Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 12/Géométrie des courbes, article 3

Réflexions sur le contenu de la précédente lettre,
suivies d’une méthode graphique, pour mener
une tangente à une courbe plane par un point extérieur ;

Par M. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

La construction d’un tangente à une courbe en l’un de ses points est, en général, un problème du premier degré parce qu’en général par un point donné sur une courbe on ne peut lui mener qu’une tangente unique.

Si cependant le point donne se trouve l’intersection de plusieurs branches de la courbe dont il s’agit, elle aura, dans ce cas particulier, plusieurs tangentes en ce point ; et un procédé graphique qui, en cette rencontre, ne donnerait pas toutes les tangentes, serait, par la même, un procédé vicieux, ou du moins incomplet, et, s’il n’en donnait aucune, il faudrait en chercher un autre ; spécialement propre à cette circonstance particulière.

C’est précisément le cas des méthodes analitiques ; elles ne donnent, en général, qu’une seule tangente en chaque point d’une courbe, et, lorsqu’il doit y en avoir plusieurs, l’analise, qui ne peut errer, nous présente alors une réponse d’oracle, une réponse ambiguë, qui nous avertit que notre procédé général ne saurait s’appliquer à cette circonstance particulière, pour laquelle il est nécessaire de recourir à une méthode spéciale.

On peut même affirmer, à priori, que généralement toutes les lois que nous appliquerons, à un problème susceptible d’un nombre déterminé de solutions, une méthode analitique de nature à nous fournir un nombre de solutions plus ou moins grand, nous devrons trouver pour l’inconnue la valeur ambiguë et cela à raison du privilège d’infaillibilité de l’analise, qui n’a que ce moyen de s’exprimer, sans trahir la vérité, lorsqu’elle ne peut donner exactement ce qu’on lui demande.

Ce que nous venons de dire de la tangente à une courbe plane, en l’un de ses points, s’applique littéralement à la recherche de son centre de courbure ; elle n’en a généralement qu’un seul en chaque point, et les procédés généraux, soit graphiques, soit analitiques, n’en doivent pas donner davantage. Il peut cependant arriver que plusieurs branches d’une même courbe se touchent au même point, auquel cas la courbe a, pour ce point, plusieurs centres de courbure ; et tout procédé qui, en cette rencontre, n’en donnerait qu’un seul, ou qui seulement ne les donnerait pas tous, serait plus justement reprochable que celui qui n’en donnerait aucun. La méthode analitique est, sous ce point de vue, à l’abri de tout reproche, car on sait qu’elle est alors en défaut, et qu’il faut la modifier pour parvenir au but ; il faut donc qu’il en soit de même pour un procédé graphique, si du moins, ce qui serait certainement préférable, il ne donne pas toutes les solutions du problème.

Il se pourrait donc que ce que l’estimable auteur de la lettre qu’on vient de lire regarde comme une imperfection de la méthode à laquelle cette lettre se rapporte, fût, au contraire, un titre en sa faveur, et qu’il eût, comme on dit vulgairement, trouvé la mariée trop belle. Qu’est-ce en effet que le centre de courbure d’une courbe, en l’un de ses points, sinon le centre du cercle dont la courbure ressemble à la sienne en ce point ? Or, si l’on nous donne, pour courbe unique, deux arcs de différentes courbes qui se touchent par leurs extrémités, et ont en leur point de contact des courbures inégales, et si l’on nous demande le centre de courbure de cette prétendue courbe unique, en ce point ; ne faut-il pas que notre procédé, si du moins il est fondé en théorie, nous avertisse de cette circonstance, et nous donne deux centres de courbure au lieu d’un, puisqu’il y en a deux, en effet.

Tout rayon de courbure moyen entre ceux qui répondent à ces deux centres, de quelque manière que l’on prétendît le choisir, ne saurait être admis, et ne répondrait à rien de concevable et de définissable, puisqu’il appartiendrait à un cercle dont la courbure, au point de jonction des deux arcs, ne ressemblerait ni à la courbure de l’un ni à celle de l’autre. En adoptant ce rayon, on ressemblerait, en quelque sorte, à celui qui, étant conduit par un problème, à une équation du second degré, prendrait pour solution unique du problème, la demi-somme ou la racine quarrée du produit des deux racines de cette équation. On peut bien, si l’on veut, changer la définition du centre de courbure ; mais alors une courbe pourra avoir, en chacun de ses points, autant de centres de courbure qu’on aura adopté de définitions différentes.

Si le procédé, dont l’examen fait le sujet de la précédente lettre, pouvait être reprochable, ce ne serait pas pour le cas où il est attaqué ; mais pour celui où l’arc donné serait formé d’une suite de petits arcs de cercles, tangens les uns aux autres, et où le point pour lequel on demanderait le centre de courbure ne serait pas un point de contact. Il arriverait alors, en effet, que le centre que donnerait la construction pourrait n’être point le centre du cercle dont cet arc ferait partie, ainsi que cela devrait être. Mais, outre qu’en multipliant suffisamment les points de la courbe dont l’intersection avec la normale doit donner le centre de courbure demandé ; la discontinuité de cette courbe avertirait assez de cette circonstance, outre que le centre de courbure obtenu ne s’écarterait pas sensiblement du véritable, on ne doit jamais perdre de vue que les méthodes graphiques, à l’aide desquelles on résout les problèmes relatifs aux courbes dont la loi n’est pas connue, ne sont et ne sauraient être que des procédés plus ou moins approximatifs ; qu’on suppose d’ailleurs tacitement que le coefficient différentiel du premier ordre n’éprouve pas de changemens brusques, lorsqu’il s’agit des tangentes ; qu’on fait la même supposition à l’égard de celui du second ordre, lorsqu’il s’agit des centres de courbure ; et qu’on devrait étendre la même supposition aux coefficiens différentiels des ordres supérieurs, si l’on avait à résoudre des problèmes dans lesquels ces coefficiens dussent être implicitement employés.

Comme on a enseigné (tome X, page 89) à mener graphiquement une tangente à une courbe plane, par l’un quelconque de ses points ; afin de compléter la théorie qui nous occupe, nous terminerons par indiquer le procédé graphique qui nous a paru le plus commode pour mener une tangente à une courbe plane par un point extérieur, ou plutôt pour trouver son point de contact avec la tangente ; car, dans la pratique, on peut bien mener immédiatement cette tangente[1] ; voici en quoi ce procédé consiste :

Par le point donné (fig. 5) menez à la courbe une suite de sécantes sur les cordes interceptées comme bases communes, construisez des deux côtés une suite de triangles équilatéraux dont les sommets opposés à ces bases soient pour ceux qui sont construits du côté de la concavité et pour ceux qui sont construits du côté de la convexité ; faisant alors passer une courbe par les points le point où cette courbe coupera la courbe proposée, sera le point de contact cherché.

Nous avons indiqué les triangles équilatéraux comme les plus faciles à construire ; mais, si l’on trouvait qu’ils écartent trop l’un de l’autre les points et laissent ainsi la position du point trop incertaine, on pourrait leur substituer des triangles isocèles égaux deux à deux, et ayant pour hauteur commune la moitié, le tiers, le quart ou toute autre fraction de la corde qui leur servirait de base commune.


Séparateur

  1. Euclide suppose uniquement, dans ses élémens, que l’on sait décrire un cercle d’un centre et d’un rayon donné, et que l’on sait tracer une droite qui passe par deux points donnés ; mais le tracé immédiat d’une tangente à un cercle ou à une courbe quelconque par un point extérieur, et celui d’une tangente commune à deux cercles ou à deux courbes quelconques, étant tout aussi sûr et tout aussi facile, pourrait tout aussi bien, sans inconvéniens, être admis au nombre des demandes, ce qui abrégerait, d’uns manière assez notable, les élémens de géométrie.