Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 418-438).

CHAPITRE XXXII.

LA MORT.

Car j’ai donné ici mon plein consentement pour dépouiller le corps pompeux d’un roi, pour abaisser l’orgueil, asservir la souveraineté, faire d’une majesté un sujet, et changer les grands de l’état en paysans.
Shakspeare, Richard II.

Le lendemain amena une scène grave. Le roi René n’avait pas oublié de tout disposer pour les plaisirs du jour, lorsqu’à son grand étonnement, à son extrême déplaisir, Marguerite lui demanda une entrevue pour affaire sérieuse. S’il y avait au monde une proposition que René détestât du fond de l’âme, c’était bien celle où se trouvait cité le mot même, le seul mot d’affaire.

« De quoi son enfant pouvait-elle avoir besoin ? était-ce d’argent ? il était prêt à lui donner toutes les sommes qu’il avait en caisse, quoiqu’il avouât que son trésor fût un peu dégarni ; cependant il avait reçu un trimestre de son revenu, lequel se montait à dix mille écus. Combien désirait-elle qu’on lui en comptât ? la moitié ? les trois quarts ou le tout ? La somme entière était à sa disposition. — Hélas ! mon cher père, dit Marguerite, ce n’est pas de mes affaires, mais des vôtres que je veux vous entretenir ! — S’il s’agit de mes affaires, répliqua René, je suis certainement maître de les remettre à un autre jour… À quelque vilain jour de pluie, qui ne sera bon à rien de mieux. Vois, mon amour, nos fauconniers sont déjà en selle… les chevaux hennissent et piaffent… nos jeunes gens et nos dames sont montés tous, le faucon au poing… les chiens s’impatientent d’être en laisse. Ce serait un péché, avec un vent et un temps si favorables, que de perdre cette belle matinée. — Laissez-les suivre leur chemin, dit la reine Marguerite, et aller à leurs plaisirs ; car l’affaire dont j’ai à vous entretenir concerne l’honneur, le rang, la vie et les moyens de vivre. — Soit ; mais il faut que j’entende nos deux plus célèbres troubadours, Calezon et Jean d’Aigues-Mortes, et que je décide entre eux. — Renvoyez leur cause à demain, répliqua Marguerite, et consacrez une heure ou deux à de plus importantes affaires. — Si vous l’ordonnez, reprit le roi, vous savez, mon enfant, que je ne puis vous refuser. »

Et il donna avec répugnance ordre aux chasseurs de partir et de se livrer à leur exercice, attendu qu’il ne pouvait les accompagner ce jour-là.

Le vieux roi se laissa alors, comme un chien qu’on empêche à grand regret de chasser, conduire dans un appartement séparé. Pour être sûre qu’on ne les troublerait pas, Marguerite posta son secrétaire Mordaunt avec Arthur dans l’antichambre, leur commandant de ne laisser entrer personne.

« Quant à moi, bien, Marguerite, dit l’excellent vieillard ; puisqu’il le faut, je consens à être mis au secret ; mais pourquoi empêcher le vieux Mordaunt d’aller à la promenade par une si belle matinée ? pourquoi priver le jeune Arthur du plaisir d’accompagner les autres ? Je vous en réponds, bien qu’on l’appelle philosophe, il a, la nuit dernière, avec la jeune comtesse Boisgelin, montré autant d’agilité qu’aucun cavalier de Provence. — Tous deux viennent d’un pays, répliqua Marguerite, où les hommes sont instruits dès leur enfance à préférer le devoir au plaisir. »

Le pauvre roi, entraîné dans le cabinet du conseil, vit avec un frisson intérieur le fatal coffre d’ébène cerclé en argent qui ne s’était jamais ouvert que pour l’accabler d’ennui, et il calcula avec douleur combien de bâillements lui seraient arrachés avant qu’il pût parvenir à en examiner tout le contenu. Mais exposés devant lui, ces papiers se trouvèrent être d’une nature qui excita son intérêt, quelque pénible qu’il fût.

Sa fille lui présenta un résumé court et clair des dettes hypothéquées sur ses domaines, et pour lesquelles ils se trouvaient engagés par différentes pièces et parties. Elle lui montra alors sur une autre feuille les réclamations considérables dont le paiement immédiat était demandé, quoiqu’il fût impossible de trouver les fonds qui dussent y suffire. Le roi se défendit comme bien d’autres l’auraient fait dans sa situation désespérée. À chaque réclamation de six, sept ou huit mille ducats, il répondait en assurant qu’il avait dix mille écus dans son coffre, et montrait quelque répugnance à se laisser convaincre, bien qu’on ne cessât de le lui répéter, que cette somme ne pouvait suffire à en solder une trente fois plus forte.

« Alors, » dit le roi avec un peu d’impatience, « pourquoi ne pas payer ceux qui sont les plus pressés, et faire attendre les autres jusqu’à ce que de nouvelles rentrées nous arrivent ? — C’est un moyen auquel on n’a eu recours que trop souvent, et vous ne faites que remplir un devoir d’honneur en payant des créanciers qui ont avancé toute leur fortune pour le service de Votre Majesté — Mais ne sommes-nous pas roi des Deux-Siciles, de Naples, d’Aragon et de Jérusalem ? Et pourquoi mettre l’épée dans les reins au monarque de tous ces beaux royaumes, comme à un marchand banqueroutier, pour quelques sacs de pauvres écus ? — Vous êtes en effet monarque de ces royaumes ; mais il est nécessaire de rappeler à Votre Majesté que c’est seulement comme je suis, moi, reine d’Angleterre où je ne possède pas un pied de terrain, où je ne puis percevoir un sou de revenu. Les seuls domaines qui vous soient de quelque rapport sont tous notés sur cette liste avec la somme exacte des revenus que vous en tirez. Ils sont tout-à-fait insuffisants, comme vous le voyez, pour soutenir votre dignité et satisfaire aux engagements considérables que vous avez contractés envers vos premiers créanciers. — Il est cruel de me presser ainsi jusqu’au pied du mur, dit le pauvre roi. Que puis-je faire ? Si je suis pauvre, je ne puis l’empêcher très certainement. Je payerais les dettes dont vous me parlez, si j’en savais le moyen. — Mon royal père, je vais vous l’indiquer… Renoncez à une dignité vaine et inutile, qui, avec les prétentions dont elle est accompagnée, ne sert qu’à rendre votre misère ridicule. Renoncez à vos droits comme souverain, et les revenus qui ne peuvent suffire aux futiles excès d’une cour de mendiants vous mettront à même de jouir comme simple baron, dans la tranquillité et dans l’opulence, de tous les plaisirs qui font vos délices. — Marguerite, vous perdez la tête, » répondit René un peu sévèrement. « Un roi et son peuple sont unis par des liens que ni l’un ni l’autre ne peuvent briser sans crime. Mes sujets sont mon troupeau, et je suis leur pasteur ; le Ciel les a confiés à mes soins, et je n’ose renoncer au devoir de les protéger. — Si vous étiez en position de les défendre, répliqua la reine, Marguerite vous exhorterait à combattre jusqu’à la mort. Mais endossez votre harnais de guerre, qui repose depuis si long-temps… montez votre cheval de bataille… criez : René et la Provence ! et voyez si cent hommes seulement se réuniront autour de votre étendard. Vos forteresses sont entre les mains des étrangers ; une armée, vous n’en avez pas ; vos vassaux peuvent faire preuve de bonne volonté, mais ils manquent de toute habileté militaire, ils ignorent complètement la discipline des camps. Vous n’êtes plus qu’un simple squelette de monarchie, que la France ou la Bourgogne peut jeter à terre, dès que l’une ou l’autre voudra prendre la peine d’étendre le bras jusqu’à vous. »

Les larmes coulèrent en abondance le long des joues du vieux roi, quand cette perspective peu flatteuse lui fut mise sous les yeux ; et il fallut bien qu’il s’avouât totalement incapable de se défendre lui et ses domaines, et qu’il convînt d’avoir souvent songé à traiter, avec un de ses puissants voisins, de sa renonciation à la royauté.

« C’est votre intérêt, Marguerite, si dure et si injuste que vous soyez, qui m’a toujours empêché jusqu’à présent de prendre des mesures très pénibles pour mon cœur, mais peut-être très propres à m’assurer de grands avantages. Mais j’avais espéré me soutenir ainsi jusqu’à la fin de mes jours, et vous, mon enfant, avec les talents que le Ciel vous a donnés, vous auriez alors, pensais-je, trouvé remède à des malheurs auxquels je ne puis me soustraire qu’en écartant de moi jusqu’à leur pensée. — Si c’est sérieusement que vous parlez de mon intérêt, sachez que votre renonciation à la Provence satisfera le plus ardent et presque l’unique désir que mon cœur puisse former ; mais le Ciel m’est témoin que c’est autant pour vous-même que pour moi, mon royal père, que je vous prie d’accéder à ma demande. — N’en parlons plus, mon enfant, donne-moi l’acte de résignation, et je vais le signer ; je vois que vous l’avez fait préparer ; signons-le, et puis nous irons retrouver les fauconniers, il faut se résigner au malheur, mais il n’est nullement nécessaire de gémir et de pleurer. — Ne demandez-vous pas, » dit Marguerite surprise de son insouciance, « à qui vous cédez vos domaines ? — Qu’importe, répondit le roi, puisqu’ils ne doivent plus m’appartenir ? Ce doit être à Charles de Bourgogne ou à mon neveu Louis… tous deux princes puissants et politiques. Plaise à Dieu que mon pauvre peuple n’ait pas sujet de regretter son vieux roi, dont le seul plaisir était de le voir heureux et content ! — C’est au duc de Bourgogne que vous cédez la Provence, dit Marguerite. — Je l’aurais choisi de préférence, répliqua René ; il est vif, mais non méchant. Un mot encore… Les privilèges et franchises de mes sujets leur sont-ils pleinement conservés ? — Complètement ; et l’on a pourvu honorablement à vos propres besoins de toute espèce. Je n’ai pas voulu laisser en blanc les stipulations en votre faveur, quoique j’eusse peut-être dû me fier à Charles de Bourgogne pour ce qui ne regarde que l’argent. — Je ne demande rien pour moi-même… avec sa viole et son crayon, René le troubadour sera aussi heureux que le fut jadis René le roi. »

Il se mit à fredonner avec une philosophie vraiment pratique, le refrain de la dernière ariette qu’il avait composée, et signa la résignation du reste de ses royales possessions sans ôter son gant, sans même prendre lecture de l’acte.

« Qu’est-ce cela ? demanda-t-il en apercevant un autre parchemin dont le contenu était beaucoup plus court. Mon cousin Charles exige-t-il aussi les Deux-Siciles, la Catalogne, Naples et Jérusalem, de même que les pauvres restes de la Provence ? Il me semble que par convenance il aurait fallu un parchemin quelque peu plus vaste pour une si ample cession. — Cet acte, dit Marguerite, consiste seulement à désavouer, à n’appuyer par aucun secours la téméraire entreprise de Ferrand de Vaudemont contre la Lorraine, et à abandonner toute querelle sur ce point avec Charles de Bourgogne. »

Cette fois Marguerite s’était méprise sur le caractère accommodant de son père. René tressaillit manifestement, rougit et balbutia avec colère en l’interrompant : « consiste seulement à désavouer… seulement à ne pas appuyer… seulement à abandonner la cause de mon petit-fils, du fils de ma chère Yolande, et ses justes droits sur l’héritage de sa mère !… Marguerite, j’en suis honteux pour vous : votre orgueil sert d’excuse à votre humeur difficile ; mais qu’est-ce que l’orgueil qui peut faire commettre une bassesse déshonorante ? Abandonner, désavouer même et ma chair et mon sang, parce que ce jeune homme est un brave chevalier en campagne et disposé à se battre pour son droit !… je mériterais que la harpe et le cor fissent retentir au loin ma honte si je venais à vous écouter. »

Marguerite fut en quelque sorte déconcertée par l’opposition inattendue du vieillard. Elle chercha cependant à prouver qu’aucun point d’honneur ne pouvait engager son père à épouser la cause d’un téméraire aventurier dont le droit, si légitime qu’il fût, n’était soutenu que par quelques misérables secours d’argent venus de France secrètement, et par les armes des incorrigibles bandits qui infestaient les frontières de toutes les nations. Mais, avant que René pût répondre, des voix, qui parlaient sur un ton très élevé, retentirent dans l’antichambre, dont la porte fut ouverte par un chevalier revêtu d’une armure et couvert de poussière, dont l’extérieur annonçait qu’il venait de loin.

« Me voici, dit-il, père de ma mère… regardez votre petit-fils… Ferrand de Vaudemont ; le fils d’Yolande votre bien-aimée se jette à vos genoux et implore votre bénédiction pour lui et pour son entreprise. — Tu l’as, répondit René, et puisse-t-elle te porter bonheur, brave jeune homme, image de ta sainte mère… mes bénédictions, mes prières, mes vœux te suivront partout. — Et vous, belle tante d’Angleterre, » reprit le jeune chevalier en s’adressant à Marguerite, « vous qui êtes aussi dépossédée par des traîtres, n’avouerez-vous pas la cause d’un parent qui combat pour son héritage ? — Je vous souhaite toutes les prospérités possibles, beau neveu, répondit la reine d’Angleterre, bien que votre visage me soit inconnu. Mais conseiller à ce vieillard d’embrasser votre cause lorsqu’elle est désespérée aux yeux de tous les gens sages, serait une folie impie. — Ma cause est-elle donc désespérée ? dit Ferrand ; pardonnez moi si je ne m’en doutais pas. Et est-ce bien ma tante Marguerite qui parle ainsi, elle qui, par sa force d’âme, a soutenu si long-temps la maison de Lancastre, après que le courage de ses guerriers eut été refroidi par tant de défaites ? Qu’auriez-vous dit… excusez-moi, car je dois défendre ma cause… qu’auriez-vous dit si ma mère Yolande avait pu conseiller à son père de désavouer votre Édouard, dans le cas où Dieu lui aurait permis de gagner la Provence sain et sauf ? — Édouard, » répondit Marguerite en sanglotant, « était incapable de faire épouser à ses amis une querelle qui n’aurait eu aucune chance de succès. Aussi la sienne était-elle une cause pour laquelle de puissants princes et d’illustres pairs ont mis la lance en arrêt, — Cependant le Ciel ne l’a point bénie, répliqua Vaudemont. — La vôtre, continua Marguerite, n’est soutenue que par les nobles brigands d’Allemagne, les turbulents bourgeois des villes du Rhin et les misérables manants des cantons confédérés. — Mais le Ciel l’a bénie, répliqua Vaudemont. Sachez, femme hautaine, que je viens interrompre vos viles intrigues, non pas comme un petit aventurier subsistant et faisant la guerre plutôt par ruse que par force, mais comme un vainqueur quittant un champ de bataille sanglant, où le Ciel a dompté l’orgueil du tyran de Bourgogne. — C’est faux ! » dit la reine en tressaillant ; « je ne vous crois pas. — C’est vrai, répliqua Vaudemont, aussi vrai que le ciel est au dessus de nous… Il y a quatre jours que j’ai quitté la plaine de Granson, couverte des innombrables cadavres des mercenaires de Charles… de ses richesses, de ses joyaux, de son argenterie, de ses décorations, butin des pauvres Suisses, qui pourraient à peine en dire la valeur. Connaissez-vous ceci, reine Marguerite ? » continua le jeune soldat en montrant le bijou bien connu qui décorait le collier de l’ordre de la Toison-d’Or porté par le duc ; « ne croyez-vous pas qu’il fallait que le lion fût chassé de près pour laisser de pareils trophées derrière lui ? »

Marguerite regarda avec des yeux hagards et l’esprit tout bouleversé un signe qui confirmait la défaite du duc et la ruine de ses dernières espérances. Son père, au contraire, fut frappé de l’héroïsme du jeune guerrier, qualité qui, sauf ce qu’en avait conservé sa fille Marguerite, s’était, il en avait grand’peur, éteinte dans sa famille. Admirant au fond du cœur le jeune homme qui s’exposait au péril pour mériter des louanges, presque autant que les poètes qui immortalisent la gloire du guerrier, il pressa son petit-fils sur son sein, l’invitant à compter toujours sur son épée, et l’assurant que, si l’argent pouvait avancer ses affaires, lui roi, René, avait à ses ordres dix mille écus dont Ferrand pouvait disposer en tout ou en partie ; prouvant de la sorte ce qu’on a souvent dit de lui, que sa tête était incapable de contenir deux idées à la fois.

Revenons à Arthur, qui, avec le secrétaire de la reine d’Angleterre, Mordaunt, n’avait pas été médiocrement surpris de l’entrée du comte de Vaudemont, s’intitulant comte de Lorraine, dans l’antichambre où ils montaient une espèce de garde, suivi d’un grand Suisse vigoureux, portant une haute hallebarde sur son épaule. Le prince se nommant, Arthur ne crut pas devoir s’opposer à ce qu’il pénétrât jusqu’à son grand-père et à sa tante, d’autant plus qu’indubitablement toute opposition de sa part aurait amené une querelle. Dans le grand et intrépide hallebardier, qui eut assez de raison pour rester dans l’antichambre, Arthur ne fut pas peu surpris de reconnaître Sigismond Biederman, qui, après l’avoir considéré un instant d’un air hébété, comme un chien qui reconnaît tout-à-coup une personne amie, se précipita vers le jeune Anglais avec de grands cris de joie, et lui exprima avec chaleur combien il était content de le retrouver, ajoutant qu’il avait d’importantes choses à lui apprendre. Il était toujours très difficile à Sigismond de se rendre maître de ses idées ; mais alors elles étaient complètement troublées par la joie triomphante qu’il ressentait de la victoire de ses concitoyens sur le duc de Bourgogne ; et ce fut avec étonnement qu’Arthur écouta son récit confus et obscur, mais fidèle.

« Voyez-vous, roi Arthur, le duc s’était avancé avec sa fameuse armée jusqu’à Granson, qui est près des bords du grand lac de Neufchâtel. Il y avait cinq ou six cents confédérés dans la place, et ils tinrent bon jusqu’à l’instant où ils manquèrent de provisions, et alors vous sentez qu’il leur fallut bien se rendre. Mais, quoique la faim soit rude à supporter, ils auraient mieux fait de prendre leur mal en patience un jour ou deux, car le boucher Charles les a tous fait pendre par le cou à des arbres autour de la place… et il n’y avait plus pour eux alors aucun moyen de manger, vous comprenez bien. Cependant tout était agitation dans nos montagnes, et chaque homme qui avait une épée ou une lance se hâtait de s’en armer. Nous nous réunîmes à Neufchâtel, où quelques Allemands se joignirent à nous avec le noble duc de Lorraine. Ah ! roi Arthur, voilà un chef !… nous pensons tous qu’il ne le cède qu’à Rudolphe Donnerhugel… vous venez de le voir tout à l’heure… c’est lui qui est entré dans cette chambre… et vous l’aviez déjà vu… C’est lui qui était le chevalier bleu de Bâle ; mais nous l’appelions alors Laurentz, car Rudolphe disait que sa présence parmi nous ne devait pas être connue de notre père, et j’ignorais moi-même à cette époque qui il était réellement. Eh bien ! arrivés à Neufchâtel, nous formions une fière compagnie. Nous étions quinze mille robustes confédérés, et les autres Allemands et Lorrains se montaient, je gage, à plus de cinq mille. On disait que l’armée du Bourguignon était forte de soixante mille hommes ; mais on disait en même temps que Charles avait pendu nos frères comme des chiens, et il n’y avait pas un homme parmi nous… je veux dire parmi les confédérés, qui se serait arrêté à compter les têtes quand il était question de les venger. J’aurais voulu que vous entendissiez les rugissements de quinze mille Suisses demandant à être conduits contre le boucher de leurs frères ! Mon père lui-même, qui, vous savez, est ordinairement si amateur de la paix, fut le premier alors à conseiller la bataille ; de sorte qu’à la pointe du jour nous descendîmes le lac vers Granson, les larmes aux yeux et nos épées en main, déterminés à mourir ou à nous venger. Nous arrivâmes dans une espèce de défilé entre Vauxmoureux et le lac ; Charles avait placé sa cavalerie sur le terrain uni entre la montagne et le lac, et un corps considérable d’infanterie sur le versant de la montagne. Le duc de Lorraine avec les hommes de sa suite attaqua la cavalerie pendant que nous gravîmes les hauteurs pour débusquer l’infanterie. Ce fut pour nous l’affaire d’un moment ; nous étions comme chez nous au milieu des rochers, et les soldats de Charles s’y trouvaient aussi embarrassés que tu l’étais, Arthur, lorsque tu vins pour la première fois à Geierstein ; mais il n’y avait pas de jeunes filles tout exprès pour leur tendre la main et les aider. Non, non… il y avait des piques, des gourdins et des hallebardes, en bon nombre, pour les percer et les précipiter de ces lieux où ils auraient à peine pu se tenir quand même personne ne serait venu les y troubler. Alors les cavaliers poussés par les Lorrains, en nous voyant sur leurs flancs, s’enfuirent de toute la vitesse de leurs chevaux ; alors nous nous réunîmes de nouveau dans une belle plaine, buon campagna, comme les Italiens disent, à l’endroit où les montagnes se retirent du lac. Mais à peine avions-nous repris nos rangs que nous entendîmes un tel bruit et un tel tintamarre d’instruments, un tel vacarme de leurs grands chevaux, de tels cris et de tels hurlements, qu’on aurait cru que tous les soldats et tous les ménestrels de France et d’Allemagne luttaient à qui ferait plus de tapage. Nous vîmes approcher un grand nuage de poussière, et nous comprîmes qu’il nous fallait vaincre ou mourir, car c’était Charles avec toute son armée qui venait soutenir son avant-garde. Une brise de la montagne dispersa la poussière, car ils avaient fait halte pour se préparer au combat. Oh ! cher Arthur, vous auriez donné dix ans de vie pour assister à un pareil spectacle. Il y avait des milliers de cavaliers tous armés de pied en cap, brillants au soleil, et des centaines de chevaliers avec des couronnes d’or et d’argent sur leurs casques, puis d’épaisses masses de lanciers à pied, et du canon, comme ils appellent cela. Je ne m’imaginais pas à quoi servaient ces lourdes machines pesamment traînées par des bœufs et placées en tête des colonnes ; mais je les connaissais un peu mieux après la matinée. Eh bien ! nous reçûmes l’ordre de nous former en un carré creux, et avant de marcher en avant on nous commanda, comme c’est chez nous la règle et la coutume de guerre, de nous mettre à genoux et de prier Dieu, Notre-Dame et les bienheureux saints ; et nous apprîmes ensuite que Charles, dans son arrogance, crut que nous demandions grâce… Ah, ah, ah ! la bonne plaisanterie ! si mon père plia une fois le genou, ce fut pour l’amour du sang chrétien et de l’heureuse paix ; mais sur un champ de bataille, Arnold Biederman n’eût jamais consenti à s’agenouiller devant lui et tous ses chevaliers, quand même il aurait eu à les combattre seul avec ses fils. Oui, mais Charles, supposant que nous demandions merci, était résolu à nous montrer que nous implorions un vainqueur impitoyable, car il s’écria : « Tirez mes canons sur ces lâches esclaves ; c’est toute la grâce qu’ils ont à attendre de moi. » Bang !… bang !… bang !… les machines dont je vous ai parlé partirent comme des coups de tonnerre précédés d’éclairs, et firent quelque mal, mais d’autant moins que nous étions agenouillés ; et les saints firent sans doute passer les énormes balles au dessus des têtes de ceux qui imploraient leur merci, non celle d’un être humain. Ce fut pour nous un signal de nous relever et de courir en avant, et je vous promets qu’il n’y eut pas de traînards. Chaque homme se sentait fort comme dix hommes. Ma hallebarde n’est pas un joujou d’enfant… si vous l’avez oublié… la voici… et pourtant elle pliait dans ma main, comme si c’eût été une branche de saule à chasser les vaches. Nous avancions, lorsque soudain le canon se tut ; mais la terre trembla d’un autre bruit sourd et prolongé, semblable à un tonnerre souterrain. C’étaient les hommes d’armes qui nous chargeaient ; mais nos chefs savaient leur métier et avaient déjà vu plusieurs fois un pareil spectacle. On cria : « Halte, halte !… À genoux, soldats du premier rang !… baissez-vous, guerriers du second !… appuyez-vous épaule contre épaule en frères ! inclinez toutes vos lances en avant, et recevez l’ennemi comme un mors de fer ! » L’ennemi se précipita, et il y eut alors assez de lances rompues pour fournir de bois toutes les vieilles femmes d’Unterwalden pendant une année. Alors tombèrent les chevaux bardés de fer… tombèrent les chevaliers et leurs armures… tombèrent les porte-enseignes avec les enseignes… tombèrent les bottes pointues et les casques à couronne ; et de tous les combattants qui tombèrent pas un ne conserva la vie. Les autres se retirèrent en désordre, et déjà ils se ralliaient pour charger de nouveau, lorsque le noble duc Ferrand se précipita à leur rencontre, et nous suivîmes pour le soutenir. Nous marchions d’un bon pas, et leurs fantassins osaient à peine nous attendre après avoir vu comment nous avions traité la cavalerie. Alors si vous eussiez vu la poussière et entendu les coups ! le bruit de cent mille fléaux et les nombreux brins de paillette qu’ils soulèvent ne seraient rien auprès. Sur ma parole, j’étais presque honteux de frapper avec ma hallebarde, tant ils opposaient peu de résistance. Des milliers furent tués sans se défendre, et toute l’armée fut mise en déroute complète. — Et mon père… mon père ! s’écria Arthur ; dans une pareille boucherie, que peut-il être devenu ? — Il a échappé sain et sauf, dit le Suisse ; il a fui avec Charles. — Le champ de bataille a dû boire bien du sang, avant qu’il prît la fuite, répliqua l’Anglais. — Il n’a pris aucune part au combat, repartit Sigismond ; il est simplement resté près de Charles ; et des prisonniers disent que c’est fort heureux pour nous, attendu qu’il est homme aussi sage dans le conseil qu’intrépide dans la mêlée. Quant à fuir, il faut bien que tout le monde recule quand il est impossible d’avancer ; et il n’y a rien là de honteux, surtout si vous ne participez pas vous-même au combat. »

Comme ils parlaient ainsi, leur conversation fut interrompue par Mordaunt, qui leur dit : « Chut ! chut !… voilà le roi et la reine qui sortent ! — Que vais-je donc faire ? » dit Sigismond un peu alarmé. « Je ne m’inquiète pas du duc de Lorraine ; mais que faudra-t-il donc que je fasse quand je vais me trouver devant des rois et des reines ? — Rien que vous lever, vous découvrir et vous taire. »

Sigismond se conformera à ces instructions.

Le roi René sortit bras dessus bras dessous avec son petit-fils, et Marguerite les suivit, le désappointement et le chagrin écrits sur son visage. Elle fit signe à Arthur en passant, et lui dit : «  Assurez-vous de la vérité de ces nouvelles, très inattendues, et apportez-moi des détails : Mordaunt vous laissera entrer chez moi. »

Elle jeta alors un coup d’œil sur le jeune Suisse, et répliqua poliment à son gauche salut. Les royales personnes quittèrent la chambre ; René ne songeant qu’à conduire son petit-fils à la partie de chasse qui avait été interrompue, et Marguerite à chercher la solitude de ses appartements particuliers pour y attendre la confirmation de ce qu’elle regardait comme de fausses nouvelles.

Ils ne furent pas plus tôt passés que Sigismond observa… « Est-ce donc là un roi et une reine !… Peste ! le roi ressemble passablement au vieux Jacono, le joueur de violon, qui a coutume de nous racler quelques airs lorsqu’il vient à Geierstein dans ses rondes, mais la reine est une personne tout-à-fait majestueuse. La première vache du troupeau, qui porte les bouquets et les guirlandes et conduit les autres au chalet, n’a pas une démarche plus imposante. Et avec quelle aisance vous avez approché d’elle et vous lui avez parlé ! Je ne m’en serais pas acquitté avec tant de grâce… mais vous avez sans doute fait votre apprentissage dans la profession de courtisan ? — Laissons-là ce sujet pour le moment, mon cher Sigismond, répondit Arthur, et parlez-moi encore de cette bataille. — Par Sainte-Marie ! mais il faut d’abord que je mange et que je boive, répliqua Sigismond, si votre crédit dans cette belle maison peut aller jusqu’à me faire servir quelque chose. — Sans doute, Sigismond, » dit Arthur ; et par l’intermédiaire de Mordaunt il lui procura sans peine, dans un appartement plus retiré, une collation et du vin, auxquels le jeune Biederman fit grand honneur, faisant claquer ses lèvres d’un air de connaisseur, après avoir bu les vins délicieux, qu’en dépit des préceptes ascétiques de son père il sablait lestement : son palais commençait à se former et à s’y habituer au mieux. Quand il se trouva seul avec un flacon de Côte-Rôtie, un biscuit et son ami Arthur, il n’hésita plus à continuer le récit de leurs exploits. Eh bien… où en étais-je ?… — Ah ! quand nous enfoncions leur infanterie… Eh bien ! ils ne se retiraient jamais, et la confusion augmentait dans leurs rangs à chaque pas… Nous aurions pu en exterminer au moins la moitié si nous ne nous fussions pas arrêtés à examiner le camp de Charles. Merci de nous ! Arthur, quel spectacle ! C’était !… chaque tente était pleine de riches habits, de splendides armures, de grands plats et de flacons, tous en argent, au dire de certaines personnes, mais je savais qu’il n’existait pas tant d’argent au monde, et j’étais bien sûr que cette vaisselle n’était qu’en étain soigneusement éclairci. Il y avait des années de laquais galonnés, de valets, de pages, et autant de domestiques que de soldats ; de plus, je ne sais pourquoi, des milliers de jolies filles. Par la même raison, domestiques et filles se trouvaient à la disposition des vainqueurs ; mais je vous réponds que mon père se montrait rudement sévère à l’égard de quiconque voulait abuser des droits de la guerre. Mais quelques uns de nos jeunes gens lui obéissaient si mal qu’il était obligé pour les contraindre a l’obéissance de les frapper avec le bois de sa hallebarde. Ah ! Arthur, le beau village ! les Allemands et les Français qui étaient avec nous ne se refusaient rien, et quelques uns des nôtres suivaient leur exemple… L’exemple tente si vite ! J’entrai, moi, dans le pavillon même de Charles où Rudolphe et plusieurs de ses gens tâchaient d’empêcher les autres de pénétrer, pour piller lui-même à son aise, je pense. Mais ni lui ni aucun de ses Bernois n’osèrent lever leurs bâtons sur ma tête ; j’entrai donc, et je les vis mettre des piles d’assiettes d’étain, si brillantes qu’elles semblaient être d’argent, dans des coffres et des caisses ; je pénétrai au milieu d’eux jusque dans l’intérieur, et là je vis le lit de Charles… Je dois lui rendre justice… c’était le seul lit dur qui était dans son camp… il y avait de belles pierres fines et brillantes, éparses parmi des gantelets, des bottes, des écussons, et mille autres objets… Je pensai alors à votre père et à vous, et je cherchai quelque chose à vous offrir quand j’aperçus précisément mon vieil ami que voilà. (À ces mots il tira de son sein le collier de la reine Marguerite.) Je le reconnus, parce que, si vous vous en souvenez, je l’avais repris à Scharfgerichter, après l’assaut de La Ferette… Oh ! oh ! mes jolis brillants, dis-je, vous ne serez pas plus long-temps Bourguignons, et vous retournerez à mes bons amis les Anglais. En conséquence… — Ce collier est d’une immense valeur, dit Arthur, et n’appartient ni à mon père ni à moi, mais à la reine que vous venez de voir. — Et il lui ira admirablement, répondit Sigismond. Si elle était seulement d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années plus jeune, elle serait une femme parfaite pour un cultivateur suisse. Je réponds qu’elle mènerait joliment une maison. — Elle te récompensera libéralement pour lui avoir rapporté ces joyaux, » dit Arthur retenant à peine un sourire à l’idée que la fière Marguerite pût devenir ménagère d’un berger suisse. »

« Comment !… une récompense ! s’écria l’Helvétien. Songe que je suis Sigismond Biederman, fils du landamman d’Unterwalden… Je ne suis pas un vil lansquenet, dont la politesse se paie avec des piastres. Qu’elle m’accorde seulement un mot de remerciaient, ou la valeur d’un baiser, et je m’estimerai heureux. — Un baiser sur la main, peut-être, » dit Arthur souriant encore de la simplicité de son ami.

« Hum ! sur la main ! passe pour une reine qui a bien la cinquantaine, mais ce serait un bien pauvre hommage pour une reine de mai. »

Ici, Arthur ramena encore la conversation sur la bataille, et apprit que le carnage des soldats du duc avait été beaucoup moindre durant la fuite que pendant l’action.

« Beaucoup se sauvèrent à cheval, dit Sigismond ; et nos reiters allemands coururent au butin, au lieu de poursuivre le gibier. Et d’ailleurs, pour dire la vérité, le camp du duc nous retarda nous-mêmes dans la poursuite des fuyards ; mais si nous étions allés un mille plus loin, et que nous eussions vu nos amis pendus à des arbres, aucun confédéré ne se serait arrêté tant qu’il aurait eu des jambes pour courir après les Bourguignons. — Et qu’est devenu le duc ? — Charles s’est retiré en Bourgogne, comme un sanglier qui a senti la pointe d’un épieu, et il est plus furieux que blessé. Mais il est, dit-on, triste et taciturne. D’autres assurent qu’il a réuni les restes épars de son armée, et d’immenses forces en outre, et qu’il a contraint ses sujets à lui donner de l’argent, de sorte que nous pouvons compter sur une nouvelle attaque. Mais toute la Suisse se joindra à nous après une telle victoire. — Et mon père est avec lui ? — Oui vraiment, et il a essayé de tous les moyens imaginables pour faire conclure un traité de paix entre le duc et mon propre père. Mais il est douteux qu’il réussisse. Charles est aussi irrité que jamais ; nos compatriotes sont tout fiers de notre victoire, et ils ont raison de l’être. Cependant mon père prêchera toujours que de pareilles victoires et de pareils monceaux de richesses changeront nos mœurs antiques, et que le laboureur quittera ses travaux pour devenir soldat. Il parle sans cesse sur ce ton-là : mais pourquoi de l’argent, des mets et des vins choisis, et de beaux vêtements feraient-ils tant de mal ? Je ne puis mettre cela dans ma pauvre tête… et maintes têtes meilleures que la mienne sont aussi embarrassées… À votre santé, ami Arthur… cette liqueur est délicieuse ! — Et pourquoi, vous et votre général, le prince Ferrand, accourez-vous ainsi à Aix ? — Ma foi ! vous êtes vous-même cause de notre voyage. — Moi, j’en suis la cause ? et comment, je vous prie ? — Voici : on prétend que vous et la reine Marguerite vous pressez ce vieux musicien de roi René de céder ses domaines à Charles, et de désavouer Ferrand dans sa réclamation de la Lorraine. Et le duc de Lorraine a envoyé un homme que vous connaissez bien… c’est-à-dire vous ne le connaissez pas, lui, mais vous connaissez quelqu’un de sa famille, et il vous connaît mieux que vous, lui… pour mettre un bâton dans vos roues, et vous empêcher de faire céder à Charles le comté de Provence, ou de troubler et de traverser Ferrand de Vaudemont dans ses justes prétentions sur la Lorraine. — Sur ma parole, Sigismond, je ne vous comprends pas. — Alors je suis bien infortuné : toute notre maison dit que je ne puis rien comprendre, et l’on va dire que je ne puis être compris de personne… Eh bien, pour parler clairement, je veux dire mon oncle, le comte Albert de Geierstein, comme il s’appelle, le frère de mon père. — Le père d’Anne de Geierstein ! — Oui, vraiment ; je pensais bien que nous trouverions quelques indices qui pourraient vous le faire reconnaître. — Mais je ne l’ai jamais vu. — Oui, vous le croyez ; mais… ! ah ! c’est un habile homme, et qui connaît les affaires des autres mieux qu’ils ne les connaissent eux-mêmes. Oh ! ce n’est pas pour rien qu’il a épousé la fille d’une Salamandre ! — Fi ! Sigismond ! comment pouvez-vous croire cette bêtise ? — Rudolphe m’a dit que vous aviez été aussi dérouté que moi, cette fameuse nuit que nous avons passée à Graff’s-Lust. — En ce cas, il a fallu que je fusse véritablement un âne. — Bien : mais cet oncle mien dont nous parlions a tiré de la bibliothèque d’Arnheim tous les vieux livres de magie qu’elle renfermait, et l’on prétend qu’il peut se transporter d’un lieu dans un autre avec une promptitude plus qu’humaine, et qu’il est aidé dans ses projets par des conseillers plus puissants que de simples mortels ; toujours est-il certain cependant que si habile, si favorisé qu’il soit, ses hautes qualités, qu’elles viennent d’une source légitime ou illégitime, ne lui procurent pas d’avantages durables ; il est éternellement plongé dans les querelles et les périls. — Je connais peu les détails de sa vie, » dit Arthur déguisant du mieux qu’il pouvait son désir d’en apprendre davantage sur le compte de cet homme ; « mais j’ai ouï dire qu’il avait quitté la Suisse pour se joindre à l’empereur. — C’est vrai, et il épousa la jeune baronne d’Arnheim… mais ensuite il encourut le déplaisir de mon royal homonyme, et non moins celui du duc d’Autriche. On dit qu’on ne peut demeurer à Rome et être en guerre avec le pape : mon oncle crut donc qu’il valait mieux passer le Rhin, et il se rendit à la cour de Charles, qui recevait volontiers les nobles de tous les pays, pourvu qu’ils eussent de beaux noms, bien sonores, avec les titres de comte, de marquis, de baron, et autres semblables, propres à ne pas déshonorer les premiers. Mon oncle fut donc reçu très amicalement ; mais au bout d’une année ou deux, cette amitié cessa. Mon oncle Albert obtint une grande influence dans quelques sociétés mystérieuses que Charles désapprouvait ; et le duc se fâcha tellement contre mon pauvre oncle, qu’il fut obligé de prendre les ordres et de se faire raser les cheveux pour conserver sa tête. Mais quoique ses cheveux soient coupés, sa tête travaille toujours autant que jamais ; et quoique le duc l’ait laissé en liberté, néanmoins il le trouve si souvent dans son chemin que tout le monde croit qu’il n’attend qu’un prétexte pour l’arrêter et le mettre à mort. Mais mon oncle soutient qu’il ne redoute pas Charles, et que tout duc qu’il est, Charles a plus raison de craindre que lui-même… D’ailleurs vous avez vu combien il a joué hardiment son rôle à La Ferette. — Par Saint-George de Windsor ! voulez-vous parler du prêtre noir de Saint-Paul ? — Ah !… ah !… vous me comprenez à présent. Eh bien ! il prétend que Charles n’oserait le punir pour la part qu’il a prise à l’exécution d’Hagenbach ; et le duc ne l’a réellement pas osé, quoique mon oncle Albert ait siégé et voté dans les États de Bourgogne, quoiqu’il ait travaillé de tous ses efforts à leur faire refuser l’argent que Charles leur demandait. Mais lorsque la guerre contre les Suisses éclata, mon oncle Albert sentit que la qualité d’ecclésiastique ne le protégerait plus, et apprenant que le duc avait l’intention de l’accuser de correspondre avec son frère et ses compatriotes, il parut tout-à-coup dans le camp de Vaudemont à Neufchâtel, et fit annoncer à Charles par un message qu’il renonçait à son serment d’allégeance, et qu’il le défiait. — La singulière histoire ! l’homme actif et inconstant ! — Oh ! vous pourriez courir le monde sans trouver le pareil de mon oncle Albert. Puis, il sait tout. Il a dit au duc Ferrand que vous étiez dans ces environs-ci, et il s’est offert pour aller prendre lui-même des informations plus précises… Oui, quoiqu’il ait quitté le camp suisse cinq ou six jours seulement avant la bataille, et que la distance d’Arles à Neufchâtel soit de quatre cents milles pleins, cependant nous l’avons rencontré, lorsque le duc Ferrand, et moi qui lui servais de guide, nous accourions ici, au sortir du champ de bataille même. — Rencontré !… rencontré qui ? Est-ce le prêtre noir de Saint-Paul que vous avez rencontré ? — Oui ! c’est lui que je veux dire ; mais il était habillé en carme. — En carme ! » dit Arthur, une lumière soudaine se présentant à son esprit ; « ai-je donc pu être assez aveugle pour recommander ses services à la reine ! Je me rappelle à présent qu’il tint son capuchon toujours abaissé sur sa figure… et moi, imbécile, tomber si grossièrement dans le piège ! Cependant peut-être vaut-il mieux que la transaction ait été interrompue ; car, j’en ai peur, si elle eût été tout-à-fait arrangée, nos desseins eussent été complètement déconcertés par cette étonnante défaite. »

Leur conversation en était venue là, lorsque Mordaunt vint prévenir Arthur de passer dans l’appartement de sa royale maîtresse. En ce gai palais, une chambre sombre dont les fenêtres donnaient sur une partie des ruines de l’édifice romain, mais ne laissaient apercevoir d’autres objets que des murailles brisées et des colonnes chancelantes, était la retraite que Marguerite s’était choisie. Elle reçut Albert avec une bonté d’autant plus touchante qu’elle venait d’un naturel fier et hautain… d’un cœur assailli par de nombreuses infortunes et qui les ressentait vivement.

« Hélas ! pauvre Arthur ! dit-elle, ta vie commence ainsi que celle de ton père menace de finir, par de vains efforts pour sauver un vaisseau qui s’enfonce ; les larges voies d’eau l’emplissent trop vite pour qu’aucune force humaine puisse le vider ou en alléger le poids. Tout… tout tourne à mal, quand notre malheureuse cause s’y trouve liée… La force devient faiblesse, la sagesse folie, et la valeur lâcheté. Le duc de Bourgogne, jusqu’à présent victorieux dans toutes ses hardies entreprises, n’a eu qu’à concevoir un instant l’idée de secourir Lancastre, pour voir son épée brisée par le fléau d’un paysan ; et son armée fameuse par la discipline, réputée la plus belle du monde, a fui comme la paille devant le souffle des vents, tandis que ses dépouilles sont partagées entre de mercenaires Allemands et de barbares bergers des Alpes ! Qu’as-tu à m’apprendre de nouveau sur cette étrange affaire ? — Peu de chose, madame, que vous ne sachiez déjà. Le mal, c’est que la bataille n’a été soutenue qu’avec une honteuse lâcheté, et complètement perdue, avec toutes les chances pour la gagner… Mais il est heureux que l’armée bourguignonne ait été plutôt dispersée que détruite, et que le duc lui-même ait échappé et qu’il rallié ses forces dans la haute Bourgogne. — Pour essuyer une nouvelle défaite, ou s’engager dans une lutte longue et incertaine, aussi fatale à sa réputation qu’une défaite même. Où est ton père ? — Avec le duc, madame, à ce que j’ai appris — Va le rejoindre, et dis-lui que je le conjure de veiller à sa propre sûreté, et de ne plus songer à servir mes intérêts. Ce dernier coup m’a achevée… Je suis sans alliés, sans amis, sans trésors. — Non, madame. Un heureux caprice de la fortune ramène à Votre Majesté ce précieux reste de votre ancienne splendeur… » Et tirant le magnifique collier, il raconta comment on l’avait retrouvé. — Je me réjouis du hasard qui m’a rendu ces diamants ; en ce qui touche la reconnaissance, je pourrai du moins ne pas faire banqueroute. Portez-les à votre père… dites-lui que mes projets sont renversés… et que mon cœur, si long-temps soutenu par l’espérance, s’est brisé à la fin. Dites-lui que ces joyaux lui appartiennent, et qu’il en fasse tel usage qu’il lui plaira. Ils ne le dédommageront que bien faiblement du noble comté d’Oxford, perdu pour la cause de celle qui le lui envoie. — Ma royale dame, soyez convaincue que mon père gagnerait plutôt sa vie en servant comme schwartz-reiter[1], que de vous devenir à charge dans vos infortunes. — Il n’a jamais encore désobéi à mes ordres, et celui-ci est le dernier qu’il recevra de moi. S’il est trop riche ou trop fier pour accepter un bienfait de sa reine, il trouvera assez de lancastriens qui auront moins de fortune ou moins de scrupules. — Il est encore une circonstance que j’ai à vous communiquer, » dit Arthur, et il raconta l’histoire d’Albert de Geierstein, et le déguisement du carme.

« Êtes-vous assez fou, répondit la reine, pour supposer que cet homme ait aucun pouvoir surnaturel qui le seconde dans ses ambitieux projets et dans ses rapides voyages ? — Non, madame… Mais on répète tout bas que le comte Albert de Geierstein, ou ce prêtre noir de Saint-Paul, est chef d’une de ces sociétés secrètes d’Allemagne, que les princes même redoutent tout en les haïssant : car l’homme qui peut faire agir cent poignards doit être redouté par ceux mêmes qui ont des milliers d’épées à leurs ordres. — Cet homme, maintenant qu’il est ecclésiastique, conserve une autorité parmi ceux qui disposent de la vie et de la mort, cela est contraire aux canons. — Il semble qu’il devrait en être ainsi, ma royale dame ; mais tout, dans ces ténébreuses institutions, diffère de ce qui se passe à la lumière du jour. Des prélats sont souvent chefs d’une cour véhmique, et l’archevêque de Cologne exerce la terrible fonction de président, conme duc de Westphalie, contrée où fleurissent principalement ces sociétés[2]. De tels privilèges sont attachés à l’influence secrète des chefs de cette ténébreuse association, qu’ils peuvent bien paraître surnaturels aux gens qui ne sont pas instruits de certaines circonstances dont l’on frissonne de parler d’une manière claire. — Qu’il soit sorcier ou assassin, je le remercie d’avoir contribué à interrompre le plan que j’avais conçu pour amener le vieillard à céder la Provence ; cession qui, dans l’état actuel des choses, aurait dépouillé René de ses domaines sans avancer en rien notre projet d’invasion en Angleterre… Encore une fois, partez à la pointe du jour ; retournez vers votre père : dites-lui de veiller à son propre salut et de ne plus songer à moi. La Bretagne, où réside l’héritier de Lancastre, sera le lieu d’asile le plus sûr pour ses braves partisans. La juridiction du tribunal invisible s’étend, à ce qu’il paraît, sur les deux rives du Rhin ; et l’innocence n’est pas une garantie : ici même le traité que nous voulions conclure avec le duc de Bourgogne peut être divulgué, et les Provençaux portent des poignards aussi bien que des houlettes et des pipeaux. Mais j’entends les chevaux qui reviennent au plus vite de la partie de chasse, et le sot vieillard qui, oubliant tous les événements bizarres de la journée, siffle en montant les degrés du palais. Eh bien ! nous partirons avant peu, et mon départ sera pour lui, je pense, un soulagement. Préparez-vous au banquet et au bal, au bruit et aux futilités… surtout à dire adieu à Aix dès l’aube du jour. »

Ainsi congédié par la reine, le premier soin d’Arthur fut d’aller avertir Thibaut qu’il tînt toute chose prête pour son départ ; il songea ensuite à se livrer aux plaisirs de la soirée.

Quoique peu de personnes sussent que l’arrivée du duc de Lorraine et les nouvelles qu’il avait apportées avec lui avaient déconcerté complètement les projets de la reine Marguerite, il était bien connu que la reine et sa mère Yolande ne s’étaient jamais beaucoup aimées, et le jeune prince se trouva à la tête d’un nombreux parti à la cour de son aïeul, qui détestait les manières hautaines de sa tante, et était ennuyé de son air constamment mélancolique et de sa conversation, ainsi que de son mépris avoué pour les frivolités qui l’environnaient. D’ailleurs Ferrand était beau, jeune et victorieux, arrivant d’un champ de bataille où il avait glorieusement combattu, où il avait remporté la victoire contre toutes les chances pour être vaincu. Qu’il fût le favori de tout le monde, qu’il détournât d’Arthur Philipson, comme partisan de la reine impopulaire, toutes les attentions qu’il s’était attirées le soir précédent, ce fut seulement une conséquence naturelle de leur condition réciproque ; mais ce qui blessait un peu plus l’amour-propre d’Arthur, c’était de voir rejaillir sur son ami Sigismond le Simple, ainsi que l’appelaient ses frères, la gloire du duc Ferrand de Lorraine qui présentait à toutes les dames du bal le brave jeune Suisse, comme comte Sigismond de Geierstein. Ses soins avaient procuré à son aide-de-camp un costume plus convenable pour une pareille fête, que ne l’était l’habit rustique du comte, autrement dit Sigismond Biederman.

Toute nouveauté qui survient dans le monde plaît pour un certain temps, alors même qu’elle ne se recommande par aucun autre titre. Les Suisses étaient peu connus personnellement hors de leur pays, mais on parlait beaucoup d’eux ; c’était une recommandation que d’être de ce pays. Les manières de Sigismond étaient grossières ; c’était un mélange de gaucherie et de rudesse qu’on appela franchise pendant qu’il fut en faveur. Il parlait mal le français, plus mal l’italien… ce qui donnait un air de naïveté à tout ce qu’il disait. Ses membres étaient trop massifs pour être élégants ; sa danse, car le comte Sigismond ne manqua point de danser, ressemblait aux bondissements et aux gambades d’un jeune éléphant ; néanmoins on les préférait aux belles proportions et aux gracieux mouvements du jeune Anglais, et la comtesse aux yeux noirs, dans les bonnes grâces de qui Arthur s’était assez heureusement avancé le soir précédent, ne faisait pas exception. Arthur, ainsi jeté dans l’ombre, éprouva le même sentiment que M. Pepys, plus tard, lorsqu’il déchira son manteau de camelot… le dommage n’était pas grand, mais il le gênait.

Cependant la soirée ne se termina point sans que sa vengeance fût un peu satisfaite. Il y a des ouvrages dont dont les défauts n’apparaissent pas avant qu’ils soient gauchement placés sous un jour trop éclatant. Les Provençaux à l’esprit vif, quoique fantastique, découvrirent bientôt la lenteur de son intelligence et son excessive bonhomie, et s’amusèrent à ses dépens par d’ironiques compliments et des railleries déguisées.

Arthur avait jusqu’alors évité de porter ses regards vers la reine Marguerite, de peur qu’il ne détournât ses pensées du cours qu’elles suivaient, en paraissant réclamer sa protection. Mais il y avait quelque chose de si burlesque dans la physionomie gauche du maladroit Suisse, et dans la douleur et la mortification de la pauvre Provençale, qu’il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers l’alcôve où était placé le fauteuil d’apparat de la reine, pour voir si elle avait remarqué cette mésaventure. Le spectacle qui le frappa la première vue était de nature à attirer toute son attention : la tête de Marguerite était appuyée sur le dos du fauteuil, ses yeux à peine ouverts, ses traits pâles et tirés, ses mains serrées avec effort. La dame d’honneur anglaise qui se tenait derrière elle… vieille, sourde et presque aveugle… n’avait rien découvert dans la position de sa maîtresse, que l’attitude distraite et indifférente avec laquelle la reine avait coutume d’être présente de corps et absente d’esprit, durant les fêtes de la cour provençale. Mais quand Arthur, grandement alarmé, s’approcha derrière pour l’inviter à faire attention à sa maîtresse, elle s’écria, après une minute d’examen : « Mère de Dieu ! la reine est morte ! » Elle l’était. Il semblait que la dernière fibre de vie dans cette âme fière et ambitieuse s’était brisée, comme elle l’avait prévu elle-même, en même temps que le dernier fil de ses espérances politiques.



  1. Cavalier noir. Swchartz, en allemand, signifie noir ; et reiter, cavalier. C’est du reste, ici le nom d’une compagnie franche. a. m.
  2. L’archevêque de Cologne était reconnu comme chef de tous les francs tribunaux ou cours véhmiques en Westphalie, par un privilège accordé, en 1223, par l’empereur Charles IV. Wenceslas confirma cet acte par un nouveau privilège daté de 1332, dans lequel l’archevêque est appelé grand-maître de la vèhme, ou grand inquisiteur. Ce prélat et d’autres prêtres furent encouragés à remplir ces fonctions par le pape Boniface III, dont la discipline ecclésiastique leur permit en pareil cas de s’arroger le droit de juger dans les affaires de vie et de mort. (Note anglaise. a. m.)