Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 391-409).

CHAPITRE XXX.

LE MONASTÈRE.

Oui, c’est lui qui porte la couronne de laurier tressée par Apollon et les neuf Sœurs, couronne que le terrible foudre de Jupiter ne peut flétrir. Il a déposé le casque embarrassant d’acier, et jeté bien loin le diadème d’or, plus gênant encore ; au lieu qu’avec une couronne de feuilles autour de la tête, il règne roi des amans et des poètes.
Anonyme.

En approchant avec précaution de la cheminée, c’est-à-dire de la promenade favorite du roi qui est décrite par Shakspeare, comme portant

De roi napolitain le titre héréditaire,
Et de Sicile, et de Jérusalem,
Moins riche cependant qu’un fermier d’Angleterre,

Arthur put parfaitement apercevoir Sa Majesté en personne. Il vit un vieillard dont les cheveux et la barbe, pour l’ampleur et la blancheur, auraient presque rivalisé avec ceux de l’envoyé de Schwitz, mais avec de fraîches et gaies couleurs sur les joues, et des yeux d’une grande vivacité. Son costume était si somptueux qu’il était tout-à-fait inconvenant pour son âge ; et sa démarche, non seulement ferme, mais pleine d’activité et de vigueur, pendant qu’il traversait la promenade courte et bien ombragée qu’il avait adoptée plutôt pour l’agrément que pour la solitude, montrait que la force de la jeunesse animait encore des membres accablés d’années. Le vieux roi tenait d’une main ses tablettes et de l’autre un crayon, et paraissait complètement absorbé dans ses méditations, s’embarrassant peu d’être observé par plusieurs personnes de la voie publique qui passait au dessous de sa promenade élevée. Certaines de ces personnes, à en juger par leurs vêtements et leurs manières, avaient absolument l’air de troubadours ; car elles tenaient en main des rebecs, des rotes, de petites harpes portatives, et d’autres marques de leur profession. Elles paraissaient immobiles, comme occupées à observer, et à graver dans leur mémoire leurs remarques sur les méditations de leur prince. D’autres passants, qui allaient vaquer à des affaires plus sérieuses, regardaient le roi comme un individu qu’ils étaient accoutumés à voir journellement, mais ils ne passaient jamais sans se découvrir, sans exprimer par un salut convenable leur respect et leur affection pour sa personne, salut qui semblait suppléer par la franchise et la cordialité au manque de déférence et de cérémonial.

Cependant René ne semblait s’apercevoir ni des troubadours immobiles qui le contemplaient, ni des passants qui tiraient leur révérence ; son esprit paraissait tout-à-fait absorbé dans le travail apparent de quelque tâche difficile en musique ou en poésie. Il marchait vite ou lentement, selon qu’il convenait mieux au passage de sa composition. Parfois il s’arrêtait pour déposer à la hâte sur ses tablettes quelque chose qui se présentait à son esprit, comme méritant d’être conservé ; d’autres fois il effaçait ce qu’il avait écrit, et jetait son crayon avec une sorte de désespoir. Dans ces occasions, la feuille sibylline qu’il arrachait de ses tablettes était soigneusement ramassée par un beau page composant à lui seul toute sa suite, qui épiait respectueusement la première occasion convenable pour la remettre dans la royale main. Le même jeune homme portait une viole dont il tirait de temps à autre, et au signal de son maître, quelques notes musicales que le vieux roi écoutait, tantôt d’un air calme et satisfait, tantôt d’un visage mécontent et triste. Parfois son enthousiasme s’élevait si haut qu’il allait jusqu’à sauter et bondir avec une activité surprenante pour son âge ; d’autres fois, ses mouvements étaient fort lents, et même souvent il s’arrêtait court, comme un homme plongé dans la plus profonde et la plus inquiète méditation. Quand il lui arrivait de jeter les yeux sur le groupe qui semblait épier tous ses gestes, et qui se hasardait même à le saluer par un murmure approbateur, c’était seulement pour les gratifier d’une inclination de tête amicale et gaie, salutation par laquelle aussi il ne manquait pas de répondre aux révérences des passants ordinaires, quand l’attention soutenue qu’il donnait à son travail, quel qu’il fût, lui permettait de les remarquer.

Enfin l’œil du prince s’arrêta sur Arthur, que son attitude d’observation silencieuse et la noblesse de sa figure lui firent reconnaître pour étranger. René fit signe à son page qui, recevant à voix basse l’ordre de son maître, descendit de la cheminée royale sur la plate-forme d’en dessous, plus large et ouverte aux promeneurs vulgaires. Le jeune homme s’adressant à Arthur avec beaucoup de courtoisie, l’informa que le roi désirait lui parler. Le jeune Anglais sentit qu’il ne pouvait plus se dispenser d’approcher, quoiqu’il ne sût guère comment il devait se comporter à l’égard d’une royauté si singulière. Lorsqu’il fut assez près, le roi René lui adressa la parole avec un ton de politesse mêlé d’une certaine dignité ; et la crainte respectueuse d’Arthur en présence du monarque fut plus forte qu’il ne s’y était attendu d’après l’idée qu’il s’était faite du caractère royal.

« Vous êtes, à en juger par votre extérieur, beau sire, étranger dans ce pays, dit le roi René. Quel nom vous donnerons-nous, et à quelle affaire devons-nous attribuer le plaisir de vous voir à notre cour ?

Arthur resta un moment silencieux, et le bon vieillard, imputant son silence à crainte et à timidité, continua d’un ton encourageant :

« La modestie sied toujours bien à la jeunesse ; vous êtes sans doute un élève dans la noble et joyeuse science de la poésie et de la musique, attiré ici par l’accueil amical que nous témoignons à ceux qui professent ces arts dans lesquels… Notre-Dame et les saints en soient bénis !… nous avons nous-même acquis un certain talent. — Je n’aspire pas aux honneurs des troubadours, répondit Arthur. — Je vous crois, répliqua le monarque, car votre prononciation se ressent un peu de l’accent du Nord ou gallo-normand, tel qu’il est parlé en Angleterre et chez d’autres nations peu civilisées. Mais vous êtes peut-être un ménestrel de ces pays ultramontains. Soyez convaincu que nous ne méprisons pas leurs efforts ; car nous avons écouté, non sans plaisir ni instruction, plusieurs de leurs œuvres hardies et sauvages qui, bien que rudes sous le rapport de l’invention et du style, et par conséquent inférieures à la poésie régulière de nos troubadours, ont néanmoins dans leur puissante et grossière mélodie quelque chose qui parfois élève le cœur comme le son d’une trompette. — J’ai senti la vérité de l’observation que fait Votre Majesté, lorsque j’ai entendu les chants de mon pays, répliqua Arthur ; mais je n’ai ni le talent ni l’audace nécessaires pour imiter ce que j’admire… Le dernier pays que j’ai visité est l’Italie. — Alors vous êtes peut-être un élève en peinture, reprit René, art qui s’adresse à l’œil comme la poésie et la musique s’adressent à l’oreille, et que nous n’estimons guère moins. Si vous êtes habile dans cet art, vous arrivez près d’un monarque qui l’aime, et dans un pays où il est cultivé. — À vous parler franchement, sire, je suis Anglais, et ma main s’est trop endurcie à manier l’arc, la lance et l’épée pour toucher à une harpe ou même à un pinceau. — Anglais, » dit René, la chaleur de son accueil diminuant d’une manière sensible ; « et quel sujet vous amène ici ? L’Angleterre et moi nous sommes peu amis depuis longues années. — C’est précisément à cause de ce fait que je viens ici, répliqua Arthur. Je viens présenter mes hommages à la fille de Votre Majesté, la princesse Marguerite d’Anjou, que moi et beaucoup de véritables Anglais regardons encore comme notre reine, quoique des traîtres aient usurpé son titre. — Hélas ! bon jeune homme, dit René, il faut que je m’afflige pour vous, tout en respectant votre dévouement et votre fidélité ; si ma fille Marguerite eût été de mon caractère, elle aurait depuis long-temps renoncé à des prétentions qui ont noyé dans des flots de sang ses partisans les plus nobles et les plus braves. »

Le roi allait en dire davantage, mais il se retint.

« Va à mon palais, dit-il, demande le sénéchal Hugues de Saint-Cyr, il te mettra à même de voir Marguerite… en supposant toutefois qu’elle veuille te voir, elle. Sinon, bon jeune Anglais, reviens à mon palais et tu y recevras une honorable hospitalité ; car un roi qui aime la poésie, la musique et la peinture, est toujours très sensible au mérite de l’honneur, de la vertu et du dévouement ; et je lis dans tes regards que tu possèdes ces qualités, et je crois fermement que tu pourras, dans des jours plus tranquilles, aspirer à partager les honneurs de la joyeuse science. Mais si tu as un cœur capable d’être touché par le sentiment de la beauté et des heureuses proportions, il tressaillira en toi à la première vue de mon palais, dont la grâce imposante peut être comparée aux formes sans défaut d’une dame de haute naissance, et l’art aux modulations simples en apparence, mais néanmoins travaillées, d’un air comme celui que nous composions tout à l’heure. »

Le roi semblait disposé à prendre son instrument et à régaler le jeune homme d’une répétition du morceau qu’il venait d’arranger ; mais Arthur en ce moment éprouvait ce pénible sentiment de honte intérieure et toute particulière que ressentent les esprits bien faits lorsqu’ils voient d’autres personnes prendre de grands airs d’importance avec la certitude qu’ils excitent l’admiration, lorsqu’en effet ils s’exposent seulement au ridicule. Bref, Arthur prit congé, honteux et confus, du roi de Naples, des Deux-Siciles et de Jérusalem, d’une manière un peu plus brusque que la cérémonie ne le demandait. Le roi le suivit des yeux, étonné de ce manque d’éducation, qu’il imputa néanmoins aux usages insulaires de son visiteur, et se remit ensuite à pincer sa viole.

« Le vieux fou ! dit Arthur : sa fille est détrônée, ses domaines s’en vont en lambeaux, sa famille est à la veille de s’éteindre, son petit-fils est chassé de retraite en retraite, on le dépouille de l’héritage de sa mère… et il peut trouver de l’amusement à ces frivolités ! Je l’aurais pris, avec sa longue barbe blanche, pour un second Nicolas Bonstetten ; mais le vieux Suisse est un Salomon, comparé à René. »

Tandis que ces réflexions et autres semblables, toutes au désavantage du roi, se succédaient dans l’esprit d’Arthur, il arriva au lieu du rendez-vous, et trouva Thibaut près de la fontaine fumante, alimentée par une de ces sources d’eau chaude qui avaient su faire les délices des Romains d’un âge reculé. Thibaut, après avoir assuré son maître que sa suite, hommes et bêtes, pouvait être prête au premier signal, comprit aisément qu’il demandait à être conduit au palais du roi René qui, par sa bizarrerie et par la beauté de son architecture d’ailleurs, méritait les éloges que le vieux monarque lui avait donnés. La façade consistait en trois tours d’architecture romaine, dont deux étaient placées aux angles du palais, et la troisième, servant de mausolée, formait une partie du groupe, quoique un peu détachée des autres bâtiments. Cette dernière était construite dans les plus belles proportions ; la partie inférieure de l’édifice était carrée, servant comme de piédestal à la partie supérieure, qui était circulaire et entourée de colonnes en granit massif. Les deux autres tours aux angles du palais étaient rondes et aussi ornées de piliers avec un double rang de fenêtres. En face et communiquant avec ces restes romains, dont on fait remonter la date au cinquième siècle ou au sixième, s’élevait l’ancien palais des comtes de Provence, bâti un siècle ou deux plus tard, mais où une riche façade gothique ou moresque contrastait, et cependant était en harmonie avec l’architecture plus régulière et plus massive des maîtres du monde. Il n’y a pas plus de trente ou quarante ans que ce très curieux reste de l’art antique a été détruit pour faire place à de nouveaux édifices publics qui n’ont pas encore été construits.

Arthur éprouva réellement une sensation du genre de celle que le vieux roi avait prédite, et il demeura immobile d’étonnement lorsqu’il vit la porte toujours ouverte du palais, où des gens de toute espèce semblaient entrer librement. Après avoir promené ses regards autour de lui, le jeune Anglais monta les degrés d’un magnifique portique, et demanda à un portier aussi vieux et aussi indolent que doit l’être le domestique d’un grand, le sénéchal que lui avait nommé le roi. Le corpulent gardien, avec une excessive politesse, confia l’étranger aux soins d’un page, qui l’introduisit dans une chambre où il trouva un autre fonctionnaire âgé, de plus haut rang, avec une mine avenante, un œil calme et serein, et un front qui, toujours exempt de rides, annonçait que le sénéchal d’Aix était un digne disciple de la philosophie de son royal maître. Il reconnut Arthur dès les premiers mots qu’il lui adressa.

« Vous parlez le français du Nord, beau sire ; vous avez les cheveux plus clairs et le teint plus beau que les naturels de ce pays… Vous demandez la reine Marguerite… À toutes ces marques je devine un Anglais… Sa Majesté d’Angleterre s’acquitte en ce moment d’un vœu au monastère du mont Sainte-Victoire, et si votre nom est Arthur Philipson, je suis chargé de vous conduire immédiatement près d’elle… aussitôt du moins que vous aurez goûté aux provisions du buffet royal. »

Le jeune homme aurait voulu faire des objections, mais le sénéchal ne lui en laissa pas le temps.

« Un repas et une messe, dit-il, ne retardent jamais la besogne… Il est dangereux pour un jeune homme de voyager trop long-temps l’estomac vide… Je mangerai moi-même un morceau avec l’hôte de la reine, et je lui ferai raison par dessus le marché avec un flacon de vieil Ermitage. »

La table fut couverte avec une promptitude qui montrait que l’hospitalité était souvent exercée dans les domaines du roi René. Des pâtés, des plats de venaison, une belle hure de sanglier, et d’autres mets délicats furent placés sur la table, et le sénéchal joua le rôle d’un maître de maison, ne cessant de s’excuser, et sans qu’il en fût besoin, de ce qu’il ne prêchait pas aussi d’exemple, attendu que son devoir était de découper en présence du roi René, et que rien ne plaisait plus au bon roi que lorsqu’il le voyait mettre autant de prestesse à manger qu’à découper.

« Mais pour vous, seigneur étranger, mangez à votre aise, attendu que vous pourrez bien ne pas faire d’autre repas jusqu’au coucher du soleil ; car la bonne reine prend ses infortunes tellement à cœur que les soupirs sont sa nourriture, et ses larmes sa bouteille de breuvage, comme dit le psalmiste. Mais je pense que vous aurez besoin de chevaux pour aller vous et votre équipage au mont Sainte-Victoire qui est à sept milles d’Aix. »

Arthur répliqua qu’il avait un guide et des chevaux à sa disposition, et demanda la permission de faire ses adieux. Le digne sénéchal, dont la belle et ronde bedaine était ornée d’une chaîne d’or, l’accompagna jusqu’à la porte d’un pas qu’un petit accès de goutte avait rendu incertain, inconvénient qui se passerait, assura-t-il à Arthur, lorsqu’il aurait pris pendant trois jours les eaux chaudes. Thibaut se tenait devant la porte, non avec les chevaux épuisés dont ils étaient descendus une heure auparavant, mais avec des palefrois frais venant des écuries du roi.

« Ils vous appartiennent du moment où vous avez mis le pied dans l’étrier, dit le sénéchal ; le bon roi René n’a jamais repris comme sa propriété un cheval qu’il avait prêté à un hôte ; et c’est peut-être pour cette raison que Son Altesse et nous autres de sa maison nous allons souvent à pied. »

Le sénéchal échangea alors des politesses avec son jeune visiteur, qui alla chercher le lieu de retraite momentané qu’avait choisi la reine Marguerite au célèbre monastère de Sainte-Victoire. Il demanda à son guide dans quelle direction il était situé, et Thibaut avec un air de triomphe lui montra une montagne haute de trois mille pieds et plus, qui s’élevait à cinq ou six milles de la ville, et que sa cime hardie et rocailleuse rendait l’objet le plus remarquable du paysage. Thibaut en parla avec une joie et une énergie inaccoutumées, de manière qu’Arthur fut conduit à penser que son fidèle écuyer n’avait pas manqué de profiter aussi lui-même de la généreuse hospitalité du bon roi René. Cependant Thibaut continuait à s’étendre sur la renommée de la montagne et du monastère. Ils tiraient leur nom, disait-il, d’une grande victoire qui avait été gagnée par un général romain nommé Caio Mario, contre deux innombrables armées de Sarrasins portant des noms ultramontains, probablement les Cimbres et les Teutons ; pour témoigner au ciel sa reconnaissance d’une telle victoire, Caio Mario fit vœu de bâtir un monastère sur la montagne pour le service de la Vierge Marie, en l’honneur de laquelle il avait été baptisé. Avec toute l’importance d’un connaisseur des localités, Thibaut se mit à prouver son assertion générale par des faits particuliers.

« Ici, dit-il, était le camp des Sarrasins, d’où, lorsque la bataille sembla décidée, leurs épouses et leurs femmes se précipitèrent avec d’affreux hurlements, les cheveux en désordre, et des gestes de furies, et parvinrent un moment à arrêter la fuite des hommes. » Il montra aussi une rivière, et prétendit que c’était pour en approcher, ce que leur interdisait la tactique supérieure des Romains, que les barbares, qu’il appelait Sarrasins, avaient hasardé l’action ; la rivière avait été rougie de leur sang. Bref il mentionna plusieurs circonstances qui montraient avec quel soin la tradition conserve les détails des anciens événements, même lorsqu’elle confond et oublie les dates et les acteurs.

S’apercevant qu’Arthur ne l’écoutait pas sans intérêt… car on peut supposer que l’éducation d’un jeune homme élevé au milieu des guerres civiles ne le rendait pas très capable de critiquer un pareil récit des guerres d’une époque très reculée… le Provençal, lorsqu’il eut épuisé ce sujet, se rapprocha de son maître et lui demanda à demi-voix « s’il connaissait ou s’il désirait savoir le motif qui avait décidé Marguerite à quitter Aix, pour aller s’établir au monastère de Sainte-Victoire ? — Pour l’accomplissement d’un vœu, répondit Arthur, tout le monde le sait. — Tout Aix sait le contraire, répliqua Thibaut, et je pourrais vous dire la vérité, si j’étais sûr qu’elle ne blessât pas Votre Seigneurie. — La vérité ne peut blesser aucun homme raisonnable, pourvu qu’elle soit exprimée en termes honorables pour la reine Marguerite en présence d’un Anglais. »

Ainsi répliqua Arthur jaloux de recueillir toutes les informations possibles, et désireux en même temps de réprimer la pétulance de son guide.

« Je n’ai, repartit le Provençal, rien à dire au désavantage de la gracieuse reine, dont le seul malheur est d’avoir, comme son royal père, plus de titres que de villes. D’ailleurs je sais que vous autres Anglais, tout en parlant vous-mêmes un peu lestement de vos souverains, vous ne permettez jamais qu’on leur manque de respect… — Parlez donc, répliqua Arthur. — Eh bien ! Votre Seigneurie saura, reprit Thibaut, que le bon roi René a été vivement affligé de la profonde mélancolie qui accablait la reine Marguerite, et qu’il a travaillé de tout son pouvoir à la changer en une humeur plus gaie. Il a donné des fêtes publiques et particulières ; il a rassemblé des ménestrels et des troubadours dont la musique et la poésie eussent pu arracher des sourires à toute autre personne, même au lit de mort. Toute la contrée retentissait des accents de la joie et du plaisir : la gracieuse reine ne pouvait sortir, dans le plus strict incognito, sans rencontrer, avant d’avoir fait cent pas, quelque surprise inattendue, telle qu’un joli spectacle, une joyeuse mascarade, composés souvent par le bon roi lui-même, qui interrompaient sa solitude et chassaient ses tristes pensées par quelque agréable passe-temps. Mais la profonde mélancolie de la reine rejetait toutes ces distractions imaginées pour l’égayer, et enfin elle se renferma dans ses appartements privés, et refusa absolument de voir même son royal père, parce qu’il amenait généralement devant elle les hommes dont il croyait les productions propres à calmer son chagrin. De fait, elle semblait écouter les harpistes avec dégoût, et à l’exception d’un Anglais ambulant qui chanta une ballade sauvage et mélancolique, laquelle lui arracha un torrent de larmes, et à qui elle donna une chaîne de prix, elle ne parut jamais en remarquer aucun d’eux ni s’apercevoir de leur présence. Et enfin, comme j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Seigneurie, elle a refusé de voir son père même, à moins qu’il ne vînt seul, ce qu’il n’a jamais eu le courage de faire. — Je ne m’étonne pas, dit le jeune homme, par le cygne blanc ! Je suis plutôt surpris que toutes ces joyeusetés ne l’aient pas rendue folle. — Peu s’en est fallu en effet qu’il n’arrivât quelque chose de semblable, répliqua Thibaut, et je vais conter à Votre Seigneurie comment. Vous devez savoir d’abord que le bon roi René, ne voulant pas abandonner sa fille au démon de la mélancolie, se décida à tenter un grand effort. Vous saurez ensuite que le roi, habile dans l’art des troubadours et des jongleurs, passe pour posséder une grande adresse à diriger les mystères, les processions, et tous les autres amusements si gais et si délicieux par lesquels notre sainte Église permet de varier et d’égayer les plus graves cérémonies, à la grande satisfaction de tous les véritables enfants de la religion. Il est reconnu que personne n’a jamais surpassé le vieux monarque dans son talent à disposer une fête-Dieu ; et l’air dans lequel les diables donnent la bastonnade au roi Hérode, à la grande édification de tous les spectateurs chrétiens, est de la royale composition de notre bon souverain. Il a dansé à Tarascon dans le ballet de sainte Marthe et du Dragon, et il a été regardé, pour sa personne, comme le seul acteur capable de remplir le rôle du Tarasque. Sa Majesté a de plus introduit un nouveau rituel dans la consécration de l’enfant-évêque, et composé une partition entière de musique grotesque pour la fête des Ânes. En un mot le grand talent de notre monarque est l’invention de ces cérémonies agréables qui sèment de fleurs le chemin du salut et envoient les hommes au ciel en chantant et en dansant.

« Le bon roi René, convaincu de son génie pour ces compositions récréatives, résolut de faire tous les frais d’imagination possibles, dans l’espérance de parvenir ainsi à chasser la mélancolie dans laquelle était plongée sa fille, et qui s’attachait à tout ce qu’elle approchait. Il y a peu de temps qu’il arriva à la reine de s’absenter pour quelques jours, je ne sais pourquoi, mais cette absence donna au bon roi le temps de faire ses préparatifs : aussi, quand sa fille revint, il la supplia avec instance et obtint à force d’importunités qu’elle ferait partie d’une procession religieuse à Saint-Sauveur, principale église d’Aix. La reine, ignorant le projet médité, s’habilla avec pompe pour assister et participer à l’œuvre de piété grave qu’elle attendait ; mais elle n’eut pas plus tôt paru sur l’esplanade en face du palais, que plus de cent masques habillés en Turcs, en Juifs, en Sarrasins, en Maures, et je ne sais plus en quoi, l’entourèrent pour lui offrir leurs hommages, comme reine de Saba ; puis un morceau de musique grotesque les invitait à se former en un ballet comique, pendant lequel ils s’adressaient à la princesse de la manière la plus risible et avec les gestes les plus extravagants. La reine, étourdie par ce vacarme et irritée de la pétulance de cet assaut inattendu, aurait voulu rentrer au palais ; mais les portes avaient été fermées par ordre du roi aussitôt qu’elle en était sortie, et la retraite lui fut coupée dans cette direction. Voyant qu’elle ne pouvait se réfugier dans ses appartements, la reine s’avança devant la façade et chercha par des gestes et des paroles à calmer le tapage ; mais les masques, qui avaient leurs instructions, ne répondaient que par des chansons, de la musique et des cris. — Je voudrais, dit Arthur, qu’il se fût trouvé là une vingtaine de paysans anglais avec leurs gourdins, pour apprendre à ces vilains braillards à respecter une femme qui a porté la couronne d’Angleterre. — Tout le bruit qui se faisait devant elle n’était que silence et douce harmonie, continua Thibaut, en comparaison du tintamarre qui commença lorsque le bon roi lui-même parut, grotesquement costumé, de manière à représenter le roi Salomon… — Celui de tous les princes avec lequel il a le moins de ressemblance, dit Arthur. — Avec des cabrioles et des gesticulations de bienvenue qu’il adressait à la reine de Saba, lesquelles, comme me l’ont assuré ceux qui l’ont vu, auraient été capables de rendre la vie à un mort, et de faire mourir un vivant de rire. Entre autres attributs, il avait à la main un bâton qui ressemblait assez à une marotte de fou… — Sceptre très convenable à un pareil souverain ! — Qui se terminait par un modèle de temple juif, continua Thibaut, joliment doré et habilement taillé en carton. Il maniait ce bâton avec beaucoup de grâce, et ravissait tous les spectateurs par sa gaîté et sa souplesse, excepté la reine qui paraissait d’autant plus irritée, qu’il cabriolait et bondissait davantage, jusqu’au moment où, s’approchant d’elle pour la conduire à la procession, il sembla la jeter dans une frénésie d’une telle violence, qu’elle lui arracha le gourdin des mains, et que, se frayant un passage au milieu de la foule, aussi effrayée que si une tigresse s’était échappée du charriot d’un directeur de ménagerie, elle se précipita dans la cour royale du château. Avant que l’ordre de la représentation scénique, que cet emportement avait interrompu, pût être rétabli, la reine sortit de nouveau, montée sur un cheval et suivie de deux ou trois cavaliers anglais de la maison de Sa Majesté. Elle fendit avec fureur la multitude, sans s’inquiéter si elle serait blessée ou si elle blesserait les autres, traversa les rues avec la rapidité de l’éclair, et ne ralentit point sa course précipitée, avant d’être arrivée à un endroit de ce mont Sainte-Victoire où la nature de la route la força de s’arrêter. Elle fut alors reçue dans le couvent, et depuis elle y est restée : un vœu de pénitence est le prétexte dont elle couvre sa querelle avec son père. — Combien peut-il y avoir de temps, dit Arthur, que ces choses se sont passées ? — Il n’y a que trois jours que la reine Marguerite a quitté Aix de la manière que je vous ai dit… mais nous sommes au point de la montagne où l’on a coutume de laisser ses chevaux. Voyez, c’est le monastère qui s’élève là-bas entre deux énormes rochers formant le sommet même du mont Sainte-Victoire. Il n’y a de terrain plat que celui du défilé où le couvent de Sainte-Marie-de-Victoire se trouve, pour ainsi dire, niché ; et l’approche en est défendue par les plus dangereux précipices. Pour gravir la montagne, il vous faut prendre cet étroit sentier qui, tournant et serpentant à travers les pointes de roc, aboutit enfin au faite du mont et à la porte du monastère. — Et que deviendrez-vous, vous et les chevaux ? — Nous nous reposerons, répondit Thibaut, dans l’hospice tenu par les bons pères, au pied de la montagne, pour la commodité des personnes qui accompagnent les pèlerins… car, je vous en réponds, la châsse est visitée par grand nombre de gens qui viennent de loin, et qui sont accompagnés de chevaux et de suite… Ne vous inquiétez pas de moi… je serai le premier à couvert ; mais voilà des nuages menaçants qui s’amoncèlent à l’ouest, et dont Votre Seigneurie pourra se ressentir, à moins qu’elle n’arrive au monastère à temps. Je vous donnerai une heure pour accomplir cet exploit, et je dirai que vous êtes aussi agile qu’un chasseur de chamois, si vous le faites en moins. »

Arthur regarda autour de lui et remarqua, en effet, au loin vers l’ouest, un amas de nuages qui menaçaient de changer bientôt le caractère de la journée qui avait été jusque là d’un clair brillant, et si sereine qu’on pouvait entendre tomber une feuille. Il se mit donc à suivre le chemin escarpé et rocailleux qui entourait la montagne, tantôt escaladant des rochers presque à pic, tantôt atteignant leurs sommets par un plus long détour. Il serpentait à travers un bois de buis sauvage et d’autres arbustes aromatiques également bas, qui présentaient quelque pâture aux chèvres de la montagne, mais retardaient beaucoup la marche du voyageur qui avait à les traverser. De tels obstacles étaient si fréquents, que l’heure pleine accordée par Thibaut s’était écoulée avant qu’il eût atteint la cime du mont Sainte-Victoire, et qu’il se trouvât en face du singulier couvent du même nom.

Nous avons déjà dit que la crête de la montagne, composée tout entière d’un roc nu et compacte, était séparée par un passage ou défilé en deux têtes ou pics, entre lesquels le couvent était bâti de manière à occuper tout l’espace vide. La façade de l’édifice était du genre le plus ancien et le plus sombre de la vieille architecture gothique, ou plutôt, comme on l’a appelée, saxonne ; et, sous ce rapport, correspondait à l’extérieur sauvage des rochers nus dont le bâtiment semblait faire partie, et dont il était entièrement environné, à l’exception d’un petit espace de terrain plus uni où, à force de travail et en y apportant des terres des différents endroits où ils avaient pu les ramasser en petite quantité, les bons pères étaient parvenus à se procurer la jouissance d’un jardin.

Une cloche fit venir un frère lai, portier de ce monastère singulièrement situé, auquel Arthur s’annonça comme un marchand anglais, nommé Philipson, qui venait rendre ses respects à la reine Marguerite. Le portier, avec les plus grands égards, admit l’étranger dans le couvent, et l’introduisit dans un parloir qui, donnant du côté d’Aix, présentait une vue superbe et illimitée des parties du sud et de l’ouest de la Provence. C’était dans cette direction qu’Arthur, venant d’Aix, s’était approché de la montagne ; mais le chemin tortueux par lequel il était monté l’avait sans cesse fait tourner alentour. Le côté ouest du monastère sur lequel ouvraient les fenêtres du parloir commandait la magnifique vue que nous avons indiquée ; et une espèce de balcon qui, réunissant les deux pics jumeaux, séparés en cet endroit par un espace de quatre ou cinq toises seulement, courait le long de la façade du bâtiment, et semblait être construit pour qu’on pût jouir du coup d’œil. Mais en passant par une des fenêtres du salon sur cette terrasse crénelée, Arthur remarqua que la muraille sur laquelle s’appuyait le parapet s’étendait jusqu’au bord d’un précipice qui était profond de plus de cinq cents pieds au dessous des fondations du couvent. Surpris et effrayé de se voir dans un endroit si périlleux, Arthur détourna les yeux du gouffre qui se trouvait sous lui, pour admirer le vaste paysage en partie éclairé d’une lueur sinistre par le soleil qui baissait vers l’occident. Les derniers rayons de l’astre laissaient voir dans une vive splendeur rougeâtre une variété infinie de montagnes et de vallons, de pays découverts et de champs cultivés, de villes, d’églises et de châteaux dont quelques uns s’élevaient du milieu des arbres, tandis que d’autres semblaient construits sur des rocs élevés ; d’autres encore se montraient au bord des rivières et des lacs où les attiraient naturellement la chaleur et la sécheresse du climat. Le reste du paysage présentait des objets semblables par un temps serein ; mais ils étaient alors plongés dans la confusion, ou tout-à-fait effacés par l’ombre épaisse des nuages qui s’approchaient, et qui, peu à peu, s’étendant sur la plus grande partie de l’horizon, menaçaient d’éclipser complètement le soleil, bien que ce roi du firmament luttât encore pour jeter son éclat, et, comme un héros mourant, parût entouré de plus de gloire au moment même de sa défaite. Des sons lugubres, comme des soupirs et des gémissements, formés par le vent dans les nombreuses cavernes d’une montagne de roc, ajoutaient à l’horreur de la scène, et semblaient présager la furie de quelque ouragan encore éloigné, quoique l’air en général fût d’un calme et d’une tranquillité extraordinaires. En contemplant ce sublime spectacle, Arthur rendit justice aux moines qui avaient choisi cette sauvage et pittoresque situation, d’où ils pouvaient observer la nature dans ses plus imposants et plus nobles effets, et comparer le néant de l’humanité à ses terribles convulsions.

Arthur était tellement occupé du spectacle qui s’étendait sous ses yeux, qu’il avait presque oublié, en regardant du balcon, l’affaire importante qui l’avait amené en ce lieu, quand il fut soudain rappelé à lui-même en se trouvant en présence de Marguerite d’Anjou, qui, ne le voyant pas dans la salle de réception, s’était avancée sur la terrasse pour lui parler plus tôt.

Le costume de la reine était noir, sans aucun ornement, excepté une couronne d’or d’un pouce de largeur, retenant ses longues tresses de cheveux noirs dont l’âge et le malheur avait en partie altéré la couleur. Au milieu du cercle était attachée une plume blanche, avec une rose rouge, la dernière de la saison, que le bon père qui tenait le jardin lui avait offerte le matin même, comme représentant la maison de son époux. Le souci, la fatigue et le chagrin semblaient empreints sur son front et sur ses traits. Tout autre messager aurait probablement reçu d’elle un amer reproche pour n’avoir pas mis plus d’empressement à l’accueillir lors de son entrée ; mais l’âge et l’extérieur d’Arthur correspondaient à ceux du fils bien-aimé qu’elle avait perdu. Il était lui-même fils d’une dame que Marguerite avait presque chérie avec une affection de sœur, et la présence d’Arthur excitait encore dans la reine détrônée les mêmes sentiments de tendresse maternelle qui s’étaient éveillés à leur première rencontre dans la cathédrale de Strasbourg. Il s’était agenouillé à ses pieds : elle le releva, lui parla avec une extrême bonté, et l’encouragea à s’acquitter avec détail du message de son père, et à lui communiquer les autres nouvelles qu’il avait pu recueillir durant sa courte résidence à Dijon.

Elle demanda dans quelle direction le duc Charles conduisait son armée.

« Comme me l’a donné à entendre le maître de son artillerie, répondit Arthur, vers le lac de Neufchâtel, sur les bords duquel il se propose de tenter sa première attaque contre les Suisses. — Le maudit entêté ! s’écria la reine Marguerite… il ressemble à ce pauvre insensé qui s’en allait au faîte d’une montagne afin de pouvoir rencontrer la pluie à moitié route… Ton père, continua Marguerite, me conseille donc d’abandonner les derniers restes des vastes domaines qui furent jadis les possessions de notre royale famille, et pour quelques écus, pour un misérable secours de quelques centaines de lances, de céder ce qui est resté intact de notre patrimoine à notre fier et égoïste cousin de Bourgogne, qui étend ses prétentions sur tous nos biens, nous prête si peu de secours, et même nous en promet si peu en retour. — J’aurais mal rempli la commission de mon père, dit Arthur, si j’avais laissé Votre Majesté croire qu’il vous recommandât un si grand sacrifice. Il s’afflige très vivement de voir l’insatiable ambition du duc de Bourgogne. Néanmoins il pense que la Provence doit, à la mort de René, ou plus tôt, tomber entre les mains du duc Charles ou de Louis de France, quelque opposition que Votre Altesse puisse apporter à cet arrangement ; et il se peut que mon père, comme chevalier et soldat, espère beaucoup obtenir les moyens de tenter une autre entreprise en Angleterre. Mais la décision doit dépendre de Votre Altesse. — Jeune homme, la pensée d’une question si importante me prive presque de la raison. »

En prononçant ces mots, elle tomba comme épuisée de fatigue sur un banc de pierre placé au bord même du balcon, sans s’inquiéter de l’orage qui commençait alors à gronder avec de terribles bouffées de vent, dont la course était interrompue et changée par les rocs autour desquels ils mugissaient. On aurait dit que Borée, Eurus et Caurus déchaînaient les vents de toutes les parties du ciel, et luttaient à qui serait vainqueur autour du couvent de Notre-Dame-de-Victoire. Au milieu de ce tumulte, à travers l’épaisseur du brouillard qui cachait le fond du précipice, et les masses de nuages qui roulaient d’une manière terrible au dessus de leurs têtes, le mugissement de l’eau qui tombait ressemblait plutôt à la chute d’une cataracte qu’au bruit ordinaire d’un torrent de pluie. Le siège sur lequel Marguerite était placée était en grande partie abrité contre la tempête, mais les bouffées de vent, qui changeait sans cesse de direction, agitaient souvent sa chevelure en désordre, et nous ne pouvons décrire l’aspect de ses traits nobles et beaux, mais sombres et défaits, fortement agités par une hésitation inquiète et par des pensées contraires, si ce n’est pour ceux de nos lecteurs qui ont eu l’avantage de voir notre inimitable Siddons dans un rôle où la situation est la même. Arthur, confondu d’inquiétude et de terreur, ne put que prier Sa Majesté de rentrer dans l’intérieur du couvent, et de ne pas s’exposer aux injures de l’orage qui approchait.

« Non, » répliqua-t-elle avec fermeté, « les toits et les murs ont des oreilles ; et les moines, quoiqu’ils aient dit adieu au monde, n’en sont pas moins curieux de savoir ce qui se passe au delà de leurs cellules. C’est en cet endroit-ci que vous devez entendre ce que j’ai à vous dire : comme soldat, vous pouvez bien mépriser une bouffée de vent ou des gouttes de pluie ; et quant à moi, qui ai souvent tenu conseil au son de la trompette et au cliquetis des armes prêtes à se croiser, la guerre des éléments n’est qu’une bagatelle indigne d’attention. Je te le dis, jeune Arthur de Vere, comme je le dirais à ton père… comme je le dirais à mon fils… si, en effet, le ciel eût laissé une pareille consolation à une malheureuse abandonnée… »

Elle s’interrompit, et continua ensuite.

« Je te le dis ainsi que je l’aurais dit à mon bien-aimé Édouard, que Marguerite, dont les résolutions étaient jadis fermes et inébranlables comme ces rochers qui nous entourent, est maintenant irrésolue et incertaine comme les nuages qui sont chassés au dessus de nous. Dans la joie où j’étais de retrouver encore un sujet d’une fidélité aussi rare que celle de votre père, je lui ai parlé des sacrifices que je ferais pour assurer le secours de Charles de Bourgogne à la glorieuse entreprise qui lui a été proposée par le courageux Oxford ; mais depuis que je l’ai vu, j’ai eu lieu de faire de profondes réflexions. Je n’ai rencontré mon vieux père que pour l’offenser, et, je le dis à ma honte, pour l’insulter, le vieillard, en présence de son peuple. Nos caractères sont aussi opposés que les rayons du soleil, qui tout à l’heure dorait un paysage beau et serein, ressemblent peu aux tempêtes qui maintenant y portent le ravage. J’ai rejeté avec un mépris ou un dédain manifeste les moyens de consolation qu’il avait imaginés dans son affection mal entendue ; et, dégoûté des sottes folies qu’il avait inventées pour guérir la mélancolie d’une reine détrônée, d’une épouse veuve… et, hélas ! d’une mère qui a perdu son enfant, je me suis retirée ici, fuyant une joie bruyante et vide, qui était la plus amère aggravation de mes chagrins. Tel est le bon naturel de René, que cette conduite même si peu filiale ne diminuera en rien mon influence sur lui ; et si votre père m’eût annoncé que le duc de Bourgogne, comme chevalier et comme souverain, avait résolu de seconder noblement et de bonne foi le plan du fidèle Oxford, j’aurais pu me décider à obtenir la cession de territoire qu’exige sa froide et ambitieuse politique, pour nous garantir une assistance qu’il diffère maintenant de nous prêter jusqu’à ce qu’il ait satisfait son humeur hautaine en terminant d’inutiles querelles avec ses inoffensifs voisins. Depuis que je suis ici et que le calme et la solitude m’ont donné le temps de réfléchir, j’ai songé aux affronts dont j’avais accablé le vieillard et au tort que j’allais lui faire. Mon père, permettez-moi de lui rendre cette justice, est aussi le père de son peuple. Ce peuple a vécu sous ses vignes et ses figuiers, dans une aisance peu honorable peut-être, mais libre d’oppression et d’impôts, et son bonheur a fait celui de son bon roi. Dois-je tout changer ?… Dois-je contribuer à mettre cet heureux peuple sous l’empire d’un prince fier, entêté, capricieux ?… Ne pourrais-je pas briser même le cœur joyeux et irréfléchi de mon pauvre vieux père, si je réussissais à le faire consentir ?… Ce sont des questions que je frémis de me poser à moi-même. D’un autre côté, rendre nuls les travaux de votre père, tromper ses espérances hardies, perdre la seule occasion qui puisse jamais s’offrir de nous venger des traîtres sanguinaires d’York et de rétablir la maison de Lancastre !… Arthur, le pays qui nous entoure n’est pas si bouleversé par cette horrible tempête et ces nuages furieux, que mon esprit l’est par le doute et l’incertitude. — Hélas ! répondit Arthur, je suis trop jeune et j’ai trop peu d’expérience pour conseiller Votre Majesté dans un moment si critique. Je voudrais que mon père fût lui-même auprès de vous. — Je connais d’avance ce qu’il me dirait, répliqua la reine ; mais sachant tout, je désespère de trouver assistance dans les conseils humains… J’en ai cherché d’autres, mais ils sont aussi sourds à mes prières. Oui, Arthur, les infortunes de Marguerite l’ont rendus superstitieuse. Sache que sous ces rochers, sous les fondations de ce couvent, se trouve une caverne où l’on pénètre par un passage secret et défendu, un peu à l’ouest du sommet, qui se prolonge à travers la montagne et se termine du côté du sud par une ouverture, d’où l’on peut, comme de cette terrasse, contempler le beau paysage qu’on voyait encore tout à l’heure de cette place, ou la lutte des vents et la confusion des nuages que nous voyons à présent. Au milieu de cette excavation souterraine est un puits, une perforation naturelle, d’une profondeur immense, inconnue. Quand on y jette une pierre, on l’entend frapper alternativement une paroi, puis l’autre, jusqu’à ce que le bruit de la chute, retentissant de roc en roc, s’éteigne en un son faible et lointain, moins fort que celui de la cloche d’un mouton à une distance d’un mille. Le peuple, dans son patois, appelle le gouffre terrible Lou-Garagoule ; et les traditions du monastère attachent des souvenirs bizarres et effrayants à un lieu déjà épouvantable en lui-même. Des oracles, dit-on, étaient rendus au temps du paganisme par des voix souterraines qui sortaient de l’abîme. Et l’on assure qu’une de ces voix promit en vers étranges et grossiers au général romain la victoire qui donne son nom à cette montagne. Ces oracles, assure-t-on, peuvent encore être consultés après l’accomplissement de rites étranges, où des cérémonies païennes se mêlent à des actes de dévotion chrétienne. Les abbés du mont Sainte-Victoire ont déclaré criminelle la consultation de Lou-Garagoule et des esprits qui l’habitent. Mais comme le péché peut s’expier par des cadeaux faits à l’Église, par des messes et des pénitences, la porte est quelquefois ouverte par les pères complaisants à ceux qu’une audacieuse curiosité conduit, à tout risque et par quelque moyen que ce soit, à vouloir pénétrer l’avenir. Arthur, j’ai fait l’expérience, et je reviens à l’instant même de la sombre caverne où, suivant le rituel qu’a légué la tradition, j’ai passé six heures au bord du gouffre, lieu si effrayant qu’après en avoir contemplé les horreurs, cette scène même de tempête semble rafraîchir l’esprit. »

La reine s’arrêta, et Arthur d’autant plus effrayé de ce singulier récit qu’il lui rappelait la prison dans laquelle on l’avait jeté à La Ferette, demanda avec avidité si ses questions avaient obtenu quelque réponse.

« Aucune, » répondit la malheureuse princesse. « Les démons de Garagoule, s’il en existe, ont été sourds aux prières d’une misérable infortunée comme moi, à qui personne, ami ou ennemi, ne veut apporter ni conseil ni secours. C’est la position de mon père qui m’empêche de prendre une résolution immédiate et forte. Si mes propres droits sur cette sotte et frivole nation de troubadours y étaient seuls intéressés, je pourrais, pour la chance de remettre encore une fois le pied dans la joyeuse Angleterre, y renoncer aussi aisément, aussi volontiers que j’abandonne à la tempête le vain emblème du rang royal que j’ai perdu. »

En parlant ainsi, Marguerite arracha de ses cheveux la plume noire et la rose que la tempête avait détachées de la couronne où elles étaient placées, et les jeta du haut du balcon avec un geste d’une brusque énergie. Elles furent aussitôt emportées en tournoyant par le souffle contraire des nuages furieux, qui entraîna la plume au loin dans l’espace, si loin que l’œil ne put la suivre. Mais tandis que celui d’Arthur cherchait involontairement à s’attacher à elle dans sa course, une bouffée de vent opposé prit la rose rouge et la lui rejeta contre la poitrine, de sorte qu’il lui fut aisé de la prendre et de la retenir.

« Joie ! joie et bonne fortune, ma royale maîtresse ! » dit-il en se retournant vers elle avec la fleur emblématique ; « la tempête renvoie le symbole de Lancastre à celle qui est en droit de le posséder. — J’accepte l’augure, répliqua Marguerite. Mais c’est vous-même, noble jeune homme, et non moi, qu’il concerne. La plume qui est entraînée pour être rompue et détruite est l’emblème de Marguerite. Mes yeux ne verront jamais la restauration des descendants de Lancastre ; mais vous vivrez, vous, pour la voir, pour travailler à l’accomplir, pour teindre encore davantage notre rose rouge dans le sang des tyrans et des traîtres. Mes pensées se trouvent dans un équilibre si bizarre, qu’une plume ou une fleur peut les faire pencher d’un côté ou d’un autre. Mais ma tête est encore étourdie, mon cœur encore malade… Demain vous verrez une autre Marguerite, et jusque là, adieu. »

Il était temps de rentrer, car la tempête commençait à être mêlée de torrents de pluie plus abondante. Lorsqu’ils revinrent dans le parloir, la reine frappa des mains, et deux femmes arrivèrent aussitôt.

« Faites savoir au père abbé, leur dit-elle, que c’est notre désir que ce jeune homme reçoive pour cette nuit l’hospitalité qu’il mérite comme un de nos meilleurs amis… Jusqu’à demain, jeune étranger, adieu. »

Avec une physionomie qui ne trahissait aucunement l’émotion récente de son esprit, et avec une courtoisie digne des temps où elle embellissait, les salles de Windsor, elle étendit la main, et le jeune homme la baisa respectueusement. Après qu’elle se fut retirée, l’abbé entra, et par son attention à traiter Arthur durant la soirée et la nuit de façon qu’il ne manquât de rien, il montra combien il désirait accomplir les vœux de la reine Marguerite.