la large et riche bannière où resplendissaient les différentes armoiries d’un prince, duc de six provinces et comte de quatorze comtés, qui était par sa puissance, son caractère et le succès qui semblait s’attacher à toutes ses entreprises, la terreur générale de l’Europe. Le poursuivant d’armes se fit connaître à quelques gens de la maison, et les Anglais furent aussitôt reçus avec politesse, non pas cependant de manière à attirer l’attention sur eux, et conduits à une tente voisine, résidence d’un officier-général, mais qui était destinée pour leur logement, comme on le leur donna à entendre, et où leur bagage fut en conséquence déposé ; on vint même leur y offrir des rafraîchissements.

« Comme le camp, » dit le domestique qui les servait, « est plein de soldats de différentes nations et de dispositions encore incertaines, le duc de Bourgogne, pour la sûreté de vos marchandises, a ordonné qu’une sentinelle régulière montât la garde à votre porte. En attendant, tenez-vous prêts à paraître devant Son Altesse, car elle peut vous envoyer chercher d’un moment à l’autre. »

En conséquence le vieux Philipson fut appelé peu de temps après en présence du duc, et introduit par une entrée de derrière dans la tente ducale, et dans cette partie qui, séparée par d’épaisses tapisseries et des cloisons en bois, formait les appartements particuliers de Charles. La simplicité de l’ameublement et la toilette plus que négligée du duc, formaient un singulier contraste avec la richesse du pavillon à l’extérieur ; car Charles, qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres n’était pas conséquent avec lui-même, portait durant la guerre des vêtements grossiers, et avait parfois aussi des manières qui ressemblaient plus à la rudesse d’un lansquenet allemand qu’à la dignité d’un prince de haut rang ; tandis qu’en même temps il encourageait et exigeait même une grande splendeur de dépense et de pompe parmi ses vassaux et ses courtisans : comme si être grossièrement mis et mépriser toute contrainte, même celles du cérémonial ordinaire, fût un privilège du souverain seul. Néanmoins, quand il plaisait à Charles de prendre un air imposant et de montrer de la dignité dans ses manières, nul ne savait mieux que lui se costumer et se conduire.

Sur sa toilette on voyait des brosses et des peignes qui auraient pu demander leur retraite comme ayant bien fait leur temps de service, des chapeaux et des pourpoints usés, des laisses à chiens, des ceinturons de cuir, et d’autres articles d’aussi peu de valeur, au milieu desquels gisaient à l’abandon, pour ainsi dire, l’énorme diamant appelé Sancy… les trois rubis nommés les Trois-Frères d’Anvers… un autre gros diamant appelé la Lampe de Flandre, et d’autres pierres précieuses d’une valeur et d’une rareté à peu près égales. Cette confusion extraordinaire ressemblait assez au caractère du duc lui-même, qui mêlait la cruauté à la justice, la magnanimité à la petitesse d’esprit, l’économie à un luxe extravagant, et la libéralité à l’avarice ; il n’était conséquent en rien avec lui-même, sauf dans son inébranlable obstination à suivre le plan qu’il avait une fois arrêté, malgré la gravité des circonstances et la diversité des périls. C’est au milieu des objets de prix ou sans valeur qui encombraient sa garde-robe et sa toilette, que le duc de Bourgogne accueillit le voyageur anglais en s’écriant : « Soyez le bienvenu, herr Philipson… soyez le bienvenu, vous habitants d’un pays où les négociants sont princes, et les marchands, grands de la terre. Quelles nouvelles marchandises apportez-vous pour nous tenter ? Vous autres marchands, par saint George ! vous êtes une race fièrement rusée. — Ma foi ! aucune nouveauté, monseigneur, répondit le vieil Anglais ; je rapporte seulement les objets que j’ai montrés à Votre Altesse la dernière fois que j’eus l’honneur de paraître devant elle, dans l’espoir, pauvre marchand que je suis, que Votre Grâce les trouvera plus de son goût à une seconde vue qu’elle ne les a trouvés à la première. — C’est bien, sir… Philipville, je crois qu’on vous nomme ?… Vous êtes un marchand bien simple, ou vous me prenez pour un sot acheteur, si vous croyez pouvoir me tenter avec les marchandises qui ne m’ont pas plu une première fois. Changez de mode, ami… Nouveauté !… c’est la devise du commerce ; vos denrées de Lancastre ont eu leur jour, et j’en ai acheté comme d’autres, et vraisemblablement je les ai payées trop cher. York obtient seul la vogue aujourd’hui. — Il peut en être ainsi dans le vulgaire, répliqua le comte d’Oxford, mais pour des âmes comme celle de Votre Altesse, fidélité, honneur et loyauté sont des joyaux que les caprices du goût et les changements de fantaisie ne peuvent faire passer de mode. — Ma foi ! il est possible, noble Oxford, dit le duc, que je conserve encore au fond de mon cœur quelque vénération pour ces qualités aujourd’hui surannées ; autrement pourquoi aurais-je tant d’estime pour votre personne en qui elles ont toujours brillé ? Mais ma position est cruellement critique, et si je faisais un faux pas dans cette situation, je manquerais le but de toute ma vie. Écoutez-moi, seigneur marchand : voici venir votre vieux compétiteur, Blackburn, que quelques uns appellent Édouard d’York et de Londres, avec une pacotille d’arcs et de haches, telle qu’il n’en est jamais entré de pareille en France depuis le temps du roi Arthur ; et il me propose de courir avec lui les chances de l’aventure, ou, pour parler clairement, de faire cause commune avec la Bourgogne, jusqu’à ce que nous enfumions dans son terrier le vieux renard de Louis, et que nous clouions sa peau à la porte de l’étable. En un mot l’Angleterre m’invite à se joindre à elle contre le plus adroit et le plus acharné de mes ennemis, contre le roi de France, à me débarrasser de la chaîne de vasselage, et à m’élever au rang de prince indépendant… Pensez-vous, noble comte ; que je puisse résister à cette séduisante tentation ? — Vous pouvez adresser cette question à quelqu’un de vos conseillers de Bourgogne, répondit Oxford ; elle touche de trop près à la ruine complète de ma cause pour que j’y réponde avec franchise. — N’importe, reprit le duc, je vous demande, comme à un homme d’honneur, quelles objections peuvent me faire repousser le parti qu’on me propose. Dites votre avis, et dites-le librement. — Monseigneur, je sais qu’il est dans le caractère de Votre Altesse de ne concevoir jamais aucun doute sur la facilité d’accomplir une chose que vous avez une fois résolue. Cependant, quoique cette disposition vraiment digne d’un prince puisse en certains cas servir beaucoup au succès, et qu’elle y ait souvent servi, il en est d’autres où persister dans notre résolution, simplement parce que nous avons voulu une fois, conduit non au succès, mais à la ruine. Considérez donc cette armée anglaise… l’hiver approche, où se logera-t-elle ? comment l’avitaillera-t-on ? qui la payera ? Votre Altesse se chargera-t-elle de toutes les dépenses, de toutes les peines, pour la tenir en état d’entrer en campagne l’été prochain ? Car comptez-y bien, une armée anglaise n’a jamais été et ne sera jamais propre au service, après être sortie de ses foyers, avant d’avoir pu s’accoutumer au service militaire. Les Anglais sont les hommes, je l’avoue, les plus propres à faire les meilleurs soldats du monde ; mais ils ne sont pas encore soldats, et il faut qu’ils soient instruits convenablement aux dépens de Votre Altesse. — Soit, répliqua Charles ; je crois que les Pays-Bas peuvent fournir des vivres pendant plusieurs semaines à ces fameux mangeurs de bœuf, des villages pour qu’ils s’y logent, des officiers pour façonner leurs membres robustes à la manœuvre, et assez de prévôts pour réduire leurs esprits réfractaires à la discipline. — Qu’arrivera-t-il ensuite ? ajouta Oxford. Vous marcherez sur Paris ; vous ajouterez un second royaume à la puissance usurpée d’Édouard ; vous lui rendrez toutes les possessions que l’Angleterre a jamais eues en France, la Normandie, le Maine, l’Anjou, la Gascogne, et le reste… pourrez-vous ne pas redouter vous-même cet Édouard, lorsque vous aurez ainsi accru sa force, quand vous l’aurez rendu plus fort que ce Louis dont la ruine aura été le but de votre alliance ? — Par saint George ! je ne feindrai pas avec vous. C’est précisément sur ce point que les doutes m’assiègent. Édouard est à vrai dire mon beau-frère ; mais je suis un homme peu disposé à mettre ma tête sous la jupe de ma femme. — Et les circonstances, dit Philipson, ont trop souvent montré l’inefficacité des alliances de famille pour empêcher les plus manifestes violations de serment. — Vous dites bien, comte. Clarence a trahi son beau-frère ; Louis a empoisonné son frère… Les affections domestiques, bah ! elles peuvent bien se tenir chaudement au coin du feu d’un simple particulier, mais elles ne peuvent venir ni sur les champs de bataille ni dans les palais des princes où le vent souffle froid. Non, mon alliance avec Édouard par un mariage ne me sera pas d’un grand secours en cas de besoin. Je consentirais aussi volontiers à monter un cheval indompté sans meilleure bride qu’une jarretière ; mais que résultera-t-il ? Il fera la guerre avec Louis : quel que soit le vainqueur, moi que doit renforcer leur mutuelle faiblesse, j’en tirerai avantage… les Anglais tueront les Français avec leurs flèches d’une aune, et les Français par des escarmouches affaibliront, ruineront et détruiront les Anglais. Au printemps j’entrerai en campagne avec une armée supérieure aux leurs, et alors, saint George pour Bourgogne ! — Et si, en attendant, Votre Altesse daignait seconder, même le moins du monde, la cause la plus honorable pour laquelle chevalier mit jamais sa lance en arrêt… une faible somme d’argent et un corps peu nombreux de lances du Hainaut qui gagneraient et réputation et fortune à nous servir, peuvent remettre le malheureux héritier de Lancastre en possession des domaines qui lui appartiennent légalement par droit de naissance. — Oui vraiment, seigneur comte, dit le duc, vous en venez sans gêne à votre but ; mais nous avons vu et même secondé tant de variations de fortune entre York et Lancastre, que nous ne savons guère quel est le parti en faveur duquel le ciel s’est déclaré pour le droit, et le peuple pour le pouvoir effectif ; nous sommes vraiment étourdis à la vue de toutes les révolutions extraordinaires dont l’Angleterre a été le théâtre. — Preuve, monseigneur, que ces changements ne sont pas encore finis, et que votre généreuse assistance peut donner au meilleur parti un heureux retour de fortune. — Et prêter à ma cousine Marguerite d’Anjou mon bras pour détrôner le frère de ma femme ? Peut-être mérite-t-il peu de bienveillance de ma part, puisque lui et ses insolents nobles m’ont pressé avec des remontrances, et même avec des menaces, de laisser de côté toutes mes autres importantes affaires, et de me joindre à Édouard, Dieu me pardonne ! dans une expédition de chevalier errant contre Louis. Je marcherai contre lui à mon temps, pas plus tôt ; et par saint George ! ni roi ni noble d’outre-mer ne feront la loi à Charles de Bourgogne. Vous êtes des compères diablement fins, vous autres Anglais d’un parti comme de l’autre, qui pensez que les affaires de votre méchante île doivent intéresser tout le monde autant que vous-mêmes ; mais ni ceux d’York, ni ceux de Lancastre, ni mon frère Blackburn, ni ma cousine Marguerite d’Anjou, même avec John de Vere, pour la soutenir, ne parviendront à m’abuser. On ne leurre pas le faucon avec des mains vides. »

Oxford familier avec le caractère du duc le laissa se déchaîner à loisir contre l’insolence de quiconque prétendrait diriger sa conduite, et lorsqu’il garda enfin le silence, il répondit avec calme ; « Faut-il que je vive pour entendre le duc de Bourgogne, le miroir de la chevalerie européenne, dire qu’on ne l’a engagé par aucune bonne raison à seconder une entreprise où justice doit être rendue à une reine abandonnée… où une royale maison doit être relevée de la poussière ? N’y a-t-il point là los et honneur immortels ? La trompette de la Renommée ne doit-elle pas proclamer le nom du souverain qui seul dans un siècle dégénéré a su unir les devoirs d’un généreux chevalier à ceux d’un prince indépendant ?… »

Le duc l’interrompit en lui frappant en même temps sur l’épaule… « Et les cinq cents musiciens du roi René pour racler à ma louange leurs maudits violons ? Et le roi René lui-même pour les écouter et pour dire : « Bien combattu, duc !… bien joué, musicien ! » Je vous le déclare, John d’Oxford, quand nous portions vous et moi une armure vierge, des mots tels que renommée, honneur, los, gloire de chevalier, amour des dames et autres semblables étaient d’excellentes devises pour nos boucliers blancs comme la neige, et d’assez bons arguments pour rompre des lances… oui, et aujourd’hui même en champ clos, quoique un peu vieux pour ces vaillantes folies, j’exposerais encore ma personne dans une semblable querelle, comme il convient à un chevalier de l’ordre ; mais quand il s’agit de débourser des couronnes et d’embarquer de nombreux encadrons, nous devons pouvoir donner à nos sujets quelque excuse valable pour les engager ainsi dans une guerre, alléguer un motif d’intérêt public… ou un avantage à nous personnel, ce qui, par saint George, est la même chose. Voilà le chemin que prend tout le monde, et pour vous dire franchement la vérité, Oxford, c’est aussi celui-là que je veux suivre. — À Dieu ne plaise que je m’attende à voir Votre Altesse agir autrement que pour augmenter le bien-être de vos sujets… c’est-à-dire pour accroître, comme Votre Grâce l’a si bien dit, votre propre puissance, vos propres domaines. L’argent que nous demandons n’est pas un simple cadeau, mais un prêt ; et Marguerite consent à laisser en gage les joyaux dont Votre Grâce connaît la valeur, jusqu’à ce qu’elle vous ait rendu la somme que votre amitié peut lui avancer dans le besoin où elle se trouve. — Ah ! ah ! dit le duc, notre cousine voudrait-elle faire de nous un prêteur sur gage et nous mettre dans le cas d’agir à son égard comme un usurier juif à l’égard de son débiteur ?… Oui, en vérité ; pourtant, je puis avoir besoin de ces diamants, car si cette affaire était faisable plus tard, il serait possible qu’il me fallût emprunter moi-même pour obvier au manque d’argent de ma cousine. Je me suis adressé aux États du duché qui sont assemblés en ce moment, et j’attends d’eux, comme de juste, un bon subside. Mais j’ai là des têtes turbulentes et des mains serrées : je puis donc me trouver sans mailles ni sous… En attendant, mettez vos joyaux sur la table… bien, admettons que ma bourse ne doive pas souffrir par suite de la prouesse de chevalier errant que vous me proposez, encore les princes ne s’engagent-ils pas dans une guerre sans quelque espoir d’avantage ? — Écoutez-moi, noble souverain, vous êtes naturellement ambitieux d’unir les grands États de votre père et ceux que vous avez acquis par la force des armes, en un duché ferme et compacte… — Dites en un royaume, interrompit Charles, le mot est plus propre. — En un royaume dont la couronne reposera aussi belle, aussi brillante sur le front de Votre Altesse, que celle de France sur la tête de votre suzerain actuel, le roi Louis. — Il ne fallait pas tant de finesse que vous en avez pour voir que tel est mon dessein ; autrement, pourquoi serais-je ici le casque en tête et l’épée au côté ; et pourquoi mes troupes occuperaient-elles les places fortes de la Lorraine, chasseraient-elles devant soi le mendiant de Vaudemont, qui à l’insolence de réclamer cette province comme un héritage ? Oui, mon ami, l’agrandissement de la Bourgogne est un motif qui fera toujours combattre le duc de ce beau domaine, tant qu’il pourra mettre le pied dans l’étrier. — Mais ne pensez-vous pas, dit le comte anglais, puisque vous me permettez de vous parler avec franchise, du ton d’une vieille connaissance ; ne pensez vous pas que sur cette carte de vos domaines, du reste si bien bornés, il y a quelque chose vers la frontière du sud qui pourrait être arrangé plus avantageusement pour un roi de Bourgogne ? — Je ne devine pas où vous en voulez venir, » répondit le duc en regardant un plan de son duché et de ses autres possessions, vers lequel l’Anglais avait attiré son attention ; puis tournant son grand œil vif sur la figure du comte banni :

« Je voulais vous dire, répliqua celui-ci, que, pour un prince aussi puissant que Votre Altesse, il n’y a de voisin sûr que la mer. Voici la Provence qui se trouve entre vous et la Méditerranée, la Provence avec ses ports magnifiques, ses champs de blé et ses vignobles si fertiles. Ne serait-il pas bien de l’enfermer dans la carte de votre royaume et de toucher ainsi la mer du milieu d’un côté, et de l’autre celle qui baigne les côtes de Flandre ? — La Provence, dites-vous ? » répliqua le duc avec chaleur ; « ma foi, ami, je ne vois dans mes rêves que la Provence. Je ne puis sentir une orange sans qu’elle m’en rappelle les bois et les bosquets embaumés, les olives, les citrons et les grenades. Mais comment réaliser mes prétentions sur ce point ? Il serait honteux de ma part de troubler René, cet innocent vieillard, moi surtout qui suis son proche parent. Puis il est oncle de Louis, et très probablement, à défaut de sa fille Marguerite, ou peut-être de préférence à elle, il a déjà nommé le roi de France son héritier. — De plus hautes prétentions pourraient être élevées par la personne même de Votre Altesse, dit le comte d’Oxford, si vous vouliez prêter à Marguerite d’Anjou le secours qu’elle vous demande. — Prenez l’assistance que vous demandez, » répliqua aussitôt le duc ; « prenez-en le double en hommes ainsi qu’en argent ; que j’aie seulement un droit à faire valoir sur la Provence, fût-il aussi faible qu’un cheveu de votre reine Marguerite, et seul je me charge de le rendre plus fort qu’un câble quadruple… mais je suis bien fou d’écouter les rêves d’un homme qui, ruiné lui-même, ne peut rien perdre en faisant concevoir aux autres les plus extravagantes espérances. »

En parlant ainsi, Charles respirait fortement et changeait de couleur.

« Je ne suis pas un tel homme, monseigneur duc, répliqua le comte. Écoutez-moi… René est accablé d’années, ne demandant que du repos, et trop pauvre pour maintenir son rang avec la dignité nécessaire ; trop bon de caractère, ou trop faible d’esprit pour mettre de nouveaux impôts sur ses sujets ; las de lutter contre la mauvaise fortune et désireux de céder son territoire… — Son territoire ? — Oui, tout ce qu’il possède actuellement ; et les domaines beaucoup plus étendus qu’il avait à réclamer, mais qu’il s’est laissé prendre. — Vous m’ôtez la respiration ! René, céder la Provence ! Et que dit Marguerite la fière, la hautaine Marguerite ?… Souscrira-t-elle à des conditions si humiliantes ? — Pour la chance de voir Lancastre triompher en Angleterre, elle renoncerait non seulement à tout domaine, mais encore à la vie. Il est certain que, quand René mourra, le roi de France réclamera le comté de Provence que possède maintenant le vieillard comme un fief mâle, et il n’est personne d’assez puissant pour soutenir les prétentions de Marguerite à cet héritage, si justes qu’elles puissent être. — Elles sont justes, elles sont incontestables. Je ne souffrirai pas qu’on vienne les contester ou les attaquer… c’est-à-dire lorsqu’elles seront une fois établies en ma faveur. Le vrai principe de la guerre faite pour le bien public, est de ne pas souffrir qu’aucun des grands fiefs retourne à la couronne de France, moins encore lorsqu’elle repose sur la tête d’un monarque aussi fourbe, aussi absolu que Louis. La Bourgogne réunie à la Provence !… un domaine s’étendant de l’Océan germanique à la Méditerranée !… Oxford, tu es mon ange tutélaire ! — Votre Altesse doit cependant réfléchir qu’il faudra assurer un revenu convenable au roi René. — Certainement, l’ami, certainement ! il aura un vingtaine de musiciens et de jongleurs pour lui jouer, lui racler, lui chanter du matin au soir. Il aura une cour de troubadours qui ne feront que boire, s’escrimer sur la flûte ou sur le violon, et rendre des arrêts d’amour, susceptibles d’être confirmés ou cassés par lui-même, à qui l’on en appellera, comme suprême roi d’amour. Et Marguerite sera aussi honorablement pensionnée, et de la manière que vous jugerez convenable. — Ce sera une affaire facile à conclure : si nos tentatives en Angleterre réussissent, elle n’aura plus besoin des subsides de la Bourgogne ; si elles échouent, elle se retire dans un cloître, et elle n’aura point à user long-temps des secours honorables que votre générosité ne manquera point de lui accorder. — Indubitablement, et ces bienfaits seront dignes de nous deux… mais par ma brave épée ! John de Vere, l’abbesse qui recevra Marguerite d’Anjou dans son couvent aura une pénitente passablement difficile à mener. Je la connais bien ; et seigneur comte, je ne prolongerai pas inutilement notre entretien en exprimant le doute que, si la chose lui plaît, elle ne puisse forcer son père à renoncer à telle partie de ses domaines qu’elle voudra. Elle est comme ma braque Gorgone qui force tout chien quelconque accouplé avec elle d’aller où bon lui semble, ou qui l’étrangle s’il résiste. C’est ainsi que Marguerite a agi à l’égard de son simple et naïf époux ; et je n’ignore pas que son père, fou d’une espèce différente, doit, de toute nécessité, être également traitable. Je crois que j’aurais pu l’épouser… quoique le cou me démange à la seule idée des efforts que nous aurions faits tous deux pour nous maîtriser l’un l’autre… Mais vous prenez un air grave, parce que je plaisante sur le caractère obstiné de ma malheureuse cousine. — Monseigneur, quels que soient, quels qu’aient été les défauts de ma maîtresse, elle est dans la détresse, et presque dans la désolation. Elle est ma souveraine, et en outre cousine de Votre Altesse. — Assez, seigneur comte, parlons sérieusement. Quoi que nous puissions penser de l’abdication du roi René, j’ai peur que nous n’ayons de la peine à faire voir les choses à Louis XI aussi favorablement que nous les voyons. Il soutiendra que le comté de Provence est un fief mâle, et que ni la renonciation de René ni le consentement de sa fille ne peuvent empêcher qu’il ne retourne à la couronne de France, puisque le roi de Sicile, comme on l’appelle, n’a point de descendants mâles. — Avec votre permission, ce sera une question à décider les armes à la main, et Votre Altesse a bravé Louis avec succès pour des motifs moins importants. Tout ce que je puis dire, c’est que si l’assistance active de Votre Grâce met le jeune comte de Richmond à même de réussir dans son entreprise, vous aurez le secours de trois mille archers anglais, lors même que le vieux John d’Oxford, faute d’un meilleur chef, devrait les commander en personne. — Noble secours dont le prix est doublé par l’homme qui promet de l’amener ! Votre assistance, illustre Oxford, me serait encore précieuse, ne vinssiez-vous qu’avec votre épée au côté, qu’avec un seul page à votre suite. Je connais votre tête et votre cœur. Mais n’en parlons plus ; les exilés, même les plus sages, ont le privilège de faire des promesses, et parfois… excusez-moi, noble Oxford… ils abusent leurs amis tout en s’abusant eux-mêmes : quelles sont les espérances d’après lesquelles vous m’excitez à m’embarquer encore sur un océan aussi orageux et aussi incertain que celui de vos dissensions civiles ? »

Le comte d’Oxford tira un papier et expliqua au duc le plan de son expédition qui devait être soutenue par une insurrection des partisans de Lancastre, et dont il nous suffira de dire qu’elle était d’une audace poussée jusqu’à la témérité, mais pourtant combinée si bien, et si long-temps mûrie, que, dans ces temps de révolutions rapides, et sous un chef d’une habileté militaire et d’une sagacité politique aussi reconnues, elle présentait une apparence réelle de succès.

Pendant que le duc Charles s’appesantissait sur les détails d’une entreprise séduisante et vraiment faite pour flatter son caractère… pendant qu’il comptait les affronts qu’il avait reçus de son beau-frère Édouard IV, l’occasion qui se présentait de tirer une vengeance éclatante, et la riche acquisition qu’il espérait faire de la Provence par la renonciation de René d’Anjou et de sa fille en sa faveur, l’Anglais ne manqua point d’appeler toute son attention sur l’urgente nécessité de ne pas perdre un seul instant.

« L’accomplissement de ce projet, dit-il, demande la plus grande promptitude. Pour avoir une chance de succès, il faut que je sois en Angleterre avec les forces auxiliaires de Votre Altesse, avant qu’Édouard d’York puisse revenir de France avec son armée. — Et après être venu ici, répliqua le duc, notre digne frère ne se pressera nullement pour s’en aller. Il rencontrera des Françaises à l’œil bleu, et du vin français, couleur de rubis, et frère Blackburn n’est pas homme à renoncer si vite à de pareils avantages. — Monseigneur duc, je rendrai justice à mon ennemi. Édouard est indolent et voluptueux lorsque tout va bien autour de lui ; mais qu’il sente une fois l’aiguillon de la nécessité, il devient aussi ardent qu’un cheval bien nourri. Louis, aussi, qui manque rarement d’accomplir ses projets, doit s’attacher à persuader au roi d’Angleterre de repasser la mer… C’est pourquoi, de la promptitude, noble prince !… la promptitude est l’âme de votre entreprise. — De la promptitude ! ma foi, j’irai avec vous et je surveillerai moi-même l’embarcation, et les soldats que vous aurez seront choisis, éprouvés, tels enfin, que leurs pareils ne se trouvent que dans l’Artois et le Hainaut. — Pardonnez encore, noble duc, à l’impatience d’un malheureux qui se noie et qui presse pour qu’on le secoure… Quand nous dirigerons-nous vers les côtes de Flandre pour ordonner cette importante mesure ? — Ma foi, dans une quinzaine, dans une semaine peut-être ; bref, aussitôt que j’aurai châtié, comme ils le méritent, une bande de brigands et de voleurs qui, de même que l’écume du chaudron qui vient toujours en dessus, se sont emparés des hauteurs des Alpes, et de là infestent nos frontières de contrebande, de pillage et de vols. — Votre Altesse veut parler de la confédération suisse ? — Oui, c’est le nom que se donnent ces lourds paysans, espèces d’esclaves affranchis de l’Autriche, qui, semblables à un dogue dont la chaîne est rompue profitent de leur liberté pour saccager et détruire tout ce qu’ils trouvent sur leur passage. — J’ai traversé leur pays en revenant d’Italie, et j’ai entendu dire que les cantons se proposaient d’envoyer des députés demander la paix à Votre Altesse. — La paix ! s’écria Charles, oui-dà ! les procédés de cette ambassade ont été singulièrement pacifiques ! Profitant d’une mutinerie des bourgeois de La Ferette, la première ville de garnison où ils sont entrés, ils ont pris d’assaut les murailles, saisi Archibald d’Hagenbach qui commandait la place pour moi, et l’ont mis à mort sur la place du marché. Une telle insulte doit être punie, seigneur John de Vere ; et si vous ne me voyez pas livré à la colère qu’elle mérite si bien, c’est que j’ai déjà donné ordre qu’on pendît ces infâmes qui s’appellent ambassadeurs ! — Pour l’amour de Dieu, noble duc, » dit l’Anglais se jetant aux pieds de Charles… « pour votre propre réputation, dans l’intérêt de la paix de la chrétienté, révoquez un tel ordre s’il est réellement donné. — Que signifie cette chaleur ? que vous fait la vie de ces hommes, sinon que les conséquences d’une guerre peuvent retarder votre expédition de quelques jours ? — Peut la rendre tout-à-fait nulle, je dirai même, doit la faire manquer… Écoutez-moi, seigneur duc, j’accompagnai ces hommes une partie de la route. — Vous !… vous, compagnons de voyage de ces grossiers paysans suisses ? Il faut que la fortune ait bien rabaissé l’orgueil de la noblesse anglaise, pour que vous ayez choisi une semblable société. — Le hasard m’a jeté au milieu d’eux. Quelques uns de ces députés sont de sang noble, et en outre animés d’intentions pacifiques, dont je ne crains pas de me porter garant. — Sur mon honneur, milord d’Oxford, vous leur faites une grande faveur et à moi aussi, en intervenant de la sorte entre les Suisses et moi-même. Permettez-moi de vous dire que c’est condescendance de ma part, lorsque, par déférence pour une vieille amitié, je vous laisse parler à loisir des affaires de votre pays. Il me semble que vous devriez m’épargner votre opinion sur des sujets qui ne vous intéressent aucunement. — Monseigneur duc de Bourgogne, j’ai suivi votre bannière à Paris, et j’ai eu le bonheur de vous secourir à la bataille de Montlhéry, lorsque vous étiez assiégé par les hommes d’armes français… — Nous ne l’avons pas oublié, et la preuve que ce service n’est pas sorti de notre mémoire, c’est que nous vous avons souffert si long-temps en notre présence, plaidant la cause d’une bande de coquins qu’on nous prie de ne pas livrer au gibet qui déjà convoite leurs cous, parce que, Dieu me pardonne ! ils ont été compagnons de voyage du comte d’Oxfod ! — Non pas, monseigneur. Je demande leur vie seulement parce qu’ils viennent avec une mission pacifique et que leurs chefs au moins n’ont pris aucune part au crime dont vous vous plaignez. »

Le duc traversa l’appartement à pas inégaux dans une grande agitation, ses larges sourcils abaissés sur ses yeux, les points fermés et grinçant des dents jusqu’à ce qu’enfin il semblât prendre une résolution. Il agita une sonnette d’argent qui se trouvait sur la table. — Ici, Contay, » dit-il au gentilhomme de sa chambre qui entra, « ces drôles de montagnards sont-ils exécutés ? — Non : puisse ne pas s’en fâcher Votre Altesse : mais l’exécuteur attend que le prêtre ait fini de les confesser, — Qu’ils vivent ! dit le duc. Nous entendrons demain de quelle manière ils se proposent de justifier leur conduite à notre égard. »

Contay s’inclina et sortit ; alors se tournant vers l’Anglais, le duc dit avec un mélange indicible de hauteur, de familiarité et même de bonté, mais le front déridé et le regard calme : « Nous sommes maintenant quittes d’obligations, milord d’oxford… vous avez obtenu vie pour vie… même pour compenser la différence qui peut exister entre les marchandises que nous échangeons, vous avez obtenu six vies pour une. Je ne vous donnerai donc plus la moindre attention quand vous me rappellerez encore le faux pas de mon cheval à Montlhéry, ou vos services en cette occasion. La plupart des princes se contentent de haïr en secret les hommes qui leur ont rendu de ces services extraordinaires… ce ne sont pas là mes sentiments, seulement il m’est désagréable qu’on me rappelle que j’en ai eu beson. Hum ! je suis à demi suffoqué des efforts qu’il m’a fallu faire pour changer les résolutions que j’avais déjà arrêtées. Holà ! ho ! quelqu’un !… qu’on me serve à boire ! »

Un huissier entra portant un large flacon d’argent, qui, au lieu de vin, était rempli de tisane, légèrement parfumée d’herbes aromatiques.

« Je suis par nature si violent et si colère, dit le duc, que mes médecins me défendent de boire du vin. Mais vous, Oxford, vous n’êtes pas tenu à suivre un tel régime. Allez trouver votre compatriote Colvin, général de notre artillerie. Nous vous recommandons à sa garde et à son hospitalité jusqu’à demain, qui doit être un jour d’occupation, car je m’attends à recevoir la réponse des benêts de l’assemblée des États réunis à Dijon, et j’ai aussi à entendre, grâce à l’intercession de Votre Seigneurie, ces misérables députés suisses, comme ils s’appellent. Eh bien ! n’en parlons plus… Bonne nuit… Vous pouvez causer en toute liberté avec Colvin, qui est, comme vous, un vieux lancastrien… Mais, écoutez bien, pas un mot touchant la Provence… pas même durant votre sommeil… Contay, conduisez ce gentilhomme anglais à la tente de Colvin, qui connaît mon bon plaisir à son égard. — Altesse, répondit Contay, j’ai déjà laissé le fils du gentilhomme anglais avec M. de Colvin. — Quoi ! votre propre fils, Oxford ? Il est avec vous ici ? pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? C’est un véritable rejeton du vieil arbre ? — C’est mon orgueil de le croire, monseigneur. Il a été le fidèle compagnon de tous mes dangers, de toutes mes courses. — Heureux homme ! » dit le duc avec un soupir. « Vous, Oxford, vous avez un fils qui partage votre pauvreté et votre détresse… Je n’ai personne, moi, pour participer et succéder à ma grandeur. — Vous avez une fille, monseigneur, et il faut espérer qu’elle épousera un jour quelque puissant prince qui sera le soutien de la maison de Votre Altesse. — Jamais ! par saint George, jamais ! » répondit le duc d’un ton vif et bref. « Jamais je n’aurai un gendre pour qu’il se fasse du lit de ma fille un marche-pied afin d’atteindre à la couronne du père ; Oxford, je vous ai parlé plus franchement que je n’ai coutume de le faire… Mais je crois que certains hommes sont dignes de confiance, et je pense, sir John de Vere, que vous êtes du nombre.

Le noble Anglais s’inclina, et allait se retirer, lorsque le duc le rappela.

« Il y a encore une chose, Oxford… La cession de la Provence ne suffit pas tout-à-fait. Il faut que René et Marguerite désavouent cette tête folle de Ferrand de Vaudemont, qui fait de sottes tentatives en Lorraine, et réclame cette province du chef de sa mère Yolande. — Monseigneur, Ferrand est petit-fils du roi René, neveu de la reine Marguerite ; mais cependant… — Mais cependant, par saint George ! ses droits sur la Lorraine, comme il le dit, doivent être positivement désavoués. Vous parlez de leurs affections de famille, pendant que vous me pressez de faire la guerre à mon propre beau-frère. — La meilleure excuse de René pour abandonner son petit-fils, répondit Oxford, sera son incapacité complète à le soutenir et à l’aider. Je proposerai la condition de Votre Altesse, si dure qu’elle soit. »

En parlant ainsi, il quitta le pavillon.

CHAPITRE XXVI.

L’ESPION.

… Je remercie humblement Votre Altesse, et je m’estime heureux de rencontrer cette bonne occasion pour me faire complètement vanner, afin que mon blé se sépare de ma paille.
Shakspeare.

Colvin, l’officier anglais auquel le duc de Bourgogne, avec une bonne paie et de riches appointements, avait confié le commandement de son artillerie, était propriétaire de la tente désignée pour le logement de l’Anglais, et reçut le comte d’Oxford avec le respect dû à son rang et selon les ordres spéciaux du duc à ce sujet. Il avait été lui-même partisan de la maison de Lancastre, et par suite il se trouvait bien disposé en faveur d’un de ces hommes distingués et peu nombreux qu’il avait connus personnellement, et qui avaient gardé une constante fidélité à cette famille, malgré la longue série d’infortunes sous lesquelles peu s’en fallait qu’elle n’eût entièrement succombé. Un repas que son fils avait déjà entamé fut offert au comte par Colvin, qui ne manqua point de recommander, par précepte et par exemple, le bon vin de Bourgogne dont le souverain de la province était lui-même obligé de s’abstenir.

« Son Altesse, dit Colvin, possède sous ce rapport un grand empire sur lui-même. Car, je vous le dis tout bas et comme on cause entre amis, son caractère devient trop fougueux pour supporter la chaleur qu’une coupe de cette liqueur cordiale donne au sang : aussi fait-il sagement de se résigner à des breuvages qui peuvent plutôt refroidir qu’enflammer le feu naturel de son caractère. — J’ai pu m’en apercevoir, répondit le noble lancastrien. Lorsque je fis la connaissance de l’illustre duc, qui était alors comte de Charolais, son caractère, quoique toujours passablement impétueux, était la douceur même, si l’on compare les emportements qui se manifestent à présent chez lui à la moindre contradiction. Telle est la suite d’un cours non interrompu de prospérités. Il s’est élevé par son propre courage, et grâce à des circonstances favorables, de la situation incertaine de prince feudataire et tributaire au rang des plus puissants princes de l’Europe, même jusqu’à se déclarer roi indépendant. Mais j’espère que les nobles étincelles de générosité qui compensaient les caprices et les bizarreries de son naturel ne sont pas devenues plus rares qu’autrefois. — J’ai de bonnes raisons pour croire qu’elles ne sont pas moins nombreuses, » répliqua le soldat de fortune, qui comprenait le mot générosité dans le sens restreint de libéralité. « Le duc est un noble maître, qui a toujours la main ouverte. — J’espère qu’il n’accorde ses bontés qu’à des hommes qui sont aussi fermes et aussi fidèles à son service que vous, Colvin, vous l’avez toujours été. Mais je vois un changement dans votre armée. Je connais les bannières de la plupart des anciennes maisons de Bourgogne… comment se fait-il que j’en aperçoive si peu dans le camp du duc ? J’observe bien des guidons, des étendards, des drapeaux ; mais à mes yeux mêmes qui sont accoutumés depuis si long-temps aux insignes des nobles de France et de Flandre, toutes ces armoiries sont inconnues. — Noble comte d’Oxford, répliqua l’officier, il convient mal à un homme qui vit de la paie du duc de censurer sa conduite ; mais Son Altesse, suivant moi, accorde depuis un certain temps trop de confiance aux bras soldés des troupes étrangères, et trop peu à ses sujets naturels, à ses propres vassaux. Il croit qu’il vaut mieux entretenir à sa solde des corps considérables de soldats mercenaires allemands et italiens, que se fier aux chevaliers et aux écuyers qui lui sont attachés par droit d’allégeance et par serment de fidélité. Il ne recourt à ses sujets que pour exiger d’eux les sommes énormes dont il a besoin pour solder ses troupes. Les Allemands sont d’assez honnêtes coquins lorsqu’on les solde régulièrement ; mais le ciel me préserve des bandes italiennes du duc et de ce Campo-Basso, leur chef, qui n’attend qu’un bon prix pour vendre Son Altesse, comme on vend un mouton pour la boucherie ! — Pensez-vous si mal de lui ? demanda le comte. — Oui, vraiment, et si mal que je crois, répondit Colvin, qu’il n’est pas de genre de trahison que la tête puisse inventer et le bras accomplir, qui ne trouve son âme prête à l’adopter, et sa main à l’exécuter. Il est pénible, milord, pour un honnête Anglais comme moi, de servir dans une armée où de pareils traîtres commandent. Mais que puis-je faire, à moins que je ne retrouve une occupation de soldat dans mon pays natal ? J’espère souvent qu’il plaira au ciel miséricordieux de renouveler ces nobles guerres civiles dans ma chère Angleterre, où l’on ne combattait que loyalement, où l’on n’entendait jamais parler de trahison. »

Le comte d’Oxford fit comprendre à son hôte qu’il y avait possibilité que son pieux désir de retourner vivre et mourir dans son propre pays, et dans l’exercice de son état, vînt à se réaliser. En attendant, il le pria de lui procurer pour le lendemain à la pointe du jour un passeport et une escorte pour son fils, qu’il était forcé d’envoyer à Aix, résidence du roi René.

« Quoi ! dit Colvin, le jeune comte d’Oxford va-t-il prendre un grade à la cour d’amour ? car on ne s’occupe dans la capitale du roi René que d’amour et de poésie. — Je ne suis pas ambitieux d’une telle distinction pour lui, mon cher hôte, répondit Oxford ; mais la reine Marguerite est auprès de son père, et il est convenable qu’il aille baiser la main de sa souveraine. — En voici assez, dit le vétéran lancastrien ; quoique l’hiver approche à grands pas, la Rose-Rouge peut, j’espère, fleurir au printemps. »

Il conduisit alors le comte anglais dans la partie de la tente qu’il devait occuper, et où se trouvait aussi une couche pour Arthur ; leur hôte (comme nous pouvons appeler Colvin) les assurant qu’à la pointe du jour des chevaux et des hommes sûrs seraient prêts à accompagner le jeune homme durant son voyage.

« Arthur, lui dit son père, il faut donc nous séparer encore une fois. Je n’ose te donner, dans ce pays de périls, aucune communication écrite pour ma maîtresse la reine Marguerite ; mais tu lui diras que j’ai trouvé le duc de Bourgogne fermement attaché à ses propres intérêts, mais assez bien disposé pourtant à les confondre avec les nôtres. Tu lui diras que je doute peu qu’il nous accorde le secours que nous demandons ; mais qu’il faudra sa propre renonciation et celle du roi René. Tu diras encore que je n’aurais jamais conseillé un pareil sacrifice pour la chance précaire de renverser la maison d’York, si je n’étais pas convaincu que la France et la Bourgogne planent comme des vautours sur la Provence, et que l’un ou l’autre de ces deux princes, ou peut-être tous deux, sont prêts, aussitôt que son père sera mort, à s’élancer sur des possessions qu’ils n’ont épargnées qu’à grand regret durant sa vie. Un accommodement avec le duc de Bourgogne peut donc d’une part assurer son active coopération dans l’entreprise d’Angleterre ; et de l’autre, si notre fière princesse n’accède pas à la demande de Charles, la justice de sa cause n’ajoutera rien à la validité de ses droits héréditaires sur les domaines de son père. Prie donc la reine Marguerite, à moins qu’elle n’ait changé de plan, d’obtenir du roi René un acte de cession dans les formes, qui transmette la possession de ses états au duc de Bourgogne, avec le consentement de Sa Majesté. Les revenus nécessaires au roi et à elle-même seront fixés suivant son bon plaisir, ou peuvent être laissés en blanc. Je puis attendre de la générosité de Charles que ces points seront convenablement réglés. Tout ce que je crains, c’est que Charles ne s’embarrasse…. — De quelque sotte guerre indispensable à son honneur et à la sûreté de ses domaines, » répondit une voix de derrière la tapisserie qui partageait la tente, « et en le faisant, ne serve pas ses propres intérêts plus que les nôtres ? Hein, seigneur comte ? »

Au même instant le rideau fut tiré, et un homme entra avec le pourpoint et le bonnet d’un simple soldat de la garde wallonne, et en qui cependant Oxford reconnut aussitôt les traits durs du duc de Bourgogne, et ses yeux si fiers qui brillaient sous la fourrure et la plume dont sa coiffure était ornée.

Arthur, qui ne connaissait pas le prince personnellement, tressaillit à son entrée, et porta la main à son poignard ; mais son père l’invita par signe à ne point le tirer, et il regarda avec surprise le respect solennel que le comte rendait au soldat qui se gênait si peu. Les premiers mots lui expliquèrent ce dont il s’agissait.

— Si vous avez eu recours à ce déguisement pour éprouver ma foi, dit l’Anglais, permettez-moi de vous dire, noble duc, que vous avez pris une peine inutile. — Assurément, Oxford, répondit le duc, j’ai été un espion courtois ; car j’ai cessé d’écouter à votre porte au moment même où j’ai eu raison de croire que vous alliez dire quelque chose d’offensant pour moi. — Aussi vrai que je suis chevalier, monseigneur duc, si vous étiez resté derrière la tapisserie, vous n’auriez entendu dire que des vérités que je suis prêt à répéter en présence de Votre Altesse, quoiqu’il puisse se faire qu’elles eussent été exprimées avec un peu moins de ménagements.

— Eh bien ! répétez-les donc, et dans les termes qu’il vous plaira d’employer… Ils mentent par la gorge ceux qui disent que Charles de Bourgogne se fâche toujours quand un ami bien intentionné lui donne un conseil… — Je voulais donc dire, répliqua le comte anglais, que Marguerite d’Anjou avait seulement à craindre que le duc de Bourgogne, précisément lorsqu’il endosse son armure afin de conquérir pour lui-même la Provence, et de lui assurer à elle un puissant secours pour faire valoir ses droits en Angleterre, ne se laisse détourner d’un but si élevé par le projet, imprudemment formé, de punir des affronts à lui faits, comme il le suppose, par certaines confédérations de montagnards des Alpes, lorsqu’une guerre ne peut offrir ni avantage ni honneur, et qu’au contraire ou court le risque d’y perdre l’un et l’autre. Ces hommes habitent au milieu de rochers et de déserts qui sont presque inaccessibles, et leur existence est si rude que le plus pauvre de vos sujets mourrait de faim s’il était soumis à une diète pareille. Pour l’amour du ciel ! n’allez pas les chercher ; mais suivez plutôt les plans plus nobles et plus importants que vous avez adoptés, sans troubler un nid de guêpes qui, une fois en mouvement, peuvent vous piquer à vous rendre fou. »

Le duc avait promis d’être patient, et s’efforçait de tenir sa parole ; mais les muscles gonflés de son visage et ses yeux étincelants montraient combien il avait de peine à maîtriser sa colère. — Vous êtes mal informé, milord, dit-il ; ces hommes ne sont pas les bergers et les paysans inoffensifs qu’il vous plaît de supposer. S’ils étaient tels, je pourrais prendre sur moi de les dédaigner ; mais enflés d’orgueil par quelques victoires remportées sur les lâches Autrichiens, ils ont secoué tout respect pour l’autorité ; ils prennent des airs d’indépendance, forment des ligues, font des invasions, prennent des villes d’assaut, jugent et exécutent, suivant leur bon plaisir, des hommes de sang noble… Tu es stupide, comte, car tu as l’air de ne pas me comprendre. Pour échauffer ton sang anglais, et te faire sympathiser avec mes sentiments à l’égard de ces montagnards, sache que ces Suisses sont de véritables Écossais pour ceux de mes domaines qui avoisinent leurs confins : pauvres, fiers, féroces, faciles à s’offenser, parce qu’ils gagnent toujours à la guerre ; difficiles à s’apaiser, parce qu’ils gardent long-temps rancune ; toujours prêts à saisir le moment favorable, et à attaquer un voisin lorsqu’il est engagé dans d’autres affaires. De même que les Écossais sont pour l’Angleterre des ennemis inquiets, perfides, acharnés, de même les Suisses le sont pour la Bourgogne et mes alliés. Qu’en dis-tu à présent ? puis-je rien entreprendre d’important avant d’avoir rabaissé l’orgueil d’un pareil peuple ? Ce sera l’affaire de peu de jours. J’empoignerai le porc-épic des montagnes, malgré toutes ses pointes, avec mon gantelet d’acier. — Alors Votre Altesse en finira plus vite avec eux, répondit le noble exilé, que nos rois d’Angleterre n’en ont fini avec l’Écosse. Les guerres ont toujours duré si long-temps, et ont toujours été si sanglantes, que les gens sages regrettent qu’elles aient jamais commencé. — Non, répliqua le duc, je ne déshonorerai pas les Écossais en les comparant sous tous les rapports à ces grossiers montagnards des cantons. Les Écossais ont du sang et de la noblesse chez eux, et nous en avons vu maints exemples. Ces Suisses ne sont qu’une pure race de paysans, et le petit nombre de nobles par naissance dont ils peuvent se vanter cachent leur illustre origine sous des vêtements et des manières de manants. C’est à peine, je pense, s’il tiendront contre une charge de mes lances de Hainaut. — Non, pourvu que vos lanciers puissent trouver moyen de courir sur eux ; mais… — Eh bien ! pour imposer silence à, vos scrupules, » dit le duc en l’interrompant, « sachez que ces peuples encouragent, par leurs secours et leur protection, la formation des plus dangereux complots dans mes domaines. Regardez ici… Je vous disais que mon officier, sir Archibald d’Hagenbach, fut assassiné lorsque la ville de La Ferette fut traîtreusement prise par ces Suisses qui vous semblent si innocents ; et voici un rouleau de parchemin qui annonce que mon serviteur a été exécuté par arrêt du tribunal véhmique, bande d’assassins mystérieux auxquels je ne veux pas permettre de se réunir en aucune partie de mes états. Oh ! si je pouvais seulement les surprendre sur terre avant qu’ils aillent se cacher dessous, ils apprendraient ce que vaut la vie d’un noble ! Puis, remarquez l’insolence de leur attestation ! »

Le parchemin portait, avec le jour et la date, que la peine de mort avait été prononcée contre Archibald d’Hagenbach pour tyrannie, violence et oppression ; et qu’il avait été exécuté par ordre de la sainte vèhme, et par les officiers de cette cour, qui n’étaient responsables de leurs actes que devant leur tribunal seul. Il était contre-signé en encre rouge, avec le sceau de la société secrète, représentant un rouleau de cordes et un poignard nu.

« J’ai trouvé ce document cloué à ma toilette avec un poignard, dit le duc, autre tour par lequel ils donnent du mystère à leur jonglerie homicide. »

La pensée de ce qu’il avait souffert dans la maison de John Mengs, et des réflexions sur l’étendue et l’omniprésence de ces associations secrètes, causèrent même au brave Anglais un frisson involontaire.

« Pour l’amour de tous les saints du ciel ! dit-il, gardez-vous, monseigneur, de parler de ces terribles sociétés, dont les membres sont au dessus, au dessous et autour de nous ; aucun homme n’est sûr de sa vie, si bien gardée qu’elle soit, quand elle est poursuivie par un homme peu attaché à la sienne. Vous êtes environné d’Allemands, d’Italiens et d’autres étrangers… combien d’entre eux peuvent être attachés par ces chaînes secrètes qui les dégagent de tout autre lien social pour les unir par un pacte inextricable, quoique secret ? Songez, noble prince, à la position où se trouve votre trône, quoiqu’il déploie encore toute la splendeur de la puissance, et conserve encore les fondements solides qui appartiennent à un si auguste édifice. Je dois, moi, l’ami de votre maison, dût ma franchise me coûter la vie, je dois vous dire que les Suisses menacent votre tête comme une avalanche, et que les associations secrètes travaillent sous vos pas comme les premières commotions d’un tremblement de terre qui se prépare. Ne provoquez pas la guerre, et la neige restera tranquille sur le flanc de la montagne… L’agitation des vapeurs souterraines sera assoupie ; mais un seul mot de défi, une seule étincelle d’indignation dédaigneuse peuvent changer leurs terreurs en actes d’agression. — Vous parlez, répliqua le duc, avec plus de crainte pour une bande de manants nus ou une troupe d’assassins nocturnes, que je ne vous en ai jamais vu montrer pour un véritable péril. Pourtant je ne mépriserai pas votre conseil… j’écouterai patiemment les envoyés suisses, et je ne laisserai pas voir, si je peux y parvenir, le mépris avec lequel je ne puis que regarder leur prétention à être traités comme états indépendants. Quant aux associations secrètes, je garderai le silence jusqu’à ce que les circonstances me donnent les moyens d’agir de concert avec l’empereur, la diète et les princes de l’empire, pour les chasser toutes à la fois de leurs terriers…. Hein, seigneur comte, n’est-ce pas bien dit ? — C’est bien pensé, monseigneur, mais peut-être malheureusement exprimé. Vous êtes dans une position où un mot entendu par un traître peut amener mort et ruine. — Je ne vois pas de traîtres autour de moi. Si je pensais qu’il s’en trouvât dans mon camp, j’aimerais mieux mourir tout de suite sous leurs coups que de vivre dans un état perpétuel de terreur et de soupçon. — Les anciens camarades et serviteurs de Votre Altesse pensent défavorablement du comte de Campo-Basso qui tient un si haut rang dans votre confiance. — Oui, » répliqua le duc avec calme, « il est facile de décrier le plus fidèle serviteur dans une cour en lui opposant la haine unanime de tous les autres. Je gage que votre obstiné compatriote Colvin aura médit du comte autant que des autres, car Campo-Basso ne remarque aucune négligence dans aucun service, qu’il ne la dénonce sans crainte ni espoir de faveur. Et puis ses opinions sont tellement jetées dans le même moule que les miennes, que je ne l’amène jamais qu’avec peine à s’expliquer sur ce qu’il comprend mieux, lorsque nos idées viennent à différer sous quelque rapport. Ajoutez à cela noblesse, grâce, gaîté, adresse, dans les exercices de la guerre et dans les arts de la paix, qui font les ornements d’une cour, tel est Campo-Basso ; et tel étant, n’est-il pas une perle dans le cabinet d’un prince ? — Voilà bien tout ce qu’il faut pour faire un favori, répliqua le comte d’Oxford ; mais il manque un peu de ce qui constitue un fidèle conseiller. — Oh ! que tu es donc méfiant ! Faut-il que je le dise le véritable et grand secret sur cet homme, ce Campo-Basso, et que j’y sois forcé pour imposer silence à ces soupçons chimériques que ton nouvel état de marchand voyageur t’a porté à concevoir si témérairement ? — Si Votre Majesté m’honore de sa confiance, je puis seulement dire que ma fidélité la méritera. — Sache donc, homme incrédule, que mon bon ami et frère Louis de France m’a fait avertir en secret par intermédiaire, par un personnage non moins important que son fameux barbier Olivier-le-Diable, que Campo-Basso avait, pour une certaine somme, offert de remettre ma personne entre ses mains, vive ou morte… Vous tressaillez ? — Oui, je tressaille… réfléchissant que Votre Altesse a coutume de sortir à cheval, légèrement armé et avec peu d’escorte, pour reconnaître les lieux et visiter les avant-postes : aussi, combien ne serait-il pas facile de mettre à exécution le dessein homicide que pourrait former un traître ? — Bah ! répondit le duc… tu vois le danger comme s’il était réel, tandis qu’il n’y a rien de plus sinon que, si mon cousin de France eût jamais reçu une pareille offre, il aurait été la dernière personne à m’avertir de me mettre en garde contre son accomplissement. Non… il connaît le prix que j’attache aux services de Campo-Basso, et il a forgé l’accusation pour m’en priver. — Et cependant, monseigneur, répliqua le comte anglais, si vous suivez mon conseil, Votre Altesse ne jettera point de côté, sans besoin ou par impatience, son armure à l’épreuve, et ne sortira point sans être escortée de quelques vingtaines de ses fidèles Wallons. — Chut ! l’ami, tu voudrais donc faire un vrai charbon d’un misérable fiévreux comme moi entre l’acier poli et le soleil brûlant. Mais je serai prudent, quoique je plaisante ainsi… Et vous, jeune homme, vous pouvez bien assurer à ma cousine Marguerite d’Anjou que je m’occuperai de son affaire comme si elle m’était personnelle ; et n’oubliez pas, mon fils, que les secrets des princes sont de funestes dons lorsque ceux à qui ils sont confiés les divulguent ; mais, convenablement gardés, ils enrichissent le dépositaire. Et vous aurez lieu de m’en croire, si vous rapportez avec vous d’Aix l’acte de renonciation dont a parlé votre père… Bonne nuit… bonne nuit !… »

Il quitta la tente.

« Vous venez de voir, dit le comte d’Oxford à son fils, une esquisse de ce prince extraordinaire, tracée par lui-même. Il est facile d’enflammer son ambition ou sa soif de pouvoir, mais presque impossible de la restreindre dans les justes bornes où elle doit probablement s’arrêter. Il est toujours comme le jeune archer qui perd le but, en voyant une hirondelle lui passer devant les yeux, même lorsqu’il tend sa corde. Tantôt soupçonneux à l’excès et sans raison… tantôt prodigue de sa confiance sans réserve… ennemi naguère de la maison de Lancastre, et allié de son terrible adversaire… maintenant, dernier espoir, unique soutien de cette maison. Dieu arrange tout pour le mieux !… Il est cruel de voir jouer la partie, de voir même comment on la pourrait gagner, quand un caprice des autres nous empêche de recourir à notre propre adresse. Combien tout dépend de la décision que va prendre demain Charles, et combien je suis peu à même de l’influencer, soit pour sa propre sûreté, soit pour notre avantage ! Bon soir, mon fils ; abandonnons les événements à celui qui seul peut les conduire. »

CHAPITRE XXVII.

LA DÉPUTATION.

Mon sang a été trop froid et trop calmé ; il n’a pu s’échauffer à ces insultes, et vous l’avez bien senti, car vous avez mis, en conséquence, ma patience à contribution.
Shakspeare, Henri IV.

L’aurore matinale éveilla le compte d’Oxford banni et son fils, et sa lumière commençait à peine à se répandre dans l’orient, lorsque leur hôte Colvin entra avec un domestique portant des malles qu’il déposa à l’entrée de la tente, et se retira sur-le-champ. L’officier d’ordonnance du duc annonça alors qu’il venait avec un message du duc de Bourgogne.

« Son Altesse, dit-il, a envoyé quatre hommes robustes avec des lettres de créance pour mon jeune maître d’Oxford, et une ample bourse d’or pour subvenir à ses dépenses durant le voyage, et pendant que ses affaires pourront le retenir à Aix. J’apporte aussi un billet pour le roi René, afin d’assurer une bonne réception au jeune homme, et deux habits d’honneur pour son usage, qui ne nuiront pas à un gentilhomme anglais, jaloux de se montrer avec éclat aux fêtes solennelles de Provence, et à la sûreté duquel le duc daigne prendre le plus vif intérêt. Son Altesse lui recommande de traiter ses autres affaires, s’il se faisait qu’il en eût, avec prudence et secret. Son Altesse lui a aussi envoyé une couple de chevaux pour son usage… l’un genet, marchant à l’amble pour la route… l’autre, un vigoureux cheval flamand, tout bardé de fer, en cas qu’il se trouve en avoir besoin. Il sera important que mon jeune maître change de costume, et prenne des vêtements plus convenables à son rang véritable. Les gens de sa suite connaissent le chemin, et sont autorisés, en cas de besoin, à demander secours, au nom du duc, à tout fidèle Bourguignon. Je n’ai plus qu’à ajouter que plus tôt partira le jeune gentilhomme, plus sera probable la réussite de son voyage. — Je suis prêt à monter en selle, dit Arthur, je n’ai qu’à changer d’habits. — Et moi, ajouta son père, je ne désire aucunement le retarder dans la mission qui lui est confiée. Nous n’avons l’un et l’autre qu’à nous dire : Dieu soit avec vous ! Quand et où nous reverrons-nous, qui peut le dire ? — Je crois, dit Colvin, que la chose dépend beaucoup des mouvements du duc, qui peut-être ne sont pas encore arrêtés ; mais Son Altesse exige que vous demeuriez près d’elle, mon noble comte, jusqu’à ce que l’affaire dont vous êtes venu traiter avec lui soit complètement terminée. J’ai à vous dire quelque chose en particulier lorsque votre fils se sera mis en route. »

Pendant que Colvin parlait ainsi avec son père, Arthur, qui n’était pas à demi habillé lorsqu’il entra dans la tente, avait profité d’un coin obscur pour y changer le simple costume appartenant à sa condition supposée de marchand, contre un habit de voyage convenable à un jeune homme de qualité attaché à la cour de Bourgogne. Ce ne fut pas sans une sensation naturelle de plaisir que le jeune ambassadeur reprit des vêtements conformes à sa naissance, et que personne ne pouvait porter avec plus d’avantage que lui ; mais ce fut avec un sentiment plus vif encore qu’il se hâta, et aussi secrètement que possible, de passer autour de son cou et de cacher sous le collet et les plis de son riche pourpoint une petite chaîne d’or très mince, curieusement travaillée dans le genre qu’on nommait moresque. C’était le contenu de l’écrin qu’Anne de Geierstein lui avait remis dans la main au moment de leur séparation, pour alléger la peine du jeune homme, et peut-être la sienne propre. La chaîne était réunie aux deux extrémités par une petite plaque d’or, sur laquelle un poinçon ou une pointe de couteau avait tracé d’un côté en caractères distincts, quoique très fins, les mots : « Adieu pour jamais ! » tandis que sur le revers était écrit, mais moins lisiblement : « Souvenir ! A. de G. »

Toutes les personnes qui peuvent lire ces pages aiment, ont aimé ou aimeront ; il n’en est donc aucune qui ne puisse comprendre pourquoi ce gage fut soigneusement suspendu au cou d’Arthur, de manière que l’inscription reposât sur la région de son cœur, sans qu’il en fût séparé par aucune matière qui pût l’empêcher d’être agité par chaque battement de cet organe si actif.

Après avoir pris à la hâte cette précaution, peu de minutes suffirent à Arthur pour achever sa toilette, et il s’agenouilla devant son père en lui demandant sa bénédiction et ses derniers ordres pour Aix. Son père le bénit d’une voix presque inarticulée, et ajouta ensuite, en reprenant un ton plus calme, qu’il possédait déjà toutes les connaissances nécessaires au succès de sa mission.

« Lorsque vous pourrez m’apporter les actes dont nous avons besoin, » murmura-t-il avec plus de fermeté, « vous me trouverez près de la personne du duc de Bourgogne. »

Ils sortirent en silence de la tente, et trouvèrent devant la porte quatre soldats bourguignons, hommes grands et robustes, prêts eux-mêmes, et déjà montés, tenant deux chevaux de selle… l’un équipé pour le combat, l’autre, genêt plein d’ardeur, qui devait servir à voyager. Un des quatre soldats conduisait un cheval de somme à l’endroit où Colvin informa Arthur qu’il trouverait les habits dont il aurait besoin pour changer en arrivant à Aix, et en même temps lui remit une pesante bourse d’or.

« Thibault, » continua-t-il en désignant du doigt le plus âgé des gens qui formaient l’escorte, « mérite toute votre confiance… Je vous garantis son intelligence et sa fidélité ; les trois autres sont des hommes d’élite qui ne reculeront pas devant des égratignures. »

Arthur s’élança en selle avec un sentiment de plaisir naturel à un jeune cavalier qui n’avait pas depuis plusieurs mois senti un noble coursier sous lui : l’ardent genet hennissait d’impatience. Arthur se tenant ferme sur la selle comme si elle eût fait partie de l’animal, dit seulement : « Avant que nous ayons fait longue connaissance, ta fougue, mon beau rouan, pourra bien se ralentir un peu. — Un mot encore, mon fils, » dit son père ; et il murmura à l’oreille d’Arthur qui se baissait sur sa selle : « Si vous recevez une lettre de moi, ne vous tenez pas pour informé du contenu, jusqu’à ce que vous l’ayez présentée à un feu ardent. »

Arthur s’inclina et fit signe au plus âgé des soldats d’aller en avant pour indiquer la route, et tous, abandonnant les rênes à leurs coursiers, traversèrent le lieu de campement d’un bon pas, le jeune chef faisant des signes d’adieu à son père et à Colvin.

Le comte se tenait immobile comme un homme qui rêve, suivant son fils des yeux, et plongé dans une espèce d’impassibilité dont il sortit seulement lorsque Colvin vint à lui dire : « Je ne m’étonne pas, milord, que vous soyez inquiet au sujet du jeune homme ; sa tournure est des plus séduisantes, et il mérite bien les soucis d’un père, car les temps où nous vivons sont ceux de la perfidie et de la cruauté. — Dieu et sainte Marie me sont témoins, répliqua le comte, que, si je suis triste, ce n’est pas seulement pour ma maison… que, si je suis inquiet, ce n’est pas par rapport à mon fils seul… mais il est dur de risquer un dernier enjeu dans une cause si périlleuse… Quels ordres m’apportez-vous de la part du duc ? — Son Altesse, répondit Colvin, sortira à cheval après déjeuner. Il vous envoie quelques vêtements, peu convenables à votre véritable qualité, mais plus conformes du moins à votre rang que ceux dont vous êtes maintenant couvert, et il désire que, gardant votre incognito comme marchand anglais de distinction, vous l’accompagniez dans sa course à Dijon où il doit recevoir la réponse des États de Bourgogne, concernant des matières soumises à leur examen, et ensuite donner une audience publique aux députés suisses. Son Altesse m’a chargé du soin de vous trouver une place convenable durant les cérémonies de la journée, auxquelles il pense que, comme étranger, vous serez bien aise d’assister. Mais il vous a probablement dit tout cela lui-même, car je crois que vous l’avez vu cette nuit déguisé… Allons, ne prenez pas cet air étonné… le duc emploie cette ruse trop souvent pour s’en servir avec mystère ; les palefreniers eux-mêmes le reconnaissent lorsqu’il traverse les tentes des simples soldats, et les vivandières l’appellent l’espion espionné. si c’était seulement l’honnête Henri Colvin qui connût à Charles cette habitude, ses lèvres n’en diraient rien ; mais elle est pratiquée trop ouvertement, et elle est beaucoup trop notoire. Allons, noble lord, quoique je doive habituer ma langue à ne pas vous donner ce titre, voulez-vous venir déjeuner ? »

Le repas, suivant l’usage de l’époque, était somptueux et solide ; et un officier favori du grand duc de Bourgogne ne manquait pas, ou peut le croire, de moyens d’offrir une hospitalité splendide à un hôte qui avait droit à un si haut respect ; mais avant la fin du déjeuner, une bruyante fanfare de trompettes annonça que le duc, avec son escorte et sa suite, montait à cheval. Philipson, comme on le nommait encore, fut gratifié, au nom de Charles, d’un magnifique coursier, et se mêla avec Colvin au superbe cortège qui commençait à se réunir devant le pavillon du duc. Au bout de quelques minutes le duc lui-même sortit dans le riche costume de l’ordre de la Toison-d’Or dont son père Philippe avait été le fondateur, et dont Charles était lui-même le patron et le chef. Plusieurs de ses courtisans portaient des robes non moins magnifiques ; et les officiers, les gens de leur suite déployaient une richesse et une pompe qui confirmaient la réputation qu’avait le duc de Bourgogne d’entretenir la cour la plus brillante de toute la chrétienté. Les officiers de sa maison suivaient chacun à leur poste avec des hérauts et des poursuivants d’armes, dont les habits riches mais grotesques faisaient un singulier effet auprès des aubes et des dalmatiques du haut clergé, ainsi que des armures des chevaliers et des vassaux de la couronne. Entre ces derniers, qui étaient tous diversement équipés suivant le caractère différent de leur service, venait Oxford, mais en costume bourgeois, costume qui n’était ni trop simple pour être déplacé au milieu d’une pareille pompe, ni trop riche pour attirer un degré d’attention spécial et particulier. Il marchait à côté de Colvin ; sa large figure musculaire et ses traits fortement prononcés formaient un bizarre contraste avec l’air grossier et insouciant, avec la figure bouffie et joviale du moins illustre officier de fortune.

Au milieu de ce cortège rangé sur deux lignes, dont la marche était fermée par un corps de deux cents arquebusiers d’élite, espèce de soldats qui commençaient à devenir communs, et d’autant d’hommes d’armes montés, le duc et sa suite quittant les barrières du camp se dirigèrent vers la ville ou plutôt vers la cité de Dijon, alors capitale de toute la Bourgogne.

C’était une ville bien munie de remparts et de fossés, lesquels étaient remplis au moyen d’une petite rivière nommée l’Ouche, qui mêle tout exprès ses eaux à un torrent appelé le Juzon. Quatre portes défendues par les barbacanes, les ouvrages extérieurs et les ponts-levis d’usage, correspondaient presque aux quatre points cardinaux du cercle et donnaient entrée dans la ville. Le nombre des tours qui s’élevaient au dessus des murailles et les défendaient aux différents angles était de trente-trois, et les murs eux-mêmes qui, en beaucoup d’endroits, atteignaient une hauteur de trente pieds étaient construits en pierres de taille carrées, et d’une grande épaisseur. Cette imposante cité était entourée en dehors par des montagnes couvertes de vignobles, tandis qu’à l’intérieur des murailles s’élevaient les tours de nombreux édifices publics et particuliers, ainsi que les clochers de magnifiques églises et de riches couvents qui attestaient l’opulence et la dévotion de la maison de Bourgogne.

Lorsque les trompettes de l’escorte du duc eurent averti la garde bourgeoise qui gardait la porte Saint-Nicolas, on vit le pont-levis s’abaisser, la herse se lever, et le peuple poussa des cris de joie ; les fenêtres furent tendues en tapisseries, et tandis que Charles lui-même au milieu de son cortège avançait monté sur un cheval blanc comme lait, accompagné seulement de six pages âgés de moins de quatorze ans, avec chacun une pertuisane d’or à la main, les acclamations avec lesquelles il était accueilli de toute part montraient que, si des actes d’une trop grande rigueur avaient diminué sa popularité, il lui en restait assez néanmoins pour rendre sa réception dans la capitale décente du moins, si elle n’excitait point l’enthousiasme. Il est probable que la vénération attachée à la mémoire de son père détruisit long-temps les effets défavorables que plusieurs de ses actions devaient produire sur l’esprit du public.

Le cortège s’arrêta devant un large édifice gothique au centre de Dijon. On l’appelait alors la maison du Duc, de même qu’après la réunion de la Bourgogne à la France on la nomma maison du Roi. Le maire de Dijon se tenait sur les degrés de ce palais, entouré des magistrats ses collègues, qu’escortaient une centaine de bons bourgeois habillés de velours noir et tenant des demi-piques en main. Le maire s’agenouilla pour baiser l’étrier du duc, et au moment où Charles descendit de cheval, toutes les cloches de la ville commencèrent à sonner avec un tel fracas, qu’elles auraient pu réveiller les morts qui dormaient dans le voisinage de chaque clocher d’où partait ce bruyant concert. Au son de cette assourdissante musique, le duc entra dans la grande salle de l’édifice à l’extrémité de laquelle était élevé un trône pour le souverain, avec des sièges pour les officiers d’état et les grands vassaux les plus distingués, et des bancs par derrière pour les personnes de moindre qualité. Sur un de ces bancs, mais à une place d’où il pouvait apercevoir toute l’assemblée, aussi bien que le duc lui-même, Colvin fit asseoir le noble Anglais ; et Charles, dont les yeux sombres et vifs parcoururent rapidement le cercle lorsque tout le monde fut placé, sembla, par un signe de tête si léger qu’il dut être imperceptible pour ceux qui l’entouraient, donner son approbation à l’arrangement adopté.

Lorsque le duc et sa suite furent assis et en ordre, le maire s’approcha de nouveau de la manière la plus respectueuse, et s’agenouillant sur la dernière marche du trône ducal, pria Charles de lui dire si Son Altesse avait le loisir d’entendre les habitants de sa capitale lui exprimer leur inébranlable dévouement à sa personne et d’agréer une marque de leur bienveillance, que sous la forme d’une coupe remplie de pièces d’or, il avait l’inappréciable honneur de déposer à ses pieds, au nom des citoyens et de la commune de Dijon.

Charles, qui n’affectait en aucune circonstance beaucoup de politesse, répondit d’un ton bref et brusque et d’une voix qui était naturellement rude et dure : « Chaque chose a son tour, monsieur le maire ; laissez-nous d’abord entendre ce que les États de Bourgogne ont à nous dire, nous écouterons ensuite les bourgeois de Dijon. »

Le maire se leva et se retira, emportant à deux mains la coupe d’argent, et mortifié sans doute non moins que surpris de ce que son contenu ne lui eût pas valu une réception immédiate et gracieuse.

« Je m’attendais, continua le duc Charles, à rencontrer à cette heure et en ce lieu nos États du duché de Bourgogne, ou une députation de leurs membres, avec une réponse au message que leur a transmis notre chancelier il y a trois jours. N’y a-t-il personne ici de leur part ? »

Comme personne ne répondait mot, le maire dit que les membres des États avaient été en délibération secrète toute la matinée, et que sans doute ils se présenteraient devant Son Altesse aussitôt qu’ils sauraient qu’elle avait honoré la ville de sa présence.

« Va, Toison-d’Or, » dit le duc au héraut de cet ordre, « va annoncer à ces messieurs que nous désirons connaître le résultat de leurs délibérations, et que, par politesse et loyauté, ils ne doivent pas croire que nous les attendrons plus long-temps. Agissez rondement avec eux, seigneur héraut, ou nous agirons rondement avec vous. »

Pendant que le héraut remplissait sa mission, nous pouvons rappeler à nos lecteurs que, dans tous les pays féodaux, c’est-à-dire dans presque toute l’Europe, durant le moyen âge, un ardent esprit de liberté envahissait les constitutions, et le seul défaut qu’on y pouvait trouver, c’était que les privilèges et la liberté pour lesquels combattaient les grands vassaux ne descendaient pas jusqu’aux classes inférieures de la société, ou n’étendaient pas leur protection à ceux qui en avaient vraisemblablement besoin. Les deux premiers ordres de l’État, les nobles et le clergé, jouissaient de hauts et importants privilèges, et même le tiers-état, ou les bourgeois, avaient le privilège particulier qu’aucune taxe, aucun droit, aucun impôt ne pouvait être établi contre lui-même que de son propre consentement.

La mémoire du duc Philippe était chère aux Bourguignons, car durant trente années ce sage prince avait maintenu son rang parmi les souverains de l’Europe avec beaucoup de dignité, et avait accumulé d’immenses trésors sans commettre d’exactions, sans demander de nouveaux subsides aux riches contrées qu’il gouvernait. Mais les projets extravagants et les dépenses immodérées du duc Charles avaient déjà excité les soupçons de ces États ; et la mutuelle bienveillance entre le peuple et le prince commençait à faire place d’une part à la crainte et de l’autre à la méfiance. Le penchant des États à l’opposition s’était récemment accru ; car ils avaient désapprouvé les différentes guerres que leur duc avait entreprises sans nécessité ; et en lui voyant lever des corps considérables de soldats mercenaires, ils en étaient venus à craindre qu’il ne finît par employer les sommes à lui votées par ses sujets à étendre outre mesure sa prérogative royale, et à détruire les libertés du peuple.

En même temps, les succès constants du duc dans des entreprises désespérées aussi bien que difficiles, l’estime que lui conciliait son caractère franc et ouvert, la crainte qu’inspiraient l’opiniâtreté insurmontable et la tendance irrésistible d’un caractère qui ne cédait que rarement à la persuasion, et n’endurait jamais la moindre contradiction, répandaient encore une sorte de terreur mêlée de respect autour du trône, qui était matériellement soutenu par l’attachement du bas peuple à la personne du duc actuel et à la mémoire de son père. On avait appris qu’en l’occasion présente une vive opposition s’était élevée au sein des États contre le système de taxe proposé par le duc, et l’issue de la délibération était attendue avec une vive anxiété par les conseillers du prince, et avec une impatience sans bornes par le souverain lui-même.

Après un intervalle d’environ dix minutes, le chancelier de Bourgogne, qui était archevêque de Vienne et prélat d’un haut rang, entra dans la salle avec sa suite, et passant derrière le trône du duc pour occuper une des places les plus distinguées de l’assemblée, il s’arrêta un moment pour engager son maître à recevoir en particulier la réponse des États, lui donnant en même temps à comprendre que le résultat des délibérations n’avait été nullement satisfaisant.

« Par saint George de Bourgogne ! monseigneur l’archevêque, » répondit le duc d’un ton sévère et à haute voix, nous ne sommes pas un prince si lâche de cœur, que nous ayons besoin de fuir les regards mécontents d’une faction capricieuse et insolente. Si les États de Bourgogne envoient une réponse désobéissante et déloyale à notre message paternel, qu’ils la fassent entendre en audience publique ; que le peuple réuni soit appelé à décider entre son duc et ces petits esprits perturbateurs qui voudraient restreindre notre autorité.

Le chancelier s’inclina gravement et prit son siège, tandis que le comte lancastrien observait que la plupart des membres de l’assemblée, à l’exception de ceux qui en le faisant n’auraient pu manquer d’attirer l’attention du duc, communiquaient à leurs voisins des observations qui étaient reçues par un clignement d’œil, un signe de tête ou un haussement d’épaules presque imperceptible, comme lorsqu’on discute une proposition sur laquelle il est dangereux de prendre un parti. Au même instant Toison-d’Or, qui remplissait les fonctions de maître des cérémonies, introduisit dans la salle une délibération des États, composée de douze membres, quatre pris dans chacun des trois ordres, et les déclara investis du pouvoir de transmettre la réponse de cette assemblée au duc de Bourgogne.

Lorsque la députation entra, Charles se leva de son trône suivant l’ancienne coutume, et, ôtant de dessus sa tête la toque que décorait un énorme panache de plumes : « Santé et bienvenue, dit-il, à mes fidèles sujets des États ! » Toute la nombreuse suite de courtisans se leva et se découvrit avec le même cérémonial. Les membres des États mirent alors un genou en terre, les quatre ecclésiastiques, parmi lesquels Oxford reconnut le prêtre noir de Saint-Paul, s’approchant le plus de la personne du duc, les nobles s’agenouillant derrière eux, et les bourgeois se plaçant les derniers de tous.

« Noble duc, dit le prêtre de Saint-Paul, préférez-vous entendre la réponse de vos bons et loyaux États de Bourgogne par la bouche d’un membre, parlant au nom de tous, ou par celle de trois membres, chacun énonçant l’avis de l’ordre auquel il appartient ? — Comme vous voudrez, répondit le duc de Bourgogne. — Un prêtre, un noble et un bourgeois libre, » répliqua l’ecclésiastique encore à genoux, « adresseront tour à tour la parole à Votre Altesse ; car quoique nous soyons d’accord sur la réponse générale, et béni soit le Dieu qui permet aux frères de demeurer amis ! cependant chaque offre des États peut avoir des raisons spéciales et particulières à alléguer pour l’opinion commune. — Nous vous entendrons alors séparément, » répliqua le duc Charles, remettant sans façon son chapeau sur sa tête, et se rejetant avec insouciance sur son siège. Au même instant, tous ceux qui étaient de sang noble, soit dans la députation, soit parmi les spectateurs, usèrent de leurs droits comme pairs du souverain en reprenant leurs toques, et un nuage de panaches ondoyants ajouta soudain à la grâce et à la dignité de l’assemblée.

Lorsque le duc se rassit, les députés se relevèrent, et le prêtre noir de Saint-Paul, s’avançant encore plus près du prince, lui adressa la parole en ces termes :

« Monseigneur duc, votre loyal et fidèle clergé a examiné votre proposition d’imposer une nouvelle taxe à vos peuples, afin de déclarer la guerre aux cantons confédérés du pays des Alpes. Cette querelle, mon gracieux souverain, paraît à votre clergé injuste et oppressive de la part de Votre Altesse ; et il ne peut espérer que Dieu bénira les armes des soldats qui défendront cette cause. Il se voit donc obligé de rejeter la proposition de Votre Altesse. »

Les yeux du duc se fixèrent d’un air sombre sur le porteur de ce désagréable message ; il secoua la tête avec un de ces regards sévères et menaçants que la dure expression de ses traits lui rendait faciles : « Vous avez parlé, sire prêtre, » fut la seule réponse qu’il daigna faire.

Un des quatre nobles, le sire de Mirabeau, s’exprima ainsi :

« Votre Altesse a demandé à ses fidèles nobles de consentir à ce que de nouveaux impôts, de nouveaux droits fussent levés sur la Bourgogne pour subvenir à l’entretien des bandes de soldats mercenaires qu’elle se propose de créer encore pour soutenir les guerres de l’État. Monseigneur, les épées des nobles, chevaliers et gentilshommes bourguignons ont toujours été aux ordres de Votre Altesse, comme celles de nos ancêtres furent toujours prêtes à sortir du fourreau pour vos prédécesseurs. Lorsque Votre Altesse entreprendra une guerre juste, nous irons plus loin, nous combattrons plus courageusement qu’aucun soldat payé, qu’il vienne d’Angleterre, de France ou d’Italie. Nous ne souffrirons pas qu’on taxe encore le peuple, afin de solder des mercenaires pour qu’ils remplissent des fonctions militaires qu’il est de notre gloire et de notre privilège exclusif de remplir. — Vous avez parlé, sire de Mirabeau, » fut encore la seule réponse du duc. Il prononça ces mots avec calme et tranquillité, comme s’il eût craint que des expressions vives et imprudentes ne lui échappassent avec ce qu’il avait l’intention de dire. Oxford lui lança un regard avant qu’il parlât, comme si le duc en le sachant là devait chercher davantage à se modérer. « Plaise maintenant au ciel, se dit le comte, que cette opposition produise son effet naturel, et décide le duc à renoncer à une entreprise si imprudente, si hasardeuse et si peu nécessaire ! »

Pendant que Philipson adressait intérieurement ce vœu, le duc fit un signe à un député du tiers-état, ou de la bourgeoisie, de parler à son tour. L’individu qui obéit au signal du prince était Martin Block, riche boucher et marchand de bestiaux à Dijon. Ses paroles furent celles-ci : « Noble prince, nos pères ont été les respectueux sujets de vos prédécesseurs, nous sommes les vôtres, et nos enfants seront ceux de vos successeurs ; mais quant à la requête que votre chancelier nous a transmise, elle est telle, que nos ancêtres n’y eussent jamais accédé ; telle, que nous sommes décidés à n’y pas consentir ; telle enfin, qu’elle ne sera jamais accordée par les États de Bourgogne à aucun prince jusqu’à la fin des temps. »

Charles avait supporté avec un silence impatient les discours des deux premiers orateurs, mais cette réplique brusque et hardie du tiers-état lui causa trop d’irritation pour qu’il se contînt davantage. Il se laissa aller à la violence de son caractère ; et, frappant sur le plancher de manière que le trône en trembla, et que la voûte de la salle en retentit, il accabla le hardi bourgeois de reproches. « Bête de somme, dit-il, tes braiements doivent-ils donc m’étourdir aussi ? Les nobles peuvent s’arroger le droit de parler, car ils peuvent combattre ; les prêtres peuvent jouer de la langue, car c’est leur métier ; mais toi, qui n’as jamais versé d’autre sang que celui des bœufs, encore plus stupides que toi-même… faut-il que tu viennes ici, avec une bande de tes pareils, jouir, Dieu me pardonne ! du privilège de beugler devant le trône d’un prince ? Sache, brute que tu es, qu’on n’introduit jamais des taureaux dans un temple que pour les sacrifier, et que des bouchers ou des artisans ne comparaissent jamais devant leur souverain que pour avoir l’honneur de vider leurs bourses, afin de subvenir aux besoins de l’État. »

À ces mots, un murmure de mécontentement, que la frayeur même causée par la colère du duc ne put réprimer, parcourut l’auditoire ; et le bourgeois de Dijon, intrépide plébéien, répliqua avec peu de respect : « Nos bourses, monseigneur duc, nous appartiennent ; et nous n’en mettrons pas les cordons entre vos mains avant d’être satisfaits des motifs pour lesquels notre argent doit être dépensé ; et nous savons bien comment protéger nos fortunes et nos personnes contre des bandits et des pillards étrangers. »

Charles fut sur le point d’ordonner l’arrestation du député ; mais jetant un coup d’œil vers le comte d’Oxford, dont la présence, en dépit de lui-même, lui imposait un certain degré de contrainte, il renonça à cette imprudence pour en commettre une autre.

« Je vois, » dit-il en s’adressant à la députation des États, « que vous avez tous formé une ligue pour déconcerter mes projets, et sans doute pour m’ôter tout pouvoir, sauf celui de porter une couronne de souverain et d’être servi à genoux, comme Charles-le-Simple, pendant que les États de mon royaume se partagent la puissance. Mais vous saurez que vous avez affaire à Charles de Bourgogne, prince qui, bien que dédaignant de vous consulter, est certainement capable de gagner des batailles sans l’aide de ses nobles, puisqu’ils lui refusent l’assistance de leurs épées… de subvenir aux dépenses sans le secours de ses avares bourgeois… et peut-être de trouver un chemin vers le ciel sans l’assistance d’un clergé ingrat. Je montrerai à tous ici présents combien mon esprit est peu affecté et ma résolution peu ébranlée par votre séditieuse réplique au message dont je vous ai honorés… Ici, Toison-d’Or, admettez en notre présence ces hommes des cantons et des villes confédérées de la Suisse, comme ils s’appellent. »

Oxford et tous ceux qui s’intéressaient réellement au bonheur du duc entendirent avec la plus vive inquiétude sa résolution de donner audience aux envoyés suisses, prévenu comme il l’était contre eux, et dans un moment où sa bile était on ne peut plus remuée par le refus des États de lui accorder des subsides. Ils n’ignoraient pas que les obstacles qui s’opposaient au cours de sa colère étaient comme des rocs dans le lit d’un fleuve dont le courant ne peut être interrompu, mais dont ils provoquent les eaux à se couvrir d’écume. Tous voyaient que le dé en était jeté ; mais il aurait fallu être doué d’une prescience plus qu’humaine pour imaginer les conséquences qui pouvaient résulter d’une pareille détermination. Oxford en particulier reconnaissait que l’exécution de son plan d’une descente en Angleterre était le point principal que compromettait le duc dans sa sotte obstination ; mais il ne soupçonnait pas… il ne songeait pas à supposer que la vie de Charles lui-même et l’indépendance de la Bourgogne, comme royaume séparé, fussent placés dans la même balance.

CHAPITRE XXVIII.

L’AUDIENCE.

Vraiment ! c’est un style dur et cruel, un style de défi. Vraiment ! elle nous provoque comme de Turc à Chrétien.
Shakspeare, Comme il vous plaira.

Les portes de la salle furent alors ouvertes aux députés suisses qu’on avait fait attendre pendant l’heure précédente en dehors de l’édifice, sans leur témoigner les moindres égards qui, chez les nations civilisées, sont ordinairement rendus aux représentants d’un pays étranger. Il est vrai que leur extérieur, habillés qu’ils étaient de gros drap gris comme les chasseurs et les bergers de la montagne, au milieu d’une assemblée étincelante de vêtements aux couleurs variées, de galons d’or et d’argent, de broderies et de pierres précieuses, servait à confirmer l’idée qu’ils n’étaient venus là que pour y jouer le rôle des plus humbles pétitionnaires.

Cependant Oxford, qui épiait avec attention le maintien de ses ex-compagnons de voyage, ne manqua point de remarquer qu’ils conservaient chacun en leur personne le caractère de fermeté et d’indifférence qui les distinguait auparavant. Rudolphe Donnerhugel n’avait pas quitté son air hardi et hautain, ni le banneret l’insouciance militaire qui le portait à regarder avec une apathie apparente tout ce qui l’environnait ; le bourgeois de Soleure était aussi formaliste et important que jamais ; enfin, aucun des trois ambassadeurs ne paraissait nullement ému par la pompe du spectacle déployé sous ses yeux, ou embarrassé par le sentiment de son infériorité comparative sous le rapport des costumes. Mais le noble landamman, sur lequel Oxford fixa principalement son attention, semblait accablé par l’idée de l’état précaire où son pays se trouvait placé, craignant, d’après la manière rude et peu honorable dont ils étaient reçus, que la guerre ne fût inévitable, tandis qu’en même temps il gémissait, en bon patriote, sur les conséquences d’une défaite qui détruirait la liberté de son pays, et sur le risque que faisaient courir à sa simplicité et à sa vertueuse indifférence pour les richesses l’introduction du luxe étranger et l’invasion des maux qui accompagnent la conquête.

Connaissant bien les opinions de Biederman, Oxford put aisément expliquer cet abattement du laudamman, tandis que son camarade Bonsttten, moins capable de comprendre les sentiments qui animaient son ami, le regardait avec l’expression qu’on peut voir dans la physionomie d’un chien fidèle, lorsque l’animal indique sa sympathie pour le chagrin de son maître, quoiqu’incapable d’en deviner ou d’en apprécier la cause. Son regard d’étonnement était promené de temps à autre sur la brillante assemblée, et par tous les individus qui formaient le groupe déconcerté, à l’exception de Donnerhugel et du landamman ; car l’indomptable orgueil de l’un et le ferme patriotisme de l’autre ne pouvaient pas, même un instant, être détournés par les objets extérieurs de leurs profondes et sérieuses réflexions.

Après un silence d’environ cinq minutes, le duc parla avec le ton hautain et dur qu’il croyait convenir à sa dignité, mais qui n’était réellement que l’expression de son caractère.

« Hommes de Berne, de Schwitz et de tout autre hameau ou désert que vous pouvez représenter, sachez que nous ne vous aurions pas honorés, rebelles que vous êtes à l’autorité de vos supérieurs légitimes, d’une audience solennelle, sans l’intercession d’un ami que j’estime, qui a séjourné dans vos montagnes, et que vous pouvez connaître sous le nom de Philipson, Anglais, suivant la profession de marchand, et chargé de certaines marchandises précieuses qu’il apportait à notre cour. Nous avons si complètement accédé à ses prières, qu’au lieu de vous envoyer tout de suite, comme vous le méritiez, au gibet et à la roue sur la place de Morimont, nous avons poussé la condescendance jusqu’à vous recevoir en notre présence, siégeant en cour plénière, à l’effet d’entendre la justification que vous avez à offrir pour l’insultante prise d’assaut de notre ville de La Ferette, pour l’assassinat d’un si grand nombre de nos sujets, et pour le meurtre audacieux du noble chevalier Archibald d’Hagenbach, exécuté en votre présence, à votre instigation et avec votre appui. Parlez… si vous pouvez dire quelque chose pour excuser votre félonie et votre trahison, ou pour détourner un juste châtiment, et solliciter un pardon que vous ne méritez pas. »

Le landamman sembla vouloir répondre ; mais Rudolphe Donnerhugel, avec la témérité et la hardiesse qui le caractérisaient, se chargea du soin de répliquer. Il fixa le duc orgueilleux d’un œil intrépide et avec une physionomie aussi fière que la sienne.

« Nous ne venons ici, dit-il, compromettre ni notre honneur ni la dignité du peuple libre que nous représentons, en tâchant de nous excuser en son nom et au nôtre des crimes dont nous sommes innocents. Et quand vous nous appelez rebelles, vous devriez vous souvenir qu’une longue suite de victoires, dont l’histoire est écrite avec le plus noble sang de l’Autriche, a rendu à la confédération de nos communes la liberté dont une injuste tyrannie a voulu nous priver. Tant que l’Autriche fut une maîtresse juste et bienfaisante, nous l’avons servie au péril de nos jours… quand elle est devenue oppressive et tyrannique, nous avons revendiqué notre indépendance. Si elle a quelque chose à réclamer de nous, les descendants de Tell, de Faust et de Stauffenbach seront aussi prêts à défendre leurs libertés que l’ont été leurs pères à la conquérir. Votre Grâce, si tel est votre titre, n’a rien à démêler dans nos discussions avec l’Autriche. Quant à vos menaces de gibet et de roue, nous sommes ici des hommes sans défense sur qui vous pouvez faire ce qu’il vous plaira ; mais nous saurons mourir, et nos compatriotes sauront nous venger. »

Le superbe duc aurait répliqué en commandant l’arrestation immédiate et probablement l’exécution instantanée de toute la députation ; mais le chancelier, profitant du privilège de sa charge, se leva, et ôtant sa toque avec une profonde révérence au duc, demanda permission de répondre au téméraire jeune homme qui, dit-il, s’était si grandement mépris sur le sens des paroles du duc.

Charles, se sentant peut-être trop irrité dans le moment pour prendre une décision calme, se rejeta sur son trône, et d’un signe de tête impatient et colère, donna à son chancelier permission de parler.

« Jeune homme, dit ce haut officier, vous avez mal compris le discours de l’illustre et puissant souverain en présence de qui vous êtes. Quels sont les droits de l’Autriche sur les villages révoltés qui se sont soustraits à l’empire de leurs supérieurs naturels ? Nous n’avons pas besoin d’argumenter sur ce point ; mais voici la question à laquelle la Bourgogne vous prie de répondre : pourquoi, venant ici sous le costume et avec le caractère d’envoyés pacifiques, à propos d’affaires qui touchent vos propres communes et les droits des sujets du duc, avez-vous excité la guerre dans nos paisibles domaines, pris d’assaut une forteresse, massacré la garnison, et mis à mort un noble chevalier qui en était le commandant ?… Toutes ces actions sont contraires au droit des gens, et méritent à jamais la punition dont vous avez été menacés, mais dont notre gracieux souverain vous dispensera, j’espère, si vous donnez quelque excuse passable pour une insolence si inconcevable, avec offre de vous soumettre, comme il est juste, au plaisir de Son Altesse, et de faire une réparation satisfaisante pour une si grande injure. — Vous êtes prêtre, grave seigneur ? » répondit Rodolphe Donnerhugel en s’adressant au chancelier de Bourgogne. « S’il y a dans cette assemblée un soldat qui veuille soutenir votre accusation contre nous, je le défie au combat singulier, d’homme à homme. Nous n’avons pas pris d’assaut la citadelle de La Ferette… Nous avons été admis dans l’intérieur de la place d’une manière pacifique, et là subitement entourés par les soldats de feu Archibald d’Hagenbach, avec dessein manifeste de nous assaillir et de nous massacrer, en dépit de notre mission de paix ; et alors je vous assure que vous auriez ouï parler d’autres morts que la nôtre ; mais une émeute éclata soudain parmi les habitants de la ville, assistés, je crois, par plusieurs voisins à qui l’insolence et l’oppression d’Archibald d’Hagenbach étaient devenues odieuses, comme à tous ceux sur qui s’étendait son autorité. Nous ne leur avons prêté aucun secours ; et, j’aime à le croire, on ne devait pas s’attendre que nous intervinssions en faveur de gens qui s’étaient tenus prêts à nous faire le plus mauvais parti. Mais aucune pique, aucune épée appartenant à nous ou aux hommes de notre suite n’a trempé dans le sang bourguignon. Archibald d’Hagenbach a péri, il est vrai, sur un échafaud, et je l’ai vu mourir avec plaisir d’après un arrêt rendu par une cour compétente, reconnue comme telle en Westphalie et dans ses dépendances de ce côté-ci du Rhin. Je ne suis pas obligé de justifier ses procédures ; mais je déclare que le duc a reçu la preuve irrécusable de sa sentence régulière, et enfin qu’elle était vraiment méritée pour oppression, tyrannie et abus d’autorité ; je le soutiendrai contre tous ceux qui diront le contraire. Voici mon gant. »

Et confirmant par une action le langage qu’il venait de tenir, le fier Helvétien jeta son gant droit au milieu de la salle. Entraînés par l’esprit du siècle, par l’amour qu’il entretenait de se distinguer dans les armes, et peut-être par le désir de gagner la faveur du duc, tous les jeunes Bourguignons se levèrent subitement pour accepter le défi, et plus de sept ou huit gants furent aussitôt jetés par les jeunes chevaliers présents ; ceux qui étaient plus éloignés les lançant par dessus la tête de ceux qui étaient plus proches, et chacun proclamant son nom et son titre en jetant le gage du combat. « Je combattrai envers et contre tous, » dit l’audacieux jeune Suisse, en ramassant les gantelets à mesure qu’ils tombaient retentissants autour de lui. « Encore ! gentilshommes, encore ! un gant pour chaque doigt ! Allons, encore un ! Une lice libre, des juges équitables, le combat à pied ; les armes, des épées qu’on manie à deux mains, et je ne reculerai pas devant une vingtaine comme vous. — Arrêtez, messieurs, de par l’obéissance que vous me devez, arrêtez ! » s’écria le duc, satisfait en même temps qu’un peu apaisé par le zèle qu’on déployait pour sa cause… ému par l’air d’intrépide bravoure que montrait le provocateur avec une hardiesse assez semblable à la sienne… peut-être aussi, jaloux de témoigner, en présence de sa cour plénière, plus de modération qu’il n’avait d’abord été capable de le faire. « Arrêtez, je vous le commande à tous… Toison-d’Or, ramasse ces gantelets et rends-les chacun à son propriétaire. Dieu et saint George nous gardent de hasarder la vie même du moindre de nos nobles Bourguignons contre un rustre tel que ce paysan suisse, qui n’a jamais seulement monté à cheval, totalement étranger à la courtoisie d’un chevalier et à la grâce d’un seigneur. Allez porter ailleurs vos grossières vociférations, jeune homme, et sachez que, dans l’occasion présente, la place Morimont serait pour vous la seule lice convenable, et le bourreau votre seul digne antagoniste. Et vous, messieurs, ses compagnons… dont la conduite, en laissant ce rodomont vous mener à son gré, semble montrer que les lois de la nature aussi bien que de la société sont renversées chez vous, et que vous préférez la jeunesse à la vieillesse, de même que les paysans aux nobles… Vous, gens à barbe blanche, dis-je, n’y a-t-il personne parmi vous qui puisse expliquer le but de votre message en termes qu’il convienne à un prince souverain d’entendre ? — Dieu nous garde, » répliqua le landamman en s’avançant et en imposant silence à Rudolphe Donnerhugel, qui commençait déjà une réponse un peu vive… « Dieu nous garde, noble duc, de n’être pas capables de parler de manière à être compris devant Votre Altesse, puisque j’espère que nous y parlerons un langage de vérité, de paix et de justice. Même, si par notre humilité nous devions disposer Votre Altesse à nous entendre plus favorablement, je m’humilierais volontiers, plutôt que de vous voir nous écouter avec répugnance. Quant à mol, je puis vraiment dire que, quoique j’aie vécu, quoique j’aie résolu par choix de mourir laboureur et chasseur dans les Alpes d’Unterwalden, il m’est cependant permis par ma naissance de réclamer le droit héréditaire de parler devant des ducs et des rois, devant l’empereur lui-même. Il n’est personne, monseigneur duc, dans cette illustre assemblée, qui tire son origine d’une source plus noble que Geierstein. — Nous avons entendu parler de vous, dit le duc. On vous appelle le paysan-comte. Votre naissance fait votre honte, ou peut-être celle de votre mère, si votre père s’est trouvé avoir un beau charretier, digne d’être le père d’un homme qui est devenu volontairement serf. — Non pas serf, monseigneur, répondit le landamman, mais homme libre, qui ne veut ni opprimer les autres ni être tyrannisé lui-même. Mon père était un noble seigneur et ma mère une vertueuse dame. Mais vous avez beau me provoquer par d’ignobles et dédaigneuses plaisanteries, vous ne m’empêcherez pas de vous expliquer avec calme ce que mon pays m’a chargé de vous dire. Les habitants des froides et inhospitalières régions des Alpes désirent, puissant seigneur, rester en paix avec tous leurs voisins, et jouir du gouvernement qu’ils ont choisi, comme le mieux approprié à leur condition et à leurs habitudes, laissant les autres états et les autres contrées agir comme bon leur semble sous ce rapport. Surtout, ils désirent rester en paix et en bonne intelligence avec la puissante maison de Bourgogne, dont les domaines avoisinent leurs possessions en si grand nombre d’endroits. Monseigneur, ils le désirent, ils le demandent, ils consentent même à vous en supplier. On nous a appelés opiniâtres, intraitables, insolents contempteurs de toute autorité, provocateurs de séditions et de révoltes. En preuve du contraire, moi, monseigneur, qui ne plie jamais le genou que pour m’adresser au ciel, je ne me crois pas déshonoré en m’agenouillant devant Votre Altesse, comme prince souverain tenant cour plénière de ses domaines où il a droit d’exiger l’hommage de ses sujets par devoir, et des étrangers par politesse. Jamais un vain orgueil, » dit le noble vieillard, ses yeux se mouillant de larmes tandis qu’il mettait un genou en terre, « ne me fera reculer devant une humiliation personnelle, lorsque la paix… cette heureuse paix, si chère à Dieu, si précieuse, inappréciable pour l’homme… est en danger d’être rompue. »

Toute l’assemblée, même le duc, fut touchée de la manière noble et imposante avec laquelle le brave vieillard fit une génuflexion qui n’était évidemment dictée ni par la bassesse ni par la crainte. « Levez-vous, monsieur, dit Charles ; si nous avons dit des choses qui aient pu blesser vos sentiments particuliers, nous les rétractons aussi publiquement que les reproches ont été adressés, et nous sommes prêts à vous entendre comme envoyé digne de foi. — Je vous rends grâces de ces dernières paroles, mon noble seigneur. Et je bénirai ce jour, si je puis trouver des paroles dignes de la cause que j’ai à défendre. Monseigneur, une note remise entre les mains de Votre Altesse mentionne les nombreuses injustices que nous ont fait subir vos officiers et ceux de Roment, comte de Savoie, votre intime allié et conseiller, que nous pouvons supposer, par conséquent, soutenu par Votre Altesse. Quant au comte Roment… il a déjà vu à qui il avait affaire. Mais nous n’avons encore pris aucune mesure pour punir les injustices, les affronts, les empêchements mis à notre commerce par ceux qui ont profité de la puissance de Votre Altesse pour arrêter nos compatriotes, piller leurs biens, incarcérer leurs personnes, et même, en certaines occasions, les mettre à mort. La révolte de La Ferette… je puis garantir ce que j’avance… n’a été ni causée, ni provoquée par nous : néanmoins, il est impossible à une nation indépendante de souffrir le renouvellement de pareilles injures, et nous sommes bien résolus à rester libres et indépendants, ou à mourir pour la défense de nos droits. Que s’ensuivra-t-il donc si Votre Altesse n’accepte pas les conditions que je suis chargé de lui offrir ? La guerre… une guerre d’extermination ; car aussi long-temps qu’un seul membre de notre confédération pourra manier une hallebarde, aussi longtemps durera, si cette lutte fatale s’engage une fois, la guerre entre vos puissants royaumes et nos états aussi pauvres que stériles. Et que peut gagner le duc de Bourgogne à une pareille lutte ?… est-ce richesses et butin ? Hélas ! monseigneur, il y a plus d’or et d’argent aux seuls mors des chevaux de la maison de Votre Altesse, qu’on n’en pourrait trouver dans les trésors publics et dans les bourses particulières de toute notre confédération. Aspirez-vous à la gloire et à la renommée ? Il y a peu d’honneur à recueillir par une armée nombreuse contre quelques bandes éparses, par des hommes revêtus de cottes de mailles sur des laboureurs et des bergers à demi armés… Il y aurait peu de mérite à vaincre. Mais si, comme le croient tous les chrétiens, et comme en sont fermement convaincus mes compatriotes qui se souviennent des temps de nos pères… si le Dieu des armées faisait pencher la balance en faveur du petit nombre et des soldats les moins bien armés, je vous laisse à penser, monseigneur, combien souffriraient, dans ce cas, votre gloire et votre réputation. Est-ce pour augmenter ses vassaux et ses domaines que Votre Altesse veut faire la guerre aux montagnards ses voisins ? Sachez que, s’il plaît à Dieu, vous pouvez sans doute conquérir nos montagnes nues et arides ; mais, comme jadis nos ancêtres, nous chercherons un asile dans les solitudes les plus sauvages et les plus reculées, et quand nous aurons résisté jusqu’à la dernière extrémité, nous mourrons de faim dans les froids déserts des glaciers. Oui, hommes, femmes et enfants, nous sommes résolus à être anéantis tous ensemble, plutôt qu’un seul Suisse reconnaisse un maître étranger. »

Le discours du landamman produisit une impression manifeste sur l’assemblée. Le duc s’en aperçut, et son obstination héréditaire fut irritée par la disposition générale qu’il vit naître en faveur de l’envoyé. Ce sentiment défavorable étouffa l’émotion que lui avaient déjà causée les paroles du noble Biederman ; il répliqua en fronçant les sourcils et interrompant le vieillard au moment où il allait continuer : « Vous argumentez à faux, seigneur comte, seigneur landamman, ou tout autre nom qu’il vous plaira qu’on vous donne, si vous pensez que nous vous ferons la guerre dans l’espérance du butin ou par un désir de gloire. Nous savons aussi bien que vous pouvez nous le dire, qu’il n’y a ni profit ni honneur à vous conquérir ; mais les souverains à qui le ciel en a remis le pouvoir doivent donner la chasse à une bande de brigands, quand même il n’y a que déshonneur à se mesurer contre eux ; et nous poursuivons à mort une troupe de loups, bien que leur chair ne soit que charogne, et que leur peau ne vaille rien. »

Le landamman secoua sa tête grise, et répondit, sans témoigner la moindre émotion, même avec une espèce de sourire sur les lèvres…. « Je suis un plus fin chasseur que vous, monseigneur duc, et peut-être ai-je plus d’expérience. Le plus hardi, le plus audacieux chasseur ne poussera point le loup jusqu’à sa tannière. J’ai montré à Votre Altesse la faible chance de gain et le grand risque de perte, que même vous, puissant comme vous l’êtes, vous courriez en hasardant une guerre contre des hommes résolus et déterminés. Laissez-moi maintenant vous dire ce que nous sommes prêts à faire pour nous assurer une paix sincère et durable avec notre puissant voisin de Bourgogne. Votre Altesse est à même d’envahir la Lorraine, et il semble probable que, sous un prince si redoutable et si entreprenant, votre autorité peut s’étendre jusqu’aux rivages de la Méditerranée… Soyez notre noble allié et notre ami sincère, et nos montagnes, défendues par des guerriers familiers avec la victoire, vous serviront de barrière contre l’Allemagne et l’Italie. En votre faveur, nous permettrons au comte Roment de traiter, et nous lui rendrons les pays que nous lui avons enlevés, à telles conditions que Votre Altesse elle-même jugera raisonnables. Quant aux offenses passées de vos lieutenants et gouverneurs sur la frontière, nous garderons le silence, et nous demeurerons persuadés que ces agressions ne recommenceront plus à l’avenir. Bien plus, et si c’est ma dernière offre, c’est aussi la plus importante, nous vous enverrons trois mille de nos jeunes gens pour vous seconder dans les guerres que vous pourrez entreprendre, soit contre Louis de France, soit contre l’empereur d’Allemagne. Ce sont des hommes qui diffèrent… je le puis dire avec fierté et sans mentir, de cette écume de l’Allemagne et de l’Italie qui se forme en bandes de soldats mercenaires. Et si le ciel décide Votre Altesse à accepter nos conditions, il y aura dans votre armée un corps d’hommes qui laisseront tous leurs cadavres sur le champ de bataille, avant qu’aucun d’eux manque à ses serments. »

Un homme basané, mais grand et beau, portant un corselet richement orné d’arabesques, se leva de son siège animé de la plus violente exaspération. C’était le comte de Campo-Basso, commandant des Italiens mercenaires de Charles, qui possédait, comme nous y avons déjà fait allusion, beaucoup d’influence sur l’esprit du duc, influence qu’il avait principalement acquise en se prêtant aux opinions et aux préjugés de son maître, et en présentant au duc des arguments spécieux pour le justifier de suivre toujours son caprice.

« On doit m’excuser, dit-il, si, en cette auguste présence, je prends la parole pour défendre mon honneur et celui de mes bonnes lances qui, s’attachant à ma fortune, sont venues avec moi d’Italie, servir le plus brave des princes de la chrétienté. Je pourrais sans doute ne pas m’offenser du langage insultant de ce rustre à cheveux gris, dont les paroles ne peuvent affecter un chevalier et un noble plus que les aboiements d’un chien de paysan ; mais lorsque je l’entends proposer d’unir ses troupes de bandits indisciplinables avec les troupes de Votre Altesse, je dois lui faire savoir qu’il n’y a pas dans mes rangs un palefrenier qui voulût combattre en pareille compagnie. Non, moi-même, attaché par mille liens de reconnaissance, je ne pourrais me résoudre à tirer l’épée au milieu de tels camarades. Je plierais mes bannières, et je mènerais cinq mille hommes chercher… non un plus noble maître, car le monde n’en possède pas… mais des guerres où nous ne serions pas obligés de rougir de nos frères d’armes. — Silence, Campo-Basso, dit le duc, et soyez convaincu que vous servez un prince qui connaît trop bien ce que vous valez pour l’échanger contre les services douteux et non éprouvés de gens que nous n’avons jamais connus que comme des voisins perfides et turbulents. »

Puis s’adressant à Arnold Biederman, il dit d’un ton froid et sévère : « Seigneur landamman, nous vous avons écouté patiemment ; nous vous avons écouté, quoique vous vinssiez devant nous les mains teintes encore du sang de notre serviteur, sir Archibald d’Hagenbach ; car, en supposant qu’il ait été assassiné par une infâme association, qui, par saint George ! tant que nous vivrons et régnerons, ne lèvera jamais sa tête pestilentielle de ce côté-ci du Rhin… cependant il n’en est pas moins incontestable et incontesté que vous assistâtes en armes à l’exécution, et que vous encourageâtes le meurtre que ces assassins accomplirent sous votre protection. Retournez dans vos montagnes, et remerciez Dieu de conserver la vie… Dites à ceux qui vous ont envoyés que je vais tout de suite marcher vers leurs frontières. Une députation de vos plus notables citoyens qui viendront au devant de moi la corde au cou, des torches dans leur main gauche, dans la droite leurs épées qu’ils tiendront par la pointe, pourra apprendre à quelle condition nous vous accorderons la paix. — Adieu donc la paix, et salut à la guerre ! répliqua le landamman ; puissent les maux et les malédictions de la guerre retomber sur les têtes de ceux qui préfèrent le sang et les batailles à la paix et à l’union ! Nous viendrons à votre rencontre sur nos frontières, avec nos épées nues, non pas la pointe, mais la garde dans nos mains. Charles de Bourgogne, de Flandre et de Lorraine, duc de sept duchés, comte de dix-sept comtés, je vous défie et vous déclare la guerre au nom des cantons confédérés et des autres qui se joindront à eux. Voilà, ajouta-t-il, mes lettres de défi. »

Le héraut reçut des mains d’Arnold Biederman la fatale déclaration.

« Ne la lis pas, Toison-d’Or, dit l’orgueilleux duc. Que l’exécuteur la traîne par les rues attachée à la queue de son cheval, et qu’il la cloue au gibet pour montrer quel cas nous faisons de ce méchant parchemin et de ceux qui l’envoient… Arrière, messieurs, » continua-t-il en s’adressant aux Suisses ; « retournez dans vos déserts aussi vite que vos pieds vous y pourront conduire. À notre première rencontre, vous saurez mieux qui vous avez offensé… Qu’on apprête notre cheval… la séance est levée. »

Le maire de Dijon, à l’instant où tout le monde était en mouvement pour quitter la salle, s’approcha encore du duc, et exprima timidement l’espérance que Son Altesse daignerait accepter un banquet que les magistrats avaient préparé, dans l’attente qu’il leur ferait un pareil honneur.

« Non, par saint George de Bourgogne ! seigneur maire, » répondit Charles, avec un de ces regards terrassants par lesquels il avait coutume d’exprimer son indignation mêlée au dédain… « nous n’avons pas été assez satisfait de notre déjeuner pour être disposé à confier à la loyauté de notre bonne ville de Dijon le soin de notre dîner. »

En parlant ainsi, il tourna brusquement le dos au magistrat mortifié, et montant à cheval, il revola à son camp, s’entretenant d’une manière très vive avec le comte Campo-Basso durant le chemin.

« Je vous offrirais bien à dîner, milord d’Oxford, » dit Colvin au noble exilé quand il mit pied à terre devant sa tente ; « mais je prévois qu’avant qu’il vous soit possible de manger une bouchée, vous serez mandé en présence du duc, car c’est l’habitude de notre Charles, quand il a pris une mauvaise résolution, de discuter avec ses amis et conseillers pour leur prouver qu’elle est bonne. Pardieu ! il fait toujours un prosélyte de ce souple Italien. »

L’augure de Colvin fut promptement réalisé ; car un page vint presque aussitôt avertir le marchand anglais Philipson de se rendre auprès du duc. Sans attendre un instant, Charles s’abandonna à une série incohérente de reproches contre les États de son duché, qui lui refusaient leur appui dans une affaire si peu importante, et s’étendit en longues explications sur la nécessité où il se trouvait de punir l’audace des Suisses. « Et toi aussi, Oxford, » dit-il en terminant, « ton impatience est-elle poussée au point de souhaiter que je m’engage dans une guerre lointaine avec l’Angleterre, et que je transporte mes forces au delà des mers, quand j’ai de si insolents rebelles à châtier sur mes frontières ? »

Quand il cessa enfin de parler, le comte anglais lui exposa avec une chaleur respectueuse le danger qu’il semblait devoir courir, en luttant contre un peuple pauvre, il est vrai, mais universellement redouté pour sa discipline et son courage, et encore sous les yeux d’un rival aussi dangereux que Louis de France, qui certainement soutiendrait les ennemis du duc sous main, s’il ne se joignait pas à eux ouvertement. Sur ce point la résolution du duc était inébranlable. « On ne dira jamais de moi, répliqua-t-il, qu’après avoir prononcé des menaces, je n’ai pas osé les exécuter. Ces rustres m’ont déclaré la guerre, et ils apprendront quelle colère ils ont témérairement provoquée ; mais cependant je ne renonce pas à ton projet, mon cher Oxford. Si tu peux toujours m’obtenir cette cession de la Provence, et persuader au vieux René d’abandonner la cause de son petit-fils, Ferrand de Vaudemont, en Lorraine, tu mériteras ainsi que je t’envoie un redoutable secours contre mon frère Blackburn, qui, pendant qu’il boit des santés et s’enivre en France, peut bien venir à perdre ses domaines en Angleterre. Et ne t’impatiente pas s’il m’est impossible d’envoyer en ce moment même des hommes par delà le détroit. La marche que je vais faire sur Neufchâtel, qui est, je crois, le point le plus proche où je trouverai ces manants, sera comme une excursion du matin. J’espère que vous viendrez avec nous, mon vieux compagnon ; j’aimerais à voir si vous avez oublié dans ces montagnes comment se manie un cheval et se tient une lance en arrêt. — J’accompagnerai Votre Altesse, répondit le comte, ainsi que mon devoir me l’ordonne, car ma conduite est soumise à votre volonté. Mais je ne porterai pas d’armes, surtout contre ces peuples de l’Helvétie qui m’ont donné l’hospitalité, sauf pour ma défense personnelle. — Eh bien ! soit, répliqua le duc ; nous aurons en vous un excellent juge pour nous dire qui remplit le mieux son devoir contre ces rustres de montagnards. »

À cet endroit de la conversation, on frappa à la porte du pavillon, et le chancelier de Bourgogne entra aussitôt en grande hâte, et avec un air de vive inquiétude : « Des nouvelles, monseigneur, des nouvelles de France et d’Angleterre, » dit le prélat ; puis remarquant la présence de l’étranger, il observa le duc et garda le silence.

« C’est un fidèle ami, seigneur évêque, dit le duc ; vous pouvez me communiquer vos nouvelles devant lui. — Elles seront bientôt généralement connues, reprit le chancelier… Louis et Édouard sont complètement d’accord. » Le duc et le comte anglais tressaillirent.

« Je m’y attendais, dit le duc, mais pas sitôt. — Les rois se sont rencontrés, répliqua son ministre. — Comment… dans une bataille ? » dit Oxford s’oubliant dans l’excès de sa curiosité. Le chancelier fut un peu surpris ; mais comme le duc semblait attendre qu’il fît une réponse, il répondit : « Non, seigneur étranger… pas dans une bataille, mais à un rendez-vous, et en paix, en amitié. — Ma foi le spectacle a dû être curieux, repartit le duc, de voir le vieux renard Louis et mon frère Black… Je veux dire mon frère Édouard, à une entrevue. Où la rencontre a-t-elle eu lieu ? — Sur un pont de la Somme, à Picquigny. — Je voudrais que tu eusses été là, » dit le duc en regardant Oxford ; « avec une hache en main tu aurais frappé un bon coup pour l’Angleterre et un autre pour la Bourgogne. Mon grand-père fut traîtreusement assassiné à une entrevue toute pareille, au pont de Montereau sur l’Yonne. — Pour prévenir un semblable accident, dit le chancelier, on a élevé au milieu du pont une forte barrière du genre de celles qui ferment les cages où l’on renferme des animaux sauvages, de sort qu’il leur était impossible même de se toucher l’un l’autre la main. — Ah ! ah ! par saint George ! voilà qui sent l’adresse et la prudence de Louis ; car l’Anglais, pour lui rendre justice, connaît aussi peu la crainte que la politique. Mais quelles conditions ont-ils arrêtées ? Où l’armée anglaise passera-t-elle l’hiver ? Quels châteaux, forteresses et villes lui sont livrés en gage ou à perpétuité ? — Aucune, mon souverain, répondit le chancelier. L’armée anglaise retournera en Angleterre aussitôt qu’on pourra se procurer des bâtiments pour l’y transporter, et Louis leur fera cadeau de toutes les voiles et rames de son royaume, plutôt que de ne pas les voir évacuer immédiatement la France. — Et par quelle concession Louis a-t-il obtenu une paix si nécessaire à ses affaires ? — Par de belles paroles, répondit le chancelier, par de magnifiques présents, et par quelque cinq cents tonnes de vin. — De vin ! s’écria le duc… a-t-on jamais vu chose pareille, seigneur Philipson ? En vérité, vos compatriotes ne valent guère mieux qu’Ésaü, qui vendit son droit d’aînesse pour une écuelle de potage. Ma foi, je dois avouer que je n’ai jamais vu un Anglais qui voulût conclure un marché sans s’humecter les lèvres. — Je puis à peine croire ces nouvelles, dit le comte d’Oxford. Si cet Édouard s’était contenté de passer la mer avec cinq mille Anglais, simplement pour revenir de suite en Angleterre, il y a dans son camp assez de nobles fiers et d’orgueilleux bourgeois pour s’opposer à cette honteuse résolution. — L’argent de Louis, répliqua le ministre, a trouvé de nobles mains disposées à le recevoir. Le vin de France a inondé tous les gosiers de l’armée anglaise… le désordre et le tumulte étaient au comble ; et une fois la ville d’Amiens, où résidait Louis lui-même, était tellement remplie d’archers anglais, tous plongés dans l’ivresse, que la personne du roi de France se trouvait presque en leur pouvoir. Tout sentiment d’honneur national s’est évanoui dans cette grande débauche ; et ceux qui, parmi eux, prétendent à plus de dignité et au rôle de sages politiques, disent que, comme ils étaient venus en France de concert avec le duc de Bourgogne, et que ce prince ne les a point soutenus par ses forces, ils ont bien fait, sagement et bravement fait, vu la saison de l’année et l’impossibilité d’obtenir des logements, de recevoir un tribut de la France et de retourner en triomphe chez eux. — Et de laisser Louis, dit Oxford, complètement libre d’attaquer la Bourgogne avec toutes ses troupes. — Non pas, ami Philipson, répliqua le duc : sache qu’il existe une trêve entre la Bourgogne et la France pour un espace de sept ans ; et si elle n’eût pas été conclue et signée, il est probable que nous aurions trouvé moyen d’empêcher le traité entre Édouard et Louis, au risque même d’approvisionner les voraces insulaires de bœuf et de bière pendant les mois d’hiver… Seigneur chancelier, vous pouvez nous laisser, mais soyez prêt à répondre au premier appel. »

Quand son ministre eut quitté le pavillon, le duc, qui à son caractère rude et impérieux unissait beaucoup de bonté, si on ne peut dire de générosité naturelle, s’approcha du comte lancastrien, qui se tenait immobile comme un homme aux pieds duquel la foudre vient de tomber, et qui ressent encore la frayeur du coup.

« Mon pauvre Oxford, dit-il, tu es stupéfié de ces nouvelles qui, tu n’en peux douter, doivent produire un effet fatal sur le plan que ton noble cœur combine avec une si sincère fidélité. Je voudrais pour toi avoir pu retenir les Anglais un peu plus longtemps en France ; mais si j’avais tenté de le faire, c’eût été anéantir ma trêve avec Louis, et par suite m’ôter le pouvoir de châtier ces misérables cantons ou d’envoyer une expédition en Angleterre. Dans l’état actuel des choses, donne-moi seulement une semaine pour punir les montagnards, et je te prêterai un secours plus considérable que tu n’oses le demander pour ton entreprise. En attendant je prendrai soin que Blackburn et les archers, ses cousins, ne puissent pas s’embarquer sur les bâtiments de Flandre. Allons, l’ami, ne crains rien tu seras en Angleterre long-temps avant eux ; et encore une fois compte sur mon assistance… toujours à condition, tu sais, qu’on me cédera la Provence, comme de juste. Il faudra que nous gardions pour un temps les joyaux de notre cousine Marguerite ; et peut-être serviront-ils, comme garantie, avec quelques uns des nôtres, au pieux dessein de mettre en liberté les anges que nos usuriers flamands retiennent captifs ; coquins, qui ne veulent prêter, même à leur souverain, que sur de bons nantissements. Voilà à quels expédients nous a réduit pour le moment l’avarice désobéissante de nos États. — Hélas ! monseigneur, » répondit le noble Anglais découragé, « Je serais ingrat si je doutais de la sincérité de vos royales intentions. Mais qui peut se reposer sur les événements de la guerre, surtout quand le temps presse pour une prompte détermination ? Vous êtes assez bon pour vous fier à moi ; que la confiance de Votre Altesse aille encore plus loin : je vais monter à cheval, et courir après le landamman s’il est déjà parti. Je ne doute pas de pouvoir conclure avec lui un arrangement par lequel vous n’aurez rien à craindre sur toutes vos frontières du Sud-Est. Vous pouvez alors exécuter en toute sécurité vos projets sur la Lorraine et la Provence. — Ne m’en parlez pas, » dit le duc avec aigreur ; « c’est faire injure et à vous et à moi que de supposer qu’un prince qui a donné sa parole à son peuple puisse la retirer comme un marchand qui veut vendre sa marchandise, puis ne veut plus. Allez… nous vous assisterons ; mais nous jugerons nous-même du temps et de la manière : néanmoins, comme nous sommes bien disposé en faveur de notre malheureuse cousine d’Anjou, et que vous êtes notre meilleur ami, nous ne laisserons pas languir cette affaire. Notre armée a ordre de se mettre en marche ce soir et de se diriger sur Neufchâtel, où ces fiers Suisses connaîtront notre ardeur et le poids de nos épées qu’ils ont fait sortir du fourreau. »

Oxford poussa un profond soupir, mais ne répliqua plus rien ; et il eut raison, puisqu’il aurait probablement exaspéré le caractère hautain du prince à qui s’adressaient ses remontrances, sans rien changer à sa détermination.

Il prit congé du duc et retourna vers Colvin, qu’il trouva plongé dans les affaires de son département, et se préparant à faire partir l’artillerie : opération que la grossièreté des pièces et l’exécrable état des routes rendaient alors plus difficile même qu’aujourd’hui, quoiqu’elle soit encore un des mouvements les plus laborieux de la marche d’une armée. Le maître de l’artillerie reçut Oxford avec beaucoup de joie, et se félicita du grand honneur qu’il aurait à faire la campagne avec lui ; il l’informa ensuite que, d’après un ordre spécial du duc, il avait pris pour sa commodité tous les arrangements convenables à l’incognito qu’il voulait garder, mais tels cependant qu’un camp pouvait les offrir.

CHAPITRE XXIX.

LE ROI RENÉ.

C’était un joyeux homme… les neiges de l’âge tombaient, mais elles ne l’incommodaient pas. La gaîté, au bout même de sa vie, peuplait sa vive imagination de ces apparitions capricieuses que le soleil couchant crée à la surface d’un vaste glacier, peignant la glace blême de mille couleurs.
Ancienne Comédie.

Laissons le comte d’Oxford accompagner l’obstiné duc de Bourgogne dans une guerre que l’un représentait comme une simple excursion, ressemblant plus à une partie de chasse qu’à une campagne, et que l’autre considérait sous un jour plus grave et plus périlleux, et revenons à Arthur de Vere, ou, comme on continuait de l’appeler, au jeune Philipson, qui était conduit avec fidélité et mené par son guide, mais qui n’accomplissait néanmoins qu’avec beaucoup de lenteur son voyage.

Le territoire de la Lorraine, envahi par l’armée du duc de Bourgogne et infesté en même temps par diverses bandes séparées qui occupaient les plaines et prenaient les châteaux sous prétexte de servir la cause du comte Ferrand de Vaudemont, rendait le voyage si dangereux qu’il était souvent nécessaire de quitter la grande route et de prendre des chemins détournés pour éviter des rencontres peu agréables, auxquelles les voyageurs n’auraient pas pu autrement se soustraire.

Arthur, instruit par une triste expérience à se défier des guides étrangers, se trouva néanmoins, durant ce voyage rempli d’aventures et de périls, disposé à accorder une grande confiance à son conducteur actuel, Thibaut, Provençal de naissance, possédant une connaissance parfaite des routes qu’ils suivaient, et, autant qu’il en pouvait juger, paraissant vouloir accomplir sa mission avec exactitude. D’ailleurs la prudence et les habitudes qu’il avait contractées en voyageant, aussi bien que le caractère de marchand qu’il soutenait encore, le portèrent à mettre de côté toute marque, toute supériorité hautaine d’un chevalier et d’un noble à l’égard d’un personnage inférieur, d’autant plus qu’il conjectura avec raison qu’en se tenant sur le pied de la familiarité avec cet homme, dont les connaissances semblaient vraiment remarquables, il pourrait se faire meilleur juge de ses opinions et de ses dispositions à son égard. En retour de sa condescendance, il obtint bon nombre de renseignements sur la province dont il approchait.

À mesure que les confins de la Provence devenaient moins éloignés, les communications de Thibaut étaient moins réservées et plus intéressantes. Il pouvait non seulement dire le nom et l’histoire des châteaux romantiques devant lesquels ils passaient dans leur route détournée et incertaine, mais encore il savait par cœur l’histoire chevaleresque des nobles seigneurs et barons qui en étaient actuellement propriétaires ou qui les avaient jadis possédés, et il était à même de raconter leurs exploits contre les Sarrasins pour repousser leurs attaques contre la chrétienté, ou leurs efforts pour arracher le Saint Sépulcre aux mains des infidèles. Dans le courant de ces récits, Thibaut fut conduit à parler des troubadours, poètes par instinct et d’origine provençale, différant beaucoup des ménestrels de Normandie et des provinces voisines de France, dont les contes de chevalerie et les nombreuses traductions de leurs œuvres, faites en langues gallo-normande et anglaise, étaient parfaitement connues et possédées à fond par Arthur, comme par presque tous les jeunes nobles de son pays. Thibaut se vantait de ce que son grand-père, d’humble naissance, il est vrai, mais d’un talent distingué, était un de ces hommes favorisés du ciel, dont les compositions avaient produit tant d’effet sur le caractère et les mœurs de leur siècle et de leur pays. Il était pourtant à regretter qu’en inculquant comme premier devoir de la vie un esprit singulier de galanterie, qui dépassait parfois les formes platoniques qu’elles prescrivaient, les poésies des troubadours servissent trop souvent à amollir et à séduire les cœurs, à corrompre les principes.

L’attention d’Arthur fut attirée sur ce point par l’histoire d’un troubadour, que Thibaut lui chanta avec assez de talent. Ce troubadour, nommé Guillaume Cabestaing, aimait d’amour une noble et belle dame, Marguerite, femme d’un baron appelé Raymond de Roussillon. Le jaloux mari obtint la preuve de son déshonneur, et, après avoir assassiné Cabestaing, il lui arracha le cœur, et le faisant apprêter comme celui d’un animal, il ordonna qu’on le servît à son épouse ; et quand elle eut mangé de ce mets horrible, il lui avoua ce dont était composé son repas. La dame répondit que puisqu’on lui avait fait prendre une nourriture si précieuse, jamais un aliment plus grossier ne passerait par ses lèvres. Elle persista dans sa résolution, et ainsi mourut bientôt de faim. Le troubadour qui chanta cette tragique histoire, avait déployé dans sa composition beaucoup d’art poétique, attribuant l’erreur des amants à la destinée, mais s’arrêtant sur leur mort tragique avec une exquise sensibilité ; et enfin exécrant l’aveugle furie de l’époux avec toute la chaleur de l’indignation poétique, il rappelait avec un vindicatif plaisir comment tous les braves chevaliers, tous les véritables amants du Midi de la France s’étaient réunis pour assiéger le château du baron, l’avaient pris de force, n’y avaient pas laissé pierre sur pierre, et avaient condamné le tyran lui-même à une mort ignominieuse. Arthur fut vivement intéressé par ce mélancolique récit, qui même lui arracha quelques larmes ; mais ensuite réfléchissant davantage au sujet, il essuya ses pleurs, et dit avec un peu de sévérité : « Thibaut, ne chantez plus de pareils lais. J’ai entendu mon père dire que le moyen le plus court de corrompre un chrétien est de donner au vice la pitié et la louange que mérite la seule vertu. Votre baron de Roussillon est un monstre de cruauté ; mais vos malheureux amants n’en étaient pas moins coupables. C’est en donnant de beaux noms à des actions mauvaises que ceux qui tressailleraient à l’idée du vice réel sont conduits à en pratiquer les leçons, quand il se déguise sous les apparences de la vertu. — Je voudrais que vous sussiez, signor, répondit Thibaut, que ce lai de Cabestaing et de la dame Marguerite de Roussillon est regardé comme un chef-d’œuvre dans la joyeuse science. Fi donc, monsieur ! vous êtes trop jeune pour être un censeur de morale si sévère. Que ferez-vous quand votre tête sera grise, si vous êtes si rigide quand vos cheveux ont à peine achevé de brunir ? — Une tête qui écoute la folie pendant la jeunesse sera difficilement honorable dans le vieil âge, » répondit Arthur.

Thibaut n’avait pas envie de continuer la discussion.

« Ce n’est pas à moi, dit-il, à disputer avec Votre Seigneurie ; seulement je pense, comme tout véritable fils de la chevalerie et du chant, qu’un chevalier sans maîtresse est comme un ciel sans étoiles. — Ne le sais-je pas ? répondit Arthur ; mais mieux vaut rester dans les ténèbres que se laisser conduire par de fausses lumières qui nous mènent à notre ruine. — Oh ! il se peut que Votre Seigneurie ait raison, répliqua le guide. Il est certain que nous avons, même ici en Provence, beaucoup perdu de ce jugement exact en matière d’amour, avec lequel nous en décidions les embarras, les difficultés et les erreurs, depuis que les troubadours ne sont plus si estimés que de coutume, depuis que le haut et noble tribunal d’Amour a cessé de tenir ses séances.

« Mais, dans ces derniers temps, continua le Provençal, les rois, les ducs et les souverains, au lieu d’être les premiers et les plus fidèles vassaux de Cupidon, sont eux-mêmes esclaves de l’égoïsme et de l’amour du gain. Au lieu de conquérir les cœurs en brisant des lances dans les tournois, ils brisent les cœurs de leurs vassaux appauvris par les plus cruelles exactions… Au lieu de chercher à mériter les sourires et les faveurs de leurs maîtresses, ils ne songent qu’à enlever des châteaux, des citadelles, des villes à leurs voisins. Mais longue vie au bon et vénérable roi René ! tant qu’on lui laissera un acre de terre, sa résidence sera le rendez-vous des vaillants chevaliers qui ne visent qu’à la gloire des armes, des vrais amants qui sont persécutés par la fortune, et des illustres troubadours qui savent célébrer et la fidélité et la bravoure. »

Arthur, curieux d’apprendre au sujet de ce prince quelque chose de plus précis que les simples rumeurs de la renommée, décida aisément le communicatif Provençal à s’étendre sur les vertus de son vieux souverain, qu’il représenta comme juste, généreux et débonnaire, ami des très nobles exercices de la chasse et du tournoi, et encore davantage de la joyeuse science de poésie et de musique ; dépensant bien au delà de ses revenus en largesses aux chevaliers errants et aux musiciens voyageurs qui encombraient sa petite cour, une de celles, bien peu nombreuses, où l’on conservait encore l’antique hospitalité.

Tel fut le portrait que traça Thibaut du dernier monarque ménestrel, et, quoique l’éloge fût exagéré, peut-être les faits n’étaient-ils que très véritables.

Né d’une famille royale et avec de hautes prétentions, René n’avait, à aucune époque de sa vie, pu mettre sa fortune de niveau avec ses droits. Des royaumes à la possession desquels il aurait pu prétendre, il ne lui restait que le comté de Provence même, principauté belle et agréable, mais diminuée par les portions que la France en avait acquises, une à une, pour avances destinées à subvenir aux dépenses personnelles du propriétaire, et par d’autres parties que le duc de Bourgogne, dont René avait été prisonnier, avait reçues en nantissement du prix de sa rançon. Dans sa jeunesse, il avait tenté plus d’une entreprise militaire pour reconquérir quelques uns des pays dont il était souverain en titre. On ne conteste pas son courage, mais la fortune ne sourit jamais à ses aventures guerrières, et il semble qu’il sentît enfin qu’admirer et célébrer les vertus militaires diffère beaucoup de les posséder. De fait René était un prince d’une très médiocre capacité, doué pour les beaux-arts d’un amour qu’il portait à l’excès, et d’un degré de bonne humeur qui ne lui permettait pas d’en vouloir à la fortune, mais le rendait le plus heureux des hommes, alors qu’un prince qui eût senti plus vivement fût mort de désespoir. Ce caractère insouciant, léger, gai et irréfléchi conduisit René, libre de toutes les passions qui font l’amertume de la vie et souvent l’abrègent, jusqu’à une vieillesse toujours verte et joyeuse. Même les pertes domestiques, qui souvent affectent les personnes qui sont à l’épreuve contre les revers de fortune, ne produisirent aucune impression sur les sentiments du vieux monarque enjoué. La plupart de ses enfants étaient morts jeunes : René prit aisément son parti. Le mariage de sa fille Marguerite avec le puissant Henri d’Angleterre fut regardé comme une alliance beaucoup au dessus de l’espoir permis au roi des troubadours ; mais, par la suite, loin de tirer aucun avantage de ce mariage, René fut enveloppé dans les malheurs de sa fille, et sans cesse obligé de s’appauvrir pour lui payer sa rançon. Peut-être au fond de l’âme le vieux roi trouva-t-il ces pertes pécuniaires moins pénibles que la nécessité de recevoir Marguerite dans sa famille et à sa cour. D’autre part, quand elle réfléchissait aux pertes qu’elle avait éprouvées, quand elle pleurait tant d’amis morts, et un royaume perdu, la plus fière et la plus passionnée des princesses n’était pas faite pour demeurer avec le plus gai et le plus jovial des souverains dont elle méprisait les goûts, à qui elle ne pouvait pardonner sa légèreté de caractère lorsqu’elle le voyait se consoler avec de semblables bagatelles. La gêne attachée à sa présence et des souvenirs vindicatifs embarrassaient le vieux monarque toujours de bonne humeur, mais ne pouvaient cependant troubler son égalité d’âme.

Un autre chagrin le tourmentait plus vivement : Yolande, fille de sa première femme Isabelle, avait succédé à ses droits sur le duché de Lorraine, et les avait transmis à son fils, Ferrand, comte de Vaudemont, jeune homme de courage et de talent, alors engagé dans une entreprise qui semblait désespérée, celle de soutenir son titre contre le duc de Bourgogne qui, avec moins de droits, mais beaucoup de puissance, envahissait et occupait ce riche duché, qu’il réclamait comme fief mâle. Et pour achever, tandis que le vieux roi voyait d’une part sa fille détrônée dans un désespoir inconsolable, et de l’autre son petit-fils déshérité, cherchant en vain à reconquérir une partie de leurs possessions, il avait en outre le malheur de savoir que son neveu, Louis de France, et son cousin, le duc de Bourgogne, luttaient secrètement à qui lui succéderait dans la portion de la Provence qu’il possédait toujours, et que c’était seulement la jalousie de l’un envers l’autre qui les empêchait de le dépouiller du dernier reste de son territoire. Cependant, au milieu de tous ces chagrins, René donnait des fêtes, recevait des hôtes, dansait, chantait, composait des vers, se servait du pinceau et du crayon avec assez de talent, décrivait, dirigeait des fêtes et des processions, en tâchant de pousser aussi loin que possible la gaîté et la bonne humeur de ses sujets, s’il ne pouvait pas matériellement accroître leur prospérité durable. Il n’était jamais mentionné par eux que sous le titre du bon roi René, distinction qu’on lui accorde encore aujourd’hui, et qu’il méritait certainement par les qualités de son cœur, sinon par celles de sa tête.

Tandis qu’Arthur recevait de son guide des détails circonstanciés sur le caractère du roi René, ils entraient sur le territoire du joyeux monarque. C’était à la fin de l’automne, et vers cette époque où les contrées sud-est de la France se montrent avec moins d’avantage. Le feuillage de l’olivier est alors flétri, et comme il prédomine dans le paysage, et ressemble à la couleur pâle du sol lui-même, une teinte sèche et aride se répand sur tous les objets. Néanmoins on rencontrait encore, dans les parties montagneuses et dans les prairies, des sites où le grand nombre des arbres toujours verts reposait l’œil même de cette saison morte.

L’aspect du pays, en général, présentait quelque chose de tout particulier.

Les voyageurs trouvaient à chaque pas des marques du singulier caractère du roi. La Provence, comme partie de la Gaule qui la première reçut la civilisation romaine et fut encore plus longtemps la résidence de la colonie grecque qui fonda Marseille, est plus riche des restes imposants de l’ancienne architecture que toute autre contrée de l’Europe, l’Italie et la Grèce exceptées. Le bon goût du roi René lui avait inspiré plusieurs tentatives pour déblayer et restaurer les souvenirs de l’antiquité. Était-ce un arc de triomphe ou un ancien temple… on les avait dégagés des huttes et des cabanes qui les avoisinaient, on avait du moins tâché d’en retarder la ruine. Était-ce une fontaine de marbre que la superstition avait dédiée à quelque naïade solitaire… elle était entourée d’oliviers, d’amandiers et d’orangers… on avait réparé le bassin… on lui avait appris de nouveau à retenir ses trésors de cristal. Les hauts amphithéâtres et les colonnades gigantesques étaient traités avec autant de soin et de sollicitude, attestant que les plus nobles échantillons des beaux-arts trouvaient un admirateur et un conservateur dans le roi René, au milieu même de ces siècles que nous disons plongés dans les ténèbres de la barbarie.

On pouvait aussi observer un changement de manières parmi le peuple, en passant de Bourgogne et de Lorraine, où la société se ressentait de la rudesse allemande, dans la contrée pastorale de Provence, où l’influence d’un beau climat et d’un mélodieux langage, jointe aux goûts du vieux monarque romanesque, avec le penchant universel pour la musique et la poésie, avait introduit une sévérité de mœurs qui ressemblait à de l’affectation. Littéralement, le berger, en conduisant chaque matin son troupeau vers le pâturage, jouait sur sa flûte quelque tendre sonnet, composition d’un troubadour amoureux, et les moutons, sua cura, semblaient réellement céder à l’influence de la musique, au lieu d’être disgracieusement insensibles à la mélodie comme dans les climats plus froids. Arthur observa aussi que les moutons provençaux, au lieu d’être chassés devant le berger, le suivaient régulièrement, et ne se dispersaient pour paître que lorsque leur gardien, se retournant de leur côté, restant immobile et exécutant des variations sur l’air qu’il jouait, semblait leur rappeler qu’il était convenable de le faire. Quand il marchait, son énorme chien, d’une espèce dressée à tenir tête au loup, et respecté par le troupeau comme gardien, sans être redouté comme tyran, suivait son maître, tenant l’oreille toujours droite, comme critique principal et premier juge de l’exécution à certaines notes de laquelle il manquait rarement de témoigner sa désapprobation ; tandis que le troupeau, de même qu’un nombreux auditoire, donnait des applaudissements unanimes mais silencieux à l’heure de midi. Le berger voyait son assemblée s’augmenter parfois d’une avenante maîtresse ou d’une fraîche jeune fille avec laquelle il avait rendez-vous à une de ces fontaines que nous avons décrites, et qui écoutait le chalumeau de son mari ou de son amant, ou mêlait sa voix à la sienne dans les duos dont les chants des troubadours ont laissé tant d’exemples. À la fraîcheur du soir, la danse sur la pelouse ou le concert devant la porte du hameau ; le petit repas de fruits, de fromage et de pain, dont l’étranger était toujours invité à prendre sa part, donnaient de nouveaux charmes à l’illusion et semblaient vouloir indiquer la Provence comme l’Arcadie de la France.

Mais la plus grande singularité était, aux yeux d’Arthur, l’absence totale de gens armés et de soldats dans cette paisible contrée. En Angleterre un homme ne sortait jamais sans son grand arc, son épée et son bouclier. En France, le laboureur portait des armes, même lorsqu’il était à la charrue. En Allemagne, vous ne pouviez pas faire un mille sur la grande route, sans que vos yeux fussent obscurcis par des nuages de poussière au milieu desquels on voyait par intervalle flotter des panaches et briller des armures. En Suisse même, le paysan, s’il avait un voyage à faire, ne fût-il que d’un mille ou deux, ne se souciait pas d’aller sans un haubert et son épée à deux mains. Mais en Provence tout semblait tranquille et paisible, comme si la musique du pays était parvenue à y assoupir toutes les violentes passions. De temps à autre ils pouvaient rencontrer un cavalier ; et toujours sa harpe attachée à l’arçon de sa selle ou portée par un de ses domestiques, le faisait reconnaître pour un troubadour, titre qu’ambitionnaient les hommes de tous les rangs, et alors seulement une courte épée qui descendait sur la cuisse gauche, destinée plutôt à l’ornement qu’à l’usage, était une partie nécessaire et indispensable de l’équipement.

« La paix, » dit Arthur en promenant ses regards autour de lui, « est un joyau inestimable ; mais il sera bientôt ravi à ceux dont ni les cœurs ni les bras ne sont préparés à le défendre. »

La vue de l’antique et intéressante ville d’Aix, où le roi René tenait sa cour, chassa ces réflexions d’un caractère général, et rappela au jeune Anglais la mission délicate dont il était chargé.

Il pria alors le provençal Thibaut de lui dire où ses instructions lui commandaient de le mener, alors qu’il était heureusement arrivé au but de son voyage.

« Mes instructions, répondit Thibaut, sont de rester à Aix tant que Votre Seigneurie pourra avoir besoin d’y demeurer, de vous rendre tous les services qui pourront vous être nécessaires, soit comme guide, soit comme serviteur, et de tenir ces hommes prêts à vous obéir quand il vous faudra des messagers ou des gardes. Avec votre approbation, je vais veiller à ce qu’ils soient convenablement logés, et recevoir de Votre Seigneurie les différents ordres qu’il lui plaira de me marquer ; je vous propose cette séparation parce que je comprends que vous désirez être seul pour le moment. — Il faut, répondit Arthur, que j’aille à la cour sans délai. Attendez-moi dans une demi-heure dans la rue voisine, près de cette fontaine qui jette eu l’air une si magnifique colonne d’eau qu’on jurerait qu’elle est entourée d’une vapeur qui ressemble à de la fumée et sert comme d’abri au jet qu’elle enveloppe. — Ce jet d’eau est ainsi entouré, répliqua le Provençal, parce qu’il est alimenté par une source chaude qui s’élance des entrailles de la terre, et le contact de l’air par cette froide matinée d’automne rend la vapeur plus visible que de coutume… Mais si c’est au bon roi René que vous avez affaire, vous le trouverez à cette heure se promenant dans sa cheminée ; n’ayez point peur de l’approcher, car il n’y eut jamais de monarque d’un accès si facile, surtout pour les étrangers d’aussi bonne mine que vous, mon jeune maître. — Mais ses huissiers, dit Arthur, ne me laisseront pas pénétrer dans sa salle. — Sa salle ! répéta Thibaut… quelle salle ? — Parbleu, celle du roi René. S’il se promène dans une cheminée, ce ne peut être que dans celle de sa salle, encore faut-il qu’elle soit des plus vastes pour qu’on y puisse prendre un pareil exercice. — Vous ne me comprenez pas, » dit le guide en riant… « Ce que nous appelons la cheminée du roi René est cette terrasse étroite que vous voyez là ; elle s’étend entre ces deux tours, et est exposée au midi, et abritée dans toutes les autres directions. Le grand plaisir du roi est de s’y promener et d’y jouir des rayons du soleil par des matinées aussi fraîches que celle-ci. Cette promenade, dit-il, entretient sa veine poétique. Si vous approchez de lui, il vous parlera aisément, à moins toutefois qu’il ne soit occupé à composer des vers. »

Arthur ne put s’empêcher de rire en songeant à un roi qui, âgé de quatre-vingts ans, accablé d’infortunes et assiégé de périls, s’amusait encore à se promener sur une terrasse en plein air, et à faire de la poésie en présence de tels de ses heureux sujets qui voulaient le regarder.

« Si vous avancez de quelques pas de ce côté, ajouta Thibaut, vous pourrez voir le bon roi, et juger si vous devez ou non l’accoster à présent. Je vais loger nos hommes, et je reviendrai attendre vos ordres à la fontaine du Corso. »

Arthur ne trouva rien à objecter à la proposition de son guide ; et d’ailleurs il ne fut pas fâché d’avoir occasion de jeter un coup d’œil sur le bon roi René avant d’être introduit en sa présence.

CHAPITRE XXX.

LE MONASTÈRE.

Oui, c’est lui qui porte la couronne de laurier tressée par Apollon et les neuf Sœurs, couronne que le terrible foudre de Jupiter ne peut flétrir. Il a déposé le casque embarrassant d’acier, et jeté bien loin le diadème d’or, plus gênant encore ; au lieu qu’avec une couronne de feuilles autour de la tête, il règne roi des amans et des poètes.
Anonyme.

En approchant avec précaution de la cheminée, c’est-à-dire de la promenade favorite du roi qui est décrite par Shakspeare, comme portant

De roi napolitain le titre héréditaire,
Et de Sicile, et de Jérusalem,
Moins riche cependant qu’un fermier d’Angleterre,

Arthur put parfaitement apercevoir Sa Majesté en personne. Il vit un vieillard dont les cheveux et la barbe, pour l’ampleur et la blancheur, auraient presque rivalisé avec ceux de l’envoyé de Schwitz, mais avec de fraîches et gaies couleurs sur les joues, et des yeux d’une grande vivacité. Son costume était si somptueux qu’il était tout-à-fait inconvenant pour son âge ; et sa démarche, non seulement ferme, mais pleine d’activité et de vigueur, pendant qu’il traversait la promenade courte et bien ombragée qu’il avait adoptée plutôt pour l’agrément que pour la solitude, montrait que la force de la jeunesse animait encore des membres accablés d’années. Le vieux roi tenait d’une main ses tablettes et de l’autre un crayon, et paraissait complètement absorbé dans ses méditations, s’embarrassant peu d’être observé par plusieurs personnes de la voie publique qui passait au dessous de sa promenade élevée. Certaines de ces personnes, à en juger par leurs vêtements et leurs manières, avaient absolument l’air de troubadours ; car elles tenaient en main des rebecs, des rotes, de petites harpes portatives, et d’autres marques de leur profession. Elles paraissaient immobiles, comme occupées à observer, et à graver dans leur mémoire leurs remarques sur les méditations de leur prince. D’autres passants, qui allaient vaquer à des affaires plus sérieuses, regardaient le roi comme un individu qu’ils étaient accoutumés à voir journellement, mais ils ne passaient jamais sans se découvrir, sans exprimer par un salut convenable leur respect et leur affection pour sa personne, salut qui semblait suppléer par la franchise et la cordialité au manque de déférence et de cérémonial.

Cependant René ne semblait s’apercevoir ni des troubadours immobiles qui le contemplaient, ni des passants qui tiraient leur révérence ; son esprit paraissait tout-à-fait absorbé dans le travail apparent de quelque tâche difficile en musique ou en poésie. Il marchait vite ou lentement, selon qu’il convenait mieux au passage de sa composition. Parfois il s’arrêtait pour déposer à la hâte sur ses tablettes quelque chose qui se présentait à son esprit, comme méritant d’être conservé ; d’autres fois il effaçait ce qu’il avait écrit, et jetait son crayon avec une sorte de désespoir. Dans ces occasions, la feuille sibylline qu’il arrachait de ses tablettes était soigneusement ramassée par un beau page composant à lui seul toute sa suite, qui épiait respectueusement la première occasion convenable pour la remettre dans la royale main. Le même jeune homme portait une viole dont il tirait de temps à autre, et au signal de son maître, quelques notes musicales que le vieux roi écoutait, tantôt d’un air calme et satisfait, tantôt d’un visage mécontent et triste. Parfois son enthousiasme s’élevait si haut qu’il allait jusqu’à sauter et bondir avec une activité surprenante pour son âge ; d’autres fois, ses mouvements étaient fort lents, et même souvent il s’arrêtait court, comme un homme plongé dans la plus profonde et la plus inquiète méditation. Quand il lui arrivait de jeter les yeux sur le groupe qui semblait épier tous ses gestes, et qui se hasardait même à le saluer par un murmure approbateur, c’était seulement pour les gratifier d’une inclination de tête amicale et gaie, salutation par laquelle aussi il ne manquait pas de répondre aux révérences des passants ordinaires, quand l’attention soutenue qu’il donnait à son travail, quel qu’il fût, lui permettait de les remarquer.

Enfin l’œil du prince s’arrêta sur Arthur, que son attitude d’observation silencieuse et la noblesse de sa figure lui firent reconnaître pour étranger. René fit signe à son page qui, recevant à voix basse l’ordre de son maître, descendit de la cheminée royale sur la plate-forme d’en dessous, plus large et ouverte aux promeneurs vulgaires. Le jeune homme s’adressant à Arthur avec beaucoup de courtoisie, l’informa que le roi désirait lui parler. Le jeune Anglais sentit qu’il ne pouvait plus se dispenser d’approcher, quoiqu’il ne sût guère comment il devait se comporter à l’égard d’une royauté si singulière. Lorsqu’il fut assez près, le roi René lui adressa la parole avec un ton de politesse mêlé d’une certaine dignité ; et la crainte respectueuse d’Arthur en présence du monarque fut plus forte qu’il ne s’y était attendu d’après l’idée qu’il s’était faite du caractère royal.

« Vous êtes, à en juger par votre extérieur, beau sire, étranger dans ce pays, dit le roi René. Quel nom vous donnerons-nous, et à quelle affaire devons-nous attribuer le plaisir de vous voir à notre cour ?

Arthur resta un moment silencieux, et le bon vieillard, imputant son silence à crainte et à timidité, continua d’un ton encourageant :

« La modestie sied toujours bien à la jeunesse ; vous êtes sans doute un élève dans la noble et joyeuse science de la poésie et de la musique, attiré ici par l’accueil amical que nous témoignons à ceux qui professent ces arts dans lesquels… Notre-Dame et les saints en soient bénis !… nous avons nous-même acquis un certain talent. — Je n’aspire pas aux honneurs des troubadours, répondit Arthur. — Je vous crois, répliqua le monarque, car votre prononciation se ressent un peu de l’accent du Nord ou gallo-normand, tel qu’il est parlé en Angleterre et chez d’autres nations peu civilisées. Mais vous êtes peut-être un ménestrel de ces pays ultramontains. Soyez convaincu que nous ne méprisons pas leurs efforts ; car nous avons écouté, non sans plaisir ni instruction, plusieurs de leurs œuvres hardies et sauvages qui, bien que rudes sous le rapport de l’invention et du style, et par conséquent inférieures à la poésie régulière de nos troubadours, ont néanmoins dans leur puissante et grossière mélodie quelque chose qui parfois élève le cœur comme le son d’une trompette. — J’ai senti la vérité de l’observation que fait Votre Majesté, lorsque j’ai entendu les chants de mon pays, répliqua Arthur ; mais je n’ai ni le talent ni l’audace nécessaires pour imiter ce que j’admire… Le dernier pays que j’ai visité est l’Italie. — Alors vous êtes peut-être un élève en peinture, reprit René, art qui s’adresse à l’œil comme la poésie et la musique s’adressent à l’oreille, et que nous n’estimons guère moins. Si vous êtes habile dans cet art, vous arrivez près d’un monarque qui l’aime, et dans un pays où il est cultivé. — À vous parler franchement, sire, je suis Anglais, et ma main s’est trop endurcie à manier l’arc, la lance et l’épée pour toucher à une harpe ou même à un pinceau. — Anglais, » dit René, la chaleur de son accueil diminuant d’une manière sensible ; « et quel sujet vous amène ici ? L’Angleterre et moi nous sommes peu amis depuis longues années. — C’est précisément à cause de ce fait que je viens ici, répliqua Arthur. Je viens présenter mes hommages à la fille de Votre Majesté, la princesse Marguerite d’Anjou, que moi et beaucoup de véritables Anglais regardons encore comme notre reine, quoique des traîtres aient usurpé son titre. — Hélas ! bon jeune homme, dit René, il faut que je m’afflige pour vous, tout en respectant votre dévouement et votre fidélité ; si ma fille Marguerite eût été de mon caractère, elle aurait depuis long-temps renoncé à des prétentions qui ont noyé dans des flots de sang ses partisans les plus nobles et les plus braves. »

Le roi allait en dire davantage, mais il se retint.

« Va à mon palais, dit-il, demande le sénéchal Hugues de Saint-Cyr, il te mettra à même de voir Marguerite… en supposant toutefois qu’elle veuille te voir, elle. Sinon, bon jeune Anglais, reviens à mon palais et tu y recevras une honorable hospitalité ; car un roi qui aime la poésie, la musique et la peinture, est toujours très sensible au mérite de l’honneur, de la vertu et du dévouement ; et je lis dans tes regards que tu possèdes ces qualités, et je crois fermement que tu pourras, dans des jours plus tranquilles, aspirer à partager les honneurs de la joyeuse science. Mais si tu as un cœur capable d’être touché par le sentiment de la beauté et des heureuses proportions, il tressaillira en toi à la première vue de mon palais, dont la grâce imposante peut être comparée aux formes sans défaut d’une dame de haute naissance, et l’art aux modulations simples en apparence, mais néanmoins travaillées, d’un air comme celui que nous composions tout à l’heure. »

Le roi semblait disposé à prendre son instrument et à régaler le jeune homme d’une répétition du morceau qu’il venait d’arranger ; mais Arthur en ce moment éprouvait ce pénible sentiment de honte intérieure et toute particulière que ressentent les esprits bien faits lorsqu’ils voient d’autres personnes prendre de grands airs d’importance avec la certitude qu’ils excitent l’admiration, lorsqu’en effet ils s’exposent seulement au ridicule. Bref, Arthur prit congé, honteux et confus, du roi de Naples, des Deux-Siciles et de Jérusalem, d’une manière un peu plus brusque que la cérémonie ne le demandait. Le roi le suivit des yeux, étonné de ce manque d’éducation, qu’il imputa néanmoins aux usages insulaires de son visiteur, et se remit ensuite à pincer sa viole.

« Le vieux fou ! dit Arthur : sa fille est détrônée, ses domaines s’en vont en lambeaux, sa famille est à la veille de s’éteindre, son petit-fils est chassé de retraite en retraite, on le dépouille de l’héritage de sa mère… et il peut trouver de l’amusement à ces frivolités ! Je l’aurais pris, avec sa longue barbe blanche, pour un second Nicolas Bonstetten ; mais le vieux Suisse est un Salomon, comparé à René. »

Tandis que ces réflexions et autres semblables, toutes au désavantage du roi, se succédaient dans l’esprit d’Arthur, il arriva au lieu du rendez-vous, et trouva Thibaut près de la fontaine fumante, alimentée par une de ces sources d’eau chaude qui avaient su faire les délices des Romains d’un âge reculé. Thibaut, après avoir assuré son maître que sa suite, hommes et bêtes, pouvait être prête au premier signal, comprit aisément qu’il demandait à être conduit au palais du roi René qui, par sa bizarrerie et par la beauté de son architecture d’ailleurs, méritait les éloges que le vieux monarque lui avait donnés. La façade consistait en trois tours d’architecture romaine, dont deux étaient placées aux angles du palais, et la troisième, servant de mausolée, formait une partie du groupe, quoique un peu détachée des autres bâtiments. Cette dernière était construite dans les plus belles proportions ; la partie inférieure de l’édifice était carrée, servant comme de piédestal à la partie supérieure, qui était circulaire et entourée de colonnes en granit massif. Les deux autres tours aux angles du palais étaient rondes et aussi ornées de piliers avec un double rang de fenêtres. En face et communiquant avec ces restes romains, dont on fait remonter la date au cinquième siècle ou au sixième, s’élevait l’ancien palais des comtes de Provence, bâti un siècle ou deux plus tard, mais où une riche façade gothique ou moresque contrastait, et cependant était en harmonie avec l’architecture plus régulière et plus massive des maîtres du monde. Il n’y a pas plus de trente ou quarante ans que ce très curieux reste de l’art antique a été détruit pour faire place à de nouveaux édifices publics qui n’ont pas encore été construits.

Arthur éprouva réellement une sensation du genre de celle que le vieux roi avait prédite, et il demeura immobile d’étonnement lorsqu’il vit la porte toujours ouverte du palais, où des gens de toute espèce semblaient entrer librement. Après avoir promené ses regards autour de lui, le jeune Anglais monta les degrés d’un magnifique portique, et demanda à un portier aussi vieux et aussi indolent que doit l’être le domestique d’un grand, le sénéchal que lui avait nommé le roi. Le corpulent gardien, avec une excessive politesse, confia l’étranger aux soins d’un page, qui l’introduisit dans une chambre où il trouva un autre fonctionnaire âgé, de plus haut rang, avec une mine avenante, un œil calme et serein, et un front qui, toujours exempt de rides, annonçait que le sénéchal d’Aix était un digne disciple de la philosophie de son royal maître. Il reconnut Arthur dès les premiers mots qu’il lui adressa.

« Vous parlez le français du Nord, beau sire ; vous avez les cheveux plus clairs et le teint plus beau que les naturels de ce pays… Vous demandez la reine Marguerite… À toutes ces marques je devine un Anglais… Sa Majesté d’Angleterre s’acquitte en ce moment d’un vœu au monastère du mont Sainte-Victoire, et si votre nom est Arthur Philipson, je suis chargé de vous conduire immédiatement près d’elle… aussitôt du moins que vous aurez goûté aux provisions du buffet royal. »

Le jeune homme aurait voulu faire des objections, mais le sénéchal ne lui en laissa pas le temps.

« Un repas et une messe, dit-il, ne retardent jamais la besogne… Il est dangereux pour un jeune homme de voyager trop long-temps l’estomac vide… Je mangerai moi-même un morceau avec l’hôte de la reine, et je lui ferai raison par dessus le marché avec un flacon de vieil Ermitage. »

La table fut couverte avec une promptitude qui montrait que l’hospitalité était souvent exercée dans les domaines du roi René. Des pâtés, des plats de venaison, une belle hure de sanglier, et d’autres mets délicats furent placés sur la table, et le sénéchal joua le rôle d’un maître de maison, ne cessant de s’excuser, et sans qu’il en fût besoin, de ce qu’il ne prêchait pas aussi d’exemple, attendu que son devoir était de découper en présence du roi René, et que rien ne plaisait plus au bon roi que lorsqu’il le voyait mettre autant de prestesse à manger qu’à découper.

« Mais pour vous, seigneur étranger, mangez à votre aise, attendu que vous pourrez bien ne pas faire d’autre repas jusqu’au coucher du soleil ; car la bonne reine prend ses infortunes tellement à cœur que les soupirs sont sa nourriture, et ses larmes sa bouteille de breuvage, comme dit le psalmiste. Mais je pense que vous aurez besoin de chevaux pour aller vous et votre équipage au mont Sainte-Victoire qui est à sept milles d’Aix. »

Arthur répliqua qu’il avait un guide et des chevaux à sa disposition, et demanda la permission de faire ses adieux. Le digne sénéchal, dont la belle et ronde bedaine était ornée d’une chaîne d’or, l’accompagna jusqu’à la porte d’un pas qu’un petit accès de goutte avait rendu incertain, inconvénient qui se passerait, assura-t-il à Arthur, lorsqu’il aurait pris pendant trois jours les eaux chaudes. Thibaut se tenait devant la porte, non avec les chevaux épuisés dont ils étaient descendus une heure auparavant, mais avec des palefrois frais venant des écuries du roi.

« Ils vous appartiennent du moment où vous avez mis le pied dans l’étrier, dit le sénéchal ; le bon roi René n’a jamais repris comme sa propriété un cheval qu’il avait prêté à un hôte ; et c’est peut-être pour cette raison que Son Altesse et nous autres de sa maison nous allons souvent à pied. »

Le sénéchal échangea alors des politesses avec son jeune visiteur, qui alla chercher le lieu de retraite momentané qu’avait choisi la reine Marguerite au célèbre monastère de Sainte-Victoire. Il demanda à son guide dans quelle direction il était situé, et Thibaut avec un air de triomphe lui montra une montagne haute de trois mille pieds et plus, qui s’élevait à cinq ou six milles de la ville, et que sa cime hardie et rocailleuse rendait l’objet le plus remarquable du paysage. Thibaut en parla avec une joie et une énergie inaccoutumées, de manière qu’Arthur fut conduit à penser que son fidèle écuyer n’avait pas manqué de profiter aussi lui-même de la généreuse hospitalité du bon roi René. Cependant Thibaut continuait à s’étendre sur la renommée de la montagne et du monastère. Ils tiraient leur nom, disait-il, d’une grande victoire qui avait été gagnée par un général romain nommé Caio Mario, contre deux innombrables armées de Sarrasins portant des noms ultramontains, probablement les Cimbres et les Teutons ; pour témoigner au ciel sa reconnaissance d’une telle victoire, Caio Mario fit vœu de bâtir un monastère sur la montagne pour le service de la Vierge Marie, en l’honneur de laquelle il avait été baptisé. Avec toute l’importance d’un connaisseur des localités, Thibaut se mit à prouver son assertion générale par des faits particuliers.

« Ici, dit-il, était le camp des Sarrasins, d’où, lorsque la bataille sembla décidée, leurs épouses et leurs femmes se précipitèrent avec d’affreux hurlements, les cheveux en désordre, et des gestes de furies, et parvinrent un moment à arrêter la fuite des hommes. » Il montra aussi une rivière, et prétendit que c’était pour en approcher, ce que leur interdisait la tactique supérieure des Romains, que les barbares, qu’il appelait Sarrasins, avaient hasardé l’action ; la rivière avait été rougie de leur sang. Bref il mentionna plusieurs circonstances qui montraient avec quel soin la tradition conserve les détails des anciens événements, même lorsqu’elle confond et oublie les dates et les acteurs.

S’apercevant qu’Arthur ne l’écoutait pas sans intérêt… car on peut supposer que l’éducation d’un jeune homme élevé au milieu des guerres civiles ne le rendait pas très capable de critiquer un pareil récit des guerres d’une époque très reculée… le Provençal, lorsqu’il eut épuisé ce sujet, se rapprocha de son maître et lui demanda à demi-voix « s’il connaissait ou s’il désirait savoir le motif qui avait décidé Marguerite à quitter Aix, pour aller s’établir au monastère de Sainte-Victoire ? — Pour l’accomplissement d’un vœu, répondit Arthur, tout le monde le sait. — Tout Aix sait le contraire, répliqua Thibaut, et je pourrais vous dire la vérité, si j’étais sûr qu’elle ne blessât pas Votre Seigneurie. — La vérité ne peut blesser aucun homme raisonnable, pourvu qu’elle soit exprimée en termes honorables pour la reine Marguerite en présence d’un Anglais. »

Ainsi répliqua Arthur jaloux de recueillir toutes les informations possibles, et désireux en même temps de réprimer la pétulance de son guide.

« Je n’ai, repartit le Provençal, rien à dire au désavantage de la gracieuse reine, dont le seul malheur est d’avoir, comme son royal père, plus de titres que de villes. D’ailleurs je sais que vous autres Anglais, tout en parlant vous-mêmes un peu lestement de vos souverains, vous ne permettez jamais qu’on leur manque de respect… — Parlez donc, répliqua Arthur. — Eh bien ! Votre Seigneurie saura, reprit Thibaut, que le bon roi René a été vivement affligé de la profonde mélancolie qui accablait la reine Marguerite, et qu’il a travaillé de tout son pouvoir à la changer en une humeur plus gaie. Il a donné des fêtes publiques et particulières ; il a rassemblé des ménestrels et des troubadours dont la musique et la poésie eussent pu arracher des sourires à toute autre personne, même au lit de mort. Toute la contrée retentissait des accents de la joie et du plaisir : la gracieuse reine ne pouvait sortir, dans le plus strict incognito, sans rencontrer, avant d’avoir fait cent pas, quelque surprise inattendue, telle qu’un joli spectacle, une joyeuse mascarade, composés souvent par le bon roi lui-même, qui interrompaient sa solitude et chassaient ses tristes pensées par quelque agréable passe-temps. Mais la profonde mélancolie de la reine rejetait toutes ces distractions imaginées pour l’égayer, et enfin elle se renferma dans ses appartements privés, et refusa absolument de voir même son royal père, parce qu’il amenait généralement devant elle les hommes dont il croyait les productions propres à calmer son chagrin. De fait, elle semblait écouter les harpistes avec dégoût, et à l’exception d’un Anglais ambulant qui chanta une ballade sauvage et mélancolique, laquelle lui arracha un torrent de larmes, et à qui elle donna une chaîne de prix, elle ne parut jamais en remarquer aucun d’eux ni s’apercevoir de leur présence. Et enfin, comme j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Seigneurie, elle a refusé de voir son père même, à moins qu’il ne vînt seul, ce qu’il n’a jamais eu le courage de faire. — Je ne m’étonne pas, dit le jeune homme, par le cygne blanc ! Je suis plutôt surpris que toutes ces joyeusetés ne l’aient pas rendue folle. — Peu s’en est fallu en effet qu’il n’arrivât quelque chose de semblable, répliqua Thibaut, et je vais conter à Votre Seigneurie comment. Vous devez savoir d’abord que le bon roi René, ne voulant pas abandonner sa fille au démon de la mélancolie, se décida à tenter un grand effort. Vous saurez ensuite que le roi, habile dans l’art des troubadours et des jongleurs, passe pour posséder une grande adresse à diriger les mystères, les processions, et tous les autres amusements si gais et si délicieux par lesquels notre sainte Église permet de varier et d’égayer les plus graves cérémonies, à la grande satisfaction de tous les véritables enfants de la religion. Il est reconnu que personne n’a jamais surpassé le vieux monarque dans son talent à disposer une fête-Dieu ; et l’air dans lequel les diables donnent la bastonnade au roi Hérode, à la grande édification de tous les spectateurs chrétiens, est de la royale composition de notre bon souverain. Il a dansé à Tarascon dans le ballet de sainte Marthe et du Dragon, et il a été regardé, pour sa personne, comme le seul acteur capable de remplir le rôle du Tarasque. Sa Majesté a de plus introduit un nouveau rituel dans la consécration de l’enfant-évêque, et composé une partition entière de musique grotesque pour la fête des Ânes. En un mot le grand talent de notre monarque est l’invention de ces cérémonies agréables qui sèment de fleurs le chemin du salut et envoient les hommes au ciel en chantant et en dansant.

« Le bon roi René, convaincu de son génie pour ces compositions récréatives, résolut de faire tous les frais d’imagination possibles, dans l’espérance de parvenir ainsi à chasser la mélancolie dans laquelle était plongée sa fille, et qui s’attachait à tout ce qu’elle approchait. Il y a peu de temps qu’il arriva à la reine de s’absenter pour quelques jours, je ne sais pourquoi, mais cette absence donna au bon roi le temps de faire ses préparatifs : aussi, quand sa fille revint, il la supplia avec instance et obtint à force d’importunités qu’elle ferait partie d’une procession religieuse à Saint-Sauveur, principale église d’Aix. La reine, ignorant le projet médité, s’habilla avec pompe pour assister et participer à l’œuvre de piété grave qu’elle attendait ; mais elle n’eut pas plus tôt paru sur l’esplanade en face du palais, que plus de cent masques habillés en Turcs, en Juifs, en Sarrasins, en Maures, et je ne sais plus en quoi, l’entourèrent pour lui offrir leurs hommages, comme reine de Saba ; puis un morceau de musique grotesque les invitait à se former en un ballet comique, pendant lequel ils s’adressaient à la princesse de la manière la plus risible et avec les gestes les plus extravagants. La reine, étourdie par ce vacarme et irritée de la pétulance de cet assaut inattendu, aurait voulu rentrer au palais ; mais les portes avaient été fermées par ordre du roi aussitôt qu’elle en était sortie, et la retraite lui fut coupée dans cette direction. Voyant qu’elle ne pouvait se réfugier dans ses appartements, la reine s’avança devant la façade et chercha par des gestes et des paroles à calmer le tapage ; mais les masques, qui avaient leurs instructions, ne répondaient que par des chansons, de la musique et des cris. — Je voudrais, dit Arthur, qu’il se fût trouvé là une vingtaine de paysans anglais avec leurs gourdins, pour apprendre à ces vilains braillards à respecter une femme qui a porté la couronne d’Angleterre. — Tout le bruit qui se faisait devant elle n’était que silence et douce harmonie, continua Thibaut, en comparaison du tintamarre qui commença lorsque le bon roi lui-même parut, grotesquement costumé, de manière à représenter le roi Salomon… — Celui de tous les princes avec lequel il a le moins de ressemblance, dit Arthur. — Avec des cabrioles et des gesticulations de bienvenue qu’il adressait à la reine de Saba, lesquelles, comme me l’ont assuré ceux qui l’ont vu, auraient été capables de rendre la vie à un mort, et de faire mourir un vivant de rire. Entre autres attributs, il avait à la main un bâton qui ressemblait assez à une marotte de fou… — Sceptre très convenable à un pareil souverain ! — Qui se terminait par un modèle de temple juif, continua Thibaut, joliment doré et habilement taillé en carton. Il maniait ce bâton avec beaucoup de grâce, et ravissait tous les spectateurs par sa gaîté et sa souplesse, excepté la reine qui paraissait d’autant plus irritée, qu’il cabriolait et bondissait davantage, jusqu’au moment où, s’approchant d’elle pour la conduire à la procession, il sembla la jeter dans une frénésie d’une telle violence, qu’elle lui arracha le gourdin des mains, et que, se frayant un passage au milieu de la foule, aussi effrayée que si une tigresse s’était échappée du charriot d’un directeur de ménagerie, elle se précipita dans la cour royale du château. Avant que l’ordre de la représentation scénique, que cet emportement avait interrompu, pût être rétabli, la reine sortit de nouveau, montée sur un cheval et suivie de deux ou trois cavaliers anglais de la maison de Sa Majesté. Elle fendit avec fureur la multitude, sans s’inquiéter si elle serait blessée ou si elle blesserait les autres, traversa les rues avec la rapidité de l’éclair, et ne ralentit point sa course précipitée, avant d’être arrivée à un endroit de ce mont Sainte-Victoire où la nature de la route la força de s’arrêter. Elle fut alors reçue dans le couvent, et depuis elle y est restée : un vœu de pénitence est le prétexte dont elle couvre sa querelle avec son père. — Combien peut-il y avoir de temps, dit Arthur, que ces choses se sont passées ? — Il n’y a que trois jours que la reine Marguerite a quitté Aix de la manière que je vous ai dit… mais nous sommes au point de la montagne où l’on a coutume de laisser ses chevaux. Voyez, c’est le monastère qui s’élève là-bas entre deux énormes rochers formant le sommet même du mont Sainte-Victoire. Il n’y a de terrain plat que celui du défilé où le couvent de Sainte-Marie-de-Victoire se trouve, pour ainsi dire, niché ; et l’approche en est défendue par les plus dangereux précipices. Pour gravir la montagne, il vous faut prendre cet étroit sentier qui, tournant et serpentant à travers les pointes de roc, aboutit enfin au faite du mont et à la porte du monastère. — Et que deviendrez-vous, vous et les chevaux ? — Nous nous reposerons, répondit Thibaut, dans l’hospice tenu par les bons pères, au pied de la montagne, pour la commodité des personnes qui accompagnent les pèlerins… car, je vous en réponds, la châsse est visitée par grand nombre de gens qui viennent de loin, et qui sont accompagnés de chevaux et de suite… Ne vous inquiétez pas de moi… je serai le premier à couvert ; mais voilà des nuages menaçants qui s’amoncèlent à l’ouest, et dont Votre Seigneurie pourra se ressentir, à moins qu’elle n’arrive au monastère à temps. Je vous donnerai une heure pour accomplir cet exploit, et je dirai que vous êtes aussi agile qu’un chasseur de chamois, si vous le faites en moins. »

Arthur regarda autour de lui et remarqua, en effet, au loin vers l’ouest, un amas de nuages qui menaçaient de changer bientôt le caractère de la journée qui avait été jusque là d’un clair brillant, et si sereine qu’on pouvait entendre tomber une feuille. Il se mit donc à suivre le chemin escarpé et rocailleux qui entourait la montagne, tantôt escaladant des rochers presque à pic, tantôt atteignant leurs sommets par un plus long détour. Il serpentait à travers un bois de buis sauvage et d’autres arbustes aromatiques également bas, qui présentaient quelque pâture aux chèvres de la montagne, mais retardaient beaucoup la marche du voyageur qui avait à les traverser. De tels obstacles étaient si fréquents, que l’heure pleine accordée par Thibaut s’était écoulée avant qu’il eût atteint la cime du mont Sainte-Victoire, et qu’il se trouvât en face du singulier couvent du même nom.

Nous avons déjà dit que la crête de la montagne, composée tout entière d’un roc nu et compacte, était séparée par un passage ou défilé en deux têtes ou pics, entre lesquels le couvent était bâti de manière à occuper tout l’espace vide. La façade de l’édifice était du genre le plus ancien et le plus sombre de la vieille architecture gothique, ou plutôt, comme on l’a appelée, saxonne ; et, sous ce rapport, correspondait à l’extérieur sauvage des rochers nus dont le bâtiment semblait faire partie, et dont il était entièrement environné, à l’exception d’un petit espace de terrain plus uni où, à force de travail et en y apportant des terres des différents endroits où ils avaient pu les ramasser en petite quantité, les bons pères étaient parvenus à se procurer la jouissance d’un jardin.

Une cloche fit venir un frère lai, portier de ce monastère singulièrement situé, auquel Arthur s’annonça comme un marchand anglais, nommé Philipson, qui venait rendre ses respects à la reine Marguerite. Le portier, avec les plus grands égards, admit l’étranger dans le couvent, et l’introduisit dans un parloir qui, donnant du côté d’Aix, présentait une vue superbe et illimitée des parties du sud et de l’ouest de la Provence. C’était dans cette direction qu’Arthur, venant d’Aix, s’était approché de la montagne ; mais le chemin tortueux par lequel il était monté l’avait sans cesse fait tourner alentour. Le côté ouest du monastère sur lequel ouvraient les fenêtres du parloir commandait la magnifique vue que nous avons indiquée ; et une espèce de balcon qui, réunissant les deux pics jumeaux, séparés en cet endroit par un espace de quatre ou cinq toises seulement, courait le long de la façade du bâtiment, et semblait être construit pour qu’on pût jouir du coup d’œil. Mais en passant par une des fenêtres du salon sur cette terrasse crénelée, Arthur remarqua que la muraille sur laquelle s’appuyait le parapet s’étendait jusqu’au bord d’un précipice qui était profond de plus de cinq cents pieds au dessous des fondations du couvent. Surpris et effrayé de se voir dans un endroit si périlleux, Arthur détourna les yeux du gouffre qui se trouvait sous lui, pour admirer le vaste paysage en partie éclairé d’une lueur sinistre par le soleil qui baissait vers l’occident. Les derniers rayons de l’astre laissaient voir dans une vive splendeur rougeâtre une variété infinie de montagnes et de vallons, de pays découverts et de champs cultivés, de villes, d’églises et de châteaux dont quelques uns s’élevaient du milieu des arbres, tandis que d’autres semblaient construits sur des rocs élevés ; d’autres encore se montraient au bord des rivières et des lacs où les attiraient naturellement la chaleur et la sécheresse du climat. Le reste du paysage présentait des objets semblables par un temps serein ; mais ils étaient alors plongés dans la confusion, ou tout-à-fait effacés par l’ombre épaisse des nuages qui s’approchaient, et qui, peu à peu, s’étendant sur la plus grande partie de l’horizon, menaçaient d’éclipser complètement le soleil, bien que ce roi du firmament luttât encore pour jeter son éclat, et, comme un héros mourant, parût entouré de plus de gloire au moment même de sa défaite. Des sons lugubres, comme des soupirs et des gémissements, formés par le vent dans les nombreuses cavernes d’une montagne de roc, ajoutaient à l’horreur de la scène, et semblaient présager la furie de quelque ouragan encore éloigné, quoique l’air en général fût d’un calme et d’une tranquillité extraordinaires. En contemplant ce sublime spectacle, Arthur rendit justice aux moines qui avaient choisi cette sauvage et pittoresque situation, d’où ils pouvaient observer la nature dans ses plus imposants et plus nobles effets, et comparer le néant de l’humanité à ses terribles convulsions.

Arthur était tellement occupé du spectacle qui s’étendait sous ses yeux, qu’il avait presque oublié, en regardant du balcon, l’affaire importante qui l’avait amené en ce lieu, quand il fut soudain rappelé à lui-même en se trouvant en présence de Marguerite d’Anjou, qui, ne le voyant pas dans la salle de réception, s’était avancée sur la terrasse pour lui parler plus tôt.

Le costume de la reine était noir, sans aucun ornement, excepté une couronne d’or d’un pouce de largeur, retenant ses longues tresses de cheveux noirs dont l’âge et le malheur avait en partie altéré la couleur. Au milieu du cercle était attachée une plume blanche, avec une rose rouge, la dernière de la saison, que le bon père qui tenait le jardin lui avait offerte le matin même, comme représentant la maison de son époux. Le souci, la fatigue et le chagrin semblaient empreints sur son front et sur ses traits. Tout autre messager aurait probablement reçu d’elle un amer reproche pour n’avoir pas mis plus d’empressement à l’accueillir lors de son entrée ; mais l’âge et l’extérieur d’Arthur correspondaient à ceux du fils bien-aimé qu’elle avait perdu. Il était lui-même fils d’une dame que Marguerite avait presque chérie avec une affection de sœur, et la présence d’Arthur excitait encore dans la reine détrônée les mêmes sentiments de tendresse maternelle qui s’étaient éveillés à leur première rencontre dans la cathédrale de Strasbourg. Il s’était agenouillé à ses pieds : elle le releva, lui parla avec une extrême bonté, et l’encouragea à s’acquitter avec détail du message de son père, et à lui communiquer les autres nouvelles qu’il avait pu recueillir durant sa courte résidence à Dijon.

Elle demanda dans quelle direction le duc Charles conduisait son armée.

« Comme me l’a donné à entendre le maître de son artillerie, répondit Arthur, vers le lac de Neufchâtel, sur les bords duquel il se propose de tenter sa première attaque contre les Suisses. — Le maudit entêté ! s’écria la reine Marguerite… il ressemble à ce pauvre insensé qui s’en allait au faîte d’une montagne afin de pouvoir rencontrer la pluie à moitié route… Ton père, continua Marguerite, me conseille donc d’abandonner les derniers restes des vastes domaines qui furent jadis les possessions de notre royale famille, et pour quelques écus, pour un misérable secours de quelques centaines de lances, de céder ce qui est resté intact de notre patrimoine à notre fier et égoïste cousin de Bourgogne, qui étend ses prétentions sur tous nos biens, nous prête si peu de secours, et même nous en promet si peu en retour. — J’aurais mal rempli la commission de mon père, dit Arthur, si j’avais laissé Votre Majesté croire qu’il vous recommandât un si grand sacrifice. Il s’afflige très vivement de voir l’insatiable ambition du duc de Bourgogne. Néanmoins il pense que la Provence doit, à la mort de René, ou plus tôt, tomber entre les mains du duc Charles ou de Louis de France, quelque opposition que Votre Altesse puisse apporter à cet arrangement ; et il se peut que mon père, comme chevalier et soldat, espère beaucoup obtenir les moyens de tenter une autre entreprise en Angleterre. Mais la décision doit dépendre de Votre Altesse. — Jeune homme, la pensée d’une question si importante me prive presque de la raison. »

En prononçant ces mots, elle tomba comme épuisée de fatigue sur un banc de pierre placé au bord même du balcon, sans s’inquiéter de l’orage qui commençait alors à gronder avec de terribles bouffées de vent, dont la course était interrompue et changée par les rocs autour desquels ils mugissaient. On aurait dit que Borée, Eurus et Caurus déchaînaient les vents de toutes les parties du ciel, et luttaient à qui serait vainqueur autour du couvent de Notre-Dame-de-Victoire. Au milieu de ce tumulte, à travers l’épaisseur du brouillard qui cachait le fond du précipice, et les masses de nuages qui roulaient d’une manière terrible au dessus de leurs têtes, le mugissement de l’eau qui tombait ressemblait plutôt à la chute d’une cataracte qu’au bruit ordinaire d’un torrent de pluie. Le siège sur lequel Marguerite était placée était en grande partie abrité contre la tempête, mais les bouffées de vent, qui changeait sans cesse de direction, agitaient souvent sa chevelure en désordre, et nous ne pouvons décrire l’aspect de ses traits nobles et beaux, mais sombres et défaits, fortement agités par une hésitation inquiète et par des pensées contraires, si ce n’est pour ceux de nos lecteurs qui ont eu l’avantage de voir notre inimitable Siddons dans un rôle où la situation est la même. Arthur, confondu d’inquiétude et de terreur, ne put que prier Sa Majesté de rentrer dans l’intérieur du couvent, et de ne pas s’exposer aux injures de l’orage qui approchait.

« Non, » répliqua-t-elle avec fermeté, « les toits et les murs ont des oreilles ; et les moines, quoiqu’ils aient dit adieu au monde, n’en sont pas moins curieux de savoir ce qui se passe au delà de leurs cellules. C’est en cet endroit-ci que vous devez entendre ce que j’ai à vous dire : comme soldat, vous pouvez bien mépriser une bouffée de vent ou des gouttes de pluie ; et quant à moi, qui ai souvent tenu conseil au son de la trompette et au cliquetis des armes prêtes à se croiser, la guerre des éléments n’est qu’une bagatelle indigne d’attention. Je te le dis, jeune Arthur de Vere, comme je le dirais à ton père… comme je le dirais à mon fils… si, en effet, le ciel eût laissé une pareille consolation à une malheureuse abandonnée… »

Elle s’interrompit, et continua ensuite.

« Je te le dis ainsi que je l’aurais dit à mon bien-aimé Édouard, que Marguerite, dont les résolutions étaient jadis fermes et inébranlables comme ces rochers qui nous entourent, est maintenant irrésolue et incertaine comme les nuages qui sont chassés au dessus de nous. Dans la joie où j’étais de retrouver encore un sujet d’une fidélité aussi rare que celle de votre père, je lui ai parlé des sacrifices que je ferais pour assurer le secours de Charles de Bourgogne à la glorieuse entreprise qui lui a été proposée par le courageux Oxford ; mais depuis que je l’ai vu, j’ai eu lieu de faire de profondes réflexions. Je n’ai rencontré mon vieux père que pour l’offenser, et, je le dis à ma honte, pour l’insulter, le vieillard, en présence de son peuple. Nos caractères sont aussi opposés que les rayons du soleil, qui tout à l’heure dorait un paysage beau et serein, ressemblent peu aux tempêtes qui maintenant y portent le ravage. J’ai rejeté avec un mépris ou un dédain manifeste les moyens de consolation qu’il avait imaginés dans son affection mal entendue ; et, dégoûté des sottes folies qu’il avait inventées pour guérir la mélancolie d’une reine détrônée, d’une épouse veuve… et, hélas ! d’une mère qui a perdu son enfant, je me suis retirée ici, fuyant une joie bruyante et vide, qui était la plus amère aggravation de mes chagrins. Tel est le bon naturel de René, que cette conduite même si peu filiale ne diminuera en rien mon influence sur lui ; et si votre père m’eût annoncé que le duc de Bourgogne, comme chevalier et comme souverain, avait résolu de seconder noblement et de bonne foi le plan du fidèle Oxford, j’aurais pu me décider à obtenir la cession de territoire qu’exige sa froide et ambitieuse politique, pour nous garantir une assistance qu’il diffère maintenant de nous prêter jusqu’à ce qu’il ait satisfait son humeur hautaine en terminant d’inutiles querelles avec ses inoffensifs voisins. Depuis que je suis ici et que le calme et la solitude m’ont donné le temps de réfléchir, j’ai songé aux affronts dont j’avais accablé le vieillard et au tort que j’allais lui faire. Mon père, permettez-moi de lui rendre cette justice, est aussi le père de son peuple. Ce peuple a vécu sous ses vignes et ses figuiers, dans une aisance peu honorable peut-être, mais libre d’oppression et d’impôts, et son bonheur a fait celui de son bon roi. Dois-je tout changer ?… Dois-je contribuer à mettre cet heureux peuple sous l’empire d’un prince fier, entêté, capricieux ?… Ne pourrais-je pas briser même le cœur joyeux et irréfléchi de mon pauvre vieux père, si je réussissais à le faire consentir ?… Ce sont des questions que je frémis de me poser à moi-même. D’un autre côté, rendre nuls les travaux de votre père, tromper ses espérances hardies, perdre la seule occasion qui puisse jamais s’offrir de nous venger des traîtres sanguinaires d’York et de rétablir la maison de Lancastre !… Arthur, le pays qui nous entoure n’est pas si bouleversé par cette horrible tempête et ces nuages furieux, que mon esprit l’est par le doute et l’incertitude. — Hélas ! répondit Arthur, je suis trop jeune et j’ai trop peu d’expérience pour conseiller Votre Majesté dans un moment si critique. Je voudrais que mon père fût lui-même auprès de vous. — Je connais d’avance ce qu’il me dirait, répliqua la reine ; mais sachant tout, je désespère de trouver assistance dans les conseils humains… J’en ai cherché d’autres, mais ils sont aussi sourds à mes prières. Oui, Arthur, les infortunes de Marguerite l’ont rendus superstitieuse. Sache que sous ces rochers, sous les fondations de ce couvent, se trouve une caverne où l’on pénètre par un passage secret et défendu, un peu à l’ouest du sommet, qui se prolonge à travers la montagne et se termine du côté du sud par une ouverture, d’où l’on peut, comme de cette terrasse, contempler le beau paysage qu’on voyait encore tout à l’heure de cette place, ou la lutte des vents et la confusion des nuages que nous voyons à présent. Au milieu de cette excavation souterraine est un puits, une perforation naturelle, d’une profondeur immense, inconnue. Quand on y jette une pierre, on l’entend frapper alternativement une paroi, puis l’autre, jusqu’à ce que le bruit de la chute, retentissant de roc en roc, s’éteigne en un son faible et lointain, moins fort que celui de la cloche d’un mouton à une distance d’un mille. Le peuple, dans son patois, appelle le gouffre terrible Lou-Garagoule ; et les traditions du monastère attachent des souvenirs bizarres et effrayants à un lieu déjà épouvantable en lui-même. Des oracles, dit-on, étaient rendus au temps du paganisme par des voix souterraines qui sortaient de l’abîme. Et l’on assure qu’une de ces voix promit en vers étranges et grossiers au général romain la victoire qui donne son nom à cette montagne. Ces oracles, assure-t-on, peuvent encore être consultés après l’accomplissement de rites étranges, où des cérémonies païennes se mêlent à des actes de dévotion chrétienne. Les abbés du mont Sainte-Victoire ont déclaré criminelle la consultation de Lou-Garagoule et des esprits qui l’habitent. Mais comme le péché peut s’expier par des cadeaux faits à l’Église, par des messes et des pénitences, la porte est quelquefois ouverte par les pères complaisants à ceux qu’une audacieuse curiosité conduit, à tout risque et par quelque moyen que ce soit, à vouloir pénétrer l’avenir. Arthur, j’ai fait l’expérience, et je reviens à l’instant même de la sombre caverne où, suivant le rituel qu’a légué la tradition, j’ai passé six heures au bord du gouffre, lieu si effrayant qu’après en avoir contemplé les horreurs, cette scène même de tempête semble rafraîchir l’esprit. »

La reine s’arrêta, et Arthur d’autant plus effrayé de ce singulier récit qu’il lui rappelait la prison dans laquelle on l’avait jeté à La Ferette, demanda avec avidité si ses questions avaient obtenu quelque réponse.

« Aucune, » répondit la malheureuse princesse. « Les démons de Garagoule, s’il en existe, ont été sourds aux prières d’une misérable infortunée comme moi, à qui personne, ami ou ennemi, ne veut apporter ni conseil ni secours. C’est la position de mon père qui m’empêche de prendre une résolution immédiate et forte. Si mes propres droits sur cette sotte et frivole nation de troubadours y étaient seuls intéressés, je pourrais, pour la chance de remettre encore une fois le pied dans la joyeuse Angleterre, y renoncer aussi aisément, aussi volontiers que j’abandonne à la tempête le vain emblème du rang royal que j’ai perdu. »

En parlant ainsi, Marguerite arracha de ses cheveux la plume noire et la rose que la tempête avait détachées de la couronne où elles étaient placées, et les jeta du haut du balcon avec un geste d’une brusque énergie. Elles furent aussitôt emportées en tournoyant par le souffle contraire des nuages furieux, qui entraîna la plume au loin dans l’espace, si loin que l’œil ne put la suivre. Mais tandis que celui d’Arthur cherchait involontairement à s’attacher à elle dans sa course, une bouffée de vent opposé prit la rose rouge et la lui rejeta contre la poitrine, de sorte qu’il lui fut aisé de la prendre et de la retenir.

« Joie ! joie et bonne fortune, ma royale maîtresse ! » dit-il en se retournant vers elle avec la fleur emblématique ; « la tempête renvoie le symbole de Lancastre à celle qui est en droit de le posséder. — J’accepte l’augure, répliqua Marguerite. Mais c’est vous-même, noble jeune homme, et non moi, qu’il concerne. La plume qui est entraînée pour être rompue et détruite est l’emblème de Marguerite. Mes yeux ne verront jamais la restauration des descendants de Lancastre ; mais vous vivrez, vous, pour la voir, pour travailler à l’accomplir, pour teindre encore davantage notre rose rouge dans le sang des tyrans et des traîtres. Mes pensées se trouvent dans un équilibre si bizarre, qu’une plume ou une fleur peut les faire pencher d’un côté ou d’un autre. Mais ma tête est encore étourdie, mon cœur encore malade… Demain vous verrez une autre Marguerite, et jusque là, adieu. »

Il était temps de rentrer, car la tempête commençait à être mêlée de torrents de pluie plus abondante. Lorsqu’ils revinrent dans le parloir, la reine frappa des mains, et deux femmes arrivèrent aussitôt.

« Faites savoir au père abbé, leur dit-elle, que c’est notre désir que ce jeune homme reçoive pour cette nuit l’hospitalité qu’il mérite comme un de nos meilleurs amis… Jusqu’à demain, jeune étranger, adieu. »

Avec une physionomie qui ne trahissait aucunement l’émotion récente de son esprit, et avec une courtoisie digne des temps où elle embellissait, les salles de Windsor, elle étendit la main, et le jeune homme la baisa respectueusement. Après qu’elle se fut retirée, l’abbé entra, et par son attention à traiter Arthur durant la soirée et la nuit de façon qu’il ne manquât de rien, il montra combien il désirait accomplir les vœux de la reine Marguerite.

CHAPITRE XXXI.

LE CARME.

Avez-vous besoin d’un homme qui ait de l’expérience du monde et des affaires ?… en voici un tout exprès, c’est un moine. Il a dit adieu au monde et à ses œuvres, ou plutôt il le connaît passablement bien, et il en sait les artifices, car il est moine.
Ancienne comédie.

L’aube commençait à peine à blanchir lorsqu’Arthur fut réveillé par la force avec laquelle retentissait la sonnette de la porte du monastère, et aussitôt après le portier entra dans la cellule qui lui avait servi de chambre à coucher, pour lui dire que, s’il se nommait Arthur Philipson, un frère de l’ordre lui apportait des dépêches de son père. Le jeune homme sauta à bas de son lit, s’habilla en toute hâte, et descendit au parloir, où il trouva un moine carme de la communauté de Sainte-Victoire.

« J’ai parcouru bien des milles, jeune homme, pour vous apporter cette lettre, dit le moine ; car j’ai promis à votre père de vous la remettre sans délai. Je suis venu à Aix la nuit dernière pendant l’orage, et ayant appris au palais que vous aviez porté vos pas ici, je suis remonté à cheval aussitôt que l’orage s’est calmé, et me voici. — Je vous ai infiniment d’obligation, mon père, dit le jeune homme ; et si je puis récompenser vos peines par quelque petit don à votre couvent… — Non, impossible, répondit le bon religieux ; si je me suis un peu fatigué, c’est par pure amitié pour votre père, et mon propre chemin m’amenait de ce côté. On a amplement pourvu aux dépenses de mon long voyage. Mais ouvrez votre paquet, je puis répondre à loisir à vos questions. »

Le jeune homme se retira donc dans l’embrasure de la croisée, et lut ce qui suit :

« Mon fils Arthur,

« Relativement à la situation du pays, en ce qui concerne la sûreté de ceux qui le parcourent, sachez qu’elle est toujours aussi précaire. Le duc s’est emparé des villes de Brie et de Granson, et a mis à mort cinq cents hommes de garnison qu’il y a faits prisonniers. Mais les confédérés approchent avec des forces considérables, et Dieu décidera du bon droit. Quelle qu’en puisse être l’issue, c’est une guerre terrible où il n’y aura, dit-on, de quartier ni d’un côté ni de l’autre ; c’est pourquoi il n’y a aucune sécurité pour les gens de notre profession jusqu’à ce qu’il arrive quelque chose de décisif. En attendant, vous pouvez assurer la veuve que notre correspondant est toujours disposé à lui acheter la propriété qu’elle a entre les mains ; mais il ne pourra guère en payer le prix avant que ses affaires actuelles soient terminées, et j’espère que ce sera encore assez tôt pour nous permettre d’employer les fonds dans l’avantageuse entreprise dont j’ai parlé à notre amie ; j’ai chargé un moine qui se rendait en Provence de vous remettre cette lettre, et j’espère qu’il y arrivera sain et sauf. Le porteur mérite toute confiance.

« Votre affectionné père, John Philipson. »

Arthur comprit aisément la seconde partie de l’épître, et se réjouit de l’avoir reçue dans un moment si critique. Il questionna le carme sur la force de l’armée du duc ; et le moine dit qu’elle se montait à soixante mille hommes, tandis que les confédérés, malgré tous leurs efforts, n’avaient pas encore pu réunir le tiers de ce nombre. Le jeune Ferrand de Vaudemont s’était joint à leur armée, et avait reçu, pensait-on, quelque secours secret de la France ; mais comme sa renommée militaire n’était pas très brillante, et qu’il avait peu de partisans, le vain titre de général qu’il portait n’ajoutait rien aux forces des confédérés. En résumé, il prétendait que la balance semblait pencher en faveur de Charles, et Arthur, qui regardait son succès comme offrant la seule chance en faveur de l’entreprise de son père, ne fut pas peu charmé de voir qu’il était certain, s’il ne dépendait que de la supériorité du nombre. Il n’eut pas le temps de faire d’autres questions, car la reine entra en ce moment dans le salon, et le carme, apprenant qui elle était, se retira de sa présence en s’inclinant avec respect.

La pâleur de ses joues trahissait encore les fatigues du jour ; mais lorsqu’elle adressa gracieusement à Arthur les salutations du matin, sa voix était ferme, son œil serein et sa physionomie calme. « Je vous revois, dit-elle, non comme je vous ai quitté hier, mais déterminée dans ma résolution. Je suis convaincue que, si René ne renonce pas volontairement à son trône de Provence par quelque démarche comme celle que nous proposons, il en sera arraché avec une violence qui peut-être lui coûtera la vie. Nous allons donc nous mettre à l’œuvre au plus tôt… Le pire est que je ne puis quitter ce couvent que je n’aie accompli les pénitences nécessaires pour avoir visité le Garagoule, et si je ne les accomplissais pas, je ne serais plus une chrétienne. Quand vous retournerez à Aix, demandez mon secrétaire, près duquel ce mot d’écrit vous servira de lettres de créance. J’ai même, avant que cette porte d’espérance me fût ouverte, tâché de me faire une idée de la véritable situation du roi René, et j’ai recueilli tous les documents à ce sujet. Dites-lui de m’envoyer, dûment scellé, et par une voie sûre, le petit coffre cerclé en argent. Les heures de pénitence pour d’anciennes erreurs peuvent être employées à en prévenir d’autres ; et par le contenu de ce coffre, j’apprendrai si je dois, dans cette importante affaire, sacrifier les intérêts de mon père à mes espérances à demi ruinées. Mais au reste, je suis à peu près fixée sur ce sujet. Je puis faire dresser ici, sous ma propre direction, les actes de renonciation et de transfert, et en préparer l’exécution au temps où je retournerai à Aix : or, je compte y retourner dès l’instant que ma pénitence sera achevée. — Cette lettre, ma gracieuse dame, dit Arthur, vous apprendra les événements qui se préparent, et de quelle importance il peut être de se tenir prêt à profiter des circonstances. Remettez seulement ces actes importants entre mes mains, et je courrai nuit et jour jusqu’à ce que j’arrive au camp du duc. Je le trouverai très probablement au moment de la victoire, et le cœur trop enivré pour refuser un secours à sa royale parente qui lui abandonne tout. Nous obtiendrons… nous devons obtenir, à une pareille heure, un appui vraiment digne du prince qui l’accordera ; et nous verrons bientôt si le libertin prince d’York, le sauvage Richard, le traître et parjure Clarence, doivent rester à tout jamais possesseurs de la joyeuse Angleterre, ou s’il leur faudra céder la place à un souverain plus légitime, à un homme meilleur. Mais, ô ma royale dame, tout dépend de la promptitude. — Vous dites vrai… peu de jours peuvent, doivent même voir jeter le dé entre Charles et ses adversaires ; et avant de consommer un si grand sacrifice, il serait bon de s’assurer si l’homme qu’il doit nous rendre favorable est à même de nous secourir. Tous les événements d’une vie tragique et agitée m’ont conduite à reconnaître qu’un ennemi n’est jamais à dédaigner. Je me hâterai cependant, avec l’espérance que dans l’intervalle nous recevrons de bonnes nouvelles des bords du lac de Neufchâtel. — Mais qui emploierez-vous à rédiger ces actes si importants ? »

Marguerite réfléchit avant de répondre : « Le père gardien est complaisant, et je le crois fidèle ; mais je n’accorderai jamais qu’à contre-cœur ma confiance à un moine provençal. Voyons, que je cherche… votre père dit qu’on peut se fier au carme qui a apporté la lettre… c’est l’homme qu’il nous faut. Il est étranger, on lui fermera la bouche avec une pièce d’argent. Adieu, Arthur de Vere… Vous serez traité par mon père avec toute l’hospitalité possible. Si vous recevez encore des nouvelles, ne manquez pas de me les communiquer ; de même, si j’ai des instructions à envoyer, c’est à vous que je les adresserai… Que Dieu vous protège donc ! »

Arthur descendit alors la montagne d’un pas beaucoup plus rapide qu’il ne l’avait montée la veille. Le temps était redevenu d’un calme magnifique, et les beautés de la végétation, dans un pays où elle ne s’endort jamais complètement, étaient vraiment délicieuses et rafraîchissantes. Ses pensées erraient des pics du mont Sainte-Victoire aux rochers du canton d’Unterwalden, et son imagination lui rappelait les moments où ses promenades au milieu des rocs helvétiques n’étaient pas solitaires, où il avait à son côté une vierge dont la beauté simple était gravée dans sa mémoire. Des pensées semblables étaient de nature à le préoccuper, et nous sommes fâché de dire qu’elles lui firent complètement oublier la mystérieuse précaution que lui avait indiquée son père, celle d’avoir soin de ne pas s’arrêter au sens des lettres qu’il recevrait de lui avant de les avoir exposées au feu.

La première chose qui lui rappela cette singulière recommandation fut la vue d’un fourneau de charbon dans la cuisine de l’hôtellerie au bas de la montagne où il trouva un guide et ses chevaux. C’était la première fois qu’il voyait du feu depuis qu’il avait reçu la missive de son père, et il se souvint alors assez naturellement de la précaution que lui avait recommandée le comte. Grande fut sa surprise de voir qu’après avoir exposé le papier au feu comme pour le sécher, deux mots étaient devenus visibles dans un passage important de la lettre, et que la dernière phrase se trouvait être alors : « Le porteur ne mérite aucune confiance. » Accablé de honte et de dépit, Arthur ne put imaginer d’autre remède que de retourner tout de suite au couvent, et d’apprendre à la reine cette découverte dont il espérait encore l’informer assez à temps pour qu’elle ne courût pas risque d’être trahie par le carme. Irrité contre lui-même et avide de réparer sa faute, il rassembla toutes ses forces pour gravir de nouveau la montagne, qui probablement n’avait jamais été gravie en aussi peu de temps que par le jeune héritier de Vere ; car, après avoir marché quarante minutes, il se trouva essoufflé et palpitant en présence de la reine Marguerite, qui fut également surprise de son retour et de son état d’épuisement.

« Ne vous fiez pas au carme ! s’écria-t-il… Vous êtes trahie, noble reine, et c’est par ma négligence. Voici mon poignard… ordonnez-moi de me l’enfoncer dans le cœur ! »

Marguerite demanda et obtint une explication plus précise ; quand il la lui eut donnée, elle dit : « C’est un malheureux hasard ; mais les instructions de votre père auraient dû être plus claires. J’ai communique à ce carme le but des contrats, et je l’ai engagé à les rédiger. Il vient de me quitter à l’instant pour se rendre au chœur : impossible de retirer la confiance que j’ai si malheureusement placée ; mais je puis obtenir du père gardien qu’il empêche ce moine de sortir du monastère jusqu’à ce que nous n’ayons plus à craindre son indiscrétion ; c’est là le meilleur moyen de nous en assurer, et nous veillerons à ce qu’il soit dédommagé par une récompense des désagréments que lui pourra causer sa détention ; en attendant, repose-toi, bon Arthur, et détache le collet de ton manteau. Pauvre jeune homme ! tu es presque épuisé d’avoir tant couru. »

Arthur obéit, et s’assit sur un siège dans le parloir ; car la vitesse qu’il avait déployée le mettait presque hors d’état de rester debout.

« Si je pouvais seulement, dit-il, voir ce coquin de moine, je trouverais bien moyen de lui coudre les lèvres ! — Mieux vaut m’en laisser le soin, répondit la reine ; pour couper court, je vous défends de vous occuper de lui ; la coiffe peut traiter avec le capuchon mieux que le casque ne le ferait. N’en parlons plus. Je vois avec satisfaction que vous portez au cou la sainte relique que je vous ai donnée ; mais quel amulette moresque portez-vous donc à côté ? Hélas ! besoin n’est pas de le demander ; vos joues qui deviennent rouges, presque aussi rouges que quand vous êtes arrivé il y a un quart d’heure, attestent que c’est un gage d’amour. Hélas ! pauvre enfant, as-tu non seulement une part des malheurs de ton pays à porter, mais encore ton propre fardeau d’affliction, qui n’est pas moins poignante à présent pour toi, bien que l’avenir te doive montrer combien elle est vaine ! Marguerite d’Anjou aurait pu jadis aider tes affections, quel qu’en fût l’objet, mais elle ne peut aujourd’hui contribuer qu’à la misère de ses amis, non à leur bonheur. Mais cette dame du gage, Arthur, est-elle belle… est-elle sage et vertueuse… est-elle de noble naissance… et t’aime-t-elle ? » Elle parcourut la figure du jeune homme avec le regard d’un aigle, et continua. « À toutes ces questions tu répondrais oui, si la modestie te le permettait. Aime-la donc en retour, mon brave garçon, car l’amour est le mobile des nobles exploits. Va, mon jeune ami… bien né et loyal, vaillant et vertueux, amoureux et jeune, à quoi ne peux-tu pas parvenir ! La chevalerie de l’ancienne Europe ne vit plus que dans un cœur comme le tien. Va, et que l’éloge d’une reine enflamme ton sein d’ardeur pour l’honneur et les exploits. Dans trois jours nous nous reverrons à Aix. »

Arthur, profondément touché de la condescendance de la reine, prit de nouveau congé d’elle.

Redescendant la montagne avec une rapidité bien différente de celle qu’il avait mise à la monter, il retrouva son écuyer provençal. Ils gagnèrent Aix après une course d’une heure environ, et Arthur, sans perdre de temps, alla trouver le bon roi René, qui le reçut très amicalement, tant à cause de la lettre du duc de Bourgogne que de sa qualité d’Anglais, sujet avoué de la malheureuse Marguerite. Le débonnaire monarque pardonna bientôt à son jeune hôte le manque de complaisance avec lequel il avait refusé d’entendre ses compositions musicales ; et Arthur reconnut bientôt qu’en cherchant à se justifier de l’impolitesse qu’il avait commise sous ce rapport, il s’exposerait à s’en faire dire bien plus qu’il n’aurait la patience d’en écouter. Il ne put se soustraire à l’extrême désir qu’avait le bon roi de réciter ses poèmes et d’exécuter sa musique qu’en lui parlant de sa fille Marguerite. Arthur avait été parfois prêt à douter de l’influence que la reine se vantait d’exercer sur son vieux père ; mais, après plus ample connaissance de René, il se convainquit que l’intelligence puissante et les vives passions de Marguerite avaient inspiré à ce roi, faible d’esprit et facile à conduire, un mélange d’orgueil, d’affection et de crainte, qui se réunissaient pour donner à la fille la plus ample autorité sur son père.

Quoiqu’elle ne l’eût quitté que depuis un jour ou deux, et d’une manière si peu gracieuse, René fut aussi joyeux à la nouvelle de son retour probable et même prochain, que l’aurait été le plus tendre des pères à la perspective d’être réuni au plus respectueux enfant qu’il n’aurait pas vu depuis des années. Le vieux roi attendit avec l’impatience d’un enfant le jour de son arrivée ; et encore étrangement aveuglé sur la différence de son goût et du sien, ce fut avec peine qu’il se décida à abandonner le projet d’aller à sa rencontre sous le costume du vieux Palémon,

Des antiques bergers et le prince et l’orgueil,


à la tête d’une procession arcadienne de nymphes et de pasteurs, dont les danses savantes et les chants devaient être accompagnés par toutes les flûtes et tous les tambourins du pays qu’il avait déjà mis en réquisition. Au reste, le vieux sénéchal lui-même désapprouva hautement cette espèce d’entrée joyeuse ; de sorte que René se laissa enfin persuader que la reine se trouvait encore trop sous l’influence des impressions religieuses qu’elle était allée chercher au couvent, pour que la vue ou les sons de la joie pussent lui causer aucune sensation agréable. Le roi céda à des raisons qu’il ne pouvait comprendre ; et ainsi Marguerite échappa à une réception bizarre qui l’aurait peut-être poussée dans son impatience à retourner sur la montagne de Sainte-Victoire et dans la sombre caverne de Garagoule.

Pendant son absence, tous les jours avaient été employés à la cour de Provence en amusements et en fêtes de toute espèce : charges avec lances émoussées, courses de bague, parties de chasse au lévrier et au faucon, auxquelles assistait toujours la jeunesse des deux sexes, société qui faisait les délices du roi, tandis qu’on passait les soirées à danser ou à faire de la musique.

Arthur ne pouvait s’empêcher de reconnaître que naguère encore une pareille vie l’aurait rendu parfaitement heureux ; mais les derniers mois de son existence avaient développé son intelligence et ses passions. Il était maintenant initié aux affaires réelles de la vie humaine, et il en regardait les amusements avec une sorte de mépris, de façon que, parmi la jeune et gaie noblesse qui composait cette joyeuse cour, il acquit le titre de jeune philosophe, titre qu’on ne lui donnait pas, on peut le supposer, dans l’intention de lui faire un compliment.

Le quatrième jour, il fut annoncé par un exprès que la reine Marguerite ferait son entrée dans la ville d’Aix à l’heure de midi, pour reprendre sa résidence dans le palais de son père. Le roi René parut, lorsque le moment approcha, craindre l’entrevue avec sa fille autant qu’il l’avait d’abord désirée, et communiqua à tous ceux qui l’entouraient sa profonde inquiétude. Il tourmentait son maître d’hôtel et ses cuisiniers pour qu’ils apprêtassent les plats dont ils lui avaient vu manger avec plaisir… il pressait les musiciens de se rappeler les airs qu’elle aimait ; et quand un d’entre eux répliquait hardiment qu’il n’avait jamais ouï dire que Sa Majesté eût écouté aucun morceau avec patience, le vieux monarque menaçait de le mettre à la porte pour calomnier ainsi le goût de sa fille. Le banquet fut demandé pour onze heures et demie passées, comme si, en le pressant, il eût aussi hâté la venue des convives invités ; et le vieux roi, avec sa serviette sous le bras, traversait la salle de fenêtre en fenêtre, accablant chacun de questions qui toutes consistaient à demander si on apercevait la reine d’Angleterre. Précisément au moment où l’horloge sonna midi, la reine, accompagnée d’une suite fort peu nombreuse, formée surtout d’Anglais portant comme elle des habits de deuil, entra à cheval dans la ville. Le roi René, à la tête de sa cour, ne manqua point de descendre, depuis la façade de son magnifique palais jusqu’au bout de la rue, à la rencontre de sa fille. Fière, hautaine et jalouse de ne pas encourir de ridicule, Marguerite ne fut pas contente de cette réception publique au milieu du marché ; mais elle désirait alors expier sa dernière pétulance : c’est pourquoi elle descendit de son palefroi ; et quoique un peu blessée de voir René muni d’une serviette, elle s’abaissa jusqu’à mettre un genou en terre devant lui, le priant de la bénir et de lui pardonner.

« Tu l’as… tu l’as, ma bénédiction, ma tourterelle souffrante ! » dit le simple roi à la plus fière et à la plus irascible princesse qui pleura jamais une couronne perdue… « Et quant à ton pardon, comment peux-tu le demander, toi qui ne m’as jamais offensé depuis que Dieu m’a rendu père d’une si délicieuse enfant ?… Lève-toi, lève-toi, te dis-je… car c’est à moi de te demander pardon… En vérité, je disais dans mon ignorance et je pensais en moi-même que mon cœur m’avait bien inspiré… mais je t’ai fait de la peine : c’est donc moi qui te prie de me pardonner… » et le bon roi René tomba à deux genoux ; et le peuple, qui est ordinairement séduit par tout ce qui peut faire impression, applaudit avec fureur, et les éclats de rire furent bientôt réprimés : situation dans laquelle la royale fille et son père semblaient vouloir répéter une scène de la charité romaine.

Marguerite, extrêmement sensible à la honte, et se doutant bien que sa position présente était suffisamment ridicule, par sa publicité du moins, fit adroitement signe à Arthur, qu’elle aperçut dans la suite du roi, de venir à elle ; et, se servant de son bras pour se relever, elle lui dit tout bas à part et en anglais : « À quel saint dois-je me vouer pour conserver la patience dont j’ai si grand besoin ? — Par pitié, ma royale dame, rappelez votre fermeté d’âme et votre calme, » répondit à voix basse son écuyer, qui se trouva dans le moment plus embarrassé qu’honoré de ses éminentes fonctions, car il put remarquer que la reine tremblait réellement d’impatience et de dépit.

Ils reprirent enfin le chemin du palais, le père et la fille se donnant le bras, situation très agréable à Marguerite, qui pouvait prendre sur elle d’endurer les effusions de la tendresse du vieillard et le ton général de sa conversation, pourvu qu’il ne fût pas entendu par les autres. De même, elle supporta avec une louable patience les attentions fastidieuses qu’il lui prodigua à table, remarqua ses principaux courtisans, s’informa des autres, fit tomber la conversation sur ses sujets favoris, sur la poésie, sur la peinture et la musique, au point que le bon roi René fut autant ravi des politesses inaccoutumées de sa fille que le fut jamais un amant des aveux favorables de sa maîtresse quand, après plusieurs années d’une cour assidue, la glace de son cœur vient enfin à se fondre. Il en coûta à la hautaine Marguerite un grand effort pour se plier à jouer ce rôle… Son orgueil lui reprochait de descendre jusqu’à flatter les faibles de son père pour l’amener à la renonciation de ses domaines… Cependant, comme elle avait entrepris de le faire, comme elle avait déjà tant hasardé pour une descente en Angleterre, la seule chance de succès qui lui restât, elle ne voyait ou ne voulait pas voir d’autre parti à prendre.

Entre le banquet et le bal qui le suivit, la reine chercha une occasion de parler à Arthur.

« Mauvaises nouvelles, mon sage conseiller, dit-elle. Le carme n’est jamais rentré au couvent après la célébration de l’office. Ayant appris que vous étiez revenu en grande hâte, il a conclu, je suppose, qu’il pouvait éveiller des soupçons, et il a quitté le monastère de Sainte-Victoire. — Alors il nous faut hâter l’exécution des mesures que Votre Majesté a résolu de prendre, répondit Arthur. — Je parlerai à mon père demain. En attendant, vous pouvez vous livrer aux plaisirs de la soirée, car pour vous ils peuvent être des plaisirs… Mademoiselle de Boisgelin, je vous donne ce jeune homme pour en faire votre cavalier ce soir. »

La jolie Provençale aux yeux noirs s’inclina avec le décorum voulu, et regarda d’un air de satisfaction le jeune et bel Anglais ; mais effrayée, soit de sa réputation de philosophe, soit de son rang douteux, elle ajouta la clause conditionnelle : « Si ma mère l’approuve. » — Votre mère, mademoiselle, ne pourra, je pense, refuser un partenaire que vous recevez des mains de Marguerite d’Anjou. Heureux privilège de la jeunesse, » ajouta-t-elle avec un soupir, en voyant le jeune couple aller prendre place dans le branle, « qui peut cueillir un fleur, même sur la route la plus épineuse ! »

Arthur s’acquitta si bien de ses devoirs pendant la soirée, que peut-être la jeune comtesse regretta-t-elle seulement qu’un cavalier si aimable et si beau restreignît ses compliments et ses attentions dans les froides limites de cette courtoisie commandée par les règles du cérémonial.

CHAPITRE XXXII.

LA MORT.

Car j’ai donné ici mon plein consentement pour dépouiller le corps pompeux d’un roi, pour abaisser l’orgueil, asservir la souveraineté, faire d’une majesté un sujet, et changer les grands de l’état en paysans.
Shakspeare, Richard II.

Le lendemain amena une scène grave. Le roi René n’avait pas oublié de tout disposer pour les plaisirs du jour, lorsqu’à son grand étonnement, à son extrême déplaisir, Marguerite lui demanda une entrevue pour affaire sérieuse. S’il y avait au monde une proposition que René détestât du fond de l’âme, c’était bien celle où se trouvait cité le mot même, le seul mot d’affaire.

« De quoi son enfant pouvait-elle avoir besoin ? était-ce d’argent ? il était prêt à lui donner toutes les sommes qu’il avait en caisse, quoiqu’il avouât que son trésor fût un peu dégarni ; cependant il avait reçu un trimestre de son revenu, lequel se montait à dix mille écus. Combien désirait-elle qu’on lui en comptât ? la moitié ? les trois quarts ou le tout ? La somme entière était à sa disposition. — Hélas ! mon cher père, dit Marguerite, ce n’est pas de mes affaires, mais des vôtres que je veux vous entretenir ! — S’il s’agit de mes affaires, répliqua René, je suis certainement maître de les remettre à un autre jour… À quelque vilain jour de pluie, qui ne sera bon à rien de mieux. Vois, mon amour, nos fauconniers sont déjà en selle… les chevaux hennissent et piaffent… nos jeunes gens et nos dames sont montés tous, le faucon au poing… les chiens s’impatientent d’être en laisse. Ce serait un péché, avec un vent et un temps si favorables, que de perdre cette belle matinée. — Laissez-les suivre leur chemin, dit la reine Marguerite, et aller à leurs plaisirs ; car l’affaire dont j’ai à vous entretenir concerne l’honneur, le rang, la vie et les moyens de vivre. — Soit ; mais il faut que j’entende nos deux plus célèbres troubadours, Calezon et Jean d’Aigues-Mortes, et que je décide entre eux. — Renvoyez leur cause à demain, répliqua Marguerite, et consacrez une heure ou deux à de plus importantes affaires. — Si vous l’ordonnez, reprit le roi, vous savez, mon enfant, que je ne puis vous refuser. »

Et il donna avec répugnance ordre aux chasseurs de partir et de se livrer à leur exercice, attendu qu’il ne pouvait les accompagner ce jour-là.

Le vieux roi se laissa alors, comme un chien qu’on empêche à grand regret de chasser, conduire dans un appartement séparé. Pour être sûre qu’on ne les troublerait pas, Marguerite posta son secrétaire Mordaunt avec Arthur dans l’antichambre, leur commandant de ne laisser entrer personne.

« Quant à moi, bien, Marguerite, dit l’excellent vieillard ; puisqu’il le faut, je consens à être mis au secret ; mais pourquoi empêcher le vieux Mordaunt d’aller à la promenade par une si belle matinée ? pourquoi priver le jeune Arthur du plaisir d’accompagner les autres ? Je vous en réponds, bien qu’on l’appelle philosophe, il a, la nuit dernière, avec la jeune comtesse Boisgelin, montré autant d’agilité qu’aucun cavalier de Provence. — Tous deux viennent d’un pays, répliqua Marguerite, où les hommes sont instruits dès leur enfance à préférer le devoir au plaisir. »

Le pauvre roi, entraîné dans le cabinet du conseil, vit avec un frisson intérieur le fatal coffre d’ébène cerclé en argent qui ne s’était jamais ouvert que pour l’accabler d’ennui, et il calcula avec douleur combien de bâillements lui seraient arrachés avant qu’il pût parvenir à en examiner tout le contenu. Mais exposés devant lui, ces papiers se trouvèrent être d’une nature qui excita son intérêt, quelque pénible qu’il fût.

Sa fille lui présenta un résumé court et clair des dettes hypothéquées sur ses domaines, et pour lesquelles ils se trouvaient engagés par différentes pièces et parties. Elle lui montra alors sur une autre feuille les réclamations considérables dont le paiement immédiat était demandé, quoiqu’il fût impossible de trouver les fonds qui dussent y suffire. Le roi se défendit comme bien d’autres l’auraient fait dans sa situation désespérée. À chaque réclamation de six, sept ou huit mille ducats, il répondait en assurant qu’il avait dix mille écus dans son coffre, et montrait quelque répugnance à se laisser convaincre, bien qu’on ne cessât de le lui répéter, que cette somme ne pouvait suffire à en solder une trente fois plus forte.

« Alors, » dit le roi avec un peu d’impatience, « pourquoi ne pas payer ceux qui sont les plus pressés, et faire attendre les autres jusqu’à ce que de nouvelles rentrées nous arrivent ? — C’est un moyen auquel on n’a eu recours que trop souvent, et vous ne faites que remplir un devoir d’honneur en payant des créanciers qui ont avancé toute leur fortune pour le service de Votre Majesté — Mais ne sommes-nous pas roi des Deux-Siciles, de Naples, d’Aragon et de Jérusalem ? Et pourquoi mettre l’épée dans les reins au monarque de tous ces beaux royaumes, comme à un marchand banqueroutier, pour quelques sacs de pauvres écus ? — Vous êtes en effet monarque de ces royaumes ; mais il est nécessaire de rappeler à Votre Majesté que c’est seulement comme je suis, moi, reine d’Angleterre où je ne possède pas un pied de terrain, où je ne puis percevoir un sou de revenu. Les seuls domaines qui vous soient de quelque rapport sont tous notés sur cette liste avec la somme exacte des revenus que vous en tirez. Ils sont tout-à-fait insuffisants, comme vous le voyez, pour soutenir votre dignité et satisfaire aux engagements considérables que vous avez contractés envers vos premiers créanciers. — Il est cruel de me presser ainsi jusqu’au pied du mur, dit le pauvre roi. Que puis-je faire ? Si je suis pauvre, je ne puis l’empêcher très certainement. Je payerais les dettes dont vous me parlez, si j’en savais le moyen. — Mon royal père, je vais vous l’indiquer… Renoncez à une dignité vaine et inutile, qui, avec les prétentions dont elle est accompagnée, ne sert qu’à rendre votre misère ridicule. Renoncez à vos droits comme souverain, et les revenus qui ne peuvent suffire aux futiles excès d’une cour de mendiants vous mettront à même de jouir comme simple baron, dans la tranquillité et dans l’opulence, de tous les plaisirs qui font vos délices. — Marguerite, vous perdez la tête, » répondit René un peu sévèrement. « Un roi et son peuple sont unis par des liens que ni l’un ni l’autre ne peuvent briser sans crime. Mes sujets sont mon troupeau, et je suis leur pasteur ; le Ciel les a confiés à mes soins, et je n’ose renoncer au devoir de les protéger. — Si vous étiez en position de les défendre, répliqua la reine, Marguerite vous exhorterait à combattre jusqu’à la mort. Mais endossez votre harnais de guerre, qui repose depuis si long-temps… montez votre cheval de bataille… criez : René et la Provence ! et voyez si cent hommes seulement se réuniront autour de votre étendard. Vos forteresses sont entre les mains des étrangers ; une armée, vous n’en avez pas ; vos vassaux peuvent faire preuve de bonne volonté, mais ils manquent de toute habileté militaire, ils ignorent complètement la discipline des camps. Vous n’êtes plus qu’un simple squelette de monarchie, que la France ou la Bourgogne peut jeter à terre, dès que l’une ou l’autre voudra prendre la peine d’étendre le bras jusqu’à vous. »

Les larmes coulèrent en abondance le long des joues du vieux roi, quand cette perspective peu flatteuse lui fut mise sous les yeux ; et il fallut bien qu’il s’avouât totalement incapable de se défendre lui et ses domaines, et qu’il convînt d’avoir souvent songé à traiter, avec un de ses puissants voisins, de sa renonciation à la royauté.

« C’est votre intérêt, Marguerite, si dure et si injuste que vous soyez, qui m’a toujours empêché jusqu’à présent de prendre des mesures très pénibles pour mon cœur, mais peut-être très propres à m’assurer de grands avantages. Mais j’avais espéré me soutenir ainsi jusqu’à la fin de mes jours, et vous, mon enfant, avec les talents que le Ciel vous a donnés, vous auriez alors, pensais-je, trouvé remède à des malheurs auxquels je ne puis me soustraire qu’en écartant de moi jusqu’à leur pensée. — Si c’est sérieusement que vous parlez de mon intérêt, sachez que votre renonciation à la Provence satisfera le plus ardent et presque l’unique désir que mon cœur puisse former ; mais le Ciel m’est témoin que c’est autant pour vous-même que pour moi, mon royal père, que je vous prie d’accéder à ma demande. — N’en parlons plus, mon enfant, donne-moi l’acte de résignation, et je vais le signer ; je vois que vous l’avez fait préparer ; signons-le, et puis nous irons retrouver les fauconniers, il faut se résigner au malheur, mais il n’est nullement nécessaire de gémir et de pleurer. — Ne demandez-vous pas, » dit Marguerite surprise de son insouciance, « à qui vous cédez vos domaines ? — Qu’importe, répondit le roi, puisqu’ils ne doivent plus m’appartenir ? Ce doit être à Charles de Bourgogne ou à mon neveu Louis… tous deux princes puissants et politiques. Plaise à Dieu que mon pauvre peuple n’ait pas sujet de regretter son vieux roi, dont le seul plaisir était de le voir heureux et content ! — C’est au duc de Bourgogne que vous cédez la Provence, dit Marguerite. — Je l’aurais choisi de préférence, répliqua René ; il est vif, mais non méchant. Un mot encore… Les privilèges et franchises de mes sujets leur sont-ils pleinement conservés ? — Complètement ; et l’on a pourvu honorablement à vos propres besoins de toute espèce. Je n’ai pas voulu laisser en blanc les stipulations en votre faveur, quoique j’eusse peut-être dû me fier à Charles de Bourgogne pour ce qui ne regarde que l’argent. — Je ne demande rien pour moi-même… avec sa viole et son crayon, René le troubadour sera aussi heureux que le fut jadis René le roi. »

Il se mit à fredonner avec une philosophie vraiment pratique, le refrain de la dernière ariette qu’il avait composée, et signa la résignation du reste de ses royales possessions sans ôter son gant, sans même prendre lecture de l’acte.

« Qu’est-ce cela ? demanda-t-il en apercevant un autre parchemin dont le contenu était beaucoup plus court. Mon cousin Charles exige-t-il aussi les Deux-Siciles, la Catalogne, Naples et Jérusalem, de même que les pauvres restes de la Provence ? Il me semble que par convenance il aurait fallu un parchemin quelque peu plus vaste pour une si ample cession. — Cet acte, dit Marguerite, consiste seulement à désavouer, à n’appuyer par aucun secours la téméraire entreprise de Ferrand de Vaudemont contre la Lorraine, et à abandonner toute querelle sur ce point avec Charles de Bourgogne. »

Cette fois Marguerite s’était méprise sur le caractère accommodant de son père. René tressaillit manifestement, rougit et balbutia avec colère en l’interrompant : « consiste seulement à désavouer… seulement à ne pas appuyer… seulement à abandonner la cause de mon petit-fils, du fils de ma chère Yolande, et ses justes droits sur l’héritage de sa mère !… Marguerite, j’en suis honteux pour vous : votre orgueil sert d’excuse à votre humeur difficile ; mais qu’est-ce que l’orgueil qui peut faire commettre une bassesse déshonorante ? Abandonner, désavouer même et ma chair et mon sang, parce que ce jeune homme est un brave chevalier en campagne et disposé à se battre pour son droit !… je mériterais que la harpe et le cor fissent retentir au loin ma honte si je venais à vous écouter. »

Marguerite fut en quelque sorte déconcertée par l’opposition inattendue du vieillard. Elle chercha cependant à prouver qu’aucun point d’honneur ne pouvait engager son père à épouser la cause d’un téméraire aventurier dont le droit, si légitime qu’il fût, n’était soutenu que par quelques misérables secours d’argent venus de France secrètement, et par les armes des incorrigibles bandits qui infestaient les frontières de toutes les nations. Mais, avant que René pût répondre, des voix, qui parlaient sur un ton très élevé, retentirent dans l’antichambre, dont la porte fut ouverte par un chevalier revêtu d’une armure et couvert de poussière, dont l’extérieur annonçait qu’il venait de loin.

« Me voici, dit-il, père de ma mère… regardez votre petit-fils… Ferrand de Vaudemont ; le fils d’Yolande votre bien-aimée se jette à vos genoux et implore votre bénédiction pour lui et pour son entreprise. — Tu l’as, répondit René, et puisse-t-elle te porter bonheur, brave jeune homme, image de ta sainte mère… mes bénédictions, mes prières, mes vœux te suivront partout. — Et vous, belle tante d’Angleterre, » reprit le jeune chevalier en s’adressant à Marguerite, « vous qui êtes aussi dépossédée par des traîtres, n’avouerez-vous pas la cause d’un parent qui combat pour son héritage ? — Je vous souhaite toutes les prospérités possibles, beau neveu, répondit la reine d’Angleterre, bien que votre visage me soit inconnu. Mais conseiller à ce vieillard d’embrasser votre cause lorsqu’elle est désespérée aux yeux de tous les gens sages, serait une folie impie. — Ma cause est-elle donc désespérée ? dit Ferrand ; pardonnez moi si je ne m’en doutais pas. Et est-ce bien ma tante Marguerite qui parle ainsi, elle qui, par sa force d’âme, a soutenu si long-temps la maison de Lancastre, après que le courage de ses guerriers eut été refroidi par tant de défaites ? Qu’auriez-vous dit… excusez-moi, car je dois défendre ma cause… qu’auriez-vous dit si ma mère Yolande avait pu conseiller à son père de désavouer votre Édouard, dans le cas où Dieu lui aurait permis de gagner la Provence sain et sauf ? — Édouard, » répondit Marguerite en sanglotant, « était incapable de faire épouser à ses amis une querelle qui n’aurait eu aucune chance de succès. Aussi la sienne était-elle une cause pour laquelle de puissants princes et d’illustres pairs ont mis la lance en arrêt, — Cependant le Ciel ne l’a point bénie, répliqua Vaudemont. — La vôtre, continua Marguerite, n’est soutenue que par les nobles brigands d’Allemagne, les turbulents bourgeois des villes du Rhin et les misérables manants des cantons confédérés. — Mais le Ciel l’a bénie, répliqua Vaudemont. Sachez, femme hautaine, que je viens interrompre vos viles intrigues, non pas comme un petit aventurier subsistant et faisant la guerre plutôt par ruse que par force, mais comme un vainqueur quittant un champ de bataille sanglant, où le Ciel a dompté l’orgueil du tyran de Bourgogne. — C’est faux ! » dit la reine en tressaillant ; « je ne vous crois pas. — C’est vrai, répliqua Vaudemont, aussi vrai que le ciel est au dessus de nous… Il y a quatre jours que j’ai quitté la plaine de Granson, couverte des innombrables cadavres des mercenaires de Charles… de ses richesses, de ses joyaux, de son argenterie, de ses décorations, butin des pauvres Suisses, qui pourraient à peine en dire la valeur. Connaissez-vous ceci, reine Marguerite ? » continua le jeune soldat en montrant le bijou bien connu qui décorait le collier de l’ordre de la Toison-d’Or porté par le duc ; « ne croyez-vous pas qu’il fallait que le lion fût chassé de près pour laisser de pareils trophées derrière lui ? »

Marguerite regarda avec des yeux hagards et l’esprit tout bouleversé un signe qui confirmait la défaite du duc et la ruine de ses dernières espérances. Son père, au contraire, fut frappé de l’héroïsme du jeune guerrier, qualité qui, sauf ce qu’en avait conservé sa fille Marguerite, s’était, il en avait grand’peur, éteinte dans sa famille. Admirant au fond du cœur le jeune homme qui s’exposait au péril pour mériter des louanges, presque autant que les poètes qui immortalisent la gloire du guerrier, il pressa son petit-fils sur son sein, l’invitant à compter toujours sur son épée, et l’assurant que, si l’argent pouvait avancer ses affaires, lui roi, René, avait à ses ordres dix mille écus dont Ferrand pouvait disposer en tout ou en partie ; prouvant de la sorte ce qu’on a souvent dit de lui, que sa tête était incapable de contenir deux idées à la fois.

Revenons à Arthur, qui, avec le secrétaire de la reine d’Angleterre, Mordaunt, n’avait pas été médiocrement surpris de l’entrée du comte de Vaudemont, s’intitulant comte de Lorraine, dans l’antichambre où ils montaient une espèce de garde, suivi d’un grand Suisse vigoureux, portant une haute hallebarde sur son épaule. Le prince se nommant, Arthur ne crut pas devoir s’opposer à ce qu’il pénétrât jusqu’à son grand-père et à sa tante, d’autant plus qu’indubitablement toute opposition de sa part aurait amené une querelle. Dans le grand et intrépide hallebardier, qui eut assez de raison pour rester dans l’antichambre, Arthur ne fut pas peu surpris de reconnaître Sigismond Biederman, qui, après l’avoir considéré un instant d’un air hébété, comme un chien qui reconnaît tout-à-coup une personne amie, se précipita vers le jeune Anglais avec de grands cris de joie, et lui exprima avec chaleur combien il était content de le retrouver, ajoutant qu’il avait d’importantes choses à lui apprendre. Il était toujours très difficile à Sigismond de se rendre maître de ses idées ; mais alors elles étaient complètement troublées par la joie triomphante qu’il ressentait de la victoire de ses concitoyens sur le duc de Bourgogne ; et ce fut avec étonnement qu’Arthur écouta son récit confus et obscur, mais fidèle.

« Voyez-vous, roi Arthur, le duc s’était avancé avec sa fameuse armée jusqu’à Granson, qui est près des bords du grand lac de Neufchâtel. Il y avait cinq ou six cents confédérés dans la place, et ils tinrent bon jusqu’à l’instant où ils manquèrent de provisions, et alors vous sentez qu’il leur fallut bien se rendre. Mais, quoique la faim soit rude à supporter, ils auraient mieux fait de prendre leur mal en patience un jour ou deux, car le boucher Charles les a tous fait pendre par le cou à des arbres autour de la place… et il n’y avait plus pour eux alors aucun moyen de manger, vous comprenez bien. Cependant tout était agitation dans nos montagnes, et chaque homme qui avait une épée ou une lance se hâtait de s’en armer. Nous nous réunîmes à Neufchâtel, où quelques Allemands se joignirent à nous avec le noble duc de Lorraine. Ah ! roi Arthur, voilà un chef !… nous pensons tous qu’il ne le cède qu’à Rudolphe Donnerhugel… vous venez de le voir tout à l’heure… c’est lui qui est entré dans cette chambre… et vous l’aviez déjà vu… C’est lui qui était le chevalier bleu de Bâle ; mais nous l’appelions alors Laurentz, car Rudolphe disait que sa présence parmi nous ne devait pas être connue de notre père, et j’ignorais moi-même à cette époque qui il était réellement. Eh bien ! arrivés à Neufchâtel, nous formions une fière compagnie. Nous étions quinze mille robustes confédérés, et les autres Allemands et Lorrains se montaient, je gage, à plus de cinq mille. On disait que l’armée du Bourguignon était forte de soixante mille hommes ; mais on disait en même temps que Charles avait pendu nos frères comme des chiens, et il n’y avait pas un homme parmi nous… je veux dire parmi les confédérés, qui se serait arrêté à compter les têtes quand il était question de les venger. J’aurais voulu que vous entendissiez les rugissements de quinze mille Suisses demandant à être conduits contre le boucher de leurs frères ! Mon père lui-même, qui, vous savez, est ordinairement si amateur de la paix, fut le premier alors à conseiller la bataille ; de sorte qu’à la pointe du jour nous descendîmes le lac vers Granson, les larmes aux yeux et nos épées en main, déterminés à mourir ou à nous venger. Nous arrivâmes dans une espèce de défilé entre Vauxmoureux et le lac ; Charles avait placé sa cavalerie sur le terrain uni entre la montagne et le lac, et un corps considérable d’infanterie sur le versant de la montagne. Le duc de Lorraine avec les hommes de sa suite attaqua la cavalerie pendant que nous gravîmes les hauteurs pour débusquer l’infanterie. Ce fut pour nous l’affaire d’un moment ; nous étions comme chez nous au milieu des rochers, et les soldats de Charles s’y trouvaient aussi embarrassés que tu l’étais, Arthur, lorsque tu vins pour la première fois à Geierstein ; mais il n’y avait pas de jeunes filles tout exprès pour leur tendre la main et les aider. Non, non… il y avait des piques, des gourdins et des hallebardes, en bon nombre, pour les percer et les précipiter de ces lieux où ils auraient à peine pu se tenir quand même personne ne serait venu les y troubler. Alors les cavaliers poussés par les Lorrains, en nous voyant sur leurs flancs, s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux ; alors nous nous réunîmes de nouveau dans une belle plaine, buon campagna, comme les Italiens disent, à l’endroit où les montagnes se retirent du lac. Mais à peine avions-nous repris nos rangs que nous entendîmes un tel bruit et un tel tintamarre d’instruments, un tel vacarme de leurs grands chevaux, de tels cris et de tels hurlements, qu’on aurait cru que tous les soldats et tous les ménestrels de France et d’Allemagne luttaient à qui ferait plus de tapage. Nous vîmes approcher un grand nuage de poussière, et nous comprîmes qu’il nous fallait vaincre ou mourir, car c’était Charles avec toute son armée qui venait soutenir son avant-garde. Une brise de la montagne dispersa la poussière, car ils avaient fait halte pour se préparer au combat. Oh ! cher Arthur, vous auriez donné dix ans de vie pour assister à un pareil spectacle. Il y avait des milliers de cavaliers tous armés de pied en cap, brillants au soleil, et des centaines de chevaliers avec des couronnes d’or et d’argent sur leurs casques, puis d’épaisses masses de lanciers à pied, et du canon, comme ils appellent cela. Je ne m’imaginais pas à quoi servaient ces lourdes machines pesamment traînées par des bœufs et placées en tête des colonnes ; mais je les connaissais un peu mieux après la matinée. Eh bien ! nous reçûmes l’ordre de nous former en un carré creux, et avant de marcher en avant on nous commanda, comme c’est chez nous la règle et la coutume de guerre, de nous mettre à genoux et de prier Dieu, Notre-Dame et les bienheureux saints ; et nous apprîmes ensuite que Charles, dans son arrogance, crut que nous demandions grâce… Ah, ah, ah ! la bonne plaisanterie ! si mon père plia une fois le genou, ce fut pour l’amour du sang chrétien et de l’heureuse paix ; mais sur un champ de bataille, Arnold Biederman n’eût jamais consenti à s’agenouiller devant lui et tous ses chevaliers, quand même il aurait eu à les combattre seul avec ses fils. Oui, mais Charles, supposant que nous demandions merci, était résolu à nous montrer que nous implorions un vainqueur impitoyable, car il s’écria : « Tirez mes canons sur ces lâches esclaves ; c’est toute la grâce qu’ils ont à attendre de moi. » Bang !… bang !… bang !… les machines dont je vous ai parlé partirent comme des coups de tonnerre précédés d’éclairs, et firent quelque mal, mais d’autant moins que nous étions agenouillés ; et les saints firent sans doute passer les énormes balles au dessus des têtes de ceux qui imploraient leur merci, non celle d’un être humain. Ce fut pour nous un signal de nous relever et de courir en avant, et je vous promets qu’il n’y eut pas de traînards. Chaque homme se sentait fort comme dix hommes. Ma hallebarde n’est pas un joujou d’enfant… si vous l’avez oublié… la voici… et pourtant elle pliait dans ma main, comme si c’eût été une branche de saule à chasser les vaches. Nous avancions, lorsque soudain le canon se tut ; mais la terre trembla d’un autre bruit sourd et prolongé, semblable à un tonnerre souterrain. C’étaient les hommes d’armes qui nous chargeaient ; mais nos chefs savaient leur métier et avaient déjà vu plusieurs fois un pareil spectacle. On cria : « Halte, halte !… À genoux, soldats du premier rang !… baissez-vous, guerriers du second !… appuyez-vous épaule contre épaule en frères ! inclinez toutes vos lances en avant, et recevez l’ennemi comme un mors de fer ! » L’ennemi se précipita, et il y eut alors assez de lances rompues pour fournir de bois toutes les vieilles femmes d’Unterwalden pendant une année. Alors tombèrent les chevaux bardés de fer… tombèrent les chevaliers et leurs armures… tombèrent les porte-enseignes avec les enseignes… tombèrent les bottes pointues et les casques à couronne ; et de tous les combattants qui tombèrent pas un ne conserva la vie. Les autres se retirèrent en désordre, et déjà ils se ralliaient pour charger de nouveau, lorsque le noble duc Ferrand se précipita à leur rencontre, et nous suivîmes pour le soutenir. Nous marchions d’un bon pas, et leurs fantassins osaient à peine nous attendre après avoir vu comment nous avions traité la cavalerie. Alors si vous eussiez vu la poussière et entendu les coups ! le bruit de cent mille fléaux et les nombreux brins de paillette qu’ils soulèvent ne seraient rien auprès. Sur ma parole, j’étais presque honteux de frapper avec ma hallebarde, tant ils opposaient peu de résistance. Des milliers furent tués sans se défendre, et toute l’armée fut mise en déroute complète. — Et mon père… mon père ! s’écria Arthur ; dans une pareille boucherie, que peut-il être devenu ? — Il a échappé sain et sauf, dit le Suisse ; il a fui avec Charles. — Le champ de bataille a dû boire bien du sang, avant qu’il prît la fuite, répliqua l’Anglais. — Il n’a pris aucune part au combat, repartit Sigismond ; il est simplement resté près de Charles ; et des prisonniers disent que c’est fort heureux pour nous, attendu qu’il est homme aussi sage dans le conseil qu’intrépide dans la mêlée. Quant à fuir, il faut bien que tout le monde recule quand il est impossible d’avancer ; et il n’y a rien là de honteux, surtout si vous ne participez pas vous-même au combat. »

Comme ils parlaient ainsi, leur conversation fut interrompue par Mordaunt, qui leur dit : « Chut ! chut !… voilà le roi et la reine qui sortent ! — Que vais-je donc faire ? » dit Sigismond un peu alarmé. « Je ne m’inquiète pas du duc de Lorraine ; mais que faudra-t-il donc que je fasse quand je vais me trouver devant des rois et des reines ? — Rien que vous lever, vous découvrir et vous taire. »

Sigismond se conformera à ces instructions.

Le roi René sortit bras dessus bras dessous avec son petit-fils, et Marguerite les suivit, le désappointement et le chagrin écrits sur son visage. Elle fit signe à Arthur en passant, et lui dit : «  Assurez-vous de la vérité de ces nouvelles, très inattendues, et apportez-moi des détails : Mordaunt vous laissera entrer chez moi. »

Elle jeta alors un coup d’œil sur le jeune Suisse, et répliqua poliment à son gauche salut. Les royales personnes quittèrent la chambre ; René ne songeant qu’à conduire son petit-fils à la partie de chasse qui avait été interrompue, et Marguerite à chercher la solitude de ses appartements particuliers pour y attendre la confirmation de ce qu’elle regardait comme de fausses nouvelles.

Ils ne furent pas plus tôt passés que Sigismond observa… « Est-ce donc là un roi et une reine !… Peste ! le roi ressemble passablement au vieux Jacono, le joueur de violon, qui a coutume de nous racler quelques airs lorsqu’il vient à Geierstein dans ses rondes, mais la reine est une personne tout-à-fait majestueuse. La première vache du troupeau, qui porte les bouquets et les guirlandes et conduit les autres au chalet, n’a pas une démarche plus imposante. Et avec quelle aisance vous avez approché d’elle et vous lui avez parlé ! Je ne m’en serais pas acquitté avec tant de grâce… mais vous avez sans doute fait votre apprentissage dans la profession de courtisan ? — Laissons-là ce sujet pour le moment, mon cher Sigismond, répondit Arthur, et parlez-moi encore de cette bataille. — Par Sainte-Marie ! mais il faut d’abord que je mange et que je boive, répliqua Sigismond, si votre crédit dans cette belle maison peut aller jusqu’à me faire servir quelque chose. — Sans doute, Sigismond, » dit Arthur ; et par l’intermédiaire de Mordaunt il lui procura sans peine, dans un appartement plus retiré, une collation et du vin, auxquels le jeune Biederman fit grand honneur, faisant claquer ses lèvres d’un air de connaisseur, après avoir bu les vins délicieux, qu’en dépit des préceptes ascétiques de son père il sablait lestement : son palais commençait à se former et à s’y habituer au mieux. Quand il se trouva seul avec un flacon de Côte-Rôtie, un biscuit et son ami Arthur, il n’hésita plus à continuer le récit de leurs exploits. Eh bien… où en étais-je ?… — Ah ! quand nous enfoncions leur infanterie… Eh bien ! ils ne se retiraient jamais, et la confusion augmentait dans leurs rangs à chaque pas… Nous aurions pu en exterminer au moins la moitié si nous ne nous fussions pas arrêtés à examiner le camp de Charles. Merci de nous ! Arthur, quel spectacle ! C’était !… chaque tente était pleine de riches habits, de splendides armures, de grands plats et de flacons, tous en argent, au dire de certaines personnes, mais je savais qu’il n’existait pas tant d’argent au monde, et j’étais bien sûr que cette vaisselle n’était qu’en étain soigneusement éclairci. Il y avait des années de laquais galonnés, de valets, de pages, et autant de domestiques que de soldats ; de plus, je ne sais pourquoi, des milliers de jolies filles. Par la même raison, domestiques et filles se trouvaient à la disposition des vainqueurs ; mais je vous réponds que mon père se montrait rudement sévère à l’égard de quiconque voulait abuser des droits de la guerre. Mais quelques uns de nos jeunes gens lui obéissaient si mal qu’il était obligé pour les contraindre a l’obéissance de les frapper avec le bois de sa hallebarde. Ah ! Arthur, le beau village ! les Allemands et les Français qui étaient avec nous ne se refusaient rien, et quelques uns des nôtres suivaient leur exemple… L’exemple tente si vite ! J’entrai, moi, dans le pavillon même de Charles où Rudolphe et plusieurs de ses gens tâchaient d’empêcher les autres de pénétrer, pour piller lui-même à son aise, je pense. Mais ni lui ni aucun de ses Bernois n’osèrent lever leurs bâtons sur ma tête ; j’entrai donc, et je les vis mettre des piles d’assiettes d’étain, si brillantes qu’elles semblaient être d’argent, dans des coffres et des caisses ; je pénétrai au milieu d’eux jusque dans l’intérieur, et là je vis le lit de Charles… Je dois lui rendre justice… c’était le seul lit dur qui était dans son camp… il y avait de belles pierres fines et brillantes, éparses parmi des gantelets, des bottes, des écussons, et mille autres objets… Je pensai alors à votre père et à vous, et je cherchai quelque chose à vous offrir quand j’aperçus précisément mon vieil ami que voilà. (À ces mots il tira de son sein le collier de la reine Marguerite.) Je le reconnus, parce que, si vous vous en souvenez, je l’avais repris à Scharfgerichter, après l’assaut de La Ferette… Oh ! oh ! mes jolis brillants, dis-je, vous ne serez pas plus long-temps Bourguignons, et vous retournerez à mes bons amis les Anglais. En conséquence… — Ce collier est d’une immense valeur, dit Arthur, et n’appartient ni à mon père ni à moi, mais à la reine que vous venez de voir. — Et il lui ira admirablement, répondit Sigismond. Si elle était seulement d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années plus jeune, elle serait une femme parfaite pour un cultivateur suisse. Je réponds qu’elle mènerait joliment une maison. — Elle te récompensera libéralement pour lui avoir rapporté ces joyaux, » dit Arthur retenant à peine un sourire à l’idée que la fière Marguerite pût devenir ménagère d’un berger suisse. »

« Comment !… une récompense ! s’écria l’Helvétien. Songe que je suis Sigismond Biederman, fils du landamman d’Unterwalden… Je ne suis pas un vil lansquenet, dont la politesse se paie avec des piastres. Qu’elle m’accorde seulement un mot de remerciaient, ou la valeur d’un baiser, et je m’estimerai heureux. — Un baiser sur la main, peut-être, » dit Arthur souriant encore de la simplicité de son ami.

« Hum ! sur la main ! passe pour une reine qui a bien la cinquantaine, mais ce serait un bien pauvre hommage pour une reine de mai. »

Ici, Arthur ramena encore la conversation sur la bataille, et apprit que le carnage des soldats du duc avait été beaucoup moindre durant la fuite que pendant l’action.

« Beaucoup se sauvèrent à cheval, dit Sigismond ; et nos reiters allemands coururent au butin, au lieu de poursuivre le gibier. Et d’ailleurs, pour dire la vérité, le camp du duc nous retarda nous-mêmes dans la poursuite des fuyards ; mais si nous étions allés un mille plus loin, et que nous eussions vu nos amis pendus à des arbres, aucun confédéré ne se serait arrêté tant qu’il aurait eu des jambes pour courir après les Bourguignons. — Et qu’est devenu le duc ? — Charles s’est retiré en Bourgogne, comme un sanglier qui a senti la pointe d’un épieu, et il est plus furieux que blessé. Mais il est, dit-on, triste et taciturne. D’autres assurent qu’il a réuni les restes épars de son armée, et d’immenses forces en outre, et qu’il a contraint ses sujets à lui donner de l’argent, de sorte que nous pouvons compter sur une nouvelle attaque. Mais toute la Suisse se joindra à nous après une telle victoire. — Et mon père est avec lui ? — Oui vraiment, et il a essayé de tous les moyens imaginables pour faire conclure un traité de paix entre le duc et mon propre père. Mais il est douteux qu’il réussisse. Charles est aussi irrité que jamais ; nos compatriotes sont tout fiers de notre victoire, et ils ont raison de l’être. Cependant mon père prêchera toujours que de pareilles victoires et de pareils monceaux de richesses changeront nos mœurs antiques, et que le laboureur quittera ses travaux pour devenir soldat. Il parle sans cesse sur ce ton-là : mais pourquoi de l’argent, des mets et des vins choisis, et de beaux vêtements feraient-ils tant de mal ? Je ne puis mettre cela dans ma pauvre tête… et maintes têtes meilleures que la mienne sont aussi embarrassées… À votre santé, ami Arthur… cette liqueur est délicieuse ! — Et pourquoi, vous et votre général, le prince Ferrand, accourez-vous ainsi à Aix ? — Ma foi ! vous êtes vous-même cause de notre voyage. — Moi, j’en suis la cause ? et comment, je vous prie ? — Voici : on prétend que vous et la reine Marguerite vous pressez ce vieux musicien de roi René de céder ses domaines à Charles, et de désavouer Ferrand dans sa réclamation de la Lorraine. Et le duc de Lorraine a envoyé un homme que vous connaissez bien… c’est-à-dire vous ne le connaissez pas, lui, mais vous connaissez quelqu’un de sa famille, et il vous connaît mieux que vous, lui… pour mettre un bâton dans vos roues, et vous empêcher de faire céder à Charles le comté de Provence, ou de troubler et de traverser Ferrand de Vaudemont dans ses justes prétentions sur la Lorraine. — Sur ma parole, Sigismond, je ne vous comprends pas. — Alors je suis bien infortuné : toute notre maison dit que je ne puis rien comprendre, et l’on va dire que je ne puis être compris de personne… Eh bien, pour parler clairement, je veux dire mon oncle, le comte Albert de Geierstein, comme il s’appelle, le frère de mon père. — Le père d’Anne de Geierstein ! — Oui, vraiment ; je pensais bien que nous trouverions quelques indices qui pourraient vous le faire reconnaître. — Mais je ne l’ai jamais vu. — Oui, vous le croyez ; mais… ! ah ! c’est un habile homme, et qui connaît les affaires des autres mieux qu’ils ne les connaissent eux-mêmes. Oh ! ce n’est pas pour rien qu’il a épousé la fille d’une Salamandre ! — Fi ! Sigismond ! comment pouvez-vous croire cette bêtise ? — Rudolphe m’a dit que vous aviez été aussi dérouté que moi, cette fameuse nuit que nous avons passée à Graff’s-Lust. — En ce cas, il a fallu que je fusse véritablement un âne. — Bien : mais cet oncle mien dont nous parlions a tiré de la bibliothèque d’Arnheim tous les vieux livres de magie qu’elle renfermait, et l’on prétend qu’il peut se transporter d’un lieu dans un autre avec une promptitude plus qu’humaine, et qu’il est aidé dans ses projets par des conseillers plus puissants que de simples mortels ; toujours est-il certain cependant que si habile, si favorisé qu’il soit, ses hautes qualités, qu’elles viennent d’une source légitime ou illégitime, ne lui procurent pas d’avantages durables ; il est éternellement plongé dans les querelles et les périls. — Je connais peu les détails de sa vie, » dit Arthur déguisant du mieux qu’il pouvait son désir d’en apprendre davantage sur le compte de cet homme ; « mais j’ai ouï dire qu’il avait quitté la Suisse pour se joindre à l’empereur. — C’est vrai, et il épousa la jeune baronne d’Arnheim… mais ensuite il encourut le déplaisir de mon royal homonyme, et non moins celui du duc d’Autriche. On dit qu’on ne peut demeurer à Rome et être en guerre avec le pape : mon oncle crut donc qu’il valait mieux passer le Rhin, et il se rendit à la cour de Charles, qui recevait volontiers les nobles de tous les pays, pourvu qu’ils eussent de beaux noms, bien sonores, avec les titres de comte, de marquis, de baron, et autres semblables, propres à ne pas déshonorer les premiers. Mon oncle fut donc reçu très amicalement ; mais au bout d’une année ou deux, cette amitié cessa. Mon oncle Albert obtint une grande influence dans quelques sociétés mystérieuses que Charles désapprouvait ; et le duc se fâcha tellement contre mon pauvre oncle, qu’il fut obligé de prendre les ordres et de se faire raser les cheveux pour conserver sa tête. Mais quoique ses cheveux soient coupés, sa tête travaille toujours autant que jamais ; et quoique le duc l’ait laissé en liberté, néanmoins il le trouve si souvent dans son chemin que tout le monde croit qu’il n’attend qu’un prétexte pour l’arrêter et le mettre à mort. Mais mon oncle soutient qu’il ne redoute pas Charles, et que tout duc qu’il est, Charles a plus raison de craindre que lui-même… D’ailleurs vous avez vu combien il a joué hardiment son rôle à La Ferette. — Par Saint-George de Windsor ! voulez-vous parler du prêtre noir de Saint-Paul ? — Ah !… ah !… vous me comprenez à présent. Eh bien ! il prétend que Charles n’oserait le punir pour la part qu’il a prise à l’exécution d’Hagenbach ; et le duc ne l’a réellement pas osé, quoique mon oncle Albert ait siégé et voté dans les États de Bourgogne, quoiqu’il ait travaillé de tous ses efforts à leur faire refuser l’argent que Charles leur demandait. Mais lorsque la guerre contre les Suisses éclata, mon oncle Albert sentit que la qualité d’ecclésiastique ne le protégerait plus, et apprenant que le duc avait l’intention de l’accuser de correspondre avec son frère et ses compatriotes, il parut tout-à-coup dans le camp de Vaudemont à Neufchâtel, et fit annoncer à Charles par un message qu’il renonçait à son serment d’allégeance, et qu’il le défiait. — La singulière histoire ! l’homme actif et inconstant ! — Oh ! vous pourriez courir le monde sans trouver le pareil de mon oncle Albert. Puis, il sait tout. Il a dit au duc Ferrand que vous étiez dans ces environs-ci, et il s’est offert pour aller prendre lui-même des informations plus précises… Oui, quoiqu’il ait quitté le camp suisse cinq ou six jours seulement avant la bataille, et que la distance d’Arles à Neufchâtel soit de quatre cents milles pleins, cependant nous l’avons rencontré, lorsque le duc Ferrand, et moi qui lui servais de guide, nous accourions ici, au sortir du champ de bataille même. — Rencontré !… rencontré qui ? Est-ce le prêtre noir de Saint-Paul que vous avez rencontré ? — Oui ! c’est lui que je veux dire ; mais il était habillé en carme. — En carme ! » dit Arthur, une lumière soudaine se présentant à son esprit ; « ai-je donc pu être assez aveugle pour recommander ses services à la reine ! Je me rappelle à présent qu’il tint son capuchon toujours abaissé sur sa figure… et moi, imbécile, tomber si grossièrement dans le piège ! Cependant peut-être vaut-il mieux que la transaction ait été interrompue ; car, j’en ai peur, si elle eût été tout-à-fait arrangée, nos desseins eussent été complètement déconcertés par cette étonnante défaite. »

Leur conversation en était venue là, lorsque Mordaunt vint prévenir Arthur de passer dans l’appartement de sa royale maîtresse. En ce gai palais, une chambre sombre dont les fenêtres donnaient sur une partie des ruines de l’édifice romain, mais ne laissaient apercevoir d’autres objets que des murailles brisées et des colonnes chancelantes, était la retraite que Marguerite s’était choisie. Elle reçut Albert avec une bonté d’autant plus touchante qu’elle venait d’un naturel fier et hautain… d’un cœur assailli par de nombreuses infortunes et qui les ressentait vivement.

« Hélas ! pauvre Arthur ! dit-elle, ta vie commence ainsi que celle de ton père menace de finir, par de vains efforts pour sauver un vaisseau qui s’enfonce ; les larges voies d’eau l’emplissent trop vite pour qu’aucune force humaine puisse le vider ou en alléger le poids. Tout… tout tourne à mal, quand notre malheureuse cause s’y trouve liée… La force devient faiblesse, la sagesse folie, et la valeur lâcheté. Le duc de Bourgogne, jusqu’à présent victorieux dans toutes ses hardies entreprises, n’a eu qu’à concevoir un instant l’idée de secourir Lancastre, pour voir son épée brisée par le fléau d’un paysan ; et son armée fameuse par la discipline, réputée la plus belle du monde, a fui comme la paille devant le souffle des vents, tandis que ses dépouilles sont partagées entre de mercenaires Allemands et de barbares bergers des Alpes ! Qu’as-tu à m’apprendre de nouveau sur cette étrange affaire ? — Peu de chose, madame, que vous ne sachiez déjà. Le mal, c’est que la bataille n’a été soutenue qu’avec une honteuse lâcheté, et complètement perdue, avec toutes les chances pour la gagner… Mais il est heureux que l’armée bourguignonne ait été plutôt dispersée que détruite, et que le duc lui-même ait échappé et qu’il rallié ses forces dans la haute Bourgogne. — Pour essuyer une nouvelle défaite, ou s’engager dans une lutte longue et incertaine, aussi fatale à sa réputation qu’une défaite même. Où est ton père ? — Avec le duc, madame, à ce que j’ai appris — Va le rejoindre, et dis-lui que je le conjure de veiller à sa propre sûreté, et de ne plus songer à servir mes intérêts. Ce dernier coup m’a achevée… Je suis sans alliés, sans amis, sans trésors. — Non, madame. Un heureux caprice de la fortune ramène à Votre Majesté ce précieux reste de votre ancienne splendeur… » Et tirant le magnifique collier, il raconta comment on l’avait retrouvé. — Je me réjouis du hasard qui m’a rendu ces diamants ; en ce qui touche la reconnaissance, je pourrai du moins ne pas faire banqueroute. Portez-les à votre père… dites-lui que mes projets sont renversés… et que mon cœur, si long-temps soutenu par l’espérance, s’est brisé à la fin. Dites-lui que ces joyaux lui appartiennent, et qu’il en fasse tel usage qu’il lui plaira. Ils ne le dédommageront que bien faiblement du noble comté d’Oxford, perdu pour la cause de celle qui le lui envoie. — Ma royale dame, soyez convaincue que mon père gagnerait plutôt sa vie en servant comme schwartz-reiter[31], que de vous devenir à charge dans vos infortunes. — Il n’a jamais encore désobéi à mes ordres, et celui-ci est le dernier qu’il recevra de moi. S’il est trop riche ou trop fier pour accepter un bienfait de sa reine, il trouvera assez de lancastriens qui auront moins de fortune ou moins de scrupules. — Il est encore une circonstance que j’ai à vous communiquer, » dit Arthur, et il raconta l’histoire d’Albert de Geierstein, et le déguisement du carme.

« Êtes-vous assez fou, répondit la reine, pour supposer que cet homme ait aucun pouvoir surnaturel qui le seconde dans ses ambitieux projets et dans ses rapides voyages ? — Non, madame… Mais on répète tout bas que le comte Albert de Geierstein, ou ce prêtre noir de Saint-Paul, est chef d’une de ces sociétés secrètes d’Allemagne, que les princes même redoutent tout en les haïssant : car l’homme qui peut faire agir cent poignards doit être redouté par ceux mêmes qui ont des milliers d’épées à leurs ordres. — Cet homme, maintenant qu’il est ecclésiastique, conserve une autorité parmi ceux qui disposent de la vie et de la mort, cela est contraire aux canons. — Il semble qu’il devrait en être ainsi, ma royale dame ; mais tout, dans ces ténébreuses institutions, diffère de ce qui se passe à la lumière du jour. Des prélats sont souvent chefs d’une cour véhmique, et l’archevêque de Cologne exerce la terrible fonction de président, conme duc de Westphalie, contrée où fleurissent principalement ces sociétés[32]. De tels privilèges sont attachés à l’influence secrète des chefs de cette ténébreuse association, qu’ils peuvent bien paraître surnaturels aux gens qui ne sont pas instruits de certaines circonstances dont l’on frissonne de parler d’une manière claire. — Qu’il soit sorcier ou assassin, je le remercie d’avoir contribué à interrompre le plan que j’avais conçu pour amener le vieillard à céder la Provence ; cession qui, dans l’état actuel des choses, aurait dépouillé René de ses domaines sans avancer en rien notre projet d’invasion en Angleterre… Encore une fois, partez à la pointe du jour ; retournez vers votre père : dites-lui de veiller à son propre salut et de ne plus songer à moi. La Bretagne, où réside l’héritier de Lancastre, sera le lieu d’asile le plus sûr pour ses braves partisans. La juridiction du tribunal invisible s’étend, à ce qu’il paraît, sur les deux rives du Rhin ; et l’innocence n’est pas une garantie : ici même le traité que nous voulions conclure avec le duc de Bourgogne peut être divulgué, et les Provençaux portent des poignards aussi bien que des houlettes et des pipeaux. Mais j’entends les chevaux qui reviennent au plus vite de la partie de chasse, et le sot vieillard qui, oubliant tous les événements bizarres de la journée, siffle en montant les degrés du palais. Eh bien ! nous partirons avant peu, et mon départ sera pour lui, je pense, un soulagement. Préparez-vous au banquet et au bal, au bruit et aux futilités… surtout à dire adieu à Aix dès l’aube du jour. »

Ainsi congédié par la reine, le premier soin d’Arthur fut d’aller avertir Thibaut qu’il tînt toute chose prête pour son départ ; il songea ensuite à se livrer aux plaisirs de la soirée.

Quoique peu de personnes sussent que l’arrivée du duc de Lorraine et les nouvelles qu’il avait apportées avec lui avaient déconcerté complètement les projets de la reine Marguerite, il était bien connu que la reine et sa mère Yolande ne s’étaient jamais beaucoup aimées, et le jeune prince se trouva à la tête d’un nombreux parti à la cour de son aïeul, qui détestait les manières hautaines de sa tante, et était ennuyé de son air constamment mélancolique et de sa conversation, ainsi que de son mépris avoué pour les frivolités qui l’environnaient. D’ailleurs Ferrand était beau, jeune et victorieux, arrivant d’un champ de bataille où il avait glorieusement combattu, où il avait remporté la victoire contre toutes les chances pour être vaincu. Qu’il fût le favori de tout le monde, qu’il détournât d’Arthur Philipson, comme partisan de la reine impopulaire, toutes les attentions qu’il s’était attirées le soir précédent, ce fut seulement une conséquence naturelle de leur condition réciproque ; mais ce qui blessait un peu plus l’amour-propre d’Arthur, c’était de voir rejaillir sur son ami Sigismond le Simple, ainsi que l’appelaient ses frères, la gloire du duc Ferrand de Lorraine qui présentait à toutes les dames du bal le brave jeune Suisse, comme comte Sigismond de Geierstein. Ses soins avaient procuré à son aide-de-camp un costume plus convenable pour une pareille fête, que ne l’était l’habit rustique du comte, autrement dit Sigismond Biederman.

Toute nouveauté qui survient dans le monde plaît pour un certain temps, alors même qu’elle ne se recommande par aucun autre titre. Les Suisses étaient peu connus personnellement hors de leur pays, mais on parlait beaucoup d’eux ; c’était une recommandation que d’être de ce pays. Les manières de Sigismond étaient grossières ; c’était un mélange de gaucherie et de rudesse qu’on appela franchise pendant qu’il fut en faveur. Il parlait mal le français, plus mal l’italien… ce qui donnait un air de naïveté à tout ce qu’il disait. Ses membres étaient trop massifs pour être élégants ; sa danse, car le comte Sigismond ne manqua point de danser, ressemblait aux bondissements et aux gambades d’un jeune éléphant ; néanmoins on les préférait aux belles proportions et aux gracieux mouvements du jeune Anglais, et la comtesse aux yeux noirs, dans les bonnes grâces de qui Arthur s’était assez heureusement avancé le soir précédent, ne faisait pas exception. Arthur, ainsi jeté dans l’ombre, éprouva le même sentiment que M. Pepys, plus tard, lorsqu’il déchira son manteau de camelot… le dommage n’était pas grand, mais il le gênait.

Cependant la soirée ne se termina point sans que sa vengeance fût un peu satisfaite. Il y a des ouvrages dont dont les défauts n’apparaissent pas avant qu’ils soient gauchement placés sous un jour trop éclatant. Les Provençaux à l’esprit vif, quoique fantastique, découvrirent bientôt la lenteur de son intelligence et son excessive bonhomie, et s’amusèrent à ses dépens par d’ironiques compliments et des railleries déguisées.

Arthur avait jusqu’alors évité de porter ses regards vers la reine Marguerite, de peur qu’il ne détournât ses pensées du cours qu’elles suivaient, en paraissant réclamer sa protection. Mais il y avait quelque chose de si burlesque dans la physionomie gauche du maladroit Suisse, et dans la douleur et la mortification de la pauvre Provençale, qu’il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers l’alcôve où était placé le fauteuil d’apparat de la reine, pour voir si elle avait remarqué cette mésaventure. Le spectacle qui le frappa la première vue était de nature à attirer toute son attention : la tête de Marguerite était appuyée sur le dos du fauteuil, ses yeux à peine ouverts, ses traits pâles et tirés, ses mains serrées avec effort. La dame d’honneur anglaise qui se tenait derrière elle… vieille, sourde et presque aveugle… n’avait rien découvert dans la position de sa maîtresse, que l’attitude distraite et indifférente avec laquelle la reine avait coutume d’être présente de corps et absente d’esprit, durant les fêtes de la cour provençale. Mais quand Arthur, grandement alarmé, s’approcha derrière pour l’inviter à faire attention à sa maîtresse, elle s’écria, après une minute d’examen : « Mère de Dieu ! la reine est morte ! » Elle l’était. Il semblait que la dernière fibre de vie dans cette âme fière et ambitieuse s’était brisée, comme elle l’avait prévu elle-même, en même temps que le dernier fil de ses espérances politiques.

CHAPITRE XXXIII.

LE CONVOI.

Sonnons, sonnons la cloche ! la grandeur s’est enfuie, le cœur s’est brisé pour ne plus souffrir ; tout est une vaine pompe… Laissons sur cette scène tomber le voile funèbre.
Ancien poème.

la commotion, les cris de frayeur et de surprise qui furent excités chez les dames de la cour par un événement si singulier et si horrible commençaient à se calmer, et les soupirs plus sérieux quoique moins importuns du petit nombre d’Anglais composant la suite de la défunte reine se firent alors entendre, ainsi que les gémissements du vieux roi René, dont les émotions étaient aussi vives que passagères. Les médecins avaient tenu une savante, mais inutile consultation : le corps, qui avait été un corps de reine, fut remis aux prêtres de Saint-Sauveur, cette belle église où les dépouilles des temples païens avaient contribué à atteindre la magnificence de l’édifice chrétien. La vaste nef fut splendidement éclairée, et les funérailles se firent avec toute la splendeur que put déployer la ville d’Aix. Les papiers de la reine examinés, on trouva que Marguerite, en disposant de ses bijoux et en vivant avec économie, s’était procuré les moyens d’assurer des pensions décentes au très petit nombre d’Anglais qui l’avaient suivie jusqu’à sa mort. Son collier de diamants, que, dans l’acte de ses dernières volontés, elle disait être entre les mains d’un marchand nommé John Philipson ou de son fils Arthur Philipson, elle le donnait, ou le prix qu’ils en avaient tiré, s’ils l’avaient vendu ou engagé, aux susdits John Philipson et Arthur Philipson son fils, avec l’obligation d’en employer la valeur à la poursuite du dessein qu’ils travaillaient à exécuter, ou si la chose devenait impossible, à leur propre usage et profit. Le soin de ses funérailles était entièrement confié audit Arthur Philipson, avec prière qu’elles fussent absolument dirigées d’après les formes suivies en Angleterre : cette recommandation était exprimée dans une addition faite au testament principal, et signée du jour même de sa mort.

Arthur se hâta d’envoyer tout exprès Thibaut vers son père, avec une lettre où il lui expliquait en termes qu’il savait devoir être compris le résumé de tous les événements survenus depuis son arrivée dans la ville d’Aix, et surtout la mort de la reine Marguerite. Enfin il lui demandait des instructions sur la route qu’il aurait à suivre pour le rejoindre, attendu que le délai nécessaire qui précédait les obsèques d’une personne de si haut rang devait le retenir à Aix jusqu’à ce qu’il pût les recevoir.

Le vieux roi supporta si aisément le coup que lui porta la mort de sa fille que, le second jour après l’événement, il s’occupa d’arranger une pompeuse procession pour les funérailles, et de composer une élégie en l’honneur de la défunte reine, qui était comparée aux déesses de la mythologie païenne, ainsi qu’à Judith, à Débora et à toutes les autres saintes femmes de l’Écriture, pour ne point parler de celles de création chrétienne. On ne peut dissimuler que, quand le premier accès de douleur fut passé, le roi René ne put s’empêcher de reconnaître que la mort de Marguerite tranchait un nœud politique qu’autrement il aurait eu grand’peine à délier, et lui permettait de se déclarer ouvertement pour son petit-fils ; et il alla jusqu’à lui compter une partie considérable des sommes contenues dans le trésor provençal, lesquelles ne se montaient, comme on sait, qu’à dix mille écus. Ferrand, après avoir reçu la bénédiction de son aïeul, sous une forme que ses affaires rendaient très importante pour lui, retourna vers les guerriers résolus qu’il commandait ; et avec lui, après un adieu fort amical fait à Arthur, partit le robuste, mais simple Suisse, le jeune Sigismond Biederman.

La petite cour d’Aix fut laissée à son deuil. Le roi René, pour qui le cérémonial et la pompe, que le motif en fût d’ailleurs gai ou triste, étaient toujours une affaire d’importance, aurait volontiers employé pour solenniser les obsèques de sa fille Marguerite le reste de son revenu ; mais il en fut empêché, partie par les remontrances de ses ministres, partie par les obstacles que lui suscita le jeune Anglais, qui, agissant d’après les désirs présumés de la défunte, intervint pour s’opposer à ce qu’on déployât aux obsèques de la reine les pompes futiles pour lesquelles elle avait montré de la répugnance pendant sa vie.

Les funérailles furent donc, après plusieurs jours passés en prières publiques et en actes de dévotion, célébrées avec une magnificence lugubre due à la naissance de la défunte, et par laquelle l’Église de Rome sait si bien comment toucher l’œil, l’oreille et le cœur.

Parmi les différents nobles qui assistèrent à cette funèbre cérémonie, il y en eut un qui arriva pieusement lorsque le son des grandes cloches de Saint-Sauveur annonçait que la procession était déjà en marche vers l’église. L’étranger changea en toute hâte son habit de voyage pour des vêtements de deuil qui étaient coupés à la mode d’Angleterre : ainsi vêtu, il se rendit à la cathédrale où la noble mine du cavalier imposa tant de respect aux assistants qu’ils lui permirent d’approcher tout près de la bière ; et ce fut par dessus le cercueil de la reine, pour qui il avait tant travaillé et tant souffert, que le brave comte d’Oxford échangea un mélancolique regard avec son fils. Les assistants, surtout les serviteurs anglais de Marguerite, les regardaient tous deux avec surprise et vénération ; et le vieux cavalier, en particulier, leur semblait vraiment propre à représenter les fidèles sujets d’Angleterre, rendant leurs derniers devoirs à la tombe de celle qui avait si long-temps porté le sceptre, sinon sans fautes, toujours cependant d’une main ferme et résolue.

Le dernier son des chants funèbres s’était évanoui, et presque toutes les personnes qui avaient accompagné le convoi s’étaient retirées, que le père et le fils demeuraient encore dans un lugubre silence près des restes de leur souveraine. Le clergé s’approcha enfin, et leur annonça qu’il allait remplir les dernières formalités en emportant le corps, qui avait été naguère occupé et animé par une âme si hautaine et si remuante, pour le livrer à la poussière, aux ténèbres et au silence du souterrain où la longue suite des comtes de Provence attendaient leur dissolution. Six prêtres prirent la bière sur leurs épaules ; d’autres portaient de grands cierges devant et derrière le corps, pendant qu’on le descendait par un escalier particulier qui ouvrait au milieu du pavé pour qu’on pénétrât dans le caveau. Les dernières notes du Requiem que les desservants de l’église avaient chanté en chœur s’étaient éteintes sous les longues et sombres arcades de la cathédrale, le dernier rayon de lumière qui s’échappait de l’ouverture du souterrain avait lui et disparu, lorsque le comte d’Oxford, prenant son fils par le bras, le conduisit en silence dans une petite cour fermée derrière l’édifice, où ils se trouvèrent seuls. Ils restèrent silencieux quelques minutes, car tous deux, et en particulier le père, étaient vivement affectés. À la fin le comte parla.

« Et c’est donc là sa fin ! dit-il… Ici, majesté, tombent avec ton trépas tous les plans que nous avions formés, que nous devions accomplir au péril de nos jours ! Cette âme résolue, cette tête politique, tout a cessé d’être ! Et que sert que les membres de l’entreprise aient encore mouvement et vie ? Hélas, Marguerite d’Anjou, puisse le Ciel récompenser tes vertus, et t’absoudre des conséquences de tes erreurs ! Tes qualités et tes défauts appartenaient à ton rang ; et si tu as navigué trop fière dans la mer des prospérités, jamais ne vécut princesse qui défia plus hardiment les tempêtes de l’adversité, qui les supporta avec autant d’intrépidité, de noblesse et de détermination. Ce dénoûment a terminé le drame, et nos rôles, mon fils, sont finis. — Il nous faut alors porter les armes contre les infidèles, mon père, » dit Arthur avec un soupir qui cependant fut trop faible pour être entendu.

« Non, répondit le comte, pas avant que j’apprenne qu’Henri de Richemond, incontestable héritier de la maison de Lancastre, n’a pas besoin de mes services. Grâce à ces bijoux dont votre lettre fait mention, si étrangement perdus et retrouvés, je puis lui procurer des ressources plus utiles que vos services ou les miens. Mais je ne retourne plus au camp du duc de Bourgogne ; de lui plus de secours à attendre. — Est-il possible que la puissance d’un si grand souverain ait été anéantie dans une fatale bataille ? — Nullement. Il a fait une grande perte à Granson ; mais pour un État aussi fort que la Bourgogne, ce n’est qu’une égratignure sur une épaule de géant. Le mal, c’est que le courage de Charles lui-même, sa sagesse du moins et sa prévoyance ont cédé à la honte d’avoir été battu par des ennemis qu’il croyait méprisables, et qu’il s’attendait à exterminer avec quelques escadrons de ses hommes d’armes. Puis son caractère est devenu morose, obstiné, arbitraire ; il se voue à ceux qui le flattent, et qui, comme il y a trop lieu de le croire, le trahissent ; et au contraire il soupçonne ceux de ses conseillers qui lui donnent de salutaires avis. Moi aussi, j’ai eu ma part de sa méfiance. Tu sais que j’ai refusé de porter les armes contre nos hôtes les Suisses, et il n’a rien vu là qui dût m’empêcher de le suivre à l’armée. Mais depuis la défaite de Granson, j’ai remarqué un changement complet et soudain, dû peut-être aux insinuations de Campo-Basso, et quelquefois aussi à l’orgueil blessé du duc, qui n’était pas charmé qu’une personne indifférente, et dans ma position, pensant comme je pensais, fût témoin de la disgrâce de ses armes. Il a parlé devant moi d’amis tièdes, d’hommes neutres et froids pour sa cause… de gens qui, n’étant pas avec lui, devaient être contre lui. Je te l’avoue, Arthur, le duc m’a dit des choses si offensantes pour mon honneur que, sans les ordres exprès de la reine Marguerite, sans les intérêts de la maison de Lancastre, je n’aurais pu me résoudre à rester dans son camp. Mais tout est consommé… ma royale maîtresse n’a plus besoin de mes services… Le duc ne peut prêter aucun appui à notre cause… et quand même il le pourrait, nous ne serions plus à même de disposer du seul salaire qui aurait pu le décider à nous secourir. Tout moyen de seconder ses vues sur la Provence est enterré avec Marguerite d’Anjou. — Quel est donc votre projet ? — Je me propose d’attendre à la cour du roi René que nous recevions des nouvelles du comte de Richemond, comme nous devons encore l’appeler. Je sais que des bannis sont rarement bien venus à la cour d’un prince étranger ; mais j’ai toujours fidèlement suivi sa fille Marguerite. J’ai seulement dessein d’y résider incognito, et je ne désire ni attentions ni secours ; il me semble donc que le roi René ne me refusera point la permission de respirer l’air de ses domaines jusqu’à ce que je sache dans quelle direction m’appellera la fortune ou le devoir. — Soyez certain qu’il vous accordera tout. René est incapable d’une basse pensée, et s’il pouvait mépriser les frivolités comme il déteste le déshonneur, il occuperait une place élevée dans la liste des monarques. »

Cette résolution une fois arrêtée, le fils présenta son père à la cour du roi René, et l’informa en particulier que c’était un homme de qualité et un lancastrien distingué. Le bon roi, au fond de son âme, aurait préféré un hôte orné de talents moins sérieux et d’un caractère plus gai, à Oxford, homme d’état et guerrier, d’habitudes mélancoliques et graves. Le comte le sentait bien : aussi troublait-il rarement son hôte bienveillant et enjoué par sa présence. Il eut cependant occasion de rendre au vieux roi un service d’une haute importance. Ce fut en négociant un traité entre René et Louis XI de France, son neveu. À ce rusé monarque, René légua définitivement sa principauté, car la nécessité d’arranger ses affaires par une telle mesure fut alors évidente, même pour lui, toute pensée de favoriser en aucune manière Charles de Bourgogne étant morte avec la reine Marguerite. La politique et la sagesse du comte anglais, qui fut chargé presque seul du soin de cette mesure secrète et délicate, furent du plus grand avantage pour le bon roi René, qui se trouva dès lors libre de toute vexation personnelle et pécuniaire, et put ainsi, en jouant de la viole et du tambourin, atteindre paisiblement le terme de sa vie. Louis ne manqua point de se rendre le plénipotentiaire favorable en lui faisant concevoir des espérances éloignées de secours pour seconder les efforts du parti lancastrien en Angleterre. Une négociation, mais ne présentant pas grande chance de succès, fut entamée sur ce point : et ces affaires qui nécessitèrent au comte d’Oxford et à son fils deux voyages à Paris, au printemps et dans l’été de 1476, les occupèrent près de la moitié de cette année.

Cependant la guerre du duc de Bourgogne avec les cantons suisses et le comte Ferrand de Lorraine continuait avec la même fureur. Avant le milieu de l’été 1476, Charles avait réuni une nouvelle armée d’au moins soixante mille hommes, soutenue par cent cinquante pièces de canon, pour envahir la Suisse, où les montagnards guerriers levèrent aisément une armée de trente mille Helvétiens, alors réputés invincibles, et invitèrent leurs confédérés, les villes libres du Rhin, à les soutenir par un puissant corps de cavalerie. Les premiers efforts de Charles furent heureux. Il s’empara du pays de Vaud, et reprit la plupart des places qu’il avait perdues après la défaite de Granson. Mais au lieu de chercher à garder une frontière bien défendue, ou, ce qui eût été plus politique encore, à conclure la paix à de justes conditions avec ses redoutables voisins, le plus obstiné de tous les princes revint à son projet de pénétrer au milieu des Alpes, et de châtier les montagnards jusque dans leurs redoutes naturelles. Ainsi les nouvelles reçues par Oxford et son fils, quand ils revinrent à Aix vers l’été, étaient que le duc Charles s’était avancé jusqu’à Morat ou Murten, situé sur le lac du même nom, à l’entrée même de la Suisse. En cet endroit, disait-on, Adrien de Babengerg, chevalier vétéran de Berne commandait et se défendait avec la plus grande opiniâtreté, en attendant le secours que ses compatriotes se hâtaient de rassembler.

« Hélas ! malheur à mon vieux frère d’armes ! » dit le comte à son fils eu apprenant ces nouvelles ; « cette ville assiégée, ces assauts repoussés, ce voisinage d’une contrée ennemie, le lac profond, ces rochers inaccessibles, présagent une répétition de la tragédie de Granson, plus calamiteuse encore que la première. »

Dans la dernière semaine de juin, la capitale de la Provence fut agitée par ces bruits sans fondement, mais généralement reçus, qui transmettent de grands événements avec une incroyable rapidité, de même qu’une pomme jetée de main en main par un grand nombre de personnes parcourt un espace donné infiniment plus vite que si elle est portée successivement par les courriers les plus rapides. La renommée annonçait une seconde défaite du duc de Bourgogne en termes si exagérés, que le comte d’Oxford se persuada que la nouvelle était fausse, sinon complètement, du moins en grande partie.

CHAPITRE XXXIV.

NOUVELLE DÉFAITE.

L’ennemi est-il donc venu ? a-t-il donc remporté la victoire ? Le champ de bataille a dû être bien arrosé de sang avant que Derwent prit la fuite.
Le Berger d’Ettrick.

Le sommeil ne ferma point les yeux du comte d’Oxford ni de son fils ; car, quoique le succès ou la défaite du duc de Bourgogne ne fût alors d’aucune importance pour leurs affaires privées ou politiques, cependant le père ne cessait de s’intéresser au sort de son ancien compagnon d’armes, et le fils, dans le feu de la jeunesse, toujours avide de nouveauté, cupida rerum novarum, s’attendait à trouver quelque chose qui dût avancer ou retarder sa marche dans tous les événements remarquables qui agitaient le monde.

Arthur venait de sortir du lit et s’habillait encore, lorsqu’un galop de cheval attira son attention. Il n’eut pas plus tôt mis la tête à la fenêtre qu’il s’écria : « Des nouvelles ! mon père, des nouvelles de l’armée ! » et il s’élança dans la rue où un cavalier qui paraissait avoir couru à franc étrier, demandait les deux Philipson, le père et le fils. Il n’eut pas de peine à reconnaître Colvin, maître de l’artillerie bourguignonne. Son visage pâle trahissait l’accablement de son esprit ; son équipement en désordre et ses armes brisées, qui semblaient rouillées par la pluie ou teintes de sang, annonçaient qu’il avait soutenu avec désavantage un terrible combat ; son noble coursier était tellement épuisé lui-même, que c’était à peine s’il pouvait se tenir debout. L’état du cavalier n’était guère meilleur. Quand il descendit de cheval pour saluer Arthur, il chancelait tellement qu’il serait tombé si on ne l’eût aussitôt soutenu. Son œil malade avait perdu la faculté de voir ; ses membres ne conservaient plus qu’imparfaitement celle de se mouvoir, et ce fut d’une voix à demi suffoquée qu’il murmura : « Seulement fatigué… manque de repos et de nourriture. »

Arthur l’aida à entrer dans la maison, et des rafraîchissements lui furent servis ; mais il refusa tout, excepté un bol de vin. Après en avoir bu quelques gouttes, il s’assit, et regardant le comte d’Oxford avec l’air de la plus profonde affliction, il s’écria : « Le duc de Bourgogne !… — Est-il tué ? répliqua le comte ; j’espère que non ! — Mieux vaudrait qu’il l’eût été ; mais le déshonneur est venu avant la honte. — Il est donc vaincu ? — Si complètement, si horriblement vaincu, que toutes les défaites que j’ai jamais pu voir ne sont rien en comparaison.

« Mais où et comment ? Vous étiez supérieurs en nombre, disait-on. — Deux contre un au moins ; et quand je vous parle ici de cette bataille, j’ai bonne envie de me déchirer la peau avec les dents d’être forcé de vous conter une histoire si honteuse. Nous étions campés depuis une semaine devant cette méchante ville de Morat, ou de Murten, ou de quelque autre nom qu’il vous plaira de l’appeler. Le gouverneur qui est un de ces entêtés montagnards, de ces ours de Berne, nous envoya défier. Non seulement il refusa de nous ouvrir ses portes, mais encore nous fit répondre, lorsque nous sommâmes la ville de se rendre, que nous pouvions entrer s’il nous plaisait… que nous serions convenablement reçus. J’aurais bien essayé de le mettre à la raison par une salve ou deux d’artillerie, mais le duc était trop irrité pour écouter un bon conseil. Stimulé par l’infâme Campo-Basso, il crut qu’il valait mieux se précipiter avec toutes ses forces sur une place que j’aurais bien pu renverser avec mes canons sur les oreilles de ces Allemands, mais qui était trop forte pour être emportée avec des épées, des lances et des hallebardes. Nous fûmes repoussés avec de grandes pertes, et le découragement se mit dans les soldats. Nous recommençâmes alors plus régulièrement, et mes batteries auraient rendu le bon sens à ces Suisses insensés. Les murs et les remparts tombaient devant les braves canonniers de Bourgogne ; nous étions aussi bien défendus par des retranchements contre l’armée qui, disait-on, venait nous faire lever le siège ; mais le soir du douze de ce mois, nous apprîmes que l’ennemi était près de nous, et Charles, ne consultant que sa témérité, s’avança à leur rencontre, abandonnant l’avantage qu’il pouvait retirer de nos batteries et de notre forte position. Par ses ordres, quoique contre mon gré, je le suivis avec vingt bonnes pièces et la fleur de mes hommes. Nous partîmes le lendemain avec le jour, et nous n’avions pas été bien loin lorsque nous vîmes les lances et les masses épaisses de hallebardes et d’épées à deux mains qui couronnaient la montagne. Le ciel aussi y ajoutait ses terreurs… Une effroyable tempête, avec toute la furie de ces climats orageux, assaillit les deux armées, mais incommoda davantage la nôtre, attendu que les troupes, surtout les Italiens, étaient plus sensibles aux torrents de pluie qui tombaient, et aux ruisseaux qui, grossis et changés en torrents, inondaient notre position et jetaient le désordre dans nos rangs. Le duc vit aussitôt qu’il fallait renoncer à donner immédiatement la bataille. Il vint à moi et m’ordonna de défendre, avec mes canons, la retraite qu’il allait commencer, ajoutant qu’il me soutiendrait lui-même en personne avec les gens d’armes. L’ordre de la retraite fut donné, mais ce mouvement rétrograde inspira un nouveau courage à un ennemi déjà passablement intrépide. Les rangs des Suisses se jetèrent aussitôt à genoux pour prier : pratique qui me paraissait ridicule sur un champ de bataille, mais qui ne me le paraîtra plus. Quand, cinq minutes après, ils se relevèrent et se mirent en marche, avançant d’un bon pas, faisant retentir leurs cornets et leurs cris de guerre avec leur férocité habituelle… alors, comte, les nuages du ciel s’ouvrirent, laissant tomber sur les confédérés la bienheureuse lumière du soleil qui reparut, tandis que nos rangs restèrent dans l’obscurité produite par la tempête. Mes hommes étaient découragés ; l’armée derrière eux battait en retraite ; les rayons du soleil qui avaient éclairé subitement les Suisses montrèrent le long des montagnes une multitude de bannières et d’armes resplendissantes, qui donnaient à l’armée ennemie une apparence deux fois plus nombreuse que nous ne l’avions d’abord pensé. J’exhortai mes gens à tenir ferme ; mais en le faisant, j’eus une pensée, et je prononçai une phrase qui constitue un grand péché. « Tenez ferme, mes braves canonniers, dis-je, nous allons leur faire entendre un tonnerre plus bruyant, et voir des éclairs plus funestes que ceux dont ils ont prié le Ciel de les préserver ! » Mes hommes tirèrent… mais c’était une pensée impie… un discours blasphématoire… et mal en advint. Nous dirigeâmes nos pièces sur les masses qui avançaient, aussi bien que canons furent jamais pointés… je puis vous le garantir, car je dirigeais moi-même la grande duchesse de Bourgogne… Ah ! pauvre duchesse ! quelles mains grossières te font maintenant manœuvrer !… La volée partit, et avant que la fumée des bouches à feu fût dissipée, je pus apercevoir hommes et bannières tomber. Il était naturel de croire qu’une pareille décharge ralentirait l’attaque, et pendant que la fumée nous dérobait à l’ennemi, je fis tous mes efforts pour recharger nos canons, et je tâchai de découvrir, à travers le brouillard, l’état de nos adversaires. Mais avant que la fumée se fût éclaircie et que nos pièces fussent rechargées, ils se jetèrent à corps perdu sur nous, cavaliers et fantassins, vieillards et enfants, hommes d’armes et varlets, s’élançant à la bouche des canons et par dessus, sans songer le moins du monde à leur vie. Mes braves camarades furent taillés en pièces, pourfendus et terrassés pendant qu’ils rechargeaient leurs pièces, et je ne crois pas qu’un seul canon ait été tiré une seconde fois. — Et le duc ? ne vous soutint-il pas ? — Très loyalement, très bravement, avec ses propres gardes wallonnes et bourguignonnes. Mais un millier d’Italiens mercenaires prirent la fuite et ne retournèrent plus la tête ; l’artillerie encombrait aussi le passage, étroit en lui-même, resserré entre des montagnes et des rochers aboutissant à un lac profond ; en un mot, c’est un lieu tout-à-fait impropre au déploiement de la cavalerie. En dépit des vaillants efforts du duc et de ceux des braves Flamands qui combattaient autour de lui, tous furent repoussés dans un désordre complet. J’étais à pied, combattant comme je pouvais, sans espérance de défendre ma vie, sans y songer même, lorsque je vis prendre mes pièces et tuer mes fidèles canonniers. Mais en même temps j’aperçus le duc Charles vivement pressé. Prenant alors mon cheval, que me tenait mon page… toi aussi, tu as succombé, mon pauvre orphelin !… Je ne pus qu’aider monseigneur de la Croye et autres à dégager le duc. Notre retraite devint une vraie déroute ; et quand, nous rejoignîmes notre arrière-garde, que nous avions laissée dans une position très forte, les bannières suisses flottaient sur nos batteries, car un corps nombreux avait fait un long circuit dans les montagnes, par des défilés connus d’eux seuls, et attaqué notre camp, vigoureusement secondés par ce maudit Adrien de Babengerg, qui, en même temps, fit une sortie de la ville assiégée, de sorte que nos retranchements furent assaillis des deux côtés à la fois. Ce ne fut alors que fuite et massacre : défaite honteuse pour tout soldat qui prit part à cette bataille ! Pour moi, je confesse ma folle confiance en moi-même, mon insolence envers les hommes aussi bien que mes blasphèmes envers le Ciel. Si je survis, ce n’est que pour cacher ma tête dans un capuchon, et expier les péchés nombreux d’une vie licencieuse. »

Ce fut avec peine qu’on décida le malheureux guerrier à prendre un peu de nourriture et de repos, ainsi qu’un opiat que prescrivit le médecin du roi René, qui le recommanda comme nécessaire pour conserver la raison même du malade épuisé par les événements de la bataille et la fatigue du chemin.

Le comte d’Oxford, congédiant toute personne étrangère, veilla alternativement avec son fils au chevet de Colvin. Malgré la potion qui lui avait été administrée, son sommeil fut loin d’être tranquille. Des tressaillements soudains, la sueur qui découlait de son front, les tiraillements de sa figure, et la manière dont il fermait les poings et s’en frappait le corps, montraient que dans ses rêves il retrouvait encore les terreurs d’un combat sanguinaire et désespéré.

Cette agitation dura plusieurs heures ; mais vers midi, la fatigue et la médecine calmèrent toute agitation sérieuse, et le général vaincu tomba dans un profond repos qui dura jusqu’au soir. Vers le coucher du soleil il se réveilla, et, après avoir demandé avec qui et où il était, il prit des rafraîchissements ; et sans paraître se rappeler aucunement ce qu’il leur avait déjà dit, il leur détailla encore une fois toutes les particularités de la bataille de Murten.

On ne s’éloignera pas beaucoup de la vérité, dit-il, en calculant que la moitié des troupes du duc a péri par le fer ou est tombée dans le lac. Ceux qui échappèrent, débandés eu grande partie, ne se rallieront jamais. On ne vit jamais de déroute plus complète, plus irréparable. Nous fuyions comme des cerfs, des moutons, et tous ces autres animaux timides qui ne restent en compagnie que parce qu’ils ont peur de se séparer, mais ne songent jamais à se mettre en ordre ou en défense. — Et le duc ? dit le comte d’Oxford. — Nous l’entraînâmes avec nous, répondit le soldat, plutôt par instinct que par fidélité, comme des hommes qui s’échappant d’un incendie, saisissent ce qu’ils ont de précieux sans savoir ce qu’ils font. Chevaliers et varlets, officiers et soldats, tous fuyaient poursuivis par la même terreur panique ; et chaque retentissement du cornet d’Uri derrière nous doublait la vitesse de nos ailes pour fuir. — Et le duc ? répéta Oxford. — D’abord il résista à nos efforts et lutta pour retourner vers l’ennemi ; mais quand la fuite devint générale, il prit le galop comme nous sans dire un mot, sans donner un ordre. Nous crûmes alors que son silence et son impassibilité, si extraordinaire dans un caractère si violent, nous faciliteraient les moyens de pourvoir à sa sûreté personnelle. Mais quand nous eûmes galopé tout le jour sans pouvoir lui arracher une seule parole en réponse à toutes nos questions… quand il refusa d’un air sombre toute espèce de rafraîchissement, quoiqu’il n’eût pris aucune nourriture de toute cette désastreuse journée… quand nous vîmes que toutes les variations de son caractère fantasque et capricieux étaient étouffées par un désespoir silencieux et farouche, nous tînmes conseil sur ce qu’il fallait faire, et il n’y eut qu’une voix pour que j’allasse vous supplier, vous, aux seuls conseils de qui Charles a jamais été connu pour avoir montré quelque déférence, de venir le plus tôt possible au lieu de retraite qu’il a choisi, et d’employer toute votre influence pour le réveiller de sa léthargie, qui autrement peut terminer son existence. — Et quel remède y puis-je apporter ? dit Oxford. Vous savez comme il a négligé mes avis, lorsqu’en les suivant il eût servi ses intérêts et les miens. Vous n’ignorez pas que ma vie n’était plus en sûreté parmi les misérables qui entouraient le duc et qui exerçaient sur lui tant d’influence. — Très vrai, répondit Colvin ; mais je sais aussi qu’il est votre ancien compagnon d’armes, et il me siérait mal d’apprendre au noble comte d’Oxford ce que les lois de la chevalerie exigent. Quant à la sûreté de Votre Seigneurie, tout honnête homme dans l’armée est prêt à vous la garantir. — C’est bien là ce qui m’inquiète le moins, » dit Oxford avec indifférence ; « et si réellement ma présence peut être utile au duc… si je pouvais croire qu’il désirât que… — Il la désire, milord, il la désire, » répliqua le fidèle soldat les larmes aux yeux. « Nous l’entendions prononcer votre nom, comme si ces paroles lui échappaient dans un pénible songe. — En ce cas, je vais me rendre près de lui, dit Oxford ; je vais m’y rendre sur-le-champ. Où se proposait-il d’établir son quartier général ? — Il n’avait rien arrêté lui-même sur ce point, ni sur aucun autre ; mais M. de Contay a indiqué la Rivière, près de Salins, dans la haute Bourgogne, comme l’endroit de sa retraite. — Alors, c’est là qu’il nous faut aller, mon fils, avec toute la promptitude possible. Vous, Colvin, vous feriez mieux de rester ici, et de voir quelque saint homme pour être absous par lui des paroles irréfléchies qui vous sont échappées sur le champ de bataille de Morat. Elles contiennent un péché, sans doute, mais vous l’expieriez mal en quittant un maître généreux lorsqu’il a le plus besoin de vos bons services ; et ce n’est qu’un acte de lâcheté que de se retirer dans un cloître tant que nous avons encore des devoirs à remplir dans ce monde. — Il est vrai, répliqua Colvin, que si j’abandonnais le duc à présent, peut-être ne lui resterait-il pas un homme en état de diriger convenablement un canon. La vue de Votre Seigneurie ne peut opérer que favorablement sur mon noble maître, puisqu’elle a réveillé le vieux soldat en moi. Si Votre Seigneurie peut retarder son voyage jusqu’à demain, je pourrai arranger mes affaires spirituelles, et ma santé corporelle sera suffisamment rétablie pour vous conduire à la Rivière ; et, quant au cloître, j’y penserai de nouveau quand j’aurai reconquis la bonne réputation que j’ai perdue à Murten. Mais je ferai dire des messes et des grand’messes pour les âmes de mes pauvres canonniers. »

La proposition de Colvin fut adoptée, et Oxford, avec son fils, accompagné par Thibaut, passa le jour en préparatifs, sauf le temps nécessaire pour prendre dans les formes congé du roi René, qui parut les voir partir à regret. De compagnie avec le général d’artillerie du pauvre duc, ils traversèrent ces parties de la Provence, du Dauphiné et de la Franche-Comté, qui sont situées entre Aix et le lieu où le duc de Bourgogne s’était retiré ; mais la distance et les inconvénients d’un si long voyage leur firent passer plus de quinze jours en route, et le mois de juillet 1476 était commencé, quand les voyageurs arrivèrent dans la haute Bourgogne, et au château de la Rivière, à environ vingt-sept milles au sud de la ville de Salins. Le château, qui n’était que de peu d’étendue, était entouré de tentes très nombreuses, qui s’élevaient pêle-mêle sans le moindre ordre, contre toute règle militaire, et en violation de la discipline ordinairement observée dans le camp de Charles-le-Téméraire. Que le duc y fût en personne, c’était pourtant une chose démontrée par sa large bannière qui, ornée de toutes ses armoiries, flottait au donjon du château. La garde sortit pour recevoir les étrangers, mais d’une manière si négligente que le comte regarda Colvin pour lui en demander l’explication : le général d’artillerie haussa les épaules et garda le silence.

Colvin fit donner avis de son arrivée et de celle du comte anglais ; alors M. de Contay les fit entrer aussitôt et témoigna beaucoup de joie de leur venue.

« Quelques uns d’entre nous, dit-il, loyaux serviteurs du duc, tiennent ici conseil, et vos avis, mon noble seigneur d’Oxford, nous seront de la plus haute importance. Messieurs de la Croye, de Craon, de Rubempré, et d’autres nobles de Bourgogne, sont maintenant assemblés pour aviser à la défense du pays dans cet instant critique. »

Ils exprimèrent tous leur satisfaction de voir le comte d’Oxford, et alléguèrent, pour s’excuser de n’être pas venus lui présenter leurs hommages, lorsqu’il se trouvait encore au camp du duc, qu’ils avaient appris que son désir était de garder l’incognito.

« Son Altesse, dit M. de Craon, a demandé deux fois après vous, et les deux fois elle vous a désigné par votre nom supposé de Philipson. — Je ne m’en étonne pas, monsieur de Craon, répliqua le noble Anglais ; ce nom a commencé à m’être donné lorsque autrefois, durant mon exil, je vins à la cour de votre prince. On disait alors que nous autres, pauvres lancastriens, nous devions prendre d’autres noms que les nôtres, et le bon duc Philippe ajouta que, comme j’étais frère d’armes de son fils Charles, je devais porter le sien et me nommer Philipson[33]. En mémoire de ce bon souverain, j’ai pris ce nom lorsque le jour du besoin est en effet arrivé, et je vois que le duc pense à notre ancienne intimité, puisqu’il me désigne ainsi… Comment se porte Son Altesse ?

Les Bourguignons se regardèrent les uns les autres, et il y eut une pause.

« Absolument comme un homme étourdi, brave Oxford, » répliqua enfin de Contay. « Sir d’Argenton, c’est vous qui êtes le plus en état d’apprendre au noble comte dans quelle position se trouve notre souverain. — Il ressemble à un homme qui n’a plus l’usage de sa raison, — dit le futur historien de cette époque si bien remplie ; « depuis la bataille de Granson, il n’a plus montré, selon moi, le même jugement qu’auparavant. Mais alors il était capricieux, déraisonnable, volontaire, inconséquent, et se fâchait toujours lorsqu’on lui donnait un conseil, comme si on avait voulu l’insulter ; il était jaloux de la moindre violation du cérémonial, comme si ses sujets avaient l’intention de le traiter avec mépris. Maintenant il est totalement changé, comme si ce second coup l’avait étourdi, et avait étouffé les passions violentes que le premier avait allumées en lui. Il est aussi taciturne qu’un chartreux, aussi solitaire qu’un ermite, ne prend intérêt à rien, et moins encore au commandement de son armée. Il était, vous savez, soigneux de son costume, à tel point qu’il mettait une espèce d’affectation même dans la grossièreté qu’il déployait à cet égard ; mais malheur à moi ! vous allez voir un fameux changement ! Il ne veut pas souffrir qu’on lui arrange les cheveux, qu’on lui taille les ongles ; peu lui importe qu’on le respecte ou qu’on l’insulte ; il ne prend que peu ou point de nourriture, boit les vins les plus forts qui, cependant ne paraissent pas troubler sa raison ; il ne veut plus entendre parler de guerre ni d’affaire d’état, de chasse ni d’aucun autre exercice. Supposez un anachorète sortant de sa cellule pour gouverner un royaume, et vous verrez en lui, à la dévotion près, une image du fougueux et fier Charles de Bourgogne. — Vous parlez d’une âme profondément blessée, sir d’Argenton, répliqua l’Anglais ; trouvez-vous convenable que je me présente devant le duc ? — Je vais le savoir, » dit Contay ; et quittant l’appartement, il revint aussitôt et fit signe au comte de le suivre.

À l’extrémité d’un cabinet, l’infortuné Charles était couché dans un large fauteuil, les jambes négligemment étendues sur un tabouret, mais si changé, que le comte d’Oxford aurait pu croire qu’il ne voyait que le spectre de ce duc jadis si orgueilleux. À la vérité, la longueur de ses cheveux en désordre qui tombaient de sa tête et se mêlaient à sa barbe ; la profondeur des trous au fond desquels roulaient ses yeux hagards, le rétrécissement de sa poitrine et la saillie que formaient ses épaules, lui donnaient l’air d’un homme qui a souffert cette agonie finale qui anéantit tous les signes de vie et de force. Son costume même, et c’était un manteau négligemment jeté autour de lui, augmentait sa ressemblance avec un fantôme voilé. De Contay nomma le comte d’Oxford ; mais le duc le regarda avec des yeux sans éclat, et ne répondit rien.

« Parlez-lui, brave Oxford, » dit à voix basse le Bourguignon ; « il est plus mal que de coutume, mais peut-être reconnaîtra-t-il votre voix. »

Jamais, lorsque le duc de Bourgogne était au plus haut de sa prospérité, le noble Anglais ne s’agenouilla pour lui baiser la main avec un respect plus sincère. Il respectait en lui non seulement l’ami affligé, mais encore le souverain humilié qui avait vu naguère la meilleure citadelle renversée par la foudre. Ce fut probablement la chute d’une larme sur sa main qui sembla éveiller l’attention du duc, car il regarda le comte, et dit : « Oxford… Philipson… mon vieux… mon seul ami, as-tu donc pu me découvrir dans cette retraite de honte et de misère ? — Je ne suis pas votre seul ami, monseigneur, répondit Oxford ; le Ciel vous a donné beaucoup d’amis affectionnés parmi vos sujets loyaux et naturels. Mais quoique étranger, et sauf le dévouement que je dois à mon légitime souverain, je ne le céderai à aucun d’entre eux sous le rapport du respect et de la déférence que j’ai toujours témoignés à Votre Altesse dans la prospérité, et que je viens à présent lui rendre dans l’infortune. — Dans l’infortune !… en effet, dit le duc, dans une irrémédiable, une intolérable infortune ! J’étais naguère Charles de Bourgogne surnommé le Téméraire… maintenant, me voilà deux fois battu par une écume de paysans allemands ; voilà mon étendard pris, mes hommes d’armes mis en fuite, mon camp deux fois pillé, et ces deux fois, une valeur plus qu’égale au prix de toute la Suisse, irrévocablement perdue ! me voici enfin chassé comme une chèvre timide ou un chamois… Le plus terrible courroux de l’enfer n’a jamais accumulé plus de honte sur la tête d’un souverain ! — Au contraire, monseigneur, répliqua Oxford, c’est une épreuve du Ciel qui nécessite patience et force d’esprit. Les plus braves et les meilleurs chevaliers peuvent perdre les arçons ; ce n’est qu’un lâche qui demeure étendu sur le sable de la lice après que l’accident lui est arrivé. — Ah ! un lâche, dis-tu ? » repartit le duc, une partie de son ancienne humeur se réveillant à ce dur reproche. « Monsieur, sortez de ma présence, et ne paraissez plus que je ne vous fasse mander exprès. — Et j’espère que ce sera aussitôt que Votre Altesse aura eu le temps de quitter son déshabillé et de se disposer à recevoir ses vassaux et ses amis avec toute l’étiquette qui convient à elle et à eux, » dit le comte avec calme.

« Que voulez-vous donc dire, seigneur comte ? vous m’insultez. — En ce cas, monseigneur, ces circonstances m’ont fait désapprendre mon savoir-vivre. Je puis gémir sur la grandeur tombée ; mais je ne puis honorer celui qui se déshonore en succombant comme un pauvre enfant sous les coups de la mauvaise fortune. — Et qui suis-je donc pour qu’on me traite ainsi ? » s’écria Charles en reprenant soudain son orgueil et toute sa férocité naturelle ; « ou qu’êtes-vous autre chose qu’un misérable exilé, pour venir de la sorte interrompre ma solitude et me parler sur un ton si insultant ? — Quant à moi, répliqua Oxford, je suis, comme vous dites un misérable exilé ; et je ne suis pas honteux de ma condition, puisque c’est mon inébranlable fidélité à mon souverain et à ses successeurs qui m’y a placé. Mais quant à vous, puis-je reconnaître le duc de Bourgogne dans un farouche ermite, dont la garde n’est qu’une soldatesque désordonnée, redoutable seulement à vos amis, dont les conseils sont en proie à la confusion, privés du souverain qui se cache lui-même, comme un loup blessé au fond de sa tanière, dans un obscur château, n’attendant qu’un son de cornet suisse pour en ouvrir les portes que personne ne peut défendre ; qui n’a pas même une épée pour protéger sa personne, et qui ne peut même mourir comme un cerf aux abois, mais veut être lassé comme un renard à qui on donne la chasse. — Mort et enfer ! le calomniateur ! le traître ! » cria le duc d’une voix de tonnerre en regardant à son côté et en s’apercevant qu’il n’avait pas d’arme… « il est heureux pour toi que je n’aie pas d’épée, sinon tu n’aurais jamais pu te vanter que ton insolence eût été impunie… Contay, avancez comme un bon chevalier, et confondez ce calomniateur : dites, mes soldats ne sont-ils pas équipés, disciplinés, en bon ordre ? — Monseigneur, » répliqua Contay tremblant, tout brave qu’il était au milieu d’une bataille, à la vue de la rage frénétique qui transportait Charles ; « vous avez encore une nombreuse armée sous vos ordres, mais leur conduite est répréhensible, et la discipline moins bien observée, je pense, que d’habitude… — Je le vois… je le vois, dit le duc, vous êtes tous des fainéants et de mauvais conseillers. Écoutez-moi, sir Contay, à quoi êtes-vous donc bons, vous et les autres qui tenez de nous des terres si vastes et des fiefs si considérables, pour que je ne puisse étendre mon corps malade sur un lit, lorsque mon cœur est à demi-brisé, sans qu’il faille que mes troupes tombent dans un scandaleux désordre et m’exposent au mépris et au reproche de chaque mendiant étranger. — Monseigneur, » répliqua Contay plus fermement, « nous avons fait ce que nous avons pu ; mais Votre Altesse a accoutumé ses généraux mercenaires et les chefs de ses compagnies franches à ne recevoir d’ordres que de sa bouche ou de sa main. Ils crient aussi pour qu’on les paie, et le trésorier refuse de les payer sans ordre de Votre Altesse, alléguant qu’il pourrait lui en coûter la tête ; et ils ne veulent consentir à être ni commandés ni contenus par aucun de nous ou de ceux qui composent votre conseil. »

Le duc sourit d’un air sombre, mais fut évidemment satisfait de cette réponse.

« Ah ! ah ! dit-il, il n’y a que Bourgogne qui puisse monter ce fougueux chevaux, et contenir ces vaillants soldats. Écoute, Contay… demain je monterai à cheval pour passer les troupes en revue… Des désordres passés oubli sera fait ; la paie aussi sera comptée… mais malheur à ceux qui m’auront manqué trop ouvertement ! Veillez à ce que mes valets de chambre me préparent des vêtements et des armes convenables. J’ai reçu une leçon, » ajouta-t-il en lançant un sombre regard à Oxford, « et désormais on ne m’insultera plus sans que j’aie moyen de faire sentir ma vengeance. Sortez tous deux… Contay, envoyez-moi le trésorier avec ses comptes, et malheur à son âme, si je trouve quelque chose à reprendre ! Sortez, vous dis-je, et envoyez-le moi. »

Ils quittèrent l’appartement avec l’obéissance convenable. Comme ils se retiraient, le duc dit d’un ton brusque : « Comte d’Oxford, un mot, s’il vous plaît. Où avez-vous étudié la médecine ? dans votre fameuse université, je suppose. Votre remède a opéré un miracle. Cependant, docteur, il aurait pu vous coûter la vie. — J’ai toujours estimé ma vie peu de chose, dit Oxford, quand il s’agissait de secourir un ami — Tu es en effet un ami, et un intrépide ami. Mais éloigne-toi… j’ai été trop fortement troublé, et tu as abusé sans mesure de ma patience. Demain nous causerons plus longuement ; en attendant je te pardonne et je t’honore »

Le comte d’Oxford se rendit à la salle du conseil où la noblesse bourguignonne, prévenue de ce qui s’était passé, l’entoura aussitôt et le combla de remercîments, d’éloges et de félicitations. Un mouvement général s’ensuivit ; des ordres furent donnés dans toutes les directions. Les officiers qui avaient à remplir des devoirs, et qui les avaient négligés, se hâtèrent de cacher ou de réparer leur négligence. C’était un tumulte général dans le camp, mais un tumulte de joie ; car les soldats n’éprouvent jamais autant de satisfaction que quand ils peuvent remplir leur service militaire avec régularité ; et la licence, la fainéantise, quelque agréables qu’elles puissent être parfois, ne sont jamais, quand elles se prolongent, aussi séduisantes qu’une stricte discipline et la perspective d’occupations.

Le trésorier qui était heureusement pour lui un homme de sens et d’ordre, après avoir passé deux heures en particulier avec le duc revint l’air tout étonné, et avoua que jamais Charles, dans ses jours de plus grande prospérité, ne s’était montré plus pénétrant pour ce qui concernait les finances, partie que le matin encore il paraissait complètement incapable d’entendre ; et le mérite en fut généralement attribué à la visite du comte d’Oxford, dont les réprimandes opportunes avaient, comme un coup de canon, dissipé d’épais brouillards, réveillé le duc de sa noire et bilieuse mélancolie.

Le jour suivant, Charles passa ses troupes en revue avec son attention accoutumée, ordonna des levées nouvelles, fit diverses dispositions pour la répartition de ses forces sur les différents points, et réprima les fautes de discipline par des ordres sévères qui furent appuyés de plusieurs châtiments mérités dont les Italiens mercenaires de Campo-Basso eurent une large part, et en même temps adoucis par le paiement des arrérages de la solde, qui était considérable, pour les attacher à l’étendard sous lequel ils servaient.

Le duc aussi, après en avoir délibéré avec son conseil, consentit à convoquer une assemblée des États de ses différentes provinces, à redresser certains griefs populaires, et à donner certaines garanties qu’il avait jusqu’alors refusées ; et commença ainsi à ouvrir avec ses sujets de nouvelles voies à la popularité, en place de celles que sa témérité avait fermées.

CHAPITRE XXXV.

LA SOMMATION.

Voici maintenant une arme qui épouvantera un général vainqueur dans sa tente, un monarque sur son trône, on atteindra un prélat, quelques saintes que soient ses fonctions, alors même qu’il sera à l’autel.
Ancienne comédie.

À partir de cet instant, tout reprit une nouvelle activité à la cour et à l’armée du duc de Bourgogne. On recueillit des fonds, on leva des soldats, et on n’attendit plus que des nouvelles positives sur les mouvements des confédérés pour entrer en campagne. Mais quoique Charles fût, à l’extérieur et en apparence, aussi actif que toujours, néanmoins les gens qui approchaient plus immédiatement de sa personne étaient d’avis qu’il ne déployait plus cette fermeté d’âme ni cette énergie de jugement qu’on avait admirées en lui avant ses malheurs. Il était encore sujet à des accès de mélancolie fantasque, semblables à ceux qui s’emparaient de Saül, et il entrait dans une rage épouvantable lorsqu’on essayait de l’en tirer. Le comte d’Oxford lui-même semblait avoir perdu l’influence qu’il avait d’abord exercée sur lui. Bien plus, quoique en général Charles lui témoignât toujours de la reconnaissance et de l’affection, il se sentait évidemment humilié par le souvenir du spectacle qu’il avait donné à l’Anglais de son état d’impuissance et d’accablement ; et il craignait si fort que le comte ne fût supposé diriger ses desseins, qu’il repoussait son avis simplement, à ce qu’il semblait, pour montrer sa propre indépendance d’esprit.

Campo-Basso encourageait encore le duc dans ces humeurs chagrines. Ce traître rusé voyait alors la puissance de son maître incliner vers sa ruine, et il résolut de mettre la main à l’œuvre pour se créer un titre à partager les dépouilles. Il regardait Oxford comme un des meilleurs amis et des conseillers les plus capables qui entouraient le duc ; il croyait lire dans ses regards que le comte avait deviné son projet de trahison, et en conséquence il le haïssait et le redoutait. En outre, pour colorer peut-être à ses propres yeux l’abominable perfidie qu’il méditait, il affecta d’être excessivement courroucé contre le duc à cause des châtiments qu’il avait naguère infligés aux maraudeurs appartenant à ses bandes italiennes ; il pensait qu’on n’avait eu recours à cette sévérité que d’après les conseils d’Oxford ; et il soupçonnait que la mesure avait été par lui appuyée dans l’espérance qu’on découvrirait que les Italiens n’avaient pas pillé pour leur propre compte seulement, mais encore pour celui de leur chef. Persuadé qu’Oxford lui était ainsi hostile, Campo-Basso aurait promptement trouvé moyen de s’en débarrasser, si le comte n’eût pas jugé prudent de prendre quelques précautions ; et les seigneurs de Flandre et de Bourgogne, qui le chérissaient par les mêmes raisons qui le faisaient haïr de l’Italien, veillaient à sa sûreté avec un soin qu’il ignorait lui-même, mais qui certainement parvint seul à lui conserver la vie.

On ne devait pas supposer que Ferrand de Lorraine ne chercherait pas à profiter enfin de sa victoire ; mais les Suisses confédérés, qui composaient en grande partie sa force, insistaient pour que les premières opérations eussent lieu en Savoie et dans le pays de Vaud, où les Bourguignons avaient de nombreuses garnisons qui, bien qu’elles n’eussent pas reçu de renforts, devaient être néanmoins difficiles et longues à réduire. En outre, les Suisses n’étaient, comme la plupart des soldats nationaux de l’époque, qu’une espèce de milice. Presque tous retournèrent dans leurs foyers pour faire la moisson ou déposer leur butin en lieu de sûreté. Ferrand, quoique porté à poursuivre ses succès avec toute l’ardeur d’un jeune chevalier, ne put donc faire aucun nouveau mouvement avant le mois de décembre 1476. Pendant ce temps-là, les forces du duc de Bourgogne, pour être moins à charge au pays, étaient cantonnées dans les villes les plus éloignées de ses provinces, où tout était mis en œuvre pour perfectionner la discipline des nouvelles levées. Le duc, abandonné à lui-même, aurait précipité l’instant de la lutte en rassemblant de nouveau ses forces et en pénétrant sur le territoire helvétique. Mais, quoiqu’il écumât intérieurement de rage au souvenir de Granson et de Morat, la mémoire de ces désastres était trop récente pour permettre un pareil plan de campagne. Cependant les semaines se succédaient, et le mois de décembre était déjà fort avancé, lorsqu’un matin que le duc tenait conseil, Campo-Basso entra tout-à-coup, la physionomie animée d’un air de ravissement extraordinaire, qui différait singulièrement du sourire froid, régulier et fin, dénotant d’ordinaire ses plus grandes dispositions à la joie. « Guantes[34], dit-il, Guantes, pour ma bonne nouvelle, s’il plaît à Votre Altesse. — Quel est donc le bonheur qui nous arrive ? demanda le doc. Il me semble que la fortune a oublié le chemin de notre porte… — Elle y est pourtant revenue… avec la permission de Votre Altesse… portant sa corne d’abondance pleine des dons les plus précieux, et prête à verser ses fruits, ses fleurs, ses trésors sur la tête du souverain de l’Europe le plus digne de les recevoir. — Le sens de tout ceci ? s’écria le duc Charles ; les énigmes sont bonnes pour des enfants. — Le jeune fou, ce jeune écervelé de Ferrand, qui ajoute de Lorraine à son nom, s’est précipité du haut des montagnes à la tête d’une armée dérisoire de vagabonds comme lui ; et qu’en dites-vous ?… ah ! ah ! ah ! ils envahissent la Lorraine, et ont pris Nanci… ah ! ah ! ah ! — Sur ma bonne foi ! sire comte, » dit Contay, surpris de l’humeur gaie avec laquelle l’Italien traitait un événement si sérieux, « j’ai rarement entendu un fou rire plus gaîment d’une plus mauvaise plaisanterie, que vous ne riez, vous homme sage, de la perte de la principale ville d’une province pour laquelle nous combattons. — Je ris, répliqua Campo-Basso, au milieu des lances, comme mon cheval de bataille gambade… ah ! ah !… au milieu des trompettes. Je ris encore du plaisir que nous aurons à détruire l’ennemi, et à partager le butin, comme des aigles crient de joie en faisant le partage de leur proie ; je ris… — Vous riez, » dit le sir de Contay s’impatientant, « quand il n’y a que vous qui trouviez à rire, comme vous faisiez après nos pertes de Granson et de Murten, — Paix, monsieur ! dit le duc. Le comte de Campo-Basso envisage la chose absolument comme moi. Ce jeune chevalier errant s’aventure à quitter la protection de ses montagnes ; et que le Ciel ne me pardonne pas de manquer à mon serment, lorsque je jure que le premier champ de bataille où nous nous rencontrerons verra l’un de nous deux mort ! Nous sommes dans la dernière semaine de la vieille année, et avant les Rois nous verrons qui de nous deux trouvera la fève dans le gâteau… Aux armes, messeigneurs ! que notre camp soit aussitôt levé, et que nos troupes se dirigent vers la Lorraine. Envoyez en avant la cavalerie légère italienne et albanaise, ainsi que les stradiotes, pour balayer d’avance le pays… Oxford, tu porteras les armes dans cette campagne, n’est-ce pas ? — Sûrement, répondit le comte. Je mange le pain de Votre Altesse ; et quand des ennemis vous attaquent, l’honneur m’ordonne de combattre pour votre cause comme si j’étais né votre sujet. Avec la permission de Votre Altesse, j’enverrai un poursuivant d’armes porter une lettre à mon ancien et cher hôte, le landamman d’Unterwalden pour l’informer de ma résolution. »

Le duc donna sans peine son assentiment, et le poursuivant, qui partit aussitôt, revint au bout de peu d’heures, tant les ennemis s’étaient rapprochés les uns des autres. Il rapportait une lettre du landamman, lettre conçue en termes polis et même affectueux, où il exprimait combien il était affligé qu’une cause sacrée le forçât de porter les armes contre son nouvel ami, pour lequel il disait avoir conçu beaucoup d’estime. Le même poursuivant eut aussi à offrir les compliments de la famille des Biederman à leur ami Arthur, et une lettre séparée à lui remettre, laquelle contenait ce qu’on va, lire :

« Rudolphe Donnerhugel désire donner au jeune marchand Arthur Philipson une occasion de finir le marché qui est resté jadis en train dans la cour du château de Geierstein. Il le désire d’autant plus vivement qu’il a su que ledit Arthur lui avait porté préjudice en s’emparant du cœur d’une certaine demoiselle de rang, à qui lui, Philipson, n’est et ne peut être autre chose qu’une connaissance ordinaire. Rudolphe Donnerhugel préviendra Arthur, par un mot, du lieu où ils pourront se rencontrer pour combattre à armes égales sur un terrain neutre. En attendant il sera, aussi souvent que possible, au premier rang dans les escarmouches. »

Le cœur du jeune Arthur battit violemment lorsqu’il lut ce défi, dont le ton piqué montrait l’état des sentiments de celui qui l’écrivait, et dénotait assez le désappointement de Rudolphe au sujet d’Anne de Geierstein, et ses soupçons qu’elle avait répondu à la tendresse du jeune étranger. Arthur trouva moyen d’envoyer une réponse au cartel du Suisse, l’assurant du plaisir avec lequel il attendrait ses ordres, soit au front de la ligne, soit ailleurs, suivant que Rudolphe le désirerait.

Cependant les deux armées s’approchaient toujours davantage l’une de l’autre, et les troupes légères se rencontraient parfois. Les stradiotes du territoire vénitien, espèce de cavalerie qui ressemblait à celle des Turcs, faisaient alors, du côté de l’armée bourguignonne, ce genre de service auquel ils eussent été admirablement propres, si on avait pu compter sur leur fidélité. Le comte d’Oxford observa que ces hommes, qui étaient sous le commandement de Campo-Basso, rapportaient toujours pour nouvelle que l’ennemi était en assez mauvais ordre et en pleine retraite. De plus, ils ne cessaient d’annoncer que divers individus, contre qui le duc de Bourgogne nourrissait une haine personnelle et particulière, et qu’il désirait vivement avoir en sa puissance, s’étaient réfugiés à Nanci. Ce fait augmentait beaucoup l’ardeur du duc à reprendre cette place, et cette ardeur devint impossible à maîtriser lorsqu’il apprit que Ferrand et ses alliés avaient emporté une position voisine appelée Saint-Nicolas. À la nouvelle de son arrivée, la plus grande partie des conseillers bourguignons, de même que le comte d’Oxford, protestèrent contre le projet d’assiéger une place aussi forte, quand une armée redoutable était assez proche pour la secourir. Ils représentèrent au duc le petit nombre de ses soldats, la rigueur de la saison, et la difficulté de se procurer des provisions ; ils soutinrent à Charles qu’après avoir fait un mouvement qui avait forcé l’ennemi à reculer, il devait remettre toute opération décisive au printemps. Charles essaya d’abord de répondre et de réfuter ces arguments ; mais quand ses conseillers lui rappelèrent qu’il allait se placer, lui et son armée, dans la même position qu’à Granson et à Murten, il devint furieux à ces souvenirs, écuma véritablement, et se contenta de répondre, avec des jurements et des imprécations, qu’il serait maître de Nanci avant les Rois.

En conséquence, l’armée de Bourgogne s’établit devant Nanci, dans une position forte, protégée par le lit d’un cours d’eau, et couverte par trente pièces de canon, que Colvin avait mission de diriger.

Après avoir ainsi satisfait à son caractère entêté par l’arrangement de l’expédition, le duc sembla faire un peu plus de cas des avis de ses conseillers relativement à sa sûreté personnelle, et permit au comte d’Oxford, ainsi qu’à son fils et à deux ou trois autres officiers de sa maison, tous gens d’une fidélité connue, de coucher dans sa tente, sans qu’on diminuât cependant la garde ordinaire.

On n’était plus qu’à trois jours de Noël ; le duc était toujours devant Nanci, lorsque, le soir même de ce jour-là, survint un tumulte qui parut justifier les craintes qu’on avait conçues pour sa vie. Il était minuit, et tout dans le pavillon ducal reposait, quand un cri de trahison s’éleva. Le comte d’Oxford, tirant son épée et saisissant une lumière qui brûlait à côté de lui, se précipita dans l’appartement du duc, et le trouva debout au milieu, tout nu, mais son épée en main, et frappant autour de lui et avec tant de fureur, que le comte lui-même eut peine à éviter ses coups. Tous les autres officiers arrivèrent bientôt, lames au poing, et leurs manteaux entortillés autour de leur bras gauche. Quand le duc se fut un peu apaisé et qu’il se vit entouré d’amis, il les informa, dans la plus vive agitation, que les officiers du tribunal secret, en dépit des vigilantes précautions prises, avaient trouvé moyen de pénétrer dans sa chambre, et l’avaient sommé, sous les peines les plus rigoureuses, de comparaître devant la sainte vèhme dans la nuit de Noël.

Les assistants écoutèrent cette histoire avec étonnement, et quelques uns d’entre eux ne savaient pas s’ils devaient la regarder comme une réalité ou comme un songe de l’imagination irritable du duc ; mais on trouva la citation sur sa toilette, écrite, suivant la règle, sur parchemin, signée de trois croix, et clouée à la table avec un poignard ; une écharde de bois avait été même enlevée de la table. Oxford lut attentivement la sommation : elle désignait, comme d’ordinaire, un endroit où le duc était cité à venir sans armes ni escorte, et d’où il était dit qu’on le conduirait au lieu du jugement.

Charles, après avoir examiné la pièce quelque temps, exhala sa colère en paroles.

« Je sais de quel carquois vient cette flèche, dit-il ; elle est lancée par le noble dégénéré, ce prêtre apostat, ce complice de sorciers, cet Albert de Geierstein. Nous avons entendu dire qu’il fait partie de cette maudite troupe d’assassins et de proscrits que ce petit-fils du vieux musicien de Provence a rassemblés autour de lui. Mais, par saint George de Bourgogne ! ni capuchon de moine, ni casque de soldat, ni chapeau de conjuré, ne le préserveront après une insulte comme celle-ci. Je le dégraderai de la chevalerie, je le pendrai au plus haut clocher de Nanci, et sa fille choisira entre le dernier rustre de mon armée et le couvent des Filles repenties ! — Quels que soient vos projets, monseigneur, dit Contay, il vaudrait assurément mieux garder le silence, attendu que, d’après cette apparition, nous pouvons conjecturer qu’il y a autour de nous plus d’oreilles que nous ne savons ouvertes pour nous entendre. »

Le duc parut frappé de cet avis et se tut, ou du moins murmura seulement des imprécations et des menaces entre ses dents, pendant qu’on faisait la plus stricte recherche de l’imprudent qui était venu troubler son repos ; mais ce fut vainement.

Le duc continua ses perquisitions, irrité d’une audace dépassant ainsi toutes les bornes, et telle que n’en avaient jamais montré les sociétés secrètes qui, quelque terreur qu’elles inspirassent, n’avaient pas encore tenté d’atteindre des souverains. Un fidèle détachement de Bourguignons fut envoyé, la nuit de Noël, surveiller l’endroit indiqué dans la sommation, qui était une place où quatre chemins se rencontraient, et faire prisonniers tous ceux sur lesquels il pourrait mettre la main. Le duc n’en continuait pas moins à imputer l’offense qu’il avait reçue à Albert de Geierstein. Sa tête fut mise à prix, et Campo-Basso, toujours prêt à flatter les caprices de son maître, promit que quelques uns des Italiens, suffisamment expérimentés pour de tels exploits, lui amèneraient le coupable baron, mort ou vif. Colvin, Contay et autres sourirent en secret des promesses de Campo-Basso.

« Tout adroit qu’il est, dit Colvin, il attirera le sauvage vautour du ciel avant de faire tomber Albert Geierstein entre ses mains. »

Arthur, à qui les paroles du duc n’avaient pas causé une médiocre inquiétude relativement à Anne de Geierstein et à son père pour l’amour d’elle, respira plus librement quand il entendit traiter si légèrement ces menaces.

Deux jours après cette alarme, Oxford se sentit le désir d’aller reconnaître le camp de Ferrand de Lorraine, attendu qu’il doutait fort qu’on leur dît l’exacte vérité touchant sa position et sa force. Il obtint le consentement du duc pour ce projet, et Charles, à cette occasion, leur fit présent, à lui et à son fils, de deux nobles coursiers remarquables par leur vigueur et leur vitesse ; qu’il estimait beaucoup lui-même.

Aussitôt que le bon plaisir du duc fut communiqué au comte italien, il témoigna la plus vive joie d’avoir le secours de l’âge et de l’expérience d’Oxford pour aller en reconnaissance, et choisit une centaine de stradiotes d’élite qu’il avait, disait-il, envoyés quelquefois faire l’escarmouche à la barbe même des Suisses. Le comte se montra fort satisfait de la manière active et intelligente avec laquelle ces hommes remplissaient leur devoir, chassaient devant eux et même dispersaient quelques escadrons de la cavalerie de Ferrand. À l’entrée d’un petit vallon assez raide, Campo-Basso communiqua au noble Anglais que, s’ils pouvaient avancer jusqu’à l’extrémité, ils auraient pleine connaissance de la position des ennemis. Deux ou trois stradiotes coururent alors examiner ce défilé, et, revenant bientôt, rendirent compte dans leur propre langue à leur commandant, qui déclara le passage sûr, et invita le comte d’Oxford à le suivre. Ils traversèrent le vallon sans apercevoir un ennemi ; mais, en débouchant dans une plaine, au point marqué par Campo-Basso, Arthur, qui était dans l’avant-garde des stradiotes et séparé de son père, vit en effet le camp du duc Ferrand à une distance d’un demi-mille. Un corps de cavalerie venait d’en sortir, et se dirigeait au galop vers la gorge du vallon qu’il avait lui-même traversée. Il allait tourner bride et s’en retourner au plus vite ; mais, comptant sur la grande agilité de son cheval, il crut pouvoir se hasarder à rester encore un moment pour examiner les lieux avec plus de soin. Les stradiotes qui l’accompagnaient n’attendirent pas ses ordres pour se retirer, mais prirent la fuite, comme c’était réellement leur devoir quand ils étaient attaqués par des forces supérieures.

Cependant Arthur avait observé que le chevalier qui paraissait commander l’escadron ennemi montait un vigoureux cheval qui faisait trembler la terre sous ses pas, portait sur son bouclier l’ours de Berne, et avait d’ailleurs l’apparence et la taille énorme de Rudolphe Donnerhugel. Il en fut persuadé lorsqu’il vit le cavalier ordonner halte à sa troupe et s’avancer seul vers lui, la lance en arrêt et à pas lents, comme pour lui donner le temps de se préparer. Accepter un tel défi dans un pareil moment, c’était dangereux ; mais le refuser eût été déshonorant. Et tandis que le sang d’Arthur bouillait à l’idée de châtier un insolent rival, il ne fut pas fâché au fond du cœur que leur rencontre à cheval lui donnât un avantage sur le Suisse, grâce à sa parfaite connaissance de la pratique des tournois, dans laquelle Rudolphe devait être supposé plus ignorant.

Ils se rencontrèrent, suivant l’expression de l’époque, en hommes sous le bouclier. La lance du Suisse effleura le casque de l’Anglais contre qui elle était dirigée, tandis que la pique d’Arthur, poussée au milieu du corps de son adversaire, fut si bien ajustée et si heureusement secondée par la force avec laquelle il se précipitait, qu’elle perça non seulement le bouclier suspendu au cou du malheureux guerrier, mais encore une cuirasse et une cotte de mailles qu’il portait dessous. Traversant tout le corps sans obstacle, la pointe d’acier de l’arme ne fut arrêtée que par l’armure qui recouvrait le dos de l’infortuné Rudolphe, lequel tomba la tête la première de son cheval, comme frappé par la foudre, roula deux ou trois fois sur la poussière, déchira la terre avec ses mains, et rendit le dernier soupir.

Un cri de rage et de douleur s’éleva parmi les hommes d’armes dont Rudolphe venait de quitter les rangs, et plusieurs inclinèrent leurs lances pour courir le venger ; mais Ferrand de Lorraine, qui était présent en personne, leur ordonna de faire prisonnier, mais de ne blesser aucunement le champion vainqueur. Cet ordre fut exécuté, car Arthur n’eut pas le temps de tourner bride pour fuir, et la résistance aurait été folle.

Lorsqu’il fut amené devant le duc de Lorraine, il leva sa visière et dit : « Est-il bien, monseigneur, de retenir captif un brave chevalier pour avoir fait son devoir en acceptant le défi d’un ennemi personnel ? — Ne vous plaignez pas, sir Arthur d’Oxford, répondit Ferrand, avant d’avoir souffert une injustice… vous êtes libre, sire chevalier. Vous fûtes, votre père et vous, fidèles à ma royale tante Marguerite, et quoiqu’elle fût mon ennemie, je rends justice à votre fidélité envers elle ; et par respect pour sa mémoire, elle qui fut déshéritée comme je le suis, non moins que pour plaire à mon aïeul qui, je crois, vous honore de son estime, je vous donne la liberté. Mais je dois aussi veiller à votre salut pendant que vous retournerez au camp de Bonrgogne. Sur ce versant-ci de la montagne nous sommes tous gens loyaux et francs ; sur l’autre ils sont traîtres et meurtriers… Vous, sire comte, vous verrez, je crois, avec plaisir notre captif hors de péril. »

Le chevalier à qui Ferrand s’adressait, homme grand et robuste, s’avança pour accompagner Arthur, tandis que celui-ci exprimait au jeune duc de Lorraine les sentiments que lui inspirait sa conduite chevaleresque. « Adieu, sir Arthur de Vere, dit Ferrand. Vous avez mis à mort un noble champion, un ami qui m’était fort utile et très fidèle ; mais vous avez agi noblement et au grand jour, à armes égales, sur le front des lignes : que la faute en retombe sur celui qui le premier a cherché querelle à l’autre ! » Arthur s’inclina sur sa selle ; Ferrand rendit le salut, et ils se séparèrent.

Arthur et son nouveau compagnon commençaient à gravir l’éminence quand l’étranger parla ainsi :

« Nous avons été déjà camarades de voyage, jeune homme ; cependant vous ne me reconnaissez pas. »

Arthur tourna les yeux sur le cavalier, et remarquant que le cimier qui ornait son casque présentait l’image d’un vautour, d’étranges soupçons s’emparèrent de son esprit, qui furent confirmés lorsque le cavalier, levant sa visière, lui montra les traits sombres et sévères du prêtre de Saint-Paul.

« Le comte Albert de Geierstein ! s’écria Arthur. — Lui-même, quoique vous l’ayez vu sous un autre costume et avec une autre coiffure. Mais la tyrannie force tout le monde à porter les armes, et j’ai repris, avec permission et par ordre de mes supérieurs, celles que j’avais mises de côté. Une guerre contre la cruauté et l’oppression est aussi sainte que celle de Palestine, où des prêtres endossent l’armure. — Monseigneur comte, » dit Arthur avec chaleur, « je ne puis trop tôt vous supplier de rejoindre l’escadron de sire Ferrand de Lorraine. Ici vous êtes exposé à un péril auquel ni force ni courage ne peuvent vous soustraire. Le duc a mis votre tête à prix, et toute la contrée d’ici à Nanci est couverte de stradiotes et de cavalerie légère italienne. — Je me moque d’eux. Je n’ai pas vécu si long-temps dans un monde de tempêtes, parmi les intrigues de la guerre et de la politique, pour tomber sous les coups de soldats aussi vils qu’eux. D’ailleurs je suis avec vous, et j’ai vu tout à l’heure que vous saviez vous comporter noblement. — Pour votre défense, monseigneur, » répliqua Arthur qui ne voyait plus dans son compagnon que le père d’Anne de Geierstein, « j’essayerais de faire de mon mieux. — Quoi ! jeune homme, » repartit le comte en ricanant d’un air sombre, sourire particulier à sa physionomie, « défendriez-vous donc l’ennemi du maître sous la bannière de qui vous servez, contre les soldats à sa solde ? »

Arthur fut un peu déconcerté du tour ainsi donné à son offre gratuite d’assistance, pour laquelle il s’était au moins attendu à des remercîments ; mais il se remit aussitôt et répliqua : « Monseigneur comte Albert, il vous a plu de vous mettre en péril pour me protéger contre les gens de votre parti… je suis également tenu à vous défendre contre ceux du mien. — C’est heureusement répondu, dit le comte… Je crois cependant qu’il existe un petit partisan aveugle dont parlent les troubadours et les ménestrels, à l’instigation de qui je pourrais, en cas de besoin, devoir le grand zèle de mon protecteur. »

Il ne laissa point à Arthur, qui était passablement embarrassé, le temps de répondre, mais continua : « Écoutez-moi, jeune homme… votre lance a fait aujourd’hui une action funeste à la Suisse, à Berne et au duc Ferrand, en tuant leur plus brave champion. Mais, pour moi, la mort de Rudolphe Donnerhugel est un événement agréable. Sachez qu’à mesure que ses services devenaient plus indispensables, il devenait aussi plus importun à solliciter le duc Ferrand pour qu’il m’engageât à lui donner la main de ma fille ; et le duc lui-même, fils d’une princesse, ne rougissait pas de me demander que j’accordasse le dernier rejeton de ma famille, car les enfants de mon frère sont des métis dégénérés, à un présomptueux jeune homme dont l’oncle était domestique dans la maison du père de ma femme, quoiqu’il se vantât de quelque parenté dont la source était illégitime, je crois, mais dont Rudolphe ne manquait pas de se glorifier, attendu qu’elle favorisait ses vues. — Assurément une union où l’une des parties était si inférieure pour la naissance et beaucoup plus sous tous les autres rapports, était trop monstrueuse pour qu’on y consentît. — Tant que j’aurais vécu, jamais une pareille alliance ne se serait formée, il m’aurait fallu immoler de ma propre main et l’amant et l’amante, pour préserver d’une tache l’honneur de ma maison. Mais quant à moi… moi dont les jours… dont les heures même sont comptées, quand je ne serai plus, qui pourrait empêcher un hardi prétendant, soutenu par la faveur du duc Ferrand, par l’approbation générale de son pays, et peut-être par la malheureuse prévention de mon frère Arnold, d’atteindre son but en dépit de la résistance et des scrupules d’une pauvre fille seule en ce monde ? — Rudolphe est mort, dit Arthur, et puisse le Ciel lui pardonner ses crimes ! mais s’il était vivant, et recherchait les affections d’Anne de Geierstein, il verrait qu’il y a encore un combat à livrer… — Combat qui a été déjà décidé, répondit le comte Albert. Maintenant, faites bien attention, Arthur de Vere : ma fille m’a parlé de ce qui s’est passé entre vous et elle ! vos sentiments et votre conduite sont dignes de la noble maison dont vous descendez, qui, je ne l’ignore pas, tient rang parmi les plus illustres de l’Europe. Vous êtes, il est vrai, déshérité, mais Anne de Geierstein l’est aussi, sauf telle partie des domaines de son père que son oncle peut lui accorder. S’il vous plaît de la partager avec elle jusqu’à des jours meilleurs, en supposant toujours que votre noble père y donne son consentement, car ma fille n’entrera dans aucune famille contre le gré de son chef ; ma chère enfant sait qu’elle a d’avance mon assentiment et ma bénédiction. Mon frère sera aussi informé de ma résolution, et il approuvera mon dessein, car quoique mort aux pensées d’honneur, de chevalerie, il vit encore pour les sentiments sociaux ; il aime sa nièce, il a de l’amitié pour vous et votre père. Qu’en dites-vous jeune homme ? consentez-vous à prendre une comtesse sans fortune pour vous aider dans le voyage de la vie ? Je crois… je prédis même, car je suis tellement sur le bord de la tombe qu’il me semble que je puis voir au delà, qu’il viendra un jour, long-temps après que j’aurai fini ma vie incertaine et orageuse, où un éclat nouveau brillera sur les couronnes des comtes de Vere et des Geierstein. »

De Vere se précipita à bas de son cheval, saisit la main du comte Albert, et allait se répandre en remercîments ; mais le comte insista pour qu’il se tût.

« Nous allons nous quitter, dit-il ; le temps est court… l’endroit est dangereux. Vous m’êtes à moi, personnellement parlant, moins que rien. Si un seul des nombreux projets d’ambition que j’ai poursuivis m’avait conduit à un succès, le fils d’un comte banni n’eût pas été le gendre que j’aurais choisi. Levez-vous et remontez à cheval… les remercîments sont désagréables quand ils ne sont pas mérités. »

Arthur se releva, et, montant à cheval, il tâcha de faire comprendre au comte tout son ravissement sous une forme qui lui fût moins indifférente. Il s’efforça de peindre combien son amour pour Anne et sa sollicitude pour la rendre heureuse prouveraient sa reconnaissance pour le père de son épouse ; et observant que le comte écoutait avec un certain plaisir le tableau qu’il traçait de leur vie future, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Et vous… monseigneur… vous qui aurez été l’auteur de toute ma félicité, n’en serez-vous pas témoin, ne la partagerez-vous pas ? Croyez-moi, nous parviendrons à adoucir les rudes coups dont la fortune vous a frappé, et si un rayon de lumière meilleure brille sur nous, il nous sera d’autant plus précieux si vous pouvez en jouir aussi. — Bannissez ce fol espoir, répliqua le comte Albert de Geierstein. Je sais que ma dernière heure approche… Écoutez et tremblez : le duc de Bourgogne est condamné à mort ; les juges invisibles qui rendent en secret leur sentence et l’exécutent en secret ont remis la corde et le poignard entre mes mains. — Oh ! jetez loin de vous ces infâmes symboles ! » s’écria Arthur avec enthousiasme ; « qu’ils prennent des bouchers et des assassins ordinaires pour remplir un pareil office, et ne déshonorez pas le noble comte de Geierstein. — Silence, jeune insensé, répliqua le comte. Le serment qui me lie est plus haut que les nuages du ciel, plus profondément enraciné que ces montagnes que nous voyons là-bas. Ne pensez pas non plus que mon action soit celle d’un assassin, quoique je puisse me prévaloir du propre exemple du duc. Je n’envoie pas des mercenaires, comme le sont ces infâmes stradiotes, chercher à lui ôter la vie, sans exposer la mienne. Je ne donne pas à sa fille… innocente de ses crimes… le choix entre un mariage déshonorant et une honteuse retraite hors du monde. Non, Arthur de Vere, je cherche Charles avec la détermination d’un homme qui, pour arracher la vie à son adversaire, s’expose à une mort certaine. — Je vous en supplie, ne parlons plus sur ce sujet, » dit Arthur avec instance, « songez que je sers actuellement le prince que vous menacez… — Et que vous êtes tenu, interrompit le comte, à lui rapporter ce que je vous dis. Je désire que vous le lui rapportiez ; et quoiqu’il ait déjà négligé une sommation du tribunal, je m’estime heureux d’avoir cette occasion de lui envoyer un défi personnel. Dites à Charles de Bourgogne qu’il a injurié Albert de Geierstein. L’homme blessé dans son honneur n’attache plus aucun prix à la vie, et le mépris qu’il en fait lui assure celle de son ennemi. Conseillez-lui de bien se garder de moi, puisque, s’il voit deux soleils de la nouvelle année s’élever au dessus de ces Alpes lointaines, Albert de Geierstein sera parjure… Et maintenant pars, car j’aperçois un détachement qui s’avance sous la bannière de Bourgogne. Il garantira ta sûreté, mais si je demeurais plus long-temps, la mienne se trouverait en péril. »

En parlant ainsi, le comte de Geierstein tourna bride et s’en retourna au galop.

CHAPITRE XXXVI et dernier.

CONCLUSION.


Le retentissement lointain de la bataille était apporté sur les ailes d’un vent furieux. La guerre et la terreur marchaient devant ; derrière venaient les blessures et la mort.
Migkee

Arthur demeuré seul, et désireux peut-être de couvrir la retraite du comte Albert, dirigea son cheval vers le corps de cavalerie bourguignonne qui approchait sous la bannière du seigneur de Contay.

« Salut, salut, » dit le noble Bourguignon, en se hâtant d’accourir vers le jeune chevalier. « Le duc de Bourgogne est à un mille d’ici, avec un détachement de cavalerie pour soutenir ceux qui vont en reconnaissance. Il n’y a pas une demi-heure que votre père est revenu au galop, et a déclaré que vous aviez été conduit dans une embuscade par la trahison des stradiotes, et fait prisonnier. Il a accusé Campo-Basso d’être lui-même un traître et l’a défié au combat. On les a envoyés tous deux au camp sous la surveillance du grand maréchal, pour les empêcher de se battre sur-le-champ, quoiqu’à mon avis notre Italien ne témoignât guère l’envie d’en venir au coups. Le duc tient leurs gages, et ils doivent combattre le jour des Rois. — Je doute fort que ce jour se lève jamais pour certaines personnes qui l’attendent, dit Arthur ; mais je me trompe, je réclamerai moi-même le combat avec la permission de mon père. »

Il retourna alors sur ses pas avec Contay, et rencontra un corps de cavalerie encore plus considérable sous la large bannière du duc. Il fut aussitôt amené devant Charles. Le prince entendit, avec une inquiétude apparente, Arthur confirmer l’accusation de son père contre l’Italien en faveur duquel il était si fortement prévenu. Quand il se fut assuré que les stradiotes avaient parcouru la vallée, et fait un rapport à leur chef un instant avant qu’il engageât Arthur à s’avancer, comme c’en était bien une, au milieu d’une embuscade, le duc secoua la tête, abaissa ses longs sourcils, et murmura en lui-même : « Ils en veulent à Oxford peut-être… ces Italiens sont vindicatif. » Puis relevant la tête, il commanda à Arthur de continuer.

Il apprit avec une espèce d’extase la mort de Rudolphe Donnerhugel, et ôtant de son cou une chaîne d’or massif, il la passa à celui d’Arthur.

« Ma foi ! tu as accaparé tout l’honneur pour toi, jeune Arthur… c’était l’ours le plus redoutable d’eux tous… les autres en comparaison ne sont que de petits chiens à la mamelle ! Je crois avoir trouvé un jeune David capable de tenir tête à leur colossal Goliath ; mais l’imbécile ! s’imaginer que sa main de paysan pourrait manier une lance ! Eh bien, mon brave garçon… quoi encore ? comment leur as-tu échappé ? par un prodige d’adresse, par un miracle d’agilité, je suppose. — Pardonnez-moi, mon seigneur, j’ai été protégé par leur chef, Ferrand, qui a considéré ma rencontre avec Rudolphe Donnerhugel comme un duel personnel ; et désirant faire, a-t-il dit, la guerre avec loyauté, il m’a congédié honorablement avec mon cheval et mes armes. — Hum ! » dit Charles, sa mauvaise humeur revenant… « votre prince l’aventurier veut faire le généreux… Hum ! bien… c’est un rôle qui peut lui convenir ; mais ce ne sera point une ligne de conduite d’après laquelle je dirigerai la mienne. Continuez votre récit, Arthur de Vere. »

Lorsqu’Arthur, continuant, raconta comment et dans quelles circonstances le comte Albert de Geierstein s’était nommé à lui, le duc le regarda d’un air furieux, et tremblant d’impatience, l’interrompit brusquement par cette question : « Et vous ! vous l’avez frappé de votre poignard sous la cinquième côte, n’est-ce pas ? — Non, monseigneur, un serment mutuel nous ordonnait de veiller au contraire à la sûreté l’un de l’autre. — Cependant vous le connaissiez pour être mon mortel ennemi ? Allez, jeune homme, votre froide indifférence a effacé votre mérite. La vie laissée à Albert de Geierstein balance la mort de Rudolphe Donnerhugel. — Soit, monseigneur, » dit Arthur hardiment ; « je ne demande pas vos éloges plus que je ne cherche à me soustraire à votre censure. J’avais pour me conduire, dans ces deux cas, des motifs à moi personnels… Donnerhugel était mon ennemi ; quant au comte Albert, je lui dois quelque tendresse. »

Les nobles Bourguignons qui se trouvaient présents furent épouvantés pour l’effet de ce hardi langage. Mais il ne fut jamais possible de deviner au juste quelle impression ces paroles produisirent sur Charles. Il regarda autour de lui avec un sourire… « Entendez-vous ce jeune coq anglais, messieurs ? dit-il : sur quel ton chantera-t-il un jour, s’il ouvre déjà le bec si bravement en présence d’un prince ? »

Plusieurs cavaliers arrivèrent alors de différentes directions, annonçant que le duc Ferrand et sa compagnie étaient rentrés dans leur camp, et que le pays était absolument libre d’ennemis.

« Alors, rétrogradons aussi, répliqua Charles, puisqu’il n’y a pas chance de rompre des lances aujourd’hui. Et toi, Arthur de Vere, ne me quitte pas. »

Arrivé dans le pavillon du duc, Arthur subit un interrogatoire, et dans ses réponses ne parla ni d’Anne de Geierstein, ni des desseins de son père relativement à lui-même, car il pensa que Charles n’avait rien à faire là-dessus, mais il lui avoua franchement les menaces personnelles dont le comte s’était servi tout haut. Le duc l’écouta avec assez de calme, et quand il entendit cette phrase : « Qu’un homme qui n’attache plus aucun prix à sa propre vie tient celle des autres absolument en son pouvoir, » il répliqua : « Mais au delà de cette vie, il en est une autre où l’homme lâchement assassiné et l’infâme assassin recevront chacun suivant leurs œuvres. » Il tira alors de son sein une croix d’or, et la baisa avec une grande apparence de dévotion. « Voilà, ajouta-t-il, en quoi je placerai ma confiance. Si je succombe en ce monde, puissé-je trouver grâce dans l’autre. Holà ! sire maréchal, s’écria-t-il, amenez-nous vos prisonniers. »

Le maréchal de Bourgogne entra avec le comte d’Oxford, et déclara que son autre prisonnier, Campo-Basso, avait demandé avec tant d’instance qu’on le laissât aller relever des sentinelles sur cette partie du camp confiée à la garde de ses troupes, que lui, maréchal, avait jugé convenable de lui accorder cette permission.

« C’est bien, » dit Bourgogne sans plus ample remarque… « Quant à vous, comte d’Oxford, je vous présenterais votre fils, si vous ne l’aviez déjà serré dans vos bras ; il gagne grand lot et grand honneur, et m’a rendu un important service. Nous sommes à une époque de l’année où les gens de bien pardonnent à leurs ennemis… je ne sais pourquoi mon esprit fut toujours assez peu propre à se charger de pareilles affaires… mais j’éprouve le désir d’empêcher le combat qui doit avoir prochainement lieu entre vous et Campo-Basso ; pour l’amour de moi, consentez à redevenir amis et à reprendre vos gages de bataille, que je finisse cette année… la dernière peut-être que je doive voir… par un acte de paix. — Monseigneur, répondit Oxford, vous me demandez là bien peu de chose, puisque votre demande ne fait qu’appuyer un devoir de chrétien. J’étais désespéré d’avoir perdu mon fils, je remercie le Ciel et Votre Altesse de me l’avoir rendu. Être l’ami de Campo-Basso m’est une chose impossible. La bonne foi et la trahison, la vérité et le mensonge, pourraient aussi bien se donner la main et s’embrasser. Mais l’Italien ne sera pour moi ni plus ni moins qu’avant cette rupture, c’est-à-dire absolument rien. Je remets mon honneur au soin de Votre Altesse… s’il consent à reprendre son gage, je reprendrai le mien. John de Vere peut ne pas craindre que le monde suppose qu’il redoute Campo-Basso. »

Le duc lui en fit ses sincères remercîments, et retint les officiers à passer avec lui la soirée dans sa tente. Ses manières semblaient à Arthur être plus calmes qu’il ne les avait jamais vues, tandis qu’elles rappelaient au comte d’Oxford les anciens jours où avait commencé leur intimité, avant que le pouvoir absolu et des succès sans bornes eussent gâté le caractère de Charles, brusque, mais non sans générosité. Le duc ordonna une distribution de vivres et de vin parmi les soldats, témoigna un vif intérêt pour qu’ils fussent bien logés, s’informa des malades et des blessés, et de l’état de l’armée en général ; mais il ne reçut que des réponses peu satisfaisantes. Prenant à part quelques uns de ses conseillers, il leur dit : « Si nous n’avions pas fait un vœu, nous différerions cette entreprise jusqu’au printemps, où nos pauvres soldats pourraient se mettre en campagne sans avoir tant à souffrir. »

Il n’y eut rien autre chose de remarquable dans la conduite du duc, sinon qu’il demanda à plusieurs reprises où était Campo-Basso. On lui annonça enfin qu’il était indisposé, et que son médecin lui avait recommandé le repos : il était donc allé se reposer, afin de pouvoir remplir ses devoirs à la pointe du jour, la sûreté du camp dépendant tout entière de sa vigilance.

Le duc ne fit aucune observation sur cette excuse, qu’il considéra comme indiquant une répugnance cachée, de la part de l’Italien, à se rencontrer avec Oxford : les hôtes du pavillon ducal furent congédiés une heure avant minuit.

Quand Oxford et son fils furent dans leur propre tente, le comte tomba dans une profonde rêverie qui dura presque dix minutes. Enfin, tressaillant tout-à-coup, il dit : « Mon fils, donnez ordre à Thibaut et à nos hommes de tenir nos chevaux prêts devant la tente au point du jour, ou plutôt avant ; et il n’y aurait pas de mal à ce que vous demandassiez à notre voisin Colvin de nous accompagner dans notre excursion. Je visiterai les avant-postes dès l’aurore. — C’est une résolution soudaine, mon père, dit Arthur. — Et pourtant elle peut être prise trop tard. S’il eût fait clair de lune, j’aurais tenté quelques rondes cette nuit. — Il fait noir comme dans la gorge d’un loup. Mais pourquoi, mon père, cette nuit en particulier excite-t-elle vos alarmes ? — Mon fils Arthur, peut-être allez-vous trouver votre père crédule ; mais ma nourrice Marthe Nixon, était une femme du Nord et pleine de superstition. Surtout elle avait coutume de dire qu’un changement subit et non motivé dans le caractère d’un homme, comme du libertinage à la sobriété, de la tempérance à la débauche, de l’avarice à d’extravagantes dépenses, de la prodigalité à l’amour de l’argent, annonçait un changement immédiat dans sa fortune ; indiquait quelque mutation grave dans sa position, soit en bien, soit en mal, et en mal très probablement, puisque nous vivons dans un monde mauvais : tel était celui dont le caractère variait. L’idée de cette vieille femme m’est revenue si étrangement à l’esprit, que je suis déterminé à voir de mes propres yeux, avant l’aurore de demain, si toutes mes sentinelles et mes patrouilles autour du camp sont bien à leur poste. »

Arthur fit les communications nécessaires à Colvin et à Thibaut, puis se retira pour reposer.

Ce fut à la pointe du jour, le 1er janvier 1477, époque longtemps mémorable par les événements qui la marquèrent, que le comte d’Oxford, Colvin et le jeune Anglais, suivis seulement par Thibaut et deux autres serviteurs, commencèrent leur ronde autour des campements du duc de Bourgogne. Dans la plus grande partie de leur tournée ils trouvèrent les sentinelles et les gardes toutes en alerte et à leur poste. C’était une matinée froide ; la terre était en partie couverte de neige ; cette neige avait été en partie fondue par un dégel qui avait duré deux jours, mais ensuite s’était transformée en glace par une gelée qui avait commencé le soir précédent et continuait encore ; il eût été difficile de voir une scène plus triste.

Mais quelles furent la surprise et l’alarme du comte d’Oxford et de ses compagnons, lorsqu’ils arrivèrent à cette partie du camp qu’occupaient encore, la veille, Campo-Basso et ses Italiens qui, en comptant les gens d’armes et les stradiotes, montaient à environ deux mille hommes ! Pas un qui vive ne fut crié… pas un cheval ne hennit, pas un coursier n’était attaché aux nombreux piquets… pas de garde dans cette partie du camp. Ils examinèrent plusieurs tentes et huttes, et ils virent avec effroi qu’elles étaient vides.

« Retournons donner l’alarme au camp, dit le comte d’Oxford ; c’est une trahison. — Non, milord, répondit Colvin, n’allons pas raconter des nouvelles incomplètes. J’ai une batterie avancée à cent pas, laquelle défend l’accès de ces chemins creux ; voyons si mes canonniers allemands sont à leur poste, et je crois pouvoir jurer que nous les y trouverons. La batterie commande un sentier étroit par lequel il faut absolument passer pour approcher du camp, et si mes hommes sont à leur devoir, je gagerais ma vie que nous pouvons défendre le passage jusqu’à ce qu’une partie du corps principal vienne à notre secours. — En avant donc, au nom de Dieu ! » dit le comte d’Oxford.

Ils se précipitèrent au galop et à tout risque sur un terrain inégal rempli de verglas en certains endroits, et encombré de neige dans les autres. Ils arrivèrent à l’artillerie, habilement placée de manière à balayer le passage qui allait en montant jusqu’aux pièces, et au delà descendait en pente douce vers les retranchements. La pâle lueur d’une lune d’hiver, se mêlant aux premiers rayons du jour, leur montra que les canons étaient à leurs place, mais aucune sentinelle n’apparaissait.

« Les infâmes ne peuvent avoir déserté ! » dit Colvin tout surpris… mais voyons, on aperçoit de la lumière dans les tentes… Oh ! peste soit de cette distribution de vin ! ils se sont abandonnés à leur péché habituel d’ivrognerie. J’aurai bientôt mis fin à leurs réjouissances. »

Il sauta de cheval, et se précipita dans la tente d’où partait la lumière. Les canonniers, pour la plupart, y étaient encore, mais étendus à terre, leurs coupes et leurs flacons épars autour d’eux ; et leur ivresse était si complète, que Colvin put seulement, par ordre et par menaces, en réveiller deux ou trois, qui, chancelant et obéissant plutôt par instinct que par sentiment, allèrent garder la batterie. Un bruit lourd, semblable à celui d’hommes marchant très vite, se fit alors entendre vers le défilé.

« C’est le mugissement lointain d’une avalanche, dit Arthur. — C’est une avalanche de Suisses, et non de neige, répliqua Colvin… Oh ! les maudits ivrognes !… Les canons sont chargés doublement, et bien pointés… Une volée les arrêterait infailliblement, fussent-ils des diables, et le bruit alarmerait le camp plus vite que nous ne pouvons le faire… Mais, oh ! les lâches ivrognes ! — Ne leur demandez pas leur aide, dit le comte ; mon fils et moi nous allons prendre chacun une mèche, et faire les canonniers pour cette fois. » Ils descendirent de cheval, et, recommandant à Thibaut et aux valets de veiller sur leurs chevaux, le comte d’Oxford et son fils prirent chacun une mèche dans les mains des Allemands incapables de se remuer, dont trois seulement conservaient assez de force pour se tenir à côté de leurs canons.

« Bravo ! s’écria l’intrépide commandant d’artillerie ; il n’y eut jamais batterie plus noble. Maintenant, camarades… pardon, messieurs, ce n’est pas l’instant des cérémonies… Et vous, coquins d’ivrognes, songez qu’il ne faut pas faire feu avant que j’en donne l’ordre, et, fussent les côtes de ces beaux marcheurs aussi dures que leurs montagnes de rochers, ils apprendront comment le vieux Colvin charge ses canons. »

Ils se tinrent presque sans respirer chacun à leur pièce. Le terrible bruit approchait toujours de plus en plus, jusqu’à ce que le jour, encore imparfait, montrât une colonne d’hommes, noire et longue, mais forte, armés de hautes piques, de haches et d’autres armes, au milieu desquels flottaient obscurément des bannières. Colvin les laissa approcher à la distance d’environ quarante pas, puis donna le signal du feu. Mais sa pièce seule partit ; une faible flamme sortit de la lumière des autres qui avaient été enclouées par les déserteurs italiens, et laissées réellement incapables de servir, quoique propres en apparence au service. Si elles avaient été toutes dans le même état que celle tirée par Colvin, elles auraient probablement vérifié la prophétie : car même cette unique décharge produisit un terrible effet, et fit une longue tracée de morts et de blessés à travers la colonne suisse, dont la première et principale bannière fut renversée.

« Ne bougez pas encore, dit Colvin, et aidez-moi, s’il est possible, à recharger ma pièce. »

Mais on ne lui en laissa point le temps. Un homme à taille colossale, qu’on distinguait sur le front de la colonne ébranlée, releva la bannière tombée, et, d’une voix de géant, s’écria : « Quoi ! compatriotes, avez-vous oublié Granson et Murten, et avez-vous peur d’un seul coup de canon ?… Berne… Uri… Schwitz… bannières en avant ! Unterwalden, voici votre étendard ! poussez vos cris de guerre, soufflez dans vos cornets ; Unterwalden, suivez votre landamman ? »

Ils se précipitèrent comme un océan furieux, avec un bruit aussi assourdissant, une course aussi impétueuse. Colvin, travaillant encore à recharger la pièce, fut terrassé pendant qu’il la chargeait ; Oxford et son fils furent foulés aux pieds par la multitude, dont les rangs extrêmement pressés empêchèrent qu’on ne dirigeât aucun coup fatal contre eux. Arthur se sauva en partie en se glissant sous le canon près duquel il était posté ; son père, moins heureux, sur le corps duquel marchèrent les ennemis, aurait été infailliblement écrasé sans son armure à l’épreuve. Cette multitude d’hommes, au nombre d’au moins quatre mille, s’élança vers le camp, continuant à pousser de terribles vociférations mêlées bientôt de mugissements, de plaintes aiguës et de cris d’alarmes.

Une large lueur rouge s’élevant devant les assaillants, et faisant pâlir la lumière incertaine d’une matinée d’hiver, rappela enfin Arthur au sentiment de sa position. Le camp était en feu derrière lui, et retentissait de tous les différents cris de victoire et de terreur qui sont entendus dans une ville prise d’assaut : se relevant aussitôt, il chercha autour de lui s’il voyait son père. Il gisait près de lui, privé de connaissance, comme les canonniers que leur ivresse avait empêchés de chercher à fuir. Ouvrant alors le casque de son père, il eut la joie de voir qu’il donnait encore des signes de vie.

« Les chevaux ! les chevaux ! dit Arthur. Thibaut, où es-tu ? — À vos ordres, mon maître, » dit le fidèle serviteur, qui s’était sauvé, lui et les animaux confiés à ses soins, par une prudente retraite dans un petit buisson que les assaillants avaient évité pour ne point troubler leurs rangs.

« Où est le brave Colvin ? dit le comte ; donnez-lui un cheval ; je ne l’abandonnerai pas ainsi en péril. — Les guerres sont finies, milord, répliqua Thibaut ; il ne montera plus jamais sur un cheval de bataille. »

Un regard et un soupir, à la vue de Colvin, le fouloir à la main, étendu sous la bouche de la pièce, la tête fendue par une hache d’arme suisse, fut tout ce que permettait le moment.

« Où allons-nous diriger notre course ? demanda Arthur à son père. — Il faut rejoindre le duc, répondit le comte d’Oxford ; ce n’est pas un jour comme celui-ci que je veux le quitter. — Si tel est votre bon plaisir, dit Thibaut, j’ai vu le duc suivi d’une dizaine de ses gardes traverser à franc étrier cette rivière profonde, et courir vers la plaine du côté du nord. Je crois que je pourrais vous guider sur ses traces. — En ce cas, répondit Oxford, montons à cheval et suivons-le. Le camp a été assailli en plusieurs endroits à la fois, et tout doit être perdu, quoiqu’il ait fui. »

Le comte d’Oxford, bien qu’aidé par eux, eut grand’peine à se placer en selle, et galopa aussi vite que le lui permirent ses forces, revenues peu à peu, dans la direction que leur indiquait le Provençal. Les autres domestiques furent dispersés ou tués.

Ils tournèrent plus d’une fois la tête vers le camp qui était alors le théâtre d’un vaste incendie, dont la lueur brillante et rougeâtre leur permit de découvrir sur la terre les traces de la retraite de Charles. À trois milles environ du lieu de leur défaite, d’où les cris des vainqueurs, qu’ils entendaient encore, se mêlaient au son des cloches de Nanci qui sonnaient la victoire, ils atteignirent une mare à demi-gelée, autour de laquelle gisaient plusieurs cadavres. Le premier qu’ils distinguèrent fut celui de Charles de Bourgogne, naguère possesseur d’un pouvoir si illimité, de richesses si vastes. Il était en partie dépouillé et mis à nu comme ses compagnons d’infortune. Son corps était couvert de nombreuses blessures portées avec différentes armes. Son épée était encore dans sa main, et la singulière férocité qui avait coutume d’animer ses traits durant une bataille, demeurait encore sur son visage froid. Tout près de lui, comme s’ils étaient tombés en combattant l’un contre l’autre, gisaient le corps d’Albert, comte de Geierstein, et celui d’Ital Schreckenwald, serviteur fidèle, quoique peu scrupuleux de ce dernier, était étendu quelques pas plus loin. Tous deux portaient l’uniforme des hommes d’armes du duc, déguisement qu’ils avaient sans doute pris pour exécuter la fatale commission du tribunal secret. On suppose qu’un détachement des hommes du traître Campo-Basso prit part à l’escarmouche où le duc avait perdu la vie, car six ou sept d’entre eux, et un nombre à peu près égal des gardes du duc furent trouvés morts au même endroit.

Le comte d’Oxford descendit de cheval, et examina le corps inanimé de son ancien compagnon d’armes, avec toute la douleur que lui inspirait le souvenir de sa vieille affection. Mais tandis qu’il s’abandonnait aux sentiments que lui inspirait un si douloureux exemple de la chute des grandeurs humaines, Thibaut, qui avait les yeux fixés sur la route qu’ils venaient de parcourir, s’écria : « À cheval, milord ! ce n’est pas l’instant de pleurer les morts, à peine avons-nous le temps de sauver les vivants… les Suisses sont sur nous. — Fuis toi-même, mon brave soldat, dit le comte ; et toi, Arthur, prends aussi la fuite, et sauve ta jeunesse pour de meilleurs jours. Je ne puis ni ne veux aller plus loin. Je vais me rendre à ceux qui me poursuivent ; s’ils me font grâce, tant mieux ; sinon il est là-haut un être qui me recevra dans son sein. — Je ne consentirai jamais à fuir et à vous laisser sans défense, dit Arthur ; je resterai et je partagerai votre destin. — Et moi je demeurerai aussi, ajouta Thibaut ; les Suisses font guerre loyale, lorsque leur sang n’a pas été trop échauffé par la résistance, et on ne leur en a pas beaucoup opposé aujourd’hui. »

Le détachement suisse qui arrivait se trouva être composé de Sigismond, de son frère Ernest, et de quelques autres jeunes gens d’Interwalden. Sigismond leur fit quartier avec beaucoup d’égards et de joie ; et ainsi, pour la troisième fois, rendit à Arthur un important service, en retour des preuves de tendresse qu’il lui avait souvent données.

« Je vais vous conduire à mon père, dit Sigismond, qui sera fort content de vous voir ; seulement vous le trouverez un peu chagrin, pour le moment, de la mort de mon frère Rudiger qui est tombé avec la bannière en main, tué par le seul coup de canon qui ait été tiré ce matin : les autres n’ont pu aboyer ; Campo-Basso a muselé les mâtins, autrement la plupart d’entre nous eussent été servis comme le pauvre Rudiger. Mais Colvin lui-même est tué. — Campo-Basso était-il donc d’intelligence avec vous ? dit Arthur. — Non, pas avec nous… nous méprisons de tels alliés… mais il y a eu quelques relations entre l’Italien et le duc Ferrand. Après avoir encloué les canons, et rendu les canonniers allemands ivres-morts, il s’est transporté à notre camp avec quinze cents chevaux, et s’est offert à combattre avec nous. Mais « non, non ! s’est écrié mon père, les traîtres ne sont jamais reçus dans une armée suisse ; » de façon que, tout en passant par la porte qu’il nous avait ouverte, nous n’avons pas voulu de sa compagnie. Il est donc allé avec le duc Ferrand, attaquer l’autre extrémité du camp, où il les a introduits, en les annonçant comme un corps de ses troupes qui revenait de faire une reconnaissance. — Oh ! alors, dit Arthur, jamais traître plus consommé n’a paru sur la terre, ni jeté ses filets avec plus d’adresse. — Vous dites vrai, répliqua le jeune Suisse. Le duc ce pourra jamais, assure-t-on, réunir une autre armée. — Jamais, jeune homme, dit le comte d’Oxford, car vous le voyez mort devant vous. »

Sigismond tressaillit ; car il attachait un grand respect, et même une espèce de crainte au nom terrible de Charles-le-Téméraire, et il pouvait à peine croire que le cadavre déchiré qui gisait sous ses yeux fût le personnage qu’on lui avait appris à redouter. Mais sa surprise fut mêlée de douleur, lorsqu’il aperçut aussi le corps de son oncle, le comte Albert de Geierstein.

« Ô mon oncle ! dit-il… mon cher oncle Albert, toute votre grandeur, toute votre sagesse ne vous ont-elles amené qu’à mourir aux bords d’une mare comme un malheureux mendiant !… Allons, il faut cependant porter cette triste nouvelle à mon père, et la mort de son frère va encore augmenter la vive douleur que lui cause déjà l’infortune du pauvre Rudiger ; mais c’est une petite consolation de penser que mon père et mon oncle étaient ennemis irréconciliables. »

Ils aidèrent encore avec quelque peine le comte d’Oxford à remonter à cheval, et ils se remettaient déjà en route lorsque le noble Anglais dit : « Voudrez-vous placer ici une garde pour préserver ces corps de nouvelles insultes, afin qu’on puisse les enterrer avec toute la solennité convenable ? — Par Notre-Dame d’Einsiedlen ! je vous remercie de l’idée, dit Sigismond. Oui, nous ferons ce que l’Église peut pour mon oncle Albert : il est à espérer qu’il n’a point perdu d’avance son âme, en jouant avec Satan à pair ou non. Je voudrais que nous eussions un prêtre pour rester auprès de son pauvre corps ; mais n’importe, puisqu’on n’a jamais ouï parler d’un démon qui soit apparu avant déjeuner. »

Ils se rendirent au quartier du landamman à travers des tableaux et des scènes qu’Arthur, et même son père si bien accoutumé à la guerre sous toutes ses formes, ne purent voir sans frissonner ; mais le simple Sigismond, qui marchait à côté d’Arthur, amena la conversation sur un sujet si intéressant, qu’il détourna l’attention de son ami des horreurs qui les entouraient.

« Avez-vous encore affaire en Bourgogne, maintenant que votre duc a perdu la vie ? demanda-t-il. — Mon père le sait mieux que moi, mais je pense que non. La duchesse de Bourgogne qui doit maintenant succéder à une partie de l’autorité de feu son époux dans ses domaines, est sœur de cet Édouard d’York, et mortelle ennemie de la maison de Lancastre et de ceux qui lui sont demeurés fidèles. Il ne serait ni prudent ni sûr pour nous de rester dans un pays où elle est souveraine. — En ce cas, mon plan va réussir à souhait. Vous reviendrez à Geierstein, et vous habiterez avec nous. Votre père sera un frère pour le mien, et un meilleur que mon oncle Albert qu’il ne voyait pas, et avec qui il ne causait que rarement, tandis qu’avec votre père il conversera du matin au soir, et nous laissera tout l’ouvrage de la ferme ; et vous, Arthur, vous viendrez avec nous ; vous serez un frère pour nous tous, en place du pauvre Rudiger, qui était certainement mon véritable frère, ce que vous ne serez jamais ; cependant je n’ai jamais pu l’aimer autant que je vous aime, attendu qu’il n’était pas d’un si bon caractère. Et puis, Anne… ma cousine Anne… est tout-à-fait confiée aux soins de mon père… Elle est maintenant à Geierstein… et vous savez, roi Arthur, nous avions coutume de l’appeler reine Geneviève. — Vous disiez alors une grande folie. — Mais c’est une grande vérité… car, voyez-vous, j’aimais à conter à ma cousine Anne nos histoires de chasse et nos autres prouesses ; mais jamais elle ne voulait entendre un mot avant que je lui parlasse un peu du roi Arthur, et alors je réponds qu’elle se serait tenue aussi tranquille qu’une poule de bruyère quand l’épervier plane dans les cieux ; et maintenant que Donnerhugel est tué, vous savez que vous pouvez épouser Anne quand vous voudrez, vous et elle, car personne n’a intérêt de vous en empêcher. »

Arthur rougit de plaisir sous son casque, et oublia presque tous les malheurs compliqués du matin de ce premier jour de l’an.

« Vous oubliez, » répliqua-t-il à Sigismond du ton le plus indifférent qu’il put prendre, « que la mort de Rudolphe peut faire naître dans votre pays des préventions contre moi. — Pas du tout, pas du tout ; nous ne gardons pas rancune de ce qui a été loyalement fait sous le bouclier. Ce n’est pas plus que si vous l’aviez vaincu à la lutte ou au palet… Seulement c’est un jeu auquel on ne peut recommencer la partie. »

Ils entrèrent alors dans la ville de Nanci, les fenêtres étaient ornées de tapisseries, et les rues encombrées d’une foule tumultueuse, ivre de joie, que le succès de la bataille avait délivrée de toute crainte relativement à la formidable résistance de Charles de Bourgogne.

Les prisonniers furent reçus avec la plus grande bienveillance par le landamman, qui les assura de sa protection et de son amitié. Il parut supporter la mort de son fils Rudiger avec une sombre résignation.

« Il aimait mieux, disait-il, que son fils fût tombé sur un champ de bataille, que le voir vivre pour mépriser la vieille simplicité de son pays, et croire que l’objet d’un combat était de remporter du butin. L’or du duc de Bourgogne mort, ajouta-t-il, nuira aux mœurs de la Suisse plus irréparablement que son épée, durant sa vie, n’avait nui à leurs corps. «

Le landamman déclara en outre que son frère l’avait averti qu’il était engagé dans une entreprise si périlleuse qu’il était presque certain d’y périr, et qu’il avait légué sa fille aux soins de son oncle, avec des instructions relatives à un établissement.

Ils se quittèrent alors ; mais bientôt après le landamman demanda avec anxiété au comte d’Oxford quelles étaient ses vues pour l’avenir et s’il pouvait les seconder.

« Je pense à choisir la Bretagne pour mon lieu de refuge, répondit le comte, car ma femme y demeure depuis que la bataille Tewkesbury nous a chassés d’Angleterre. — N’en faites rien, répliqua le bon landamman ; mais venez à Geierstein, avec la comtesse, et si elle peut, comme vous s’accoutumer à nos manières de montagnards, et à l’aspect de nos montagnes, vous serez aussi bien venus dans ma maison que chez un frère, en un séjour à jamais étranger aux conspirations et aux trahisons. Songez-y bien, le duc de Bretagne est un prince faible, entièrement gouverné par un misérable favori, Pierre Landais. Il est aussi capable je veux dire le ministre de vendre le sang des braves, qu’un boucher de vendre de la viande de bœuf ; et vous savez qu’il ne manque pas de gens, en France et en Bourgogne, qui ont soif du vôtre. »

Le comte d’Oxford lui témoigna ses remercîments d’une telle proposition, déclara qu’il en profiterait, si elle était approuvée par Henri de Lancastre, comte de Richmond, qu’il regardait alors comme son souverain.

Pour finir cette histoire, trois mois environ après la bataille de Nanci, l’illustre exilé, comte d’Oxford, reprit son nom de Philipson, amenant avec son épouse quelques restes de leur fortune première, qui les mirent à même d’acquérir une habitation commode près de Geierstein ; et le crédit du landamman dans le canton leur fit obtenir le droit de citoyen. La haute naissance et la médiocre fortune d’Anne de Geieistein et d’Arthur de Vere, jointes à leur inclination mutuelle, firent paraître leur union parfaitement assortie, et Annette et son prétendant s’établirent près du jeune couple, non comme domestiques, mais comme aides dans les travaux de la ferme : assistance fort nécessaire pour la partie qui exigeait une grande surveillance ; car Arthur continua à préférer la chasse à l’agriculture, goût qui n’était nullement préjudiciable, puisque son revenu propre allait presque jusqu’à l’opulence dans ce pauvre pays. Le temps passa, et il y avait déjà cinq ans que la famille bannie était venue vivre en Suisse. En 1482, le landamman mourut de la mort du juste, universellement pleuré, comme le modèle des chefs sages et courageux, simples d’esprit et prudents, qui gouvernèrent la Suisse pendant la paix, et la conduisirent au combat en temps de guerre. La même année, le comte d’Oxford perdit la noble comtesse.

Mais l’étoile de Lancastre recommença à briller à cette époque, et fit sortir de leur retraite l’illustre banni et son fils, qui participèrent encore à des intrigues politiques. Le précieux collier de Marguerite reçut alors l’emploi auquel il était destiné, et le produit en fut appliqué à lever les régiments qui, peu après, gagnèrent la célèbre bataille de Bosmorth, où les armes d’Oxford et de son fils contribuèrent tant au succès de Henri VII. Cette circonstance changea les destinées de de Vere et de son épouse. Leur ferme suisse fut laissée à Annette et à son mari ; et les grâces et la beauté d’Anne de Geierstein excitèrent autant d’admiration à la cour anglaise que jadis au chalet suisse, où elle avait demeuré.



fin de anne de geierstein.



  1. Les Élégies de Lewarch, par Owen Pugh, préface, p. 46. La place de ces assemblées était marquée en formant un cercle de pierres autour du Maen Gorsedd ou pierre de Gorsedd.
  2. La première traduction de ce roman a été publiée sous le titre de Charles le Téméraire. a. m.
  3. Magistrat principal. a. m.
  4. Montagne du pays de Galles. a. m.
  5. Minnesingers, dit le texte ; ménestrels allemands. a. m.
  6. Le Ranz des vaches. a. m.
  7. Mot allemand qui veut dire droit du poing. a. m.
  8. Rising in North-West, dit en effet le texte. a. m.
  9. Le plaisir du comte. a. m.
  10. Allusion aux événements racontés dans Quentin Durward. a. m.
  11. Littéralement, bien du profit. a. m.
  12. Folter-kammer, dit le texte ; mot allemand, formé de folter, torture, et de kammer, chambre. a. m.
  13. Ici l’auteur fabrique un nom dont le sens exprime la profession de l’exécuteur des hautes œuvres. Il l’appelle Scharfrichter, mot qui en allemand veut dire bourreau, et qui se compose de scharf, tranchant, et de richter, juge ; c’est-à-dire juge tranchant. a. m.
  14. Expressions allemandes : Francis pour François ; Steinernherz, cœur de pierre ; von, de ; blut, sang ; acker, champ : ce qui revient à cette phrase : François-Cœur-de-Pierre de Champ-de-Sang. a. m.
  15. Personnage du roman de Quentin Durward. a. m.
  16. Riese, géant ou grand, feld champ. a. m.
  17. Jung, jeunes ; hernn, messieurs. a. m.
  18. Autre lui-même, expression usitée encore ainsi en Allemagne. a. m.
  19. Rescousse, vieux mot pour aide ou délivrance. a. m.
  20. On sait qu’il y a un dialecte suisse, et qu’il diffère autant de l’allemand qu’un patois de France diffère du français. a. m.
  21. Poêle, ou chambre dans laquelle il se trouve. a. m.
  22. Le mot véhmique est d’une origine incertaine ; mais il a toujours été employé à désigner cette cour secrète et inquisitoriale : les membres se nommaient wissenden ou initiés, mot répondant à l’expression moderne illuminés. (Note anglaise.) a. m.
  23. Le nom de strik-kind, deux mots allemands, qui veut dire enfant de la corde, était donnée à la personne accusée devant ces terribles tribunaux. a. m.
  24. Un frère n’est pas en sûreté avec son frère, ni l’hôte avec son hôte. a. m.
  25. Les parties de l’Allemagne soumises à la juridiction du tribunal secret étaient appelées le Pays-rouge, soit à cause du sang que ce tribunal y faisait couler, soit pour toute autre raison. La Westphalie, d’après les limites qu’elle avait au moyen âge, et qui étaient plus étendues qu’aujourd’hui, était le principal théâtre de la Vèhme. a. m.
  26. Allusion à une superstition populaire en Allemagne. a. m.
  27. Barenhauter, dit le texte, ce qui signifie vaurien, comme les soldats allemands et barenhaut voulant dire aussi peau d’ours, l’interlocuteur fait ici un jeu de mots. a. m.
  28. Allusion à une légende de ce nom. a. m.
  29. Le parti de Lancastre jetait sur Édouard VI l’imputation de bâtardise, qui était totalement dénuée de fondement. a. m.
  30. Damile, dit le texte : c’est le samis de Venise, étoffe à lames d’or et d’argent qui n’est guère employée qu’à Constantinople. a. m.
  31. Cavalier noir. Swchartz, en allemand, signifie noir ; et reiter, cavalier. C’est du reste, ici le nom d’une compagnie franche. a. m.
  32. L’archevêque de Cologne était reconnu comme chef de tous les francs tribunaux ou cours véhmiques en Westphalie, par un privilège accordé, en 1223, par l’empereur Charles IV. Wenceslas confirma cet acte par un nouveau privilège daté de 1332, dans lequel l’archevêque est appelé grand-maître de la vèhme, ou grand inquisiteur. Ce prélat et d’autres prêtres furent encouragés à remplir ces fonctions par le pape Boniface III, dont la discipline ecclésiastique leur permit en pareil cas de s’arroger le droit de juger dans les affaires de vie et de mort. (Note anglaise. a. m.)
  33. Son, en anglais, veut dire fils, et Philipson, fils de Philippe. a. m.
  34. Guantes, mot employé par les Espagnols, comme les Français disent étrennes, et les Anglais handsell ou luckpenny, termes dont se servent les inférieurs envers leurs patrons pour leur annoncer de bonnes nouvelles. Handsell, veut dire étrenne, et luckpenny, sou de bonheur. a. m.