Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 145-158).

CHAPITRE XI.

RÉCIT DE DONNERHUGEL.

Voici les doctrines de l’adepte : chaque élément est peuplé d’une race différente d’esprits ; les sylphes aériens flottent au milieu des airs azurés ; le gnome se cache dans les plus profondes cavernes de la terre ; la naïade, verte comme la mer, flotte sur les eaux de l’Océan, et le feu superbe présente encore une douce retraite à un esprit familier… la salamandre…
Anonyme.

« Je vous disais, reprit Rodolphe, que les seigneurs d’Arnheim, bien qu’ils fussent notoirement adonnés, de père en fils, à de secrètes études, étaient néanmoins, comme les autres nobles allemands, passionnés pour la guerre et la chasse. Ce fut particulièrement le cas de l’aïeul maternel d’Anne, Herman d’Arnheim, qui s’enorgueillissait de posséder un magnifique haras, et surtout un coursier si superbe que jamais on ne vit plus noble animal dans les cercles de l’Allemagne. Je ne ferais que de mauvaise besogne si j’essayais de décrire une pareille bête ; je me contenterai donc de dire qu’il était noir de jais, sans un poil blanc à la tête ni aux pieds. Pour cette raison, et pour la fougue de son caractère, son maître l’avait nommé Apollyon : circonstance qui fut secrètement considérée comme tendant à confirmer les mauvais bruits qui couraient sur la maison d’Arnheim, vu qu’il donnait, dit-on, à son animal favori, le nom d’un diable.

« Il arriva qu’un jour de novembre, le baron était allé à la chasse dans la forêt, et ne rentra au château qu’à la nuit close. Il n’y avait aucun hôte chez lui, car, comme je vous l’ai déjà donné à entendre, le château d’Arnheim recevait rarement d’autres personnes que celles dont ses habitants espéraient gagner une augmentation de science. Le baron était assis seul dans sa grande salle, éclairée par des candélabres et des torches. D’une main il tenait un volume couvert de caractères inintelligibles pour tout le monde, excepté pour lui-même ; il avait l’autre appuyée sur une table de marbre où était placé un flacon de vin de Tokai. Un page, debout, attendait respectueusement ses ordres, à l’extrémité du vaste et sombre appartement, et l’on n’entendait pas d’autre bruit que le vent du soir qui soupirait d’une façon lugubre à travers les cottes de mailles rouillées, et agitait les bannières flétries qui tapissaient le salon féodal. Soudain l’on entendit le pas d’une personne qui montait l’escalier avec précipitation, comme poussée par la crainte ; la porte de la salle s’ouvrit violemment, et Caspord, palefrenier en chef des écuries du baron, ou premier écuyer, l’air stupide d’épouvante, vint presque tomber aux pieds de la table devant laquelle son seigneur était assis, en poussant l’exclamation suivante :

« Monseigneur, monseigneur, il y a un diable dans l’écurie ! — Que veut dire cette folie ? » s’écria le baron en se levant, surpris et mécontent d’une interruption si extraordinaire.

« Je veux encourir votre colère, reprit Caspord, si je ne dis pas la vérité. Apollyon… »

À ces mots il s’arrêta.

« Parle donc, poltron stupide, dit le baron ; mon cheval est-il malade ? s’est-il blessé ? »

« Le chef des écuries ne put encore que prononcer ce mot « Apollyon. »

« Parle, » reprit encore le baron ; « quand même Apollyon serait là présent en personne, il n’y aurait pas de quoi effrayer un homme courageux. — Le diable, répliqua le premier écuyer, est dans l’écurie d’Apollyon. — Fou ! » s’écria le seigneur saisissant une des torches suspendues à la muraille ; « qu’est-ce qui a pu te faire tourner la tête d’une si ridicule façon ? Des êtres comme toi, qui sont nés pour nous servir, devraient tenir leur cerveau en meilleur état, pour nous, au moins, si ce n’était pas pour eux-mêmes. »

« Tout en parlant ainsi, il traversait la cour du château, et allait visiter la magnifique rangée d’écuries qui occupait toute la partie inférieure d’un côté du quadrangle. Il entra dans une vaste pièce où cinquante beaux coursiers étaient alignés le long des deux murailles. À côté de chaque stalle étaient suspendues les armes offensives et défensives d’un homme d’armes, aussi brillantes qu’elles pouvaient l’être par un entretien constant, avec la cotte de buffle que les guerriers portaient en dessous. Le baron, suivi de deux ou trois domestiques qui s’étaient rassemblés pleins d’étonnement à cette alarme imprévue, parcourut rapidement les deux rangs de chevaux. Lorsqu’il approcha de la stalle de son coursier favori, qui était au bout de la rangée de droite, le bel animal ne hennit pas, ne remua point la tête, ne frappa point du pied, enfin ne témoigna aucun signe de joie, contre son ordinaire, à l’approche de son maître : un faible gémissement, par lequel il semblait implorer assistance, fut tout ce qui prouva qu’il s’apercevait de la présence du baron.

« Le seigneur Herman leva la torche, et découvrit qu’il y avait réellement une grande figure noire debout dans la stalle, et appuyant sa main sur l’épaule du cheval : « Qui es-tu ? dit le baron, et que fais-tu ici ? — Je demande un asile et l’hospitalité, répondit l’inconnu ; et je te conjure de me les accorder, par l’épaule de ton cheval et par le tranchant de ton épée : puissent-ils, en retour, ne te manquer jamais à l’instant du plus terrible danger ! — Tu es donc un frère du feu sacré, répliqua le baron Herman d’Arnheim ; je ne puis te refuser l’asile que tu me demandes, suivant le cérémonial des mages perses. Contre qui et pour quel espace de temps réclames-tu ma protection ? — Contre ceux, répliqua l’étranger, qui viendront me chercher ici avant le premier chant du coq, et pour un an et un jour pleins à partir de cet instant. — Je ne puis te refuser, dit le baron, sans manquer à mon serment et à mon honneur. Je réponds de ta sûreté pour un an et un jour, et tu partageras avec moi mon toit et ma chambre, mon vin et ma nourriture. Mais il te faudra, toi aussi, obéir à la loi de Zoroastre qui, outre qu’elle porte que le plus puissant protège le frère plus faible, porte encore que le plus savant instruise le frère qui a moins de science. Je suis le plus puissant, et tu seras à l’abri du danger sous ma protection ; mais tu es le plus savant, et tu dois m’initier aux plus secrets mystères. — Vous raillez votre serviteur, répliqua l’étrange personnage ; mais si Dannischemend ne sait rien qui puisse profiter à Herman, ses instructions seront pour lui comme celles d’un père pour son fils. — Sors donc du lieu où tu t’es réfugié, dit le baron d’Arnheim ; je te jure, par le feu sacré qui dure toujours sans aliment terrestre, par la fraternité qui existe entre nous, par l’épaule de mon cheval et par le tranchant de ma bonne épée, que je te soustrairai au péril pendant un an et un jour, aussi bien qu’il me sera possible. »

« L’étranger sortit donc de la stalle, et les domestiques qui virent la singularité de son extérieur ne s’étonnèrent plus des frayeurs de Caspord, l’écuyer-maître, lorsqu’il avait trouvé un pareil individu dans l’écurie, sans pouvoir imaginer par où il était entré. Lorsqu’il arriva dans le salon bien éclairé où le baron le conduisit, comme il eût fait pour un hôte bienvenu et honorable, l’étranger parut être fort, grand et plein de dignité. Il portait le costume asiatique, c’est-à-dire un long cafetan noir, semblable à la robe des Arméniens, et un haut bonnet carré, couvert de la laine des moutons astracans. Chaque partie de son costume était noire, ce qui faisait ressortir la longue barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Sa robe était attachée par une ceinture de soie noire en filet, à laquelle était suspendue, au lieu de poignard ou d’épée, une boîte d’argent qui renfermait tous les objets nécessaires pour écrire, et un rouleau de parchemin. Le seul ornement de sa personne consistait en un gros rubis d’un éclat extraordinaire qui, chaque fois que l’inconnu approchait de la lumière, brillait encore bien plus merveilleusement, comme si cette pierre précieuse eût lancé les rayons qu’elle ne faisait que réfléchir. À l’offre de rafraîchissements, l’étranger répondit : « Je ne puis manger de pain, l’eau ne peut toucher mes lèvres, avant que le vengeur ait passé devant ton seuil. »

« Le baron fit arranger de nouveau les lampes et allumer d’autres torches, puis, envoyant tout son monde se coucher, il demeura seul dans le salon, assis près de l’étranger, son hôte. À l’heure sinistre de minuit, les portes du château s’ébranlèrent comme par un ouragan, et une voix semblable à celle d’un héraut réclama son légitime prisonnier Dannischemend, fils d’Hali. La sentinelle de garde entendit alors une fenêtre basse du salon s’ouvrir, et put distinguer la voix de son maître qui parlait à la personne dont les sommations venaient de retentir devant le château. Mais la nuit était si obscure qu’il lui fut impossible de voir les interlocuteurs ; et la langue dans laquelle ils parlaient étaient entièrement étrangère, ou mêlée de tant de mots inconnus, qu’elle ne put comprendre une syllabe de ce qu’ils disaient. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées lorsque celui qui était en dehors éleva de nouveau la voix comme la première fois, et dit en allemand : « J’oublie donc mes droits pour un an et un jour ; mais les faisant valoir quand le temps sera écoulé, je viendrai réclamer une justice, et l’on ne me refusera point davantage. »

« À dater de ce moment, Dannischemend le Persan fut l’hôte constant du château d’Arnheim, et jamais en vérité, pour aucun motif, il ne traversa le pont-levis. Ses amusements ou ses études semblaient concentrés dans la bibliothèque du château et dans le laboratoire où le baron travaillait souvent avec lui plusieurs heures de suite. Les habitants du vieux manoir ne trouvaient rien à blâmer dans le Mage ou Persan, sinon qu’il paraissait se dispenser des pratiques de religion, puisqu’il n’allait ni à la messe ni à confesse, et n’accomplissait pas davantage les autres cérémonies religieuses. Le chapelain, il est vrai, se déclarait fort satisfait de l’état de la conscience de l’étranger ; mais on a long-temps soupçonné que le digne ecclésiastique ne conservait ses faciles fonctions qu’à la condition très raisonnable d’approuver les principes et de certifier l’orthodoxie de tous les hôtes que le baron invitait à jouir de son hospitalité.

« On observa que Dannischemend était extrêmement rigide à remplir ses dévotions particulières, en se prosternant aux premiers rayons du soleil levant, et qu’il avait fabriqué une lampe d’argent dans les plus belles proportions, qu’il avait placée sur un piédestal représentant une colonne tronquée de marbre dont la base était couverte de signes hiéroglyphiques. Avec quelles essences en alimentait-il la flamme, c’était chose inconnue pour tout le monde, sauf peut-être pour le baron. Mais la flamme était plus vive, plus pure, plus brillante que toutes celles qu’on avait jamais vues, excepté celle du soleil lui-même, et l’on croyait généralement que Dannischemend en faisait l’objet de ses adorations en l’absence de cet astre sacré. On n’avait plus rien remarqué, sinon que ses mœurs semblaient sévères, sa gravité profonde, sa manière de vivre frugale, ses veilles et ses jeûnes très fréquents. Excepté dans des occasions particulières, il ne parlait à personne qu’au baron ; mais comme il avait une bourse bien garnie et qu’il était libéral, il était considéré par les domestiques avec respect, il est vrai, mais sans crainte ni répugnance.

« Le printemps avait succédé à l’hiver, l’été avait produit ses fleurs et l’automne ses fruits qui mûrissaient et mollissaient, lorsqu’un page qui les accompagnait quelquefois dans le laboratoire pour les aider manuellement au besoin, entendit le Persan dire au baron d’Arnheim : « Vous ferez bien, mon fils, de retenir mes paroles, car les leçons que je vous donne tirent à leur fin, et il n’existe pas de puissance sur terre capable de retarder plus longtemps ma destinée. — Hélas ! mon maître, répliqua le baron, faut-il donc que je perde l’avantage d’être dirigé par vous, au moment même où votre aide me devient si nécessaire pour me placer sur le pinacle même du temple de la Sagesse ? — Ne vous découragez pas, mon fils, répondit le sage ; je léguerai la tâche de vous perfectionner dans vos études à ma fille qui viendra ici tout exprès. Mais n’oubliez pas, si vous attachez du prix à la durée de votre famille, qu’il ne faut la regarder que comme un guide de vos études ! car si vous ne songez plus à l’institutrice en voyant la beauté de la jeune vierge, vous serez enseveli avec votre épée et votre écu comme dernier rejeton mâle de votre maison ; et d’autres malheurs, croyez-moi, s’ensuivront encore, car de telles alliances n’amènent jamais un heureux résultat, et j’en suis moi-même un exemple… Mais, silence ! on nous observe. »

« Les domestiques du château d’Arnheim, dont les objets de distraction n’étaient pas fort nombreux, remarquaient avec d’autant plus d’attention ceux qu’ils pouvaient rencontrer ; et quand approcha le terme auquel le Persan devait cesser de recevoir l’hospitalité au château, grand nombre d’entre eux, sous différents prétextes, dont la frayeur était le mobile secret, allèrent se cacher, tandis que les autres se tinrent dans l’attente de quelque catastrophe singulière et terrible. Rien de tel n’arriva pourtant ; et au jour déterminé, bien avant l’heure fatale de minuit, Dannischemend termina sa longue visite au château d’Arnheim en sortant à cheval par la porte, comme un voyageur ordinaire. Le baron avait cependant pris congé de son maître avec de nombreuses marques de regret et même du plus vif chagrin. Le sage Persan le consola en lui parlant à voix basse et long-temps ; mais on n’entendit que la fin de ses paroles : « Au premier rayon du soleil elle sera avec vous. Soyez bienveillant pour elle, mais avec une grande réserve. » Il partit alors, et depuis il ne fut jamais question de lui dans les environs d’Arnheim.

« On remarqua que le baron, durant tout le jour du départ de l’étranger, fut d’une excessive mélancolie. Il resta, contre sa coutume, dans le grand salon, et ne visita ni la bibliothèque ni le laboratoire, où il ne pouvait plus jouir de la compagnie de son ancien instituteur. À la pointe du jour suivant, sire Herman appela son page, et contrairement à son habitude, qui était plutôt de s’habiller avec négligence, il mit à sa parure le plus grand soin ; et, comme il était dans le printemps de la vie et d’une noble figure, il avait raison d’être satisfait de son extérieur. Sa toilette finie, il attendit que le soleil se montrât au dessus de l’horizon, et alors, prenant sur la table la clef du laboratoire, que le page croyait y être restée toute la nuit, il se dirigea vers ce lieu, suivi de son serviteur. À la porte, le baron s’arrêta et sembla tout-à-coup hésiter, d’abord s’il ne renverrait pas le page, ensuite s’il ouvrirait la porte, comme eût fait une personne qui se serait attendue à trouver quelque chose d’extraordinaire en dedans, il persista dans sa résolulution pourtant : tournant la clef, il ouvrit la porte et entra. Le page suivit de près son maître, et fut surpris, au point d’en être extrêmement effrayé, de ce qu’il vit alors, quoique l’objet, quelque extraordinaire qu’il fût, n’eût rien que de charmant et d’aimable.

« La lampe d’argent était éteinte ou avait disparu de son piédestal, en place duquel se tenait une femme d’une beauté ravissante, portant le costume perse où dominait la couleur rose ; mais elle n’avait ni turban ni aucune parure de tête, sauf un ruban bleu passé autour de ses cheveux bruns et attaché par une agrafe d’or dont le côté visible était orné d’une superbe opale qui, au milieu des couleurs changeantes propres à cette pierre précieuse, répandait une légère teinte de rouge semblable à une étincelle de feu. La taille de cette jeune personne était plutôt au dessous de la moyenne, mais parfaitement bien prise. Le costume oriental, avec les larges pantalons liés autour des chevilles, laissait voir les plus jolis petits pieds qu’on vit jamais, tandis que des mains et des bras d’une proportion parfaite sortaient de dessous les plis de la robe. La physionomie de cette petite créature était d’un caractère aimable et expressif, où semblaient prédominer la vivacité et l’esprit ; enfin, ses yeux vifs et noirs, avec leurs sourcils bien arqués, paraissaient présager les remarques fines que ses lèvres roses et souriant à demi étaient prêtes à laisser échapper.

« Le piédestal sur lequel elle se tenait, ou plutôt était perchée, n’aurait point paru assez solide si un corps plus pesant que le sien l’eût occupé. Mais, de quelque manière qu’elle s’y fût placée, elle semblait s’y tenir aussi légère et aussi sûre qu’une linotte qui descend du haut des airs se poser sur la tige d’un bouton de rose. Le premier rayon du soleil levant, tombant à travers une fenêtre directement opposée au piédestal, augmenta encore l’effet de cette charmante figure, qui demeurait aussi immobile que si elle eût été de marbre. Elle ne témoigna s’apercevoir de la présence du baron d’Arnheim que par une respiration plus pressée et une vive rougeur accompagnée d’un léger sourire.

« Quelque raison que pût avoir le baron d’Arnheim pour s’attendre à voir un objet tel que celui qui se trouvait alors sous ses yeux, cet objet déployait une beauté tellement au dessus de l’attente du baron, que celui-ci resta un moment sans pouvoir respirer. Mais soudain il sembla se rappeler que son devoir exigeait qu’il souhaitât à la belle étrangère la bienvenue dans son château, et la délivrât de sa position précaire. Il s’avança donc vers elle avec des paroles de salutations sur les lèvres, et il levait déjà les bras pour la descendre de son piédestal, qui était haut d’environ six pieds ; mais la légère et active étrangère n’accepta que le secours de sa main, et sauta lestement sur le plancher, sans plus paraître y faire attention que si elle eût été formée du léger duvet des plantes. Ce fut seulement, à vrai dire, par la pression momentanée de sa petite main que le baron d’Arnheim reconnut qu’il avait affaire à un être de chair et d’os.

« Je suis venue suivant l’ordre qu’on m’a donné, » dit-elle en promenant ses regards autour de la chambre ; « vous pouvez compter sur une maîtresse active et diligente, et j’espère être assez heureuse pour rencontrer un élève attentif. »

« Après l’arrivée de cet être bizarre et intéressant au château d’Arnheim, divers changements eurent lieu dans l’intérieur de la maison. Une dame de haut rang, mais de médiocre fortune, la respectable veuve d’un comte de l’empire, qui était parente du baron, reçut et accepta une invitation de venir présider aux affaires domestiques de son cousin, et éloigna par sa présence tous les soupçons qu’aurait pu faire naître le séjour d’Hermione dans son manoir, car c’est ainsi que la belle Persane était généralement appelée.

« La comtesse de Waldstetten poussait la complaisance si loin, qu’elle ne s’absentait presque jamais, soit de la bibliothèque, soit du laboratoire, quand le baron d’Arnheim prenait sa leçon ou poursuivait quelque étude avec la jeune et belle institutrice qui avait été si étrangement substituée au vieux mage. Si le rapport de cette dame mérite foi, leurs travaux étaient d’une nature très extraordinaire, et les résultats qu’elle voyait souvent obtenir pouvaient aussi bien produire la frayeur que l’étonnement ; mais elle les défendait énergiquement du reproche de pratiquer des arts illicites ou de dépasser les bornes de la science naturelle.

« Un meilleur juge en pareille matière, l’évêque de Bamberg lui-même, fît une visite à Arnheim dans l’intention de s’assurer d’une science qui faisait tant de bruit dans tous les pays qu’arrose le Rhin. Il conversa avec Hermione, et la trouva si parfaitement instruite des vérités de la religion, si bien imbue de ses doctrines, qu’il la compara à un docteur en théologie sous le costume d’une danseuse orientale. Quand on interrogea l’évêque sur les connaissances d’Hermione dans les langues et les sciences, il répondit qu’il avait été attiré à Arnheim par les rapports les plus extravagants sous ce point de vue, mais qu’il devait avouer à son retour « qu’on ne lui avait pas même dit la moitié de la vérité. »

« Par suite de ce témoignage irrécusable, les bruits sinistres auxquels avait donné naissance la singulière apparition de la belle étrangère ne tardèrent pas à cesser, d’autant mieux que l’amabilité de ses manières lui gagnait, même involontairement, la bienveillance de tous ceux qui l’approchaient.

« Cependant un changement notable commençait à s’opérer dans les entrevues de la charmante institutrice et de son élève. Elles se passaient bien toujours avec les mêmes précautions, et jamais, autant du moins qu’on pouvait l’observer, elles n’avaient lieu hors de la présence de la comtesse de Waldstetten ou de quelque autre tierce personne aussi respectable ; mais le lieu de ces rencontres n’était plus la bibliothèque du savant, ni le laboratoire du chimiste… les jardins et les bosquets leur semblaient avoir aussi des agréments. Des parties de chasse et de pêche, des soirées entières consacrées à la danse paraissaient annoncer que les études de la sagesse étaient momentanément abandonnées pour la poursuite des plaisirs. Il n’était pas difficile de deviner la cause de tout cela : le baron d’Arnheim et la séduisante Hermione, parlant une langue différente de toutes les autres, pouvaient savourer les délices d’une conversation privée au milieu même du tumulte et de la gaité qui les entouraient, et personne ne fut surpris d’entendre annoncer formellement, après plusieurs semaines de fêtes, que la belle Persane allait épouser le baron d’Arnheim.

« Les manières de cette séduisante jeune personne étaient si aimables, sa conversation si animée, son esprit si vif, pourtant si bien tempéré par son bon naturel et sa modestie, que, malgré son origine inconnue, sa haute fortune excitait moins l’envie qu’on n’aurait pu s’y attendre dans un cas si singulier. Surtout sa générosité captivait et gagnait les cœurs de toutes les jeunes personnes qui l’approchaient. Sa richesse semblait n’avoir pas de bornes, car les joyaux qu’elle distribuait à ses belles amies l’auraient autrement laissée sans parure pour elle-même. Ces bonnes qualités, cette libéralité principalement, non moins que la simplicité de son esprit et de son caractère, qui formait un délicieux contraste avec l’étendue des connaissances acquises qu’elle était connue pour posséder… tous ces heureux dons et l’absence complète de toute vanité lui faisaient pardonner sa supériorité par ses compagnes mêmes. On remarquait encore dans elle certaines particularités, exagérées peut-être par l’envie, qui semblaient établir une distinction mystique entre la belle Hermione et les simples mortels avec qui elle daignait vivre et converser.

« Dans la danse joyeuse, elle était sans rivale pour la souplesse et la légèreté, tellement que ses pas semblaient ceux d’un être aérien. Elle pouvait, sans le moindre effort, prolonger le plaisir de cet exercice au point de fatiguer les plus vigoureux danseurs ; et le jeune duc de Hochspringen lui-même, qui était renommé comme un des amateurs les plus infatigables de l’Allemagne, après lui avoir servi de cavalier pendant une demi-heure, fut forcé d’abandonner la contredanse, et se jeta épuisé de fatigue sur un sopha, en s’écriant qu’il avait dansé, non avec une femme, mais avec un ignis fatuus, autrement dit un feu follet.

« On prétendait encore tout bas que, lorsqu’elle jouait avec ses jeunes compagnes dans le labyrinthe et dans les allées des jardins du château, soit à cache-cache, soit à des jeux qui ne demandaient pas moins d’activité, elle se trouvait alors aussi douée de cette légèreté surnaturelle qu’on supposait se développer en elle quand elle dansait. Elle apparaissait au milieu de ses compagnes, puis disparaissait aussitôt avec une inconcevable rapidité : haies, treillages, obstacles de tout genre, elle franchissait tout d’une manière que l’œil le plus vigilant ne pouvait découvrir ; car, après l’avoir vue un instant de l’autre côté de la barrière, le spectateur la voyait l’instant d’ensuite auprès de lui.

« Dans ces moments où ses yeux étincelaient, où l’on voyait ses joues rougir et toute sa personne s’animer, on prétendait que l’agrafe d’opale qui brillait dans ses cheveux, ornement qu’elle ne quittait jamais, lançait alors avec une vivacité bien plus grande la petite étincelle ou langue de feu. De même, lorsqu’Hermione se trouvait dans la salle à la chute du jour, et que sa conversation s’animait plus que de coutume, on croyait que le joyau devenait brillant, et même répandait une lueur vive et scintillante, qui semblait jaillir de la pierre elle-même, et n’être pas produite comme de coutume par la réflexion d’une autre lumière. On entendait aussi ses femmes dire que, quand leur maîtresse était agitée d’un court et léger accès d’impatience, la seule faiblesse de caractère qu’on lui connût, elles pouvaient remarquer des étincelles d’un rouge ardent saillir du diamant mystique, comme s’il sympathisait avec les émotions de celle qui le portait. Les filles qui l’aidaient à sa toilette rapportaient en outre que la jeune fille ne se séparait de son opale que pour quelques minutes lorsqu’on la peignait ; qu’elle était extrêmement pensive et silencieuse pendant l’espace de temps qu’elle la déposait, et que surtout elle témoignait beaucoup de crainte lorsqu’on approchait quelque liquide de ce diamant : même en prenant de l’eau bénite à la porte de l’église, on la voyait faire attention à ne pas se signer au front, de peur, supposait-on, que l’eau ne touchât la précieuse opale.

« Ces bruits singuliers n’empêchèrent pas de poursuivre les préparatifs de son mariage avec le baron d’Arnheim. Il fut célébré dans les formes voulues, et avec la plus grande pompe, et le jeune couple sembla commencer une vie de bonheur, telle qu’on en trouve rarement sur terre. Avant l’expiration d’une année, la jolie baronne donna à son époux une fille qu’on devait baptiser sous le nom de Sybilla, car c’était celui de la mère du comte. Comme la santé de l’enfant était excellente, la cérémonie du baptême fut différée jusqu’à ce que la mère fût relevée de couches : beaucoup de personnes furent invitées, et le château reçut une nombreuse compagnie.

« Parmi les hôtes se trouvait une vieille dame, connue dans la société pour jouer le rôle des méchantes fées dans les contes des ménestrels : c’était la baronne de Steinfeldt, fameuse dans le voisinage pour son insatiable curiosité et son excessif orgueil. Elle n’eut besoin que de passer plusieurs jours au château pour, à l’aide d’une femme de chambre qui lui servait d’espion, savoir tout ce qu’on disait, pensait et soupçonnait relativement à la baronne Hermione. C’était le matin du jour où le baptême devait avoir lieu : toute la compagnie était rassemblée au salon, et l’on n’attendait plus que la baronne elle-même pour passer dans la chapelle, lorsqu’il s’éleva entre cette orgueilleuse dame qui se plaisait tant à médire, et la comtesse de Waldstetten, une violente discussion à propos de la préséance qu’elles se disputaient : on s’en référa au baron d’Arnheim, qui décida en faveur de la comtesse. Madame de Steinfeldt ordonna aussitôt à ses gens de préparer son palefroi et de monter eux-mêmes à cheval.

« Je quitte, dit-elle, ces lieux où une bonne chrétienne n’aurait jamais dû entrer ; je quitte une maison dont le maître est un sorcier, la maîtresse un démon qui n’ose se signer au front avec de l’eau bénite, et leur dame de compagnie une misérable qui se résigne pour une vile pitance à servir d’entremetteuse entre un magicien et un diable incarné. »

« Elle partit alors avec la rage sur la figure et le dépit dans le cœur.

« Le baron d’Arnheim s’avança alors et demanda aux chevaliers et aux gentilshommes qui l’entouraient, s’il en était un seul parmi eux qui osât soutenir l’épée à la main les infâmes mensonges qui venaient d’être débités sur lui, son épouse et sa parente.

« Il n’y eut qu’une voix pour répondre que personne ne voulait soutenir, dans une si mauvaise cause, le dire de la baronne de Steinfeldt, et pour témoigner unanimement dans toute l’assemblée que ces paroles lui avaient été dictées par un esprit de fausseté et de calomnie.

« Laissons alors tomber à terre un mensonge qu’aucun homme de courage n’a envie de relever, reprit le baron d’Arnheim ; seulement les personnes ici présentes verront si la baronne Hermione accomplit ou non les rites du christianisme. »

« La comtesse de Waldstetten lui faisait des signes d’intelligence pendant qu’il parlait, pour lui montrer sa crainte, et quand la foule lui permit de s’approcher du baron, on entendit qu’elle lui disait : « Oh ! ne soyez pas imprudent ! ne tentez pas d’essai ! il y a du mystérieux dans ce talisman d’opale ; soyez sage, et laissez l’affaire tomber. »

« Le baron qui s’était mis en colère, et beaucoup plus vivement qu’il ne convenait à un homme prétendant comme lui à une réputation de sagesse… quoiqu’on doive accorder peut-être qu’un affront public, en pareil lieu, à pareille heure, suffisait bien pour ébranler la prudence de l’homme le plus calme, et la philosophie la plus sage… répondit d’un ton bref et sévère : « Allons, êtes-vous folle aussi ? » et il persista dans sa résolution.

« La baronne d’Arnheim entra à ce moment dans le salon, pâle encore par suite de ses couches, de manière à rendre son aimable visage moins animé sans doute, mais plus intéressant que de coutume. Après avoir présenté avec l’attention la plus gracieuse et la plus bienveillante ses compliments à toute la société réunie, elle allait demander pourquoi madame de Steinfeldt n’était pas présente, lorsque son mari donna le signal de se rendre à la chapelle, et lui offrit le bras pour fermer la marche. La chapelle était pleine d’une brillante compagnie, et tous les yeux se tournèrent sur les époux lorsqu’ils entrèrent dans le saint lieu, immédiatement précédés de quatre jeunes demoiselles qui portaient le petit enfant dans un berceau léger et splendide.

« Lorsqu’ils passèrent le seuil sacré, le baron mit le doigt dans le bénitier, et présenta de l’eau bénite à son épouse, qui l’accepta suivant sa coutume, en lui touchant le doigt avec le sien propre. Mais alors, comme pour confondre les calomnies de la malveillante comtesse de Steinfeldt, avec un air de familiarité et de plaisanterie qui ne convenait guère au lieu ni au moment, il jeta sur le beau front de sa femme une ou deux gouttes d’eau qui lui restaient encore au doigt ; l’opale sur laquelle tombèrent les gouttes lança une brillante étincelle semblable à une étoile qui file, et devint l’instant d’après sans plus d’éclat ni de couleur qu’un caillou ordinaire, tandis que la baronne tombait sur les dalles de la belle chapelle en poussant un profond soupir. Tous les assistans s’empressèrent de la secourir. On releva l’infortunée Hermione, qu’on porta dans sa chambre ; et son pouls, sa physionomie changèrent tellement dans le court espace de temps nécessaire pour la transporter, que tous ceux qui la virent déclarèrent que c’était une femme morte. Elle ne fut pas plus tôt dans son appartement qu’elle demanda à y rester seule avec son époux. Il passa une heure dans la chambre, et il ferma à double tour la porte sur lui. Il se dirigea alors vers la chapelle, et y demeura plus d’une heure prosterné devant l’autel.

« Cependant la plupart des hôtes s’étaient dispersés avec frayeur : quelques uns seulement restaient par politesse ou par curiosité. Tout le monde sentait qu’il était inconvenant de souffrir que la porte de l’appartement d’une femme malade demeurât fermée ; mais comme on était alarmé des circonstances de sa maladie, il se passa quelque temps avant qu’on osât troubler les dévotions du baron. Enfin les secours de l’art arrivèrent, et la comtesse de Waldstetten prit sur elle de demander la clef. Elle parla plus d’une fois à un homme qui parut incapable d’entendre, moins encore de comprendre ce qu’elle disait. Enfin il donna la clef, et ajouta d’un air sombre en la donnant, que tout secours était inutile, et qu’il désirait que tous les étrangers se retirassent du château. Peu consentirent à y rester, lorsqu’après qu’on eut ouvert la porte de la chambre dans laquelle la baronne avait été à peine deux heures auparavant déposée, on ne découvrit aucun vestige d’elle, sinon qu’on trouva environ une poignée de cendre légère et grisâtre, semblable à celle qui aurait été produite en brûlant un papier fin, sur le lit où elle avait été mise. Des funérailles solennelles n’en furent pas moins faites avec des messes et toutes les autres cérémonies spirituelles, pour l’âme de haute et noble dame Hermione d’Arnheim, et ce fut exactement le même jour, trois ans après, que le baron fut lui-même déposé dans le tombeau de la même chapelle d’Arnheim, avec son épée, son casque et son écu, comme dernier rejeton mâle de la famille. »

Là, le Suisse s’arrêta ; car ils approchaient du pont du château de Graff’s-Lust.