Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 228-242).

CHAPITRE XVII.

LE GUIDE.

Sur le côté de la montagne couverte de bruyère brillait le dernier rayon du jour, et riche de nombreuses couleurs étincelantes, il se reflétait gaîment dans le Rhin.
Southey

Le marchand anglais fut dès lors consulté par les commissaires suisses dans tous leurs mouvements. Il les exhorta à continuer en toute hâte leur route, de manière à porter eux-mêmes au duc la nouvelle de l’affaire de La Ferette, et de prévenir ainsi toute rumeur moins favorable sur leur conduite en cette occasion. En conséquence Philipson recommanda aux députés de congédier aussitôt leur escorte, dont les armes et le nombre pourraient donner de l’ombrage et exciter les soupçons, tandis qu’elle n’était pas assez considérable pour les défendre, et d’avancer eux-mêmes, à grandes journées et à cheval, vers Dijon ou vers tout autre endroit où le duc pouvait se trouver.

Cette proposition fut néanmoins combattue par la personne même qui avait été jusque là la plus docile de la troupe et l’écho habituel des désirs du landamman. Dans la présente occasion, bien qu’Arnold Biederman déclarât l’avis de Philipson excellent, Nicolas Bonstetten se tint dans une opposition absolue et insurmontable, attendu que, comme jusqu’alors il s’en était remis à ses propres jambes du soin de transporter son corps d’un lieu à un autre, il ne voulut jamais se laisser convaincre de s’abandonner à la discrétion d’un cheval. Comme il n’y eut pas moyen de changer sa résolution, il fut finalement décidé que les deux Anglais poursuivraient leur voyage avec toute la célérité possible, et que le plus âgé d’entre eux apprendrait au duc, sur la prise de La Ferette, ce dont il avait été lui-même témoin. Quant aux détails de la mort d’Hagenbach, le landamman l’assura qu’ils seraient envoyés au duc par une personne de confiance dont l’attestation sur ce sujet ne pourrait être révoquée en doute.

Ce plan fut adopté, vu que Philipson énonça la certitude d’obtenir promptement une audience du duc.

« Vous pouvez, dit-il, compter sur mon active intercession ; et personne n’est en droit de porter un témoignage plus direct que moi de la cruauté infâme et de l’insatiable rapacité d’Hagenbach dont j’ai été si récemment la victime. Mais de son jugement et de son exécution je ne sais rien et ne puis rien dire ; et comme il est certain que le duc demandera pourquoi une exécution a été faite sur son officier sans qu’on en appelât à son propre tribunal, il sera bien que vous me fournissiez ces faits qui sont à votre connaissance, ou que vous envoyiez du moins, le plus promptement possible, les témoignages que vous êtes en état de lui soumettre sur ce point très important de l’affaire. »

La proposition du marchand causa quelque embarras visible sur la figure du Suisse, et ce fut avec une hésitation manifeste qu’Arnold Biederman, après l’avoir emmené à l’écart, lui parla ainsi à voix basse :

« Mon cher ami, les mystères sont en général comme ces épais brouillards qui défigurent les plus nobles traits de la nature ; et néanmoins, comme les brouillards, il faut parfois qu’ils interviennent lorsque nous désirons le plus leur absence, lorsque nous souhaitons le plus d’être clairs et explicites. Le genre de mort d’Hagenbach, vous en avez été le témoin… Nous aurons soin que le duc soit informé de l’autorité qui a rendu ce jugement. C’est tout ce que je puis à présent vous dire à ce sujet, et permettez-moi d’ajouter que, moins vous en parlerez à qui que ce soit, plus vraisemblablement vous échapperez à une foule d’embarras. — Digne landamman, répliqua l’Anglais, ce n’est pas moins par caractère que d’après les habitudes de mon pays, que je hais les mystères. Pourtant, telle est ma ferme confiance en votre bonne foi et votre honneur, que vous serez mon guide dans ces obscures et secrètes transactions, comme vous le fûtes au milieu des brouillards et des précipices de vos montagnes natales, et je n’hésite pas plus, dans un cas que dans l’autre, à m’en remettre à votre sagacité. Permettez-moi seulement de vous recommander que votre explication avec Charles soit prompte aussi bien que claire et franche. Alors j’espère que mon faible crédit auprès du duc pourra quelque chose en votre faveur. Nous allons donc nous quitter ici, mais, je m’en flatte, pour nous revoir bientôt. »

Le vieux Philipson fut alors rejoint par son fils, qu’il envoya louer des chevaux avec un guide pour les conduire en toute hâte à la cour du duc de Bourgogne. Après différentes recherches dans la ville, et spécialement parmi les soldats de feu d’Hagenbach, ils apprirent enfin que Charles avait été en dernier lieu occupé à prendre possession de la Lorraine, et que, se trouvant alors soupçonné d’intentions ennemies à l’égard de l’empereur d’Allemagne aussi bien que du duc Sigismond d’Autriche, il avait rassemblé une grande partie de son armée sur Strasbourg, de manière à être prêt contre toute attaque de ces princes ou des villes libres de l’Empire qui pouvaient vouloir arrêter le cours de ses conquêtes. Le duc de Bourgogne, à cette époque, méritait bien l’épithète de Téméraire, puisque entouré d’ennemis, comme un des plus nobles animaux que poursuit le chasseur, il étonnait encore par sa contenance ferme et audacieuse non seulement les princes et les États que nous avons mentionnés, mais aussi le roi de France, non moins puissant, mais beaucoup plus fin politique que lui-même.

Les voyageurs anglais se dirigèrent donc vers son camp, tellement plongés tous deux dans des réflexions profondes et mélancoliques, qu’ils étaient incapables de donner beaucoup d’attention à l’état d’esprit l’un de l’autre. Ils cheminaient à cheval comme gens absorbés dans des pensées intimes, et causant beaucoup moins qu’ils n’avaient coutume de le faire dans leurs voyages précédents. La noblesse de caractère du vieux Philipson et son respect pour la probité du landamman, l’avaient empêché de séparer sa cause de celle des députés suisses, et il ne se repentait pas de la générosité dont il avait donné une preuve en s’attachant à eux. Mais quand il se rappelait la nature et l’importance des affaires personnelles qu’il avait lui-même à régler avec un prince fier, impérieux et irritable, il ne put que regretter les circonstances qui avaient fait confondre sa mission particulière, mission qui l’intéressait si fortement lui-même et ses amis, avec celle de gens qui devaient probablement être si peu agréables au duc qu’Arnold Biederman et ses compagnons ; et quoique plein de reconnaissance pour l’hospitalité de Geierstein, il déplorait néanmoins les circonstances qui l’avaient obligé à l’accepter.

Les pensées d’Arthur n’étaient pas moins inquiètes. Il se trouvait de nouveau séparé de l’objet auquel revenaient constamment toutes ses idées, presque contre sa propre volonté. Cette seconde séparation avait eu lieu lorsqu’il venait de contracter envers elle une nouvelle dette de reconnaissance, et de trouver un aliment nouveau et plus mystérieux encore à une ardente imagination. Comment pouvait-il concilier le caractère et les qualités d’Anne de Geierstein qu’il avait connue si gentille, si candide, si pure et si simple, avec l’idée qu’elle était fille d’un magicien, d’un esprit élémentaire, pour qui la nuit était comme le jour, et un donjon impénétrable comme le portique ouvert d’un temple ? Fallait-il ne voir en eux qu’un seul et même être, ou, bien qu’ils eussent tous deux mêmes formes et mêmes traits, l’un était-il habitant de la terre, l’autre seulement un fantôme qui avait permission de se montrer parmi les êtres d’une nature qu’il ne partageait pas ; surtout, ne devait-il jamais la revoir, ou entendre de sa bouche l’explication des mystères qui se mêlaient si étrangement aux souvenirs qu’il gardait d’elle ? Telles étaient les questions qui occupaient l’esprit du plus jeune voyageur, et l’empêchaient d’interrompre ou même d’observer la rêverie dans laquelle son père était plongé.

Si l’un ou l’autre de nos voyageurs eût été en disposition de se distraire par le pays au milieu duquel passait leur route, le voisinage du Rhin était bien propre à fournir cette distraction. Sur la rive gauche de ce noble fleuve, les terrains sont en effet plutôt plats et unis, et les montagnes de l’Alsace, dont une chaîne suit le cours de l’eau, n’en approchent pas assez près néanmoins pour beaucoup varier la surface plane de la vallée qui les sépare de la rive ; mais le large fleuve lui-même, roulant avec une effrayante rapidité et se précipitant avec force au milieu des petites îles par lesquelles son cours est interrompu, présente un des plus majestueux spectacles de la nature. La rive droite est imposante, et en même temps ornée par les nombreuses éminences couvertes de bois et coupées de vallons qui forment le district si bien connu sous le nom de Forêt-Noire, auquel la superstition attachait tant de terreur, et la crédulité une si grande multitude de légendes. Il offrait à la vérité des objets capables d’inspirer l’effroi. Les vieux châteaux qu’on voyait de temps à autre sur les bords du fleuve même, ou sur ceux des ravines et des larges ruisseaux qui viennent s’y jeter, n’étaient pas alors des ruines pittoresques rendues intéressantes par les histoires que l’on racontait sur leurs anciens habitants, mais constituaient les véritables châteaux-forts, en apparence imprenables, de ces chevaliers-brigands que nous avons déjà plus d’une fois mentionnés, et dont tant de merveilleuses légendes ont paru depuis que Gœthe, auteur né pour réveiller la gloire endormie de sa nation, a composé son drame de Goëtz de Berlichingen. Les dangers résultant du voisinage de ces forteresses n’étaient connus que sur la rive droite ou allemande du Rhin ; car la largeur et la profondeur de cette noble rivière empêchaient leurs habitants de fondre sur l’Alsace. Ce côté appartenait aux cités ou villes libres de l’Empire ; et ainsi la tyrannie féodale des seigneurs allemands s’exerçait surtout sur leurs propres compatriotes, qui, irrités et épuisés par leurs rapines et leur oppression, furent forcés d’élever contre eux des barrières d’une nature aussi étonnante et aussi extraordinaire que les maux dont ils cherchaient à se garantir.

Mais la rive gauche, sur une grande partie de laquelle s’étendait l’autorité de Charles de Bourgogne à divers titres, était sous la protection régulière de magistrats spéciaux qui étaient soutenus dans l’exercice de leurs fonctions par des bandes considérables de soldats mercenaires. Ils étaient payés sur les revenus privés de Charles, qui, aussi bien que son rival Louis et d’autres princes de l’époque, avait découvert que le système féodal donnait un degré incommode d’indépendance aux vassaux, et pensait en conséquence qu’il fallait plutôt leur substituer une armée soldée, composée de compagnies franches ou de soldats par métier. L’Italie fournissait une très grande partie de ces bandes qui faisaient la force de l’armée de Charles, ou celle du moins dans laquelle il mettait le plus de confiance.

Nos voyageurs poursuivirent donc leur route sur ces rives du fleuve avec une sécurité aussi grande qu’elle pouvait l’être dans ces temps de violence et de déchirements, jusqu’à ce qu’enfin le père, après avoir regardé quelques instants l’individu qu’Arthur avait loué pour être leur guide, demanda tout-à-coup à son fils qui et quel homme c’était. Arthur répondit qu’il avait été trop pressé de trouver une personne qui connût la route et voulût bien la leur montrer, pour s’arrêter à prendre des renseignements sur sa condition et son état ; mais qu’il pensait qu’à en juger par l’extérieur de l’homme il devait être un de ces ecclésiastiques voyageurs qui parcourent le pays avec des reliques, des indulgences et autres bagatelles religieuses, et qui étaient en général peu respectés, sinon par les basses classes sur lesquelles les vendeurs de marchandises superstitieuses étaient souvent accusés de pratiquer les plus grossières déceptions.

L’extérieur du guide était plutôt celui d’un laïque dévot, ou d’un pèlerin allant visiter différents autels, que celui d’un moine mendiant ou quêteur. Il portait le chapeau, la petite malle, le bâton et la grosse dalmatique assez semblable au manteau militaire d’un hussard moderne, dont faisaient ordinairement usage ces saintes personnes dans leurs longs pèlerinages. Les clefs de saint Pierre, grossièrement découpées d’un lambeau d’étoffe écarlate, ressortaient sur le dos de son manteau, placées, comme dit le blason, en sautoir. Ce pieux personnage semblait avoir cinquante ans et plus : il était bien fait et vert pour son âge, avec une physionomie qui, sans être positivement désagréable, n’était guère prévenante. Il y avait dans ses yeux et dans ses gestes une expression vive et fine qui offrait un bizarre contraste avec l’air dévot du rôle qu’il jouait alors. Cette différence entre son costume et sa figure n’était nullement étonnante chez des gens de sa condition, dont la plupart avaient embrassé ce genre de vie plutôt pour satisfaire à des habitudes de vagabondage et de paresse, que pour obéir à aucune vocation religieuse.

« Qui es-tu ? cher camarade, dit le vieux Philipson, et de quel nom dois-je t’appeler pendant que nous sommes compagnons de voyage ? — Barthélémy, monsieur, répondit l’homme, frère Barthélémy… je pourrais dire Bartholomæus, mais il ne convient pas à un pauvre frère laïque comme moi d’aspirer à l’honneur d’une savante terminaison. — Et quel est le but de ton voyage, bon frère Barthélémy ? — D’aller dans toute direction où il plaira à Votre Seigneurie de voyager et de demander mes services comme guide, répondit le pèlerin ; pourvu toujours que vous m’accordiez le temps de faire mes dévotions dans les saints lieux où nous pourrons passer. — C’est-à-dire que ton propre voyage n’a aucun but déterminé, aucun objet pressant ? — Aucun en particulier, comme dit bien Votre Seigneurie ; ou plutôt je devrais dire que mon voyage, mon cher monsieur, embrasse tant d’objets qu’il m’est tout-à-fait indifférent d’atteindre d’abord tel ou tel autre. Mon vœu m’engage à voyager pendant quatre ans d’un lieu saint vers un autre ; mais je ne suis pas précisément tenu à les visiter tous dans un ordre déterminé. — C’est-à-dire que ton vœu de pèlerinage ne t’empêche pas de te louer pour servir de guide à des étrangers. — Si je puis unir la dévotion que je dois aux bienheureux saints dont je visite les reliques à des services rendus à mes semblables, qui voyagent et désirent être dirigés dans leur route, je soutiens que ces deux objets peuvent aisément se concilier l’un avec l’autre. — Surtout quand un petit profit mondain peut servir à cimenter les deux devoirs ensemble, lorsque autrement ils seraient incompatibles. — Il plaît à Votre Honneur de parler ainsi ; mais vous pouvez vous-même, si la chose vous convient, tirer de ma bonne compagnie quelque chose de plus que la simple connaissance de la route que vous avez l’intention de suivre. Je puis rendre votre voyage plus édifiant par l’histoire des bienheureux saints dont j’ai visité les reliques précieuses, et plus agréable par le récit des choses merveilleuses que j’ai vues, et dont j’ai entendu parler dans mes courses. Je puis encore vous procurer l’occasion d’obtenir l’absolution de Sa Sainteté, non seulement pour les péchés que vous avez déjà commis, mais encore pour vos erreurs futures. — Cet avantage est sans doute d’un prix inestimable ; mais, bon Barthélémy, quand je désire causer de ces choses-là, je m’adresse à mon père confesseur, auquel je suis très exact à confier régulièrement le fardeau qui pèse sur ma conscience, et qui doit être par conséquent aussi familier que possible avec l’état de mon âme, et accoutumé à me prescrire les remèdes dont elle a besoin. — Cependant j’espère que Votre Seigneurie est un homme trop religieux et trop bon catholique pour passer devant aucune sainte station sans s’efforcer de revendiquer une part des trésors spirituels dont peuvent devenir possesseurs ceux qui sont prêts et disposés à les mériter, d’autant plus que les hommes de toute condition et de tout état honorent d’un culte spécial les saints qui servent de patrons aux carrières qu’ils ont embrassées : j’espère donc que, comme marchand, vous ne passerez pas devant la chapelle de Notre-Dame-du-Bac sans y faire quelque oraison convenable. — Ami Barthélémy, je n’ai jamais ouï parler du lieu saint que tu me recommandes ; et comme mes affaires sont pressantes, je trouve qu’il vaudra mieux que j’en fasse, pour une autre occasion, le but d’un pèlerinage tout particulier, que de retarder à présent mon voyage. Ce pèlerinage, Dieu aidant, je ne manquerai pas de l’accomplir ; de sorte que je pourrai obtenir ainsi mon pardon pour avoir différé ce devoir jusqu’à ce qu’il me fût possible de le remplir plus saintement et plus à loisir. — Puissiez-vous ne pas vous fâcher si je dis que votre conduite en cette affaire est comme celle d’un fou qui, trouvant un trésor au milieu du chemin, néglige de le ramasser et de l’emporter avec lui, en se proposant de revenir un autre jour de bien loin, tout exprès pour le chercher. »

Philipson, un peu surpris de l’obstination du guide, allait lui répondre vivement et avec colère ; mais il en fut empêché par l’arrivée de trois étrangers, qui couraient au galop derrière eux.

La première de ces trois personnes était une jeune dame très élégamment vêtue, et montée sur un petit cheval espagnol qu’elle conduisait avec une grâce et une dextérité singulières. Elle portait à la main droite un de ces gants qui servaient à tenir les faucons, et avait un émérillon perché dessus. Sa tête était couverte d’une large toque, et, comme c’était fréquemment l’usage à cette époque, elle portait une espèce de masque en soie noire qui cachait toute sa f igure. Malgré ce déguisement, le cœur d’Arthur tressaillit à la vue de ces étrangers, car il fut tout-à-coup certain de reconnaître l’incomparable tournure de la vierge suisse, qui occupait si constamment ses idées. Elle était accompagnée d’un fauconnier avec son bâton de chasse et d’une femme, qui tous deux paraissaient être ses domestiques. Le vieux Philipson, qui en cette occasion n’eut pas la même exactitude de souvenir que son fils, ne vit dans la belle étrangère qu’une dame ou demoiselle de haut rang, qui s’amusait à chasser au faucon ; et, en retour d’une courte phrase de salut, il lui demanda simplement, avec la politesse convenable, si elle avait fait une bonne chasse ce matin.

« Pas plus qu’il ne faut, mon cher ami, répondit la dame ; je n’ose lâcher mon faucon si près de ce large fleuve, de peur qu’il ne vole de l’autre côté, car alors je perdrais mon bel oiseau ; mais je compte rencontrer plus de gibier quand j’aurai passé le bac dont nous approchons. — Alors, madame, dit Barthélémy, ne manquera pas d’entendre la messe dans la chapelle de Hans, et de prier pour sa réussite. — Je serais une païenne si je passais devant le saint lieu sans le faire, répondit la demoiselle. — Voilà, noble dame, qui touche au sujet dont nous parlions tout à l’heure, répliqua le guide Barthélémy ; car sachez, belle voyageuse, que je ne puis persuader à ce digne monsieur combien le succès de son entreprise dépend de la bénédiction qu’il peut obtenir de Notre-Dame-du-Bac. — Ce brave homme, » dit la jeune personne sérieusement, et même avec sévérité, « ne doit alors que peu connaître le Rhin. Je vais expliquer à ces messieurs l’avantage qu’ils trouveront à suivre votre avis. »

Elle rapprocha alors son cheval de celui du jeune Philipson ; et dit en suisse, car elle avait jusqu’alors parlé en allemand[1] : « Ne laissez pas éclater votre surprise, mais écoutez-moi ! » Et la voix était celle d’Anne de Geierstein. « Ne vous étonnez pas, dis-je, ou du moins ne montrez pas votre étonnement… Vous êtes entouré de périls. Sur cette route particulièrement, votre but est connu… et l’on en veut à votre vie. Passez donc le fleuve au bac de la Chapelle, ou, comme on l’appelle ordinairement, au bac de Hans. »

Là, le guide vint se placer si près d’eux qu’il lui fut impossible de continuer la conversation sans être entendu. Au même moment, un coq de bruyère partit des buissons, et la jeune dame lança son émérillon à sa poursuite.

« Ah ! ho !… ah ! ho !… ho ! ah ! » cria le fauconnier, d’une voix dont retentirent les taillis, et il se mit à poursuivre le gibier. Le vieux Philipson et le guide lui-même suivaient avidement la chasse des yeux : tant était séduisant, pour les gens de toute condition, le plaisir de ce noble amusement ! Mais la voix de la jeune fille était un appât qui eût distrait l’attention d’Arthur de choses beaucoup plus intéressantes encore.

« Passez le Rhin, répéta-t-elle, au bac, et rendez-vous à Kirch-Hoff, de l’autre côté du fleuve. Prenez logement à la Toison-d’Or, où vous trouverez un guide fidèle pour Strasbourg. Je ne puis rester plus long-temps ici. »

À ces mots la jeune personne se leva sur sa selle, frappa légèrement son coursier avec le bout de ses rênes ; et le noble animal, déjà impatient de son retard, et de l’avance qu’avaient prise sur lui ses compagnons, s’élança d’un pas tellement rapide qu’il semblait vouloir rivaliser de vitesse avec le faucon et le gibier qu’il poursuivait. La dame et ses domestique furent bientôt hors de la vue des voyageurs.

Un profond silence succéda à leur départ, et Arthur en profita pour réfléchir à un moyen de communiquer l’avertissement qu’il avait reçu, sans éveiller les soupçons de leur guide. Mais le vieillard rompit lui-même le silence, en disant au pèlerin. « Mettez votre cheval à un meilleur pas, je vous prie, et marchez un peu en avant ; je désirerais causer en particulier avec mon fils. »

Le guide obéit ; et, comme dans le dessein de montrer un esprit trop profondément occupé des choses célestes pour admettre une seule pensée concernant celles de ce monde, qui doit passer, il entonna une hymne à la louange de saint Wendelin le Berger, mais d’un ton si discordant qu’il effrayait tous les oiseaux des buissons devant lesquels ils passaient. Il n’y eut jamais de chant moins mélodieux, ni sacré ni profane, que celui qui facilita l’entretien du vieux Philipson avec son fils.

« Arthur, dit-il, je suis intimement convaincu que ce vagabond, ce braillard hypocrite, a tramé quelque complot contre nous, et je suis persuadé que le meilleur moyen de nous y soustraire est de consulter ma propre opinion et non la sienne, quant à nos lieux de repos et à la direction de notre voyage. — Votre jugement est sage comme toujours, répliqua son fils. Je ne mets plus en doute la trahison de cet homme, maintenant surtout que cette jeune personne m’a conseillé de vous dire que nous devions nous rendre à Strasbourg par la rive droite, et passer à cette intention la rivière à un endroit nommé Kirch-Hoff. — Votre opinion est-elle de le faire ? — J’engagerais ma vie pour soutenir que cette demoiselle n’a pas voulu nous tromper. — Quoi ! parce qu’elle se tient avec grâce sur son palefroi, et que sa tournure est irréprochable ? C’est un raisonnement de jeune homme… et pourtant, malgré mon âge et ma prudence, mon cœur me porte à avoir confiance en elle. Si notre secret est connu dans ce pays, il ne manquera sans doute pas de gens qui pourront être disposés à croire que leur intérêt exige qu’ils m’empêchent de parvenir jusqu’au duc de Bourgogne, même par les moyens les plus violents ; et vous savez bien que, pour moi, je n’attacherais aucune valeur à ma vie si je pouvais accomplir ma mission aux dépens de mes jours. Je vous dis, Arthur, que ma conscience me reproche d’avoir jusqu’à présent pris trop peu de soins pour assurer l’accomplissement de cette mission par le désir bien naturel que j’éprouvais de vous garder en ma compagnie. Deux chemins s’ouvrent maintenant devant nous, l’un et l’autre périlleux et incertains, qui peuvent nous conduire à la cour du duc. Nous pouvons suivre ce guide, et courir la chance de sa fidélité, ou adopter l’avis de cette demoiselle errante, passer sur l’autre rive du Rhin, et repasser le fleuve à Strasbourg : les deux routes sont peut-être également dangereuses. Je sens qu’il est de mon devoir de diminuer les risques de ma position en vous envoyant par la droite tandis que je continuerai moi-même ma route par la gauche. Ainsi, en cas qu’un de nous soit arrêté, l’autre peut échapper, de sorte que l’importante commission confiée à nos soins sera fidèlement exécutée. — Hélas ! mon père, comment m’est-il possible de vous obéir, lorsqu’en vous obéissant je dois vous laisser seul courir tant de périls, et lutter contre des difficultés si nombreuses, dans lesquelles mon secours peut être du moins bien intentionné, sinon très efficace ? Quoi qu’il nous arrive dans ces circonstances dangereuses et délicates, permettez du moins que nous bravions tout ensemble. — Arthur, mon fils bien-aimé, en me séparant de vous, je sens mon cœur se briser ; mais le même devoir qui nous commande d’aller au devant de la mort ne nous ordonne pas moins péremptoirement de sacrifier nos plus tendres affections. Il faut nous quitter. — Oh ! alors, » répliqua vivement son fils, « faites-moi du moins une concession : vous, mon père, passez le Rhin et laissez-moi continuer mon voyage par la route que nous voulions d’abord prendre. — Et pourquoi, je vous prie, suivrais-je une de ces routes de préférence à l’autre ? — Parce que, » répliqua Arthur avec chaleur, « je garantirais sur ma vie que cette jeune fille a dit la vérité. — Encore, jeune homme ! Et pourquoi mettre tant de confiance dans les paroles de cette jeune inconnue ? Est-ce simplement cette espèce de confiance qu’accordent les jeunes gens à la beauté qui les séduit, ou avez-vous eu précédemment avec elle des relations plus intimes que ne le fait supposer votre courte conversation d’aujourd’hui ? — Puis-je vous répondre ? Il y a long-temps que nous n’habitons plus le pays des chevaliers et des dames : n’est-il donc pas naturel que nous accordions aux personnes qui nous rappellent les glorieux devoirs de la chevalerie et de la noblesse la confiance instinctive que nous refusons, par exemple, à un pauvre misérable tel que ce vagabond qui gagne sa vie à tromper, avec de fausses reliques et des légendes forgées, les pauvres passants au milieu desquels il voyage ? — C’est une vaine imagination qui t’entraîne là, Arthur, assez convenable, il est vrai, à un aspirant aux honneurs de la chevalerie, qui puise ses idées sur la vie et le monde dans les romances des ménestrels, mais trop visionnaire pour un jeune homme qui, comme vous, a vu comment se pratiquent les choses d’ici-bas. Je vous dis, et vous apprendrez à reconnaître que je dis vrai, qu’autour de la table frugale de notre hôte le landam man étaient rangés des hommes au langage plus franc et au cœur plus loyal, que ceux dont la cour plénière d’un monarque peut se glorifier. Hélas ! le glorieux esprit de bonne foi et d’honneur antique a fui même du cœur des rois et des chevaliers, où, comme le dit le roi Jean de France, on devrait toujours le rencontrer, lors même qu’il serait banni du reste du monde. — Qu’il en soit ce qu’il pourra, mon excellent père ; mais, je vous en supplie, laissez-vous persuader par moi ; et s’il faut que nous nous séparions, alors du moins prenez la rive droite du Rhin ; car je suis persuadé que c’est la route la plus sûre. — Et si elle est la plus sûre, » répliqua son père avec une voix de tendre reproche, « est-ce une raison pour que j’épargne ma vie, moi dont la carrière est presque terminée, pour que j’expose la tienne dont le cours vient seulement de commencer ? — Mais, mon père, » répondit son fils avec une certaine chaleur, « en parlant ainsi vous ne considérez pas la différence de notre importance respective pour l’exécution du projet que vous avez depuis si long-temps conçu, et qui semble si près d’être accompli. Songez que je ne puis m’acquitter qu’imparfaitement de notre mission, sans connaître personnellement le duc, sans avoir aucun titre à sa confiance. Je pourrais bien répéter vos paroles, mais aucune circonstance ne viendrait en démontrer la véracité, et par conséquent ce dessein, à la réussite duquel vous avez consacré votre vie, et pour lequel vous êtes maintenant prêt à courir au devant de la mort, échouerait nécessairement avec moi ! — Vous ne pouvez ébranler ma résolution, ni me persuader que ma vie est plus précieuse que la vôtre. Vous me rappelez seulement que c’est vous, et non moi, qui devez être porteur de ce gage au duc de Bourgogne. Si vous réussissiez à parvenir jusqu’à sa cour ou à son camp, la possession de ces diamants vous serait nécessaire pour accréditer votre mission : c’est pourquoi ils me sont moins utiles à moi, qui pourrais réclamer à d’autres titres la confiance du prince, s’il plaisait au ciel de me laisser accomplir seul cette importante commission ; mais puisse Notre-Dame, dans sa miséricorde, faire qu’il en soit autrement ! N’oubliez donc pas que si vous aviez occasion de poursuivre votre route par l’autre rive du Rhin, il faudra diriger votre marche de telle sorte que vous puissiez revenir sur ce bord-ci à Strasbourg, où vous demanderez de mes nouvelles au Cerf-Volant, auberge de cette ville, que vous trouverez sans peine. Si vous n’entendez parler de moi à cet endroit, vous irez vers le duc et vous lui remettrez cet important paquet. »

Il glissa alors dans la main de son fils, avec autant de précaution que possible, la boîte qui contenait le collier de diamants.

« Les devoirs que vous avez en outre à remplir, » continua le vieux Philipson, « vous les connaissez bien ; seulement, je vous en conjure, que de vaines recherches sur mon destin ne vous empêchent pas d’accomplir la grande mission dont vous êtes chargé. Cependant préparez-vous à me dire adieu à l’instant, avec un cœur aussi résolu, aussi confiant que quand vous marchiez devant moi, et que vous dirigiez courageusement mes pas au milieu des précipices et des tempêtes de la Suisse. Le ciel alors était au dessus de nous, comme il y est encore à présent. Adieu, mon bien-aimé Arthur ! Si j’attendais jusqu’au moment même de notre séparation, je pourrais n’avoir pas le temps de prononcer le mot fatal, et aucun œil autre que le tien ne doit voir les larmes que j’essuie maintenant. »

Le sentiment pénible qui accompagnait ainsi l’idée seule de leur séparation était si sincère de la part d’Arthur, aussi bien que de celle de son père, qu’il ne vint pas d’abord à l’esprit du fils, comme motif de consolation, qu’il serait probablement placé sous la protection de la femme singulière dont le souvenir lui était presque toujours présent. À la vérité, la beauté d’Anne de Geierstein, aussi bien que les circonstances bizarres dans lesquelles elle s’était montrée, avait, le matin même, été la principale occupation de son esprit ; mais elles en étaient alors chassées par le souvenir prédominant qu’il allait se séparer, dans un moment critique, d’un père qui méritait si bien sa haute estime et sa plus vive affection.

Pendant que le père essuyait une larme que son courage stoïque ne put dévorer, comme s’il eut craint de voir faiblir sa résolution en s’abandonnant à sa tendresse paternelle, il rappela le pieux Barthélémy, pour lui demander à quelle distance ils étaient encore de la chapelle du Bac.

« À un peu plus d’un mille, » répondit le guide ; et lorsque l’Anglais demanda des détails concernant les motifs de son érection, il fut informé « qu’un vieux batelier ou pêcheur, nommé Hans, avait long-temps demeuré en cet endroit, gagnant à grand’peine sa vie à passer les voyageurs et les marchands d’une rive du fleuve à l’autre. Cependant le malheur qu’il eut de perdre une barque d’abord, puis une seconde, dans le courant profond et rapide, avec la crainte inspirée aux voyageurs par la répétition de tels accidents, commença à rendre sa profession plus incertaine. Comme le vieillard était bon catholique, sa détresse lui inspira des sentiments religieux : il se mit à jeter un regard en arrière sur sa première vie, et à examiner par quels crimes il avait mérité les infortunes qui avaient obscurci le soir de ses jours. Son remords fut particulièrement excité par ce souvenir. Il avait, une fois que le fleuve était fort orageux, refusé de faire son offre comme passeur, pour transporter sur l’autre bord un prêtre qui portait avec lui une image de la Vierge, destinée à l’église du village de Kirch-Hoff, sur la rive droite du Rhin. Pour cette faute, Hans se soumit à une sévère pénitence, attendu qu’il était disposé à se regarder comme coupable pour avoir douté que la sainte Vierge eût la puissance de se protéger elle-même, aussi bien que son ministre et la barque employée à son service ; et, en outre, l’offrande d’une partie considérable de ses biens terrestres à l’église de Kirch-Hoff montra la sincérité du repentir de ce vieillard. Et dans la suite, il ne se permit plus de faire jamais attendre les gens de la sainte église ; mais toute espèce de prêtre, depuis le prélat mitre jusqu’au moine pied-nu, pouvait, à toute heure du jour et de la nuit, réclamer ses services et ceux de sa barque.

« Pendant qu’il poursuivait le cours d’une vie si louable, Hans eut enfin un jour le bonheur de trouver sur les bords du Rhin une petite image de la Vierge, rejetée par les vagues, qui lui parut ressembler exactement à celle qu’il avait jadis si honteusement refusé de passer, alors qu’elle était portée par le sacristain de Kirch-Hoff. Il la plaça dans l’endroit le plus apparent de sa hutte, et épancha dévotement son âme devant elle, lui demandant avec ardeur qu’elle montrât par quelque signe s’il devait considérer l’arrivée de sa sainte image comme une preuve que ses offenses étaient oubliées. Ses prières furent exaucées dans les visions de la nuit, et la sainte Vierge prenant la forme de l’image vint se poser à son chevet pour lui dire le motif de sa visite.

« Mon fidèle serviteur, dit-elle, les hommes de Bélial ont brûlé ma demeure de Kirch-Hoff, pillé ma chapelle et abattu l’image sacrée qui me représente, pour me jeter dans le Rhin qui m’a longtemps ballotée dans son cours. Maintenant, j’ai résolu de ne plus demeurer dans le voisinage des auteurs de cette profanation et des lâches vassaux qui n’ont pas osé l’empêcher : je suis donc obligée de changer d’habitation, et je me détermine, en dépit du courant qui me repousse, à prendre terre sur cette rive où je veux me fixer chez toi, mon fidèle serviteur, afin que la terre sur laquelle tu habites puisse être bénie, aussi bien que toi-même et toute ta maison.

« Pendant que la vision parlait, elle semblait exprimer de ses longues tresses l’eau où elles avaient été plongées, tandis que son costume en désordre et son air fatigué annonçaient qu’il lui avait fallu lutter contre les vagues.

« Le matin suivant, se répandit la nouvelle que, dans une des nombreuses guerres de cette époque barbare, Kirch-Hoff avait été saccagé, l’église détruite, et le trésor de l’église pillé !

« En conséquence, la vision du pêcheur se trouvant confirmée d’une manière si évidente, Hans renonça entièrement à sa profession, et laissant à des hommes plus jeunes le soin de remplir ses fonctions de batelier, il convertit sa hutte en une chapelle rustique, et lui-même, prenant les ordres, desservit l’autel comme ermite. L’image fut supposée faire des miracles, et le bac fut renommé pour être sous la sainte image de Notre-Dame et de son serviteur, dont la sainteté n’était pas moindre. »

Quand Barthélémy eut achevé son histoire de la chapelle du Bac, les voyageurs étaient arrivés à l’endroit en question.



  1. On sait qu’il y a un dialecte suisse, et qu’il diffère autant de l’allemand qu’un patois de France diffère du français. a. m.