Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 15/Géométrie élémentaire, article 4

GÉOMÉTRIE ÉLÉMENTAIRE.

Examen de quelques tentatives de théorie des parallèles ;

Par M. Stein, professeur de mathématiques au gymnase
de Trèves, ancien élève de l’école polytechnique.
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Malgré l’inutilité des efforts de ceux qui se sont occupés de démontrer la théorie des parallèles, sans autre secours que celui des axiomes d’Euclide, le XI.me seul excepté, on ne cesse de voir éclore de nouvelles tentatives pour parvenir à ce but.

I. C’est ainsi que M. Legendre, qui semblait enfin avoir reconnu comme tout-à-fait insurmontable la difficulté dont il s’agit, y est cependant revenu de nouveau, dans la douzième édition de ses Élémens de géométrie, et a même annoncé dans sa préface, d’une manière très-positive, qu’il était parvenu à établir la théorie des parallèles sans aucun postulat nouveau. Examinons, en suivant pas à pas les raisonnemens de cet habile géomètre, si son assertion est fondée.

Soit un triangle quelconque (fig. 1) dont soit le plus grand côté, prolongé au-delà de son extrémité vers Soit le milieu du côté Menons la droite prolongée jusqu’en de manière que Soient pris en outre sur et et menons les droites et Les triangles seront respectivement égaux aux triangles et par suite la somme des angles du triangle total sera la même que celle des angles du triangle total D’autre part, étant, par hypothèse, plus grand que on aura aussi d’où ou bien ce qui prouve que l’angle est plus petit que On doit remarquer, en outre, que est le plus grand côté du triangle

Cela posé, construisons un triangle qui soit par rapport au triangle ce qu’est celui-ci par rapport au triangle la somme des trois angles de ce nouveau triangle sera encore égale à la somme des trois angles du triangle primitif, et l’angle sera moindre que le quart de l’angle

En continuant donc ainsi, les angles en formeront une suite décroissant plus rapidement que ne le fait la progression tandis que la somme des angles du triangle restera constamment la même. Or, la limite de l’angle est évidemment égale à zéro. « À cette limite, le point viendra se placer sur la somme des angles du triangle se réduira donc au dernier des angles lequel, dans cette position, vaudra deux angles droits ; donc la somme des angles du triangle primitif doit aussi avoir été égale à deux angles droits ».

Sans doute il n’y a aucune objection à faire contre tout ce qui précède le passage que nous avons marqué de guillemets ; mais voyons s’il en est de même de celui-ci. Ce qu’il contient repose essentiellement sur ce principe d’une apparente évidence, que, « lorsque la limite d’un angle est zéro (fig. 2), la limite de la distance au côté d’un point quelconque du côté est aussi égale à zéro » ; ce qui revient à dire qu’à la limite le point tombera sur  ». Or, il est facile de prouver que ce principe ne saurait être admis.

En effet, divisons l’angle (fig. 3) successivement en deux, quatre, huit,… parties égales par des droites abaissons la perpendiculaire sur prenons élevons la perpendiculaire prenons élevons la perpendiculaire et ainsi de suite. Il est facile de démontrer que, quelque loin que l’on pousse l’opération, on aura constamment Ainsi, dans cette construction, tandis que la limite des angles est zéro, comme ci-dessus, loin que le point vienne, à cette limite, tomber sur il demeure au contraire à une distance constante de cette droite.

Il serait facile, au surplus, d’imaginer une construction dans laquelle le décroissement des angles serait plus rapide que celui des termes de la progression et où cependant le point s’éloignerait sans cesse de ou en demeurerait à une distance constante ou du moins en resterait à une distance plus grande qu’une longueur finie donnée.

Il faut donc conclure de là que cette démonstration ne saurait être admise qu’autant qu’on aurait prouvé que les distances des points à la droite (fig. 1) ont zéro pour limite, ce que probablement on ne pourrait faire sans s’appuyer sur des principes qui supposeraient la théorie des parallèles déjà établie.

Cette démonstration semble devoir même être jugée inférieure à beaucoup d’autres, en ce que celles-ci n’ont au moins que le défaut de reposer sur des principes vrais, mais non démontrés ; tandis que celle-là s’appuie sur une proposition d’une fausseté manifeste.

II. L’essai de démonstration publié par un anonyme, à la page 269 du précédent volume des Annales, est entaché d’un défaut qui s’aperçoit au premier coup-d’oeil ; elle suppose qu’un cercle peut toujours être circonscrit à un triangle isocèle, quel qu’il soit ; proposition vraie sans doute ; mais qui suppose que les perpendiculaires sur les milieux des côtés égaux d’un angle quelconque doivent nécessairement se couper ; ce qui rentre au fond dans l’axiome XI d’Euclide, qui se trouve ainsi invoqué, mais non évité[1].

III. À la fin de la démonstration que nous venons de mentionner, on en rappelle une autre insérée dans le III.e volume des Annales (pag. 353). Quoique nous ne l’ayons pas actuellement sous les yeux, nous nous rappelons fort bien qu’elle revient en substance au raisonnement que voici :

Soient une perpendiculaire et une oblique à une même droite (fig. 4) ; de manière que l’angle soit aigu. Si l’on nie que suffisamment prolongée rencontre toujours sera-t-on contraint d’admettre que l’on peut conduire par le point dans l’angle tant d’obliques qu’on voudra qui rencontrent puisque, pour les obtenir, il n’est question que de prendre sur tant de points qu’on voudra, et de les joindre au point par des droites. Il faudra donc admettre dès lors que, parmi celles-ci, il en est une dernière faisant avec un angle aigu plus grand que ceux que font avec la même droite les obliques Or, quelle que puisse être cette dernière, rien n’empêche de prolonger au-delà du point où elle la rencontre, de prendre un point sur son prolongement et de le joindre au point par une nouvelle oblique qui ainsi rencontrera encore et fera avec un angle aigu plus grand que celui qu’on avait supposé le plus grand de tous ceux que faisaient avec cette droite les obliques qui, partant du point rencontraient donc, ajoute-t-on, la supposition d’une dernière oblique rencontrant ne saurait être admise ; d’où il suit que toutes les obliques partant du point rencontrent cette droite ; que par conséquent la perpendiculaire est la seule qui ne la rencontre pas, et qu’ainsi, par un même point pris hors d’une droite on ne saurait lui mener qu’une seule parallèle.

Nous croyons nous rappeler qu’en donnant cette démonstration on a observé que M. Legendre y avait objecté que, pour qu’elle fût concluante, il aurait fallu prouver que la dernière oblique sécante ne rencontrait pas la perpendiculaire à l’infini.

Il ne paraît pas qu’on ait regardé cette objection comme sérieuse, et cependant elle détruit absolument le raisonnement que nous venons de rappeler, ainsi que nous allons le faire voir.

Supposons, en effet, qu’en prenant les parties égales entre elles, les angles forment une suite convergente dont la somme ait une limite moindre que l’angle droit, égale à l’angle aigu par exemple. Il est évident qu’alors toute oblique située au-dessous de quelque voisine qu’elle en puisse être d’ailleurs, rencontrera tandis qu’au contraire aucune oblique au-delà de cette droite ne pourra jouir d’une pareille propriété. En ce cas, serait réellement la dernière coupante, et elle irait rencontrer à l’infini ; il serait donc alors absolument faux d’appliquer le raisonnement côté pour prouver qu’une oblique moins inclinée que doit rencontrer

Il est donc vrai de dire que rien ne sera prouvé tant qu’on n’aura pas établi que la dernière des obliques qui rencontre la rencontre à une distance finie du point ce qu’on sent bien être impossible.

Sans qu’il soit nécessaire d’éclaircir l’objection de M. Legendre par d’autres hypothèses, il suffira, pour en faire ressortir toute la force, de remarquer que, si l’on suppose que le point devienne le centre d’une hyperbole, le point un de ses sommets, la moitié de l’une de ses branches et son asymptote ; le raisonnement ci-dessus, appliqué mot à mot, ne tendra à rien moins qu’à prouver que cette asymptote rencontre la courbe[2].

Voilà donc encore trois démonstrations qui, à notre avis, n’en sont point[3]. Quel est le but de tous ces efforts ? Est-ce de nous rendre plus certains des propriétés des parallèles, non pas probablement. Que si l’on a en vue de purger les élémens de géométrie de tout postulat, on en est encore bien loin ; car la géométrie d’Euclide, en particulier, en renferme beaucoup d’autres qu’à la vérité ce géomètre n’a pas énoncés, mais qu’il n’a pas moins tacitement admis. Dans un tel état de choses, ce qu’on pourrait faire de mieux serait, ce nous semble, d’admettre quelque nouvel axiome ; bien clair et bien fécond, et de le choisir tel qu’on pût s’en servir pour rendre à la fois les traités élémentaires plus courts ; et plus méthodiques[4].

Il est vrai que, pour la parfaite exécution d’un tel dessein, on se trouverait peut-être contraint d’abandonner totalement la marche d’Euclide, ce qui ne laisserait pas que de scandaliser beaucoup de gens qui lui ont voué une admiration absolue, sans faire entrer aucunement en compte, dans le sentiment qu’ils portent à ce géomètre, l’époque où il a écrit et les difficultés qui accompagnent toujours une première création.[5].


  1. Plusieurs de nos correspondans nous ont fait la même observation qu’au surplus nous nous étions faite à nous-même auparavant. Nous n’avons pas cru néanmoins devoir négliger cette tentative parce qu’elle offrait une idée nouvelle, dont quelques géomètres pouvaient tirer un heureux parti : celle de considérer deux parallèles comme limites de deux arcs concentriques, et qu’ensuite nous espérions que l’auteur, sur notre observation, parviendrait peut-être à corriger le vice de sa théorie. Il l’a bien tenté, en effet, mais il n’y a qu’imparfaitement réussi.
    J. D. G.
  2. C’est aussi la remarque que faisait récemment M. Querret, dans une lettre qu’il nous écrivait sur ce sujet.
  3. On en pourrait citer bien d’autres, et même très-récentes, pour la plupart, parmi lesquelles nous nous bornerons à mentionner, 1.o celle de M. Reinhard Müller, publiée à Marbourg, en 40 pages in-4.o, avec deux planches, en 1822 ; 2.o celle de M. D. Huber publiée à Bâle, aussi en 40 pages in-4.o, avec une seule planche, en 1823 ; 3.o celle de M. C. Hauff, publiée à Francfort, en 86 pages, grand in-4.o, avec planches, même année, et qui renferme la critique de beaucoup d’autres ; 4.o de M. Metternich, présenté à l’académie des sciences de Paris, en mai 1823 ; 5.o celle enfin qui a été dernièrement présentée à la même académie, par M. Foex.

    On doit aussi comprendre, parmi les tentatives de ce genre, la démonstration de l’égalité de la somme des trois angles d’un triangle à deux angles droits fondée sur l’algorithme fonctionnel. M. Legendre avait considéré long-temps ce genre de démonstration comme le seul qui ne fût sujet à aucune objection ; mais l’article publié à la page 161 du X.e volume du présent recueil semblerait prouver que les démonstrations de ce genre ne sont pas moins vulnérables que les autres.

    M. Stein ne s’explique pas sur les démonstrations qui consistent à considérer l’angle, avec Bertrand, de Genève, comme une portion de surface indéfinie ainsi qu’on l’a fait à la page 356 du III.e volume de ce recueil. Quelque éloignées des idées reçues que ces démonstrations puissent paraître aux yeux de quelques personnes, c’est peut-être encore celles de toutes qui méritent d’occuper le premier rang.

    Quelqu’un nous observait dernièrement à ce sujet que, la définition de Bertrand admise, rien n’était, en particulier, si facile que de démontrer cette proposition ; deux parallèles font avec une troisième droite des angles correspondans égaux. Car, soient deux parallèles et coupées en et (fig. 5) par une troisième droite Il est d’abord manifeste que l’angle ne saurait être plus grand que l’angle puisqu’il est entièrement contenu. Il ne saurait donc non plus être plus grand que l’opposé au sommet de ce dernier, qui conséquemment ne saurait être plus petit que ou son opposé au sommet cet angle ne saurait non plus être plus grand que puisqu’il y est entièrement contenu. Il faut donc que ces deux derniers angles soient égaux.

  4. M. de Maizières, ancien professeur à Versailles, voudrait qu’on introduisît comme axiome, dans les élémens, le principe de similitude ; et c’est une idée qui avait déjà été mise en avant par Carnot. Il est certain que l’admission d’un tel principe épargnerait bien du travail ; mais il est douteux que, même en le présentant sous un point de vue aussi simple que l’a fait M. Poncelet, ou parvienne à le rendre parfaitement intelligible pour des commençans.
    J. D. G.
  5. La superstition est poussée à un tel point chez quelques-uns que nous ne doutons pas que si, ayant à écrire des élémens de géométrie, on leur mettait en mains une démonstration bien courte et bien rigoureuse du Postulatum XI d’Euclide, ils ne s’abstinssent de l’employer, de peur de faire ainsi, d’une manière indirecte, la censure de l’objet de leur culte. Il est pourtant certain que ce Postulatum XI, sans démonstration, rapproché de la Proposition xxvii soigneusement démontrée, bien qu’incomparablement plus évidente, présente une disparate tout-à-fait choquante, et nous osons croire, pour l’honneur d’Euclide, que c’est ainsi qu’il en pensait lui-même ; que ce n’est qu’après beaucoup de tentatives infructueuses, que ce n’est qu’en désespoir de cause, et pour ne point priver ses contemporains d’un ouvrage recommandable à tant d’autres titres, qu’il s’est résigné à ranger au nombre des axiomes une proposition qu’il avait vainement tenté de démontrer
    J. D. G.