Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 05/Philosophie mathématique, article 4

PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.

Considérations philosophiques sur l’interpolation ;
Par M. Gergonne.
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M. Wronski, dans son Introduction à la philosophie des mathématiques pag. 247, a avancé que certaines fonctions n’étaient point susceptibles d’interpolation. Quelque confiance que puissent inspirer d’ailleurs les profondes connaissances de cet habile géomètre, cette assertion m’a semblé paradoxale ; j’ai donc cru devoir la soumettre à un examen sévère ; et c’est cet examen qui a donné lieu aux réflexions que l’on va lire. Elles ne présentent au surplus rien que de très-élémentaire, et je ne me détermine à les rendre publiques, que dans l’espoir qu’en dirigeant sur ce sujet les pensées de mes lecteurs, elles pourront donner naissance à des recherches plus importantes et d’un plus haut intérêt.

I. Quelque voisine de l’invention de l’algèbre que paraisse être l’invention des coefficiens, on peut cependant concevoir un intervalle de temps, si court d’ailleurs qu’on voudra, durant lequel, pour exprimer qu’une quantité quelconque doit être prise une ou plusieurs fois, on écrivait simplement

Dans cet état naissant des notations algébriques, on ne se serait sans doute guère avisé de se demander comment on pourrait écrire que devait être prise de fois ou de fois, ni ce qui pouvait résulter d’une opération aussi peu intelligible pour l’esprit.

Bientôt, dans la vue d’abréger la notation d’expressions qui se reproduisaient très-fréquemment, on songea à substituer aux expressions ci-dessus les expressions suivantes :

que l’on vit être des produits dans lesquels le multiplicande commun était seul indéterminé.

Le penchant qui nous porte naturellement à généraliser nos idées, et par suite les signes que nous destinons à les représenter, dut bientôt conduire à donner au multiplicateur la même indétermination, la même généralité qu’avait le multiplicande ; et c’est ainsi que devint le symbole de répétée un nombre de fois quelconque exprimé par

Ce fut seulement alors que les analistes purent songer à se demander ce que pourrait signifier le symbole lorsque serait supposée une fraction quelconque, par exemple ; ou, en d’autres termes, quel sens on devait attacher à l’expression

Il s’agissait ici de transformer ce symbole d’opération îmmédiatement inexécutable et même inintelligible, en un symbole d’autres opérations possibles, quelques valeurs entières que l’on attribuât à et et telles néanmoins que le résultat rentrât dans l’expression toutes les fois que serait exactement divisible par

On avait sans doute remarqué que, dans ce cas particulier, on avait

on crut donc que ce qu’on pouvait faire de plus simple et de plus naturel était d’adopter cette équation, comme équation de définition pour tous les cas.

Mais cette définition était-elle la seule qu’on pût admettre sous les conditions données ? non sans doute ; et, pour ne prendre ici qu’un exemple très-simple, on aurait également atteint le but en adoptant cette autre définition

étant un nombre entier quelconque, et la moitié de la circonférence dont le rayon est l’unité[1].

Si, changeant et on écrit

on aura

c’est-à-dire,

autre équation de définition, d’où on tire

Si l’on veut appliquer à ceci des considérations géométriques ; on verra que l’on peut envisager comme les ordonnées d’une suite de points isolés, dont les abscisses correspondantes sont et que le problème de l’évaluation de se réduit à faire passer par tous ces points une ligne continue quelconque, et à chercher ensuite l’ordonnée de cette ligne qui répond à l’abscisse or, ce problème est susceptible d’une infinité de solutions, comme le prouve l’équation et l’emploi de la ligne droite, qui conduit à l’équation de définition généralement admise, n’a d’autre prérogative que de conduire au but de la manière la plus simple.

II. Jusques vers le temps de Descartes, lorsqu’on voulait exprimer les produits consécutifs de la multiplication d’un même nombre par lui-même, on n’avait d’autre moyen d’éviter les notations incommodes de Viète que d’écrire

Le désir d’abréger fit bientôt remplacer ces expressions par leurs équivalentes

et on convint ensuite d’employer le symbole pour désigner une puissance quelconque d’un nombre quelconque. Wallis se demanda alors ce que pourrait signifier l’expression , lorsque serait une fraction, par exemple ; et, comme il avait sans doute remarqué que, lorsque est exactement divisible pas on a

il convint librement, et tous les analistes convinrent avec lui, d’adopter cette équation comme équation générale de définition des puissances, quels que pussent être d’ailleurs les nombres et  ; et de lier ainsi les puissances entières et les puissances fractionnaires par une loi commune.

Mais cette loi, à la vérité la plus simple, n’était point la seule qu’on pût adopter ; on pouvait prendre, par exemple,

et ayant la même signification que ci-dessus[2].

Si, changeant en on écrit

on aura

c’est-à-dire,

autre définition d’où on tire

ou

Si l’on considère comme les ordonnées d’une suite de points isolés, ayant respectivement pour abscisses la question de l’évaluation de reviendra à faire passer par ces points une courbe continue, quelle qu’elle soit, et à chercher ensuite celle de ses ordonnées qui répond à l’abscisse La définition généralement admise revient à choisir une logarithmique ; mais cette courbe n’a au plus que l’avantage d’être la plus simple et pourrait, en toute rigueur, être remplacée par une infinité d’autres.

III. Considérons encore la suite des fonctions

désignons-les respectivement par il est clair qu’en général ne sera immédiatement évaluable, ni même exprimable et concevable, qu’autant que sera un nombre entier positif. Cependant, comme il est connu que, dans ce cas, on a

[3] ;

et comme d’ailleurs il existe déjà une convention antérieurement établie sur l’évaluation des puissances fractionnaires ; rien n’empêche d’admettre cette équation comme équation générale de définition de ces sortes de fonctions, quel que soit  ; mais, rien ne s’oppose non plus à ce qu’on en adopte toute autre, car il en existe une infinité qui peuvent remplir le même but.

Si l’on pose, dans ce cas,

il viendra

et par conséquent

ou

IV. On pourrait parcourir successivement tant d’autres sortes de fonctions qu’on voudrait, que l’on parviendrait toujours également aux conclusions suivantes : 1.o le problème de l’interpolation ne peut offrir de difficulté que lorsqu’il est relatif à une fonction qui, sous sa forme primitive, n’est évaluable, intelligible et même exprimable que pour certaines valeurs déterminées (quoiqu’en nombre infini) du sujet de cette fonction ; 2.o l’art de le résoudre consiste, en général, à mettre la fonction proposée sous quelque autre forme qui, équivalente à la première, pour les cas où celle-ci est immédiatement évaluable, puisse être, contrairement à elle, également évaluée, du moins par approximation, dès qu’on attribuera au sujet une valeur quelconque, autre que celles-là seules pour lesquels la première pouvait être évaluée ; 3.o ce problème est, généralement parlant, susceptible d’une infinité de solutions, sans que l’on puisse assigner à aucune d’entre elles d’autre motif de préférence sur les autres que de pures raisons de convenance ou de simplicité.

Le problème de l’interpolation, envisagé géométriquement, revient évidemment à trouver l’expression générale de l’ordonnée d’une courbe assujettie à passer par une infinité de points donnés, se succédant les uns aux autres suivant une loi uniforme quelconque, mais non immédiatement susceptible de donner des points intermédiaires à ceux-là ; et cette manière d’envisager la chose montre de nouveau, d’une manière sensible, que le problème doit avoir une infinité de solutions.

Donnons encore un exemple de l’application de ces principes. Avant Vandermonde, personne, je crois, ne s’était avisé de chercher à évaluer le produit pour d’autres valeurs de que des valeurs entières et positives, et cela parce qu’aucune notation particulière n’ayant été inventée pour exprimer ce produit, il n’y avait pas même moyen de l’écrire, lorsqu’on faisait d’autres suppositions pour Mais du moment que l’on eut imaginé les symboles comme équivalent entre eux et à ce produit, on dut aussitôt se demander ce que pourrait signifier , lorsque serait fractionnaire ou négatif, ou même irrationnel ou imaginaire. Tout se réduisait évidemment à trouver une fonction de qui devint, . lorsqu’on y supposerait successivement et qui fût de plus évaluable, du moins par approximation, dans le cas de toute autre suposition pour Or, ces conditions pouvaient être remplies d’une infinité de manières différentes ; on pouvait, par exemple, adopter l’équation de définition

dans laquelle les exposans en nombre infini, peuvent être des nombres positifs quelconques, et où se déterminent facilement par une suite de suppositions particulières. Si, par exemple, pour plus de simplicité, on pose tous les exposans égaux à l’unité, on trouve alors

série dans laquelle les coefficiens consécutifs sont tels que chacun est le produit de la somme des deux précédens par le nombre total de tous ceux qui le précèdent.

On pouvait tout aussi bien admettre l’expression

dans laquelle les coefficiens auraient également été déduits de la considération des cas particuliers, et qui pouvait, comme les précédentes, être évaluée quel que fût le nombre Mais ce n’est aucune de ces définitions qui a été admise par le petit nombre des analistes qui se sont occupés de la fonction  ; ils ont admis, du moins tacitement, pour équation de définition

étant les nombres de Bernoulli ; et le choix de cette définition les a conduit à plusieurs belles applications de ces fonctions, que sans doute l’adoption d’une définition différente ne leur aurait pas également fournies ; mais cela prouve seulement, ce me semble, que, eu égard aux applications pratiques, il peut y avoir de l’avantage à préférer une équation de définition à toute autre ; mais nullement qu’en théorie le choix n’en soit pas tout-à-fait indifférent. Le seul point important en ceci est de ne point admettre implicitement d’une même fonction plusieurs définitions qui ne soient point concordantes et de subordonner rigoureusement tous ses calculs à celle qu’on se sera déterminé à préférer. Le défaut de cette attention ne pourrait évidemment manquer de conduire à des paradoxes.

D’après ce qui précède, l’équation connue ne peut être regardé comme vrai en elle-même, mais seulement comme conséquence nécessaire de la définition de la fonction qu’il a plu aux analistes d’adopter ; cette équation pourrait donc, en toute rigueur, être vraie à Paris et fausse à Londres, sans qu’il en résultât aucune contradiction réelle ; il s’ensuivrait seulement qu’à Londres le symbole ne représente la même chose qu’à Paris que pour les valeurs entières et positives de .

En posant il viendra

d’où

ou

équation qui peut être admise comme équation générale de définition ; je dis générale ; car, à raison du complément variable et périodique que comporte son intégrale, elle comprend implicitement une infinité de définitions différentes.

V. Supposons présentement qu’on ait une certaine fonction de , dont la forme primitive soit telle qu’on ne puisse en assigner immédiatement la valeur que par rapport à certaines suppositions faites pour la variable, la supposition de entier et positif par exemple ; et supposons de plus qu’on n’ait pu encore parvenir à la mettre sous une forme qui en permette l’évaluation quel que soit faudra-t-il en conclure que cette fonction n’est point interpolable ? qu’elle est essentiellement discontinue, je ne saurai le penser. Il est d’abord très-probable qu’au temps de Viète on aurait été fort tenté de porter le même jugement de la fonction et qu’on en aurait dit autant de la fonction désignée par par M. Kramp, avant que Vandermonde s’en fût occupé. D’ailleurs, dire qu’une fonction évaluable dans une infinité de circonstances ne l’est point néanmoins dans toutes, ne reviendrait-il pas à dire que, par une infinité de points donnés sur un plan, et s’y succédant suivant une loi uniforme, il est impossible de concevoir une seule courbe continue, et, loin que cette assertion paraisse soutenable, ne semble-t-il pas, au contraire, que des points donnés, même en nombre infini, peuvent toujours être conçus liés par une infinité de courbes différentes ? et n’en résulte-t-il pas inévitablement que, soit qu’on sache ou qu’on ne sache pas interpoler une fonction, le problème de son interpolation n’en doit pas moins être réputé non seulement possible, mais même tout à fait indéterminé. On ne m’opposera pas ici, je pense, l’exemple des systèmes de lignes remarquées pour la première fois par M. Monge, et qui ne sauraient faire partie d’aucune surface ; car ces lignes se succèdent sans interruption, tandis qu’il s’agit ici de points isolés.

Cette doctrine sur l’interpolation, quelque saine et raisonnable qu’elle paraisse, n’est pourtant point celle que professe M. Wronski. (Introd. à la Philos. des Math. pag. 147) « Lorsque les déterminations particulières d’une fonction inconnue, auxquelles s’appliquent les méthodes d’interpolation, sont de nature que la fonction correspondante n’ait point, par elle-même ; une continuité indéfinie, les méthodes d’interpolation ne peuvent, dit-il, donner des fonctions qui aient une telle continuité. Par exemple, les fonctions que nous avons remarquées ci-dessus, en parlant des rapports algorithmiques, et que nous avons nommées Lameds, ne sauraient, par l’application des méthodes d’interpolation, recevoir une continuité indéfinie ; parce que, comme nous l’avons déjà observé, ces fonctions n’en sont point susceptibles dans leur génération primitive ».

Les fonctions Lameds, dont parle ici M. Wronski, sont de la nature que voici : on pose

et on demande ce que peut signifier lorsque est quelconque ;

La manière la plus directe de répondre à l’assertion de M. Wronski, serait sans doute de lui donner une expression de rentrant au fond dans les cas particuliers que je viens de considérer, et se prêtant à toutes les suppositions qu’on voudrait faire pour  ; et, dans ce cas, je pourrais, en attendant mieux, lui offrir la formule d’interpolation si connue

que je n’oserais peut-être pas présenter à tous les analistes ; mais que M. Wronski doit d’autant moins récuser que, suivant lui, les séries ont, par elles-mêmes, dans le nombre indéfini de leurs termes, une signification déterminée. Mais, laissant cette série de côté, je me bornerai à demander à M. Wronski quelle est la génération primitive des fonctions

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

et si, dans cette génération primitive, elles sont, plus que ses Lameds, susceptibles d’une continuité indéfinie ?[4]

Je suis, certes, loin de supposer à M. Wronski, à qui je soumets de bon cœur ces réflexions, une assez forte dose d’amour-propre pour penser qu’il confonde les bornes de ce qu’il est parvenu à faire jusqu’ici avec celles du possible. Je ne fais même aucun doute que la philosophie qu’il professe, et qu’à mon très-grand regret je connais fort peu, enseigne, comme toutes les autres, qu’on ne saurait trop se défier de ses lumières ; mais je serais bien tenté de croire qu’en cet endroit, comme en plusieurs autres, c’est encore cette même philosophie qui l’aura égaré, en le faisant sans doute raisonner comme il suit : « Le Criticisme fait trouver tout ce qui est trouvable, et tout ce qu’il fait trouver est parfait ; or, ce Criticisme m’a fait découvrir une nouvelle loi de développement des fonctions en séries ; donc cette loi est parfaite ; donc elle est la Loi ABSOLUE ; or, cette même loi n’a aucun empire sur les fonctions Lameds ; donc ces fonctions ne sont point susceptibles de développement ; donc elles sont essentiellement discontinues ; quod erat demonstrandum. » C’est à peu près dans ces termes que Hobbes parle de la synthèse, et Condillac de l’analise !



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  1. Dans le vrai, l’équation de définition a été empruntée de l’arithmétique ; mais il convient ici à mon but de supposer que l’invention de l’arithmétique n’a point précédé celle de l’algèbre.

    On aurait pu admettre, comme équivalente à la précédente, l’équation de définition

    ou

    de laquelle on aurait ensuite déduit l’autre, à peu près comme Euler démontre la formule du binôme, pour l’exposant fractionnaire, à l’aide de l’équation

  2. On pourrait admettre, comme définition équivalente à celle-là, l’équation
    ou

    et en déduire ensuite l’autre, comme il a été indiqué dans la note précédente.

  3. Voyez les Recueils de l’Académie du Gard, pour 1811, tom. I, pag. 263, mémoire de M. Tédenat sur l’Analise indéterminée.
  4. En représentant les Lameds par on a évidemment c’est-à-dire,

    équation qui ne saurait être absurde, puisqu’elle ne contiens que deux variables seulement ; et qui doit être d’ailleurs assujettie à la loi de continuité.