Anne de Geierstein, ou la fille du brouillard
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 21p. 82-90).

CHAPITRE VI.

LE DUEL.

Quand nous venons à nous rencontrer tous deux, nous nous rencontrons comme deux torrents qui se heurtent, comme des vents qui se combattent, comme des flammes qui partent de points différents, rivalisent de furie les unes avec les autres… Non, les éléments qui combattent, fussent-ils guidés par des démons, n’ont rien qui ressemble à la colère des hommes.
Frenaud.

Le plus âgé des deux voyageurs, quoique robuste et familier avec la fatigue, dormit plus profondément et plus long-temps que de coutume, car il sommeillait encore lorsque le jour commençait à poindre, mais son fils Arthur avait l’esprit préoccupé d’une chose qui interrompit son repos de bien meilleure heure.

Le rendez-vous dont il était convenu avec l’impétueux Helvétien, brave descendant d’une illustre race de guerriers, était un engagement qui, dans l’opinion de l’époque où il vivait, ne pouvait être ni différé ni rompu. Il quitta le lit de son père, évitant autant que possible de le réveiller, quoique même en ce cas la circonstance n’aurait nullement excité sa surprise, puisqu’il avait l’habitude de se lever plus tôt que lui pour faire les préparatifs du voyage de la journée, voir si le guide était à son poste, et si la mule avait mangé sa provende, enfin s’acquitter d’une foule de soins semblables, qui autrement eussent importuné son père. Au reste le vieillard, fatigué de la longue marche du jour précédent, dormait, comme nous l’avons dit, d’un sommeil plus profond qu’à l’ordinaire, et Arthur, s’armant de sa bonne épée, sortit de la maison, et traversa la pelouse qui décorait le devant de la ferme du landamman, au milieu du brouillard magique d’une belle matinée d’automne dans les montagnes de la Suisse.

Le soleil allait précisément dorer le faîte du fils le plus gigantesque de cette race de Titans, quoique les longues ombres se déployassent encore sur l’herbe durcie qui, craquant sous les pieds du jeune homme, annonçait une forte gelée blanche. Mais Arthur ne s’arrêta point à regarder le paysage, si admirable qu’il fût, qui n’attendait plus qu’un rayon de l’astre du jour pour recevoir une brillante existence. Il serra le ceinturon qui soutenait sa fidèle épée et qu’il attachait en s’esquivant de la maison, et avant d’en avoir assuré l’agrafe, il était déjà loin sur la route qui conduisait au lieu où il devait s’en servir.

C’était encore la coutume de cette époque militaire, de regarder une provocation en duel comme un engagement sacré, qu’on devait remplir de préférence à tous les autres qu’on avait pu prendre ; et maîtrisant tout sentiment intérieur de répugnance que la nature pouvait opposer aux principes de la mode, un champion devait se rendre à l’endroit de la rencontre d’un pas aussi joyeux et aussi léger que s’il s’en allait à une noce. Je ne sais pus si cette ardeur était bien réelle de la part d’Arthur, mais s’il en était autrement, ni son air ni son pas ne trahissaient le secret.

Après avoir rapidement traversé les plaines et les bois qui séparaient la résidence du landamman des restes de l’ancien château de Geierstein, il entra dans la cour par le côté où le château regardait la ferme ; et presque au même instant son gigantesque antagoniste, qui paraissait encore plus grand et plus gros, vu au jour pâle du matin, qu’il ne l’avait paru le soir précédent, fut aperçu montant le long escalier après avoir traversé le pont précaire du torrent, et se rendant à Geierstein par une route différente de celle qu’avait suivie l’Anglais.

Le jeune champion de Berne portait sur son dos une de ces lourdes épées dont la lame avait cinq pieds de long, et qu’on ne maniait qu’à deux mains. Presque tous les Suisses s’en servaient alors ; car, outre l’impression de terreur que de pareilles épées devaient produire sur les bataillons des hommes d’armes allemands dont l’armure était impénétrable à des épées plus légères, elles étaient aussi extrêmement propres à défendre les défilés de montagnes, où la grande force de corps et l’agilité rare de ceux qui les portaient mettaient les combattants, en dépit du poids et de la longueur des lames, en état de s’en servir avec autant d’adresse que de succès. Une de ces épées gigantesques était donc suspendue au cou de Rudolphe Donnerhugel, la pointe lui traînant sur les talons, et la poignée dépassant son épaule, et même de beaucoup sa tête. Il en portait une autre à la main.

« Tu es exact, » cria-t-il à Arthur Philipson d’une voix qui se fit entendre distinctement malgré le bruit de la chute d’eau avec lequel cette voix semblait rivaliser de force ; « mais je pensais bien que tu viendrais au rendez-vous sans épée à deux mains. Voici donc celle de mon cousin Ernest, » dit-il en jetant à terre l’arme qu’il portait, la garde tournée vers le jeune Anglais ; tâche du moins, étranger, tâche de ne point la déshonorer, car mon cousin ne te le pardonnera jamais si tu la déshonores… La mienne est à ton service, si tu la préfères. »

L’Anglais examina avec une certaine surprise l’arme à l’usage de laquelle il n’était aucunement habitué.

« Le provocateur, dit-il, dans tous les pays où l’honneur est connu, accepte les armes du provoqué. — Celui qui se bat sur une montagne suisse s’y bat avec une épée suisse, répliqua Rudolphe. Penses-tu que nos mains soient faites pour ne manier que des canifs ? — Les nôtres ne le sont pas non plus pour manier des faux, dit Arthur ; » et il murmura entre ses dents, en considérant l’épée que le Suisse continuait à lui offrir : « Usum non habeo, je ne connais pas l’usage de cette arme. — Te repens-tu du marché que tu as fait ? S’il en est ainsi, fais tes excuses et retourne sans crainte ; mais parle clairement, au lieu de jaser en latin comme un clerc ou un moine tonsuré. — Non, homme orgueilleux, je ne te demande pas pardon ; je songeais seulement à un combat entre un berger et un géant, où Dieu donna la victoire à celui qui avait pour se défendre des armes plus mauvaises encore que ne le sont les miennes. Je combattrai tel que me voici ; ma bonne épée me servira bien aujourd’hui, comme elle l’a toujours fait jusqu’à présent. — Sois content !… Mais ne me blâme point, moi qui t’ai offert l’égalité des armes. Maintenant, écoute. C’est un combat à mort que nous allons livrer… Cette chute d’eau sonne pour nous la charge… Oui, vieux braillard, » continua-t-il en se retournant, « il y a long-temps que tu n’as entendu le cliquetis des armes… et regarde-le avant que nous commencions, étranger ; car si tu succombes, je lancerai ton corps au milieu de ces eaux. — Et si tu succombes toi-même, Suisse superbe (car j’espère que ta présomption ne fait que rendre ta mort plus certaine), j’aurai soin que tu sois enterré dans l’église d’Einsiedlen, où les prêtres chanteront des messes pour le repos de ton âme… Ton épée à deux mains sera déposée sur ton tombeau, et une épitaphe dira au passant : « Ici repose un ourson de Berne, tué par Arthur, l’Anglais. » — Elle n’existe pas en Suisse, si pleine qu’elle soit de rochers, » répliqua Rudolphe avec dédain, « la pierre qui portera cette inscription… mais prépare-toi au combat. »

L’Anglais jeta un coup d’œil calme et décidé sur le lieu de l’action… c’était une cour, en partie vide, encombrée de ruines par monceaux plus ou moins considérables.

« Il me semble, » se dit-il à lui-même, « qu’un homme passé maître dans l’art de manier son arme, avec les instructions de Bottaferma de Florence présentes à son souvenir, avec un cœur léger, une bonne lame, une main ferme et une juste cause, peut bien ne pas envier à son antagoniste l’avantage de deux pieds d’acier. »

Faisant ces réflexions, gravant dans son esprit, aussi bien que le temps le lui permettait, toutes les circonstances de localité qui pouvaient être avantageuses dans le combat, et prenant ensuite position au milieu de la cour où le terrain était entièrement libre, il jeta son manteau et dégaina.

Rudolphe avait d’abord cru que son antagoniste étranger était un jeune homme efféminé, auquel il aurait ôté tout courage en faisant seulement tourner sa formidable épée ; mais l’attitude ferme et attentive que prit l’Anglais rappela au Suisse l’incommodité de son arme pesante, et il résolut prudemment d’éviter toute précipitation qui pourrait donner de l’avantage à un ennemi qui ne paraissait pas moins audacieux que vigilant. Il dégaina son énorme épée en la tirant par dessus son épaule gauche, opération qui demande un certain temps, et il aurait ainsi présenté un avantage formidable à son adversaire, si le sentiment de l’honneur avait permis à Arthur de commencer l’attaque avant que l’opération fût terminée. Cependant l’Anglais resta ferme jusqu’à ce que le Suisse, déployant sa brillante lame au soleil levant, eût fait quatre à cinq tours de moulinet, comme pour montrer son poids et l’agilité avec laquelle il la maniait… puis il se plaça fièrement à la portée de l’arme de son adversaire, tenant la sienne à deux mains, et l’avançant à quelque distance de son corps, la pointe tournée en l’air. L’Anglais, au contraire, prit son épée d’une main, et la plaça à hauteur de sa figure dans une position horizontale, de manière à être tout aussi prêt à frapper, à riposter et à parer.

« Frappe, Anglais ! » dit le Suisse après qu’ils se furent ainsi toisés l’un et l’autre une minute environ.

« L’épée la plus longue doit frapper la première, — répondit Arthur ; et ces paroles n’étaient pas plutôt sorties de sa bouche, que l’épée suisse s’éleva et redescendit avec une rapidité qui, vu la pesanteur et la dimension de l’arme, paraissait de mauvais augure. Aucune passe, si habilement qu’elle eût pu être faite, n’eût paré ni ralenti la chute fatale de cette arme terrible, par laquelle le champion de Berne avait espéré tout à la fois commencer et finir le combat. Mais le jeune Philipson n’avait estimé qu’à leur véritable valeur la justesse de son regard et l’agilité de ses membres. Avant que la lame ennemie fût descendue, un écart soudain le mit hors de la ligne qu’elle suivait en tombant ; et, avant que le Suisse pût relever son arme si lourde, il reçut une blessure, légère il est vrai, au bras gauche. Irrité de cet échec et de cette blessure, le Suisse leva de nouveau son épée ; et, profitant d’une force proportionnée à sa taille, il déchargea vers son antagoniste une suite de coups en face, de côté, en travers, de droite et de gauche, avec une force et une vélocité si surprenantes, qu’il fallut toute l’adresse du jeune Anglais à parer, à riposter, à esquiver, à reculer même, pour résister à une grêle de coups dont chacun en particulier semblait suffisant pour fendre le roc le plus dur. L’Anglais fut forcé de céder du terrain, tantôt marchant à reculons, tantôt se jetant d’un côté, puis de l’autre, tantôt profitant des monceaux de ruines, mais toujours épiant avec le plus grand calme le moment où la force de son ennemi furieux commencerait à s’épuiser, et où, par quelque coup imprudent et trop furieux, il se découvrirait et permettrait à son adversaire de l’attaquer de près. Ce dernier avantage s’était déjà presque présenté ; car, au milieu de sa charge impétueuse, le Suisse trébucha sur une grosse pierre cachée parmi les hautes herbes, et avant qu’il pût reprendre son équilibre, il reçut de son ennemi un coup rudement asséné sur la tête. Mais le coup glissa sur un bonnet dont la doublure renfermait un mince tissu d’acier, de sorte qu’il échappa sain et sauf, et que même, se remettant tout-à-fait, il recommença la bataille avec une furie infatigable ; mais sa respiration, à ce qu’il sembla au jeune Anglais, était devenue courte et difficile, quoiqu’il frappât avec plus de précaution.

Ils luttaient encore avec des chances égales lorsqu’une voix sévère, dominant le cliquetis des armes aussi bien que le mugissement de l’eau, cria d’un ton impétueux : « Si vous tenez à la vie, arrêtez ! »

Les deux combattants baissèrent la pointe de leurs épées, se réjouissant peut-être de l’interruption d’un combat qui, autrement, se serait terminé d’une manière fatale. Ils regardèrent autour d’eux, et aperçurent bientôt le landamman, qui portait empreint sur son front large et expressif le plus violent courroux.

« Comment donc, jeunes gens ! dit-il, n’êtes-vous pas hôtes d’Arnold Biederman ? Et pourtant vous déshonorez sa maison par des actes de violence plus convenables à des loups de montagne qu’à des êtres à qui le suprême Créateur a donné une forme d’après sa propre ressemblance, et une âme immortelle qu’on ne peut sauver que par le repentir et la pénitence ! — Arthur, » dit le vieux Philipson, qui arrivait en même temps que le landamman, « quelle est cette folie ? Vos devoirs sont-ils d’une nature si légère et si peu importante qu’ils vous laissent le temps de vous quereller et de vous battre avec le premier rustre qui se trouve être fainéant, présomptueux et bourru ? »

Les jeunes gens, dont le combat avait cessé à l’entrée de ces spectateurs inattendus, restèrent à se regarder l’un l’autre, appuyés sur leurs lames.

« Rudolphe Donnerhugel, dit le landamman, remets-moi ton épée… À moi propriétaire de ce terrain, chef de cette famille et magistrat du canton. — Et qui plus est, » répliqua Rudolphe avec soumission, « à vous qui êtes Arnold Biederman, aux ordres de qui tout homme né dans ces montagnes dégaine et remet dans le fourreau son épée. »

Il donna alors son épée à deux mains au landamman.

« Mais, sur ma parole, reprit Biederman, c’est la même avec laquelle ton père Stephen combattit si glorieusement à Sempach, à côté du fameux Wenkelried ! Il est honteux qu’elle ait été tirée contre un étranger tranquille… Et vous, jeune homme… » continua le Suisse en s’adressant à Arthur, à qui son père disait en même temps : « Mon fils, rendez votre épée au landamman, — Il n’est pas besoin, mon père, répondit le jeune Anglais, puisque, pour ma part, je regarde le combat comme fini. Ce brave garçon m’a engagé à venir ici pour essayer, j’imagine, notre courage : je puis rendre un complet témoignage de sa valeur et de son habileté à manier le sabre ; et comme j’espère qu’il ne dira rien à la honte de ma bravoure, je pense que notre combat a duré assez long-temps pour le motif qui l’a occasionné. — Trop long-temps pour moi, » répliqua Rudolphe avec franchise ; « la manche verte de mon pourpoint, que je porte de cette couleur par amour pour les cantons de Forêts, est maintenant teinte d’une couleur cramoisie aussi foncée qu’elle aurait pu l’être par un teinturier d’Ypres ou de Gand. Mais je pardonne du fond du cœur au brave étranger qui a de la sorte sali ma veste et donné à son maître une leçon qu’il n’oubliera point de sitôt. Si tous les Anglais avaient été comme votre hôte, mon vénérable parent, il me semble que le monticule de Buttisholz ne se serait pas facilement élevé si haut. — Cousin Rudolphe, » répliqua le landamman qui avait déridé son front tandis que le jeune Bernois parlait ainsi, je t’ai toujours regardé comme aussi généreux que tu es léger et querelleur ; et vous, mon digne hôte, vous pouvez être sûr que, quand un Suisse déclare une querelle finie, il n’y a pas moyen qu’elle recommence. Nous ne ressemblons pas aux hommes des vallées de l’Est, qui nourrissent la vengeance comme si c’était un enfant favori. Maintenant donnez-vous la main, mes enfants, et oublions cette sotte dispute. — Voici ma main, brave étranger, dit Donnerhugel ; tu m’as appris un coup d’escrime, et quand nous aurons pris le repas du matin, nous irons, si tu y consens, à la forêt, où je te montrerai eu retour une manière facile de prendre le gibier. Lorsque ton pied aura la demi-expérience de ta main, et que ton regard saura avoir une partie de la fermeté de ton cœur, tu ne trouveras guère de chasseurs qui te vaudront. »

Arthur, avec cette prompte confiance si naturelle à un jeune homme, embrassa aussitôt une proposition si franchement faite, et avant qu’ils regagnassent la maison, ils discutèrent ensemble sur diverses espèces d’amusements avec autant de cordialité que si leur bon accord mutuel n’avait pas été troublé.

« Maintenant les choses sont ce qu’elles doivent être, dit le landamman. Je suis toujours prêt à oublier la bouillante impétuosité de nos jeunes gens, pourvu qu’ils soient sincères et francs dans leur réconciliation, et qu’ils portent le cœur sur les lèvres, comme le doit un vrai Suisse. — Ces deux jeunes gens n’auraient néanmoins fait que de mauvaise besogne, dit Philipson, si vos soins, mon digne hôte, n’eussent découvert le rendez-vous, si vous ne m’eussiez pas appelé à votre secours pour rompre leurs projets. Puis-je vous demander comment la connaissance vous en est venue si à temps ? — Ce fut grâce aux avis de ma fée domestique, répondit Arnold Biederman, qui semble née pour le bonheur de ma famille… je veux dire ma nièce Anne, qui avait observé ces deux jeunes fanfarons échanger leurs gants et parler de Geierstein, de pointe du jour. Oh ! monsieur, c’est chose merveilleuse que la finesse d’esprit d’une femme ! Il se serait passé bien du temps avant qu’aucun de mes fils dépourvus de pénétration se fût montré si intelligent. — Il me semble apercevoir notre chère protectrice qui nous épie du haut de ce monticule, dit Philipson : mais on dirait qu’elle ne serait pas fâchée de nous observer sans être vue à son tour. — Oui, répliqua le landamman ; elle s’est mise en vedette pour voir s’il n’est rien arrivé de fâcheux ; et maintenant, j’en réponds, la pauvre enfant est toute honteuse d’avoir montré un si louable intérêt dans une affaire de ce genre. — J’éprouverai véritablement, dit l’Anglais, une vive satisfaction à offrir mes remercîments en votre présence à la jolie demoiselle envers qui je me trouve avoir tant d’obligation. — Il ne peut pas se présenter une meilleure occasion que celle-ci, répliqua le landamman ; » et il envoya à travers les taillis le nom de la jeune fille, en le prononçant sur un de ces tons aigus que nous avons déjà remarqués.

Anne de Geierstein, comme Philipson l’avait déjà observé, se tenait sur un tertre à quelque distance, et croyait être cachée par un rideau de broussailles. Elle tressaillit donc à l’appel de son oncle, mais obéit sur-le-champ ; et évitant les jeunes gens qui marchèrent en avant, elle rejoignit le landamman et Philipson par un circuit à travers les bois.

« Mon digne ami et hôte désire vous parler, Anne, » dit le landamman, aussitôt que les salutations du matin furent échangées. La jeune Suissesse rougit des joues au front lorsque Philipson, avec une grâce qui semblait au dessus de sa profession, lui adressa les paroles suivantes :

« Il nous arrive parfois à nous autres marchands, ma jeune et belle amie, d’être assez malheureux pour n’avoir pas les moyens de solder nos dettes à l’instant même ; mais nous regardons à juste titre comme le plus vil des hommes celui qui ne les reconnaît pas. Agréez donc les remercîments d’un père dont le fils a dû, et la chose ne date que d’hier, la vie à votre courage, dont le fils vient ce matin même d’échapper, grâce à votre prudence, au plus grand des périls. Ne m’affligez donc pas en refusant de porter ces boucles d’oreilles, » ajouta-t-il en tirant un petit écrin qu’il ouvrit tout en parlant : « ce sont, il est vrai, des perles seulement, mais elles n’ont pas été jugées indignes des oreilles d’une comtesse… — Et doivent par conséquent, interrompit le landamman, être mal placées sur la personne d’une vierge helvétienne d’Unterwalden ; car, telle et rien de plus n’est ma nièce Anne, tant qu’elle habite ma retraite. Il me semble, mon cher monsieur Philipson, que vous ne faites pas preuve de votre jugement ordinaire, car la valeur de vos dons n’est pas appropriée au rang de celle à qui vous les offrez… Comme marchand aussi, vous devriez vous souvenir que des présents si riches diminueront bien vos profits. — Soyez assez bon pour me pardonner, mon cher hôte, si je réponds que j’ai du moins consulté le sentiment de reconnaissance dont je suis pénétré, et que j’ai choisi, entre les objets qui sont à ma disposition, celui que j’ai cru le plus propre à exprimer ma gratitude. J’espère que l’hôte qui m’a témoigné jusqu’à présent tant de bonté n’empêchera point cette jeune fille d’accepter un cadeau, qui du moins doit convenir au rang que lui assigne sa naissance ; et tous me jugeriez injustement si vous me croyiez capable d’être assez simple, assez présomptueux pour offrir un présent dont la valeur dépassât mes moyens. »

Le landamman prit l’écrin dans sa propre main.

« J’ai toujours fait la guerre, dit-il, à ces brillants joyaux qui nous entraînent chaque jour plus loin de la simplicité de nos parents… Et pourtant, » ajouta-t-il avec un sourire de bonne humeur, et approchant une des boucles d’oreilles de la figure de sa parente, « ces ornements vont si bien à cette pauvre enfant ! puis on prétend que les jeunes filles ressentent à porter ces babioles plus de plaisir que ne peuvent se l’imaginer les hommes à barbe grise. En conséquence, ma chère Anne, comme tu as mérité une entière confiance dans des affaires plus importantes, je m’en remets absolument à ta propre sagesse, pour accepter le riche présent de notre bon ami, et le porter, ou ne le porter pas, suivant que tu le croiras convenable. — Puisque tel est votre plaisir, mon excellent ami, mon cher oncle, » répondit la jeune fille en rougissant tandis qu’elle parlait, « je ne ferai pas de peine à notre estimable hôte en refusant un don qu’il souhaite si vivement que j’accepte ; mais avec sa permission, et la vôtre aussi, mon digne oncle, je suspendrai ces splendides boucles d’oreilles à la statue de Notre-Dame d’Ensiedlen, pour lui exprimer notre reconnaissance à tous de sa bienveillante protection qui nous a soutenus au milieu des horreurs de l’ouragan d’hier et des inquiétudes du duel de ce matin. — Par Notre-Dame ! la coquine parle sensément, répliqua le landamman : elle use avec sagesse de vos bontés, mon cher hôte, en obtenant par elles la faveur céleste pour votre famille et la mienne, aussi bien que pour la paix générale d’Unterwalden… Va, ma bonne Anne, tu auras un collier de jais à la première fête de la tonte, si nos toisons trouvent acheteurs au marché. »