Anne de Geierstein/Introduction

Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 5-16).


INTRODUCTION


MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




Ce roman fut écrit à une époque où je ne pouvais fouiller dans ma bibliothèque, assez riche en ouvrages d’histoire et surtout en mémoires sur le moyen âge, temps dans lequel j’avais l’habitude de chercher les sujets de mes compositions fictives. En d’autres termes, il a été le fruit de mes heures de loisir à Édimbourg, et non celui de mes tranquilles matinées dans mon pays. Ayant été obligé de me fier à ma mémoire, forte il est vrai, mais pourtant capricieuse, je dois avouer qu’à raison de ces circonstances on trouvera plus de violations de la vérité historique dans les détails, qu’on n’en peut reprocher peut-être à mes autres romans.

J’ai été souvent complimenté sur la force de ma mémoire, et souvent j’ai eu dans la vie l’occasion de faire la réponse du vieux Beattie de Meikledale au ministre de sa paroisse, qui le louait de cette même faculté. « Non, docteur, dit l’honnête habitant des frontières, je ne commande pas à ma mémoire ; elle ne retient que ce qui frappe mon imagination, et à tel point, monsieur, que lorsque vous me prêchez pendant une couple d’heures, il ne m’est pas possible de me rappeler, à la fin, un seul mot de votre discours. » Peut-être y a-t-il peu d’hommes dont la mémoire garde avec une égale fidélité plusieurs sujets de différente espèce ; mais je suis fâché de dire que, tandis que la mienne a été rarement en défaut sur quelques pièces de vers ou quelques traits de caractère qui avaient une fois intéressé mon imagination, cependant elle ne m’a été ordinairement que d’un bien faible secours lorsqu’il s’agissait non seulement de noms, de dates, ou d’autres détails minutieux de l’histoire, mais encore de choses plus importantes.

J’espère que cette excuse paraîtra suffisante pour une erreur qui m’a été indiquée par le descendant d’un des personnages introduits dans cette histoire, qui se plaint avec raison de ce que j’ai fait un député paysan d’un des ancêtres d’une famille noble et distinguée, dont nul ne descendit de ce haut rang dans lequel, autant qu’il appartient à une plume, je demande la permission de la rétablir. Le nom de ce personnage, qui figure dans ces pages comme député de Soleure, fut toujours, à ce qu’il paraît, celui d’une maison patricienne, telle qu’elle est aujourd’hui. Le même correspondant me montra encore une autre faute, mais probablement de moindre conséquence. L’empereur, au temps où se passe la scène du roman, quoique le représentant de ce Léopold, qui tomba à la grande bataille de Sempach, n’éleva jamais aucunes prétentions contre les libertés du brave Suisse ; mais au contraire, il traita avec prudence et douceur ceux de cette nation qui s’étaient rendus indépendants, et avec autant de sagesse que de générosité ceux qui avaient encore continué à se reconnaître vassaux de la couronne impériale. Dans mon opinion, un auteur doit toujours se montrer reconnaissant envers celui qui lui indique des erreurs de cette sorte, bien qu’elles soient ordinaires.

Quant à ce qui regarde un sujet général d’un grand intérêt, aux yeux du moins des antiquaires, et dont j’ai parlé avec quelque étendue dans cette histoire, je veux parler des tribunaux Vehmiques de Westphalie, dont le nom résonna d’une façon si terrible aux oreilles des hommes pendant plusieurs siècles, et que le génie de Gœthe a fait revivre dans le public avec toutes ses anciennes terreurs, je suis obligé de dire que dans mon opinion une lumière entièrement nouvelle et vraiment éclatante a été répandue sur cette matière depuis qu’Anne de Geierstein est parue, par les profondes recherches de mon ingénieux ami M. Francis Pulgrave, dont les épreuves qui contiennent le passage auquel je faisais allusion, m’ont été prêtées avec la plus grande bonté. L’ouvrage entier sera livré au public avant cette introduction.

En Allemagne, dit ce savant écrivain, il existait une singulière juridiction, qui prétendait descendre directement de la politique païenne et des rituels mystiques des premiers Teutons.

Nous apprenons des historiens de la Saxe que le Fuie-Feldgericht, ou la Cour en plein champ de Corbey, était, dans le temps du paganisme, sous la suprématie des prêtres d’Éresbourg, temple qui possédait l’Irminsule ou la colonne d’Irmin. Après la conversion du peuple, les possessions du temple furent conférées, par Louis-le-Pieux, à l’abbaye qui s’éleva sur son emplacement. La cour se composait de seize personnes, dont la charge était à vie. Le membre le plus âgé présidait comme Gerefa ou Graff. Le plus jeune remplissait les fonctions plus humbles de frohner ou surveillant ; les quatorze autres agissaient comme échevins. C’étaient eux qui prononçaient ou déclaraient tous les jugements. Quand l’un d’eux mourait, un nouveau membre était élu par les prêtres, parmi les vingt-deux races ou familles qui habitaient le Gan ou district, qui comprenaient tous les possesseurs héréditaires du sol. Ensuite, l’élection fut faite par les moines, mais toujours avec l’assentiment du graff et du frohner.

Le siège du jugement, le siège du roi, ou le kônigsstuhl, était toujours mis sur le gazon ; et nous savons, d’après un discours, que le tribunal était aussi élevé dans les champs communs de Gan, dans le dessein de vider les querelles relatives aux limites des terres. Le siège du roi était une partie du terrain de seize pieds de long sur seize de large ; quand le lieu était consacré, le frohner creusait une fosse dans le centre, et dans laquelle chacun des échevins libres jetait une pleine main de cendres, un charbon et une tuile. Si quelque doute s’élevait sur la place du jugement qui avait été régulièrement tenue, les juges cherchaient leurs signes ; s’ils ne les trouvaient pas, alors tous les jugements qui avaient été rendus devenaient nuls et sans effet. C’était aussi une règle de la Cour, qu’elle se tiendrait sous le ciel et à la lumière du soleil. Toutes les anciennes assemblées teutoniques judiciaires se tenaient en plein air ; on peut découvrir quelques restes de leur adoration du soleil dans l’usage et le langage de ce tribunal. Les formes adoptées dans la Cour en plein champ trahissent une singulière affinité avec les doctrines des bardes bretons, relativement à leurs Gorseddan ou conventions, qui furent toujours tenues en plein air, à la lumière du jour, à la face du soleil[1].

Lorsqu’on devait juger un criminel ou décider une cause, le graff et les free échevins s’assemblaient autour du Konigsstuhl ; et le frohner, après avoir ordonné le silence, ouvrait les poursuites en justice, en récitant les vers suivants :

« Sire graff, avec votre permission, je vous prie de dire, selon la loi et sans délai, si votre knave qui demande le jugement, avec votre bonne grâce, sur le siège du roi peut placer ce siège. »

À cette adresse le graff répondait :

« Tandis que le soleil lance ses rayons aussi bien sur les valets que sur les maîtres, je déclarerai la loi de puissance selon le droit. Placez le siège vrai et carré du roi, qu’il le mesure même, en vue de la justice, qu’il soit donné, à la vue de Dieu et de l’homme, au plaignant, de faire sa plainte, et à celui qui se défend, sa réponse, — s’il est possible. »

Conformément à cette permission, le frohner plaçait le siège du jugement dans le milieu du terrain, et alors il parlait pour la seconde fois.

« Sire graff, brave maître, je rappelle à Votre Honneur que je suis votre valet ; dites-moi donc, dans la sincérité de la loi, si la mesure est sûre et toujours la même ; si elle est bonne pour le riche comme pour le pauvre, pour juger les questions territoriales et la condition des individus ; dites-moi si vous fuirez la perdition. »

Et en parlant ainsi il apportait la mesure sur le terrain. Le graff commençait alors à en faire l’essai en mettant son pied droit contre elle, et il était suivi par les autres échevins libres, rangés selon l’ordre de leur âge. La longueur de la mesure étant ainsi reconnue, le frohner parlait pour la troisième fois, disant :

« Sire graff, puis-je me servir ouvertement de votre mesure et du libre siége-de-jugement du roi, sans vous mécontenter ? »

Et le graff répondait :

« Je permets ce qui est juste et je défends ce qui est mal, sous peine d’être puni selon mes vieilles lois. »

On s’occupait alors de mesurer le lieu mystique, ce que l’on faisait en portant la mesure en long et en travers ; le graff se plaçait dans le siège du jugement, donnait l’ordre d’assembler les échevins libres, et les avertissait de prononcer leur jugement selon le droit et la justice.

« En ce jour, d’un consentement unanime et à la clarté du soleil, une Cour en plein champ a été établie ici, en plein jour. Entrez, vous qui le pouvez. La mesure est reconnue juste ; déclarez vos jugements sans délai, et que vos sentences soient fidèlement rendues pendant que le soleil brille encore dans le ciel. »

Les échevins libres donnaient leur jugement d’après la pluralité des voix.

Après avoir observé que l’auteur d’Anne de Geierstein avait, parce qu’on appelle une licence poétique très excusable, transporté quelque chose de ces vers judiciaires de la Cour en plein champ, de l’abbaye de Corbey aux tribunaux libres vehmiques de Westphalie, M. Pulgrave continue à corriger plusieurs erreurs vulgaires, que le roman, sans aucun doute, avait partagées par rapport à la constitution actuelle de ces cours. « Les minutes de leurs procédures, dit-il, ne réalisent pas l’idée populaire de leurs terreurs et de leur tyrannie. » Il m’est permis de mettre en question si les simples minutes des tribunaux sont assez bien conservées pour rendre nul tout ce que la tradition raconte à ce sujet. Les détails suivants n’instruiront pas moins les antiquaires qu’ils amuseront le lecteur peu versé dans les sciences.

La cour, dit M. Pulgrave, se tenait en plein jour, après avoir été publiquement annoncée. Les décisions, quoique promptes et sévères, étaient rendues d’après un système régulier de jurisprudence établie, nullement étrangère même à l’Angleterre, comme on pourrait le croire à la première vue.

La Westphalie, selon son ancienne constitution, était divisée en districts appelés Freigrafschaften. Chacun d’eux possédait ordinairement un, et quelquefois plusieurs tribunaux vehmiques, dont les limites étaient exactement marquées. Le droit du Stuhlherr ou seigneur, était d’une nature féodale et pouvait être transféré selon la manière ordinaire d’aliénation ; et si le seigneur n’agissait pas en personne, il nommait un freigraff pour remplir sa charge à sa place. La Cour elle-même était composée de freischoppen, scabini ou échevins nommés par le graff, qui se partageaient en échevins ordinaires, et les wissenden ou witan. Ces derniers n’étaient admis qu’après s’être liés par un secret aussi singulier que rigoureux.

Cette initiation de ceux qui participaient à tous les mystères du tribunal ne pouvait avoir lieu que sur la terre rouge, ou dans les limites de l’ancien duché de Westphalie. Le candidat, tête nue et dégagé de ses liens, est conduit devant le terrible tribunal. Il est interrogé selon ses qualités, ou plutôt d’après l’absence de défauts. Il doit être un Teuton, né libre, et exempt de toute accusation capable d’être portée devant le tribunal dont il doit devenir membre. Si les réponses sont satisfaisantes, il prête serment et jure par la loi sacrée, qu’il gardera le secret de la sainte Vehme, à l’égard de sa femme et de ses enfants, de son père et de sa mère, de son frère et de sa sœur, du feu et de l’eau, de toute créature qui vit sous le soleil ou sur laquelle la pluie tombe, de tous les êtres qui existent entre le ciel et la terre.

Une autre clause se rapportait à ses devoirs actifs. Plus loin, il jure qu’il dira entièrement au tribunal tous les crimes et toutes les offenses qui tomberont sous le ban secret de l’empereur, qu’il sait être vraies ou qu’il tient de quelqu’un digne de foi ; qu’il ne s’abstiendra pas d’agir ainsi par amour ou par haine, pour de l’or, de l’argent ou des pierres précieuses. Ce serment étant prêté, le nouveau freischoppff était admis aux secrets du tribunal vehmique. Il recevait le mot d’ordre par lequel il reconnaissait ses collègues, et le signe par lequel ils se reconnaissaient chacun en silence. On l’avertit du châtiment terrible qui attend le frère parjure. S’il révèle les secrets de la Cour, il doit s’attendre à être saisi subitement par les ministres de la vengeance. Ses yeux sont fermés, il est jeté par terre, sa langue est roulée autour de son cou, et il est pendu sept fois plus haut qu’un autre criminel ; et soit qu’ils fussent retenus par la crainte du châtiment, ou par les liens encore plus forts du mystère, on ne connaît aucun exemple de la violation des secrets du tribunal.

Unis ainsi par ce lien invisible, les membres de la sainte Vehme devinrent extrêmement nombreux. Dans le quatorzième siècle, cette confédération possédait plus de cent mille membres. Des personnes de tout rang cherchaient à être associées à cette puissante communauté, et à partager les privilèges des frères. Les princes s’empressèrent de permettre à leurs ministres de devenir les membres de cette mystérieuse et sainte alliance ; et les villes de l’empire ne furent pas moins jalouses d’enrôler leurs magistrats dans l’union vehmique.

Le gouvernement suprême des tribunaux vehmiques dans le grand chapitre ou chapitre général était composé de tous les freegraves et de tous les autres membres initiés, grands et petits. L’empereur pouvait présider cette assemblée en personne, mais plus ordinairement il était remplacé par son député, le stadtholder de l’ancien duché de Westphalie. Cette charge fut attachée à l’archevêché de Cologne, après la chute d’Henri-le-Lion, duc de Brunswick.

Avant le chapitre général, tous les membres étaient tenus de rendre compte de leurs actes. Il paraît que les freegraves faisaient des rapports sur les procédures qui avaient eu lieu sous leur juridiction dans le cours de l’année. Les membres indignes étaient chassés, ou bien subissaient un châtiment sévère. C’était là qu’étaient établis les statuts ou les réformes, comme on les appelait, pour servir de règle aux Cours et pour corriger les abus. C’était dans le parlement vehmique que les cas nouveaux et imprévus, pour lesquels les lois existantes ne présentaient aucun remède, recevaient leurs solutions.

Comme les échevins étaient partagés en deux classes, les initiés et les non initiés, ainsi les Cours vehmiques avaient un double caractère. L’Offenbare Ding était une cour ouverte ou Folkmoot ; mais l’Heimliche Acht était le fameux tribunal secret.

La première se tenait trois fois par an. Selon l’ancien usage teutonique, elle s’assemblait ordinairement le mardi, autrefois appelé Dingstag ou jour de la Cour, ou bien Dinstag ou jour du travail, le premier ouvert après les deux grandes fêtes de chaque semaine du dimanche et du lundi ; ce qui était le mardi. Là, tous les chefs de famille du district, libres ou non, assistaient comme aspirants. Les offenbare ding exerçaient une juridiction civile. Dans ce folkmoot comparaissait quelque demandeur ou quelque appelant, qui cherchait à obtenir l’appui du tribunal vehmique. Dans ces cas, il ne possédait pas cette haute juridiction qui lui a donné une si terrible célébrité. Là, aussi, les aspirants du district faisaient leurs dénonciations ou wroge, comme on les appelait, sur les offenses qu’ils savaient avoir été commises, et que le graff et les échevins punissaient.

La juridiction criminelle du tribunal vehmique était placée au rang le plus élevé. Le vehme punissait la calomnie et l’injure. La violation des dix commandements était réprimée par les échevins. Les crimes secrets qui ne pouvaient pas être prouvés par les témoignages ordinaires, tels que la magie, la sorcellerie, le poison, étaient particulièrement du ressort des juges vehmiques ; et ils désignèrent quelquefois leur juridiction, comme comprenant toute offense contre l’honneur de l’homme ou les préceptes de la religion ; et si la propriété d’un pauvre individu était occupée par un orgueilleux bourgeois de la Hanse, le pouvoir des défendeurs devenait une excuse raisonnable à l’intervention du pouvoir vehmique.

Les échevins, comme conservateurs du ban de l’empire, étaient obligés de faire constamment le tour de leur district, jour et nuit. S’ils saisissaient un voleur, un assassin, ou l’auteur de quelque autre crime odieux en flagrant délit, ou s’il avouait le fait, ils le pendaient au premier arbre qu’ils rencontraient. Mais pour rendre cette exécution légale, il fallait un procès nouveau ou la saisie et l’exécution du criminel avant l’aurore ou la tombée de la nuit ; il fallait aussi la parfaite évidence du crime ; enfin, trois échevins au moins devaient saisir le coupable, porter témoignage contre lui et le juger pour son action récente.

Si, sans aucun accusateur certain et sans l’indice du crime, un individu était fortement soupçonné, ou si la nature de l’offense était telle qu’il ne pût pas exister de preuves, et qu’elle ne pût faire naître que de graves présomptions, on soumettait alors l’accusé à ce que les jurisconsultes allemands appelaient la procédure inquisitoriale. Il était du devoir de l’échevin de dénoncer le leumund, ou cet individu d’une mauvaise réputation manifeste, au tribunal secret. Si la simple dénonciation suffisait aux échevins et au freegraff, soit par leurs connaissances personnelles à ce sujet, soit par les renseignements de leur collègue, on appelait l’accusé verfambt ; il était condamné à mort, et dans quelque lieu qu’il tombât entre les mains des frères du tribunal, ils l’exécutaient sans délai et sans merci. Un coupable qui s’était soustrait à la justice des échevins était exposé au même châtiment. Tel était aussi le jugement porté contre la partie qui, après avoir été assignée à comparaître devant une cour ouverte, faisait défaut. Mais jamais le wissenden n’était exposé au procès sommaire ou au procès inquisitorial, à moins qu’il n’eût révélé les secrets du tribunal. On le présumait un homme fidèle, et si on n’avait de grands soupçons pour l’accuser ou pour le faire leumund, cette présomption ou cette mauvaise réputation qui lui aurait été fatale, s’il n’avait pas été initié, disparaissait complètement devant le serment de l’échevin libre. Si une partie accusée par appel ne déclinait pas des investigations, il comparaissait devant la Cour ouverte et se défendait selon les règles ordinaires de la loi. S’il se cachait, ou s’il y avait contre lui des choses évidentes ou des présomptions, l’accusation était alors portée devant la cour secrète qui prononçait son jugement. Le procès accusatorial, comme on l’appelait, était aussi, dans plusieurs cas, porté en première instance devant le Heimliche Acht. Suivant l’examen des témoignages, il ne possédait aucun caractère particulier, et ses formes étaient celles des cours ordinaires de justice. Le wissenden ou witan ne pouvait être jugé que de cette manière. Ce privilège d’être exempt des procès sommaires ou des effets du leumund, paraît avoir été une des raisons qui engagèrent tant de personnes qui ne marchaient pas sur la terre rouge, de chercher à faire partie du lien vehmique.

Il n’y avait point de mystère dans l’assemblée de Heimliche Acht. Les juges s’assemblaient sous un chêne ou sous un tilleul, en plein jour et à la vue du ciel. Ce tribunal tirait son nom des précautions qu’il prenait pour prévenir la découverte de ses poursuites qui auraient pu donner à l’accusé le temps de se soustraire à la vengeance du vehme. De là, le terrible serment du secret qui liait les échevins. Et si quelque étranger se trouvait dans la Cour, le malheureux intrus était aussitôt châtié de sa témérité par la perte de la vie. Dans le cas où il y avait des chances pour que l’accusé connût la dénonciation, la loi lui accordait un droit d’appel ; mais cette permission lui était de peu d’utilité, c’était une faveur sans profit, car les juges vehmiques cherchaient toujours à cacher leur jugement au malheureux criminel, qui ordinairement ne se doutait de sa sentence que lorsqu’il avait la corde autour du cou.

Selon les traditions de Westphalie, Charlemagne fut le fondateur du tribunal vehmique. On suppose qu’il institua cette cour pour ramener dans la bonne voie les Saxons, toujours prompts à retomber dans l’idolâtrie d’où il les avait tirés, non par la persuasion, mais par son épée. Cette opinion n’est pourtant pas confirmée par des documents évidents ou par les historiens contemporains. Si nous examinons les procédures du tribunal vehmique, nous verrons qu’en principe il ne diffère en aucun caractère essentiel des juridictions sommaires, exercées par les corporations des villes et dans les districts des Anglo-Saxons en Angleterre. Chez nous, le voleur ou le brigand était également exposé au châtiment sommaire, s’il était pris par les hommes de la corporation ; les mêmes règles leur interdisaient les procès conduisant à l’exécution sommaire. Un Anglais hors de la loi était exactement dans le cas de celui qui s’était échappé dans les mains des échevins ou qui avait fait défaut devant la cour vehmique. On le condamnait sans l’entendre et sans le confronter avec ses accusateurs. Les poursuites inquisitoriales, comme les appelaient les jurisconsultes allemands, sont analogues à nos dénonciations. Les présomptions sont substituées aux preuves, et l’opinion générale tient la place de l’accusateur responsable. Celui qui devint infidèle au peuple dans l’âge saxon, ou qui fut exposé aux soupçons de l’enquête dans la période suivante, ne fut guère plus heureux que celui qui était désigné comme leumund par la loi vehmique.

Dans le cas d’un délit manifeste ou d’une condamnation par contumace, il n’y avait pas de différences substantielles entre les procès anglais et les procès vehmiques. Mais dans le procès inquisitorial, on accordait au coupable, selon notre vieux code, la chance de courir le risque de l’épreuve. Il était accusé par ou devant le district, ou le thane de Wapentake. S’il était un homme fidèle, il suffisait de son serment pour l’absoudre ; mais il portait les fers s’il ne pouvait se prévaloir d’une bonne et belle réputation. Originairement on suivait peut-être la même marche en Westphalie : car quand un wisseden était accusé, il pouvait se disculper par son serment, étant présumé jouir d’une bonne réputation. Il est donc probable que l’accusé non initié, étant placé à un degré plus bas pour le caractère et la confiance que l’on pouvait avoir en lui, avait en dernier lieu la faveur de l’épreuve. Mais quand le jugement de Dieu fut aboli par l’ordre de l’Église, il ne fut plus permis aux juges vehmiques de soumettre l’accusé à un second jugement.

Les tribunaux vehmiques peuvent seulement être considérés comme les juridictions primitives des vieux Saxons, qui survécurent à la conquête de leur pays. Les formes singulières et mystiques de l’initiation, le système des phrases énigmatiques, l’usage des signes et des symboles pour se reconnaître, peuvent être probablement placés dans les temps où tout le système se trouvait lié à l’adoration des divinités de la vengeance, et où les jugements étaient prononcés par les Doomsmen assemblés, tel que les Asis de l’antiquité devant les autels de Thor ou de Woden. Il est resté dans les juridictions territoriales anglaises quelques faibles vestiges de ce lien avec l’ancienne politique païenne, dont on voit si clairement les traces dans les cours d’Islande ; mais le mystère était depuis long-temps disparu, et le système entier passa dans le mécanisme ordinaire de la loi.

De même que dans les tribunaux vehmiques, il est reconnu que dans un temps et un pays barbare, leurs procès, quoique violents, ne furent pas sans utilité. Leur vengeance, aussi sévère que secrète, arrêtait souvent la rapacité d’un noble brigand, et protégeait l’humble suppliant. L’extension et même l’abus de leur pouvoir étaient en quelque sorte justifiés dans un empire divisé en nombreuses juridictions indépendantes, qui n’étaient soumises à aucun tribunal supérieur capable de rendre une justice impartiale à l’opprimé. Mais dans les progrès du temps, les tribunaux vehmiques dégénérèrent. Les échevins, pris dans les rangs inférieurs, n’avaient aucune considération personnelle. Ennemis des villes opulentes de la Hanse, objets des soupçons et de la haine du pouvoir aristocratique, les tribunaux de quelques districts furent abolis par la loi. D’autres prirent la forme de juridictions ordinaires territoliales ; le plus grand nombre tomba en désuétude. Cependant, jusqu’au milieu du seizième siècle, quelques rares tribunaux vehmiques existaient encore de nom, mais, comme on le pense bien, sans rien posséder de leur ancien pouvoir. (Pulgrave, sur l’élévation et les progrès de la république anglaise. Preuves et illustrations, p. 157.)

On aura remarqué le passage le plus important de cette citation. La vue m’en paraît pleine de justice et de vérité, et si, après de plus mûres recherches, ce fait était reconnu vrai, ce ne serait pas un petit honneur pour l’école anglaise d’avoir trouvé la clef d’un mystère qui a long-temps exercé en vain les profonds et studieux historiens de l’antiquité en Allemagne.

Il y a encore plusieurs autres points qui m’auraient fourni l’occasion de m’étendre sur ce sujet ; mais les préparatifs nécessaires pour un voyage en pays étranger, dans le but de reprendre la santé et la force que j’avais perdues depuis quelque temps, me font couper court sur ce sujet en cette occasion.

Quoique je ne sois jamais allé en Suisse, et que de nombreuses méprises aient dû s’en suivre dans mes essais pour décrire les scènes locales de ce pays romantique, je ne terminerai pas sans dire que mon ouvrage (ce qui est bien satisfaisant pour moi-même) a été reçu avec une cordialité plus qu’ordinaire parmi ces descendants des héros des Alpes dont j’ai essayé de peindre les mœurs. J’ai particulièrement des remercîments à adresser à plusieurs gentilshommes suisses qui, depuis que mon roman est publié, ont enrichi ma petite collection d’armures de modèles de la grande arme offensive qui coupait les lances des chevaliers autrichiens à Sempach, et qui fut employée avec succès dans les jours de carnage de Granson et de Morat. J’ai reçu, je crois, plus de six anciens espadons suisses à deux mains, parfaitement conservés. Les différentes personnes qui me les ont envoyés m’ont ainsi témoigné leur approbation générale de ces pages qu’on va lire. Ces espadons ne sont pas moins intéressants que les épées gigantesques faites à peu près sur le même modèle et d’après les mêmes dimensions, qu’employèrent dans leurs combats contre les braves chevaliers anglais et leurs hommes d’armes Wallace et ces courageux soldats à pied, qui, sous son commandement, jetèrent les fondements de l’indépendance écossaise.

Le lecteur qui désire examiner avec soin les événements historiques de ce temps que mon roman embrasse, trouvera d’amples ressources dans les ouvrages inestimables de Zschokke et de M. de Barante. L’Histoire des Ducs de Bourgogne de ce dernier écrivain est un des meilleurs livres modernes de la littérature européenne. On en trouvera encore dans la nouvelle édition parisienne de Froissart, qui n’a pas obtenu dans ce pays l’attention qu’elle méritait.


Abbotsford, 17 septembre 1831.


Walter Scott.





  1. Les Élégies de Lewarch, par Owen Pugh, préface, p. 46. La place de ces assemblées était marquée en formant un cercle de pierres autour du Maen Gorsedd ou pierre de Gorsedd.