Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 04/Philosophie mathématique, article 2

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Réflexions sur le même sujet ;
Par M. Gergonne.
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On ne saurait disconvenir que la théorie qui vient d’être développée ne soit très-exacte, très-simple et très-lumineuse, et peut-être de beaucoup préférable à tout ce qui a été dit jusqu’ici sur le même sujet ; du moins tant qu’on voudra demeurer attaché aux idées qui sont aujourd’hui généralement en vogue sur la nature des quantités négatives. Mais ces idées qui, en toute rigueur, peuvent être admises, ont-elles réellement, sur celles auxquelles on les a substituées, toute la supériorité qu’on leur attribue ? Ces dernières étaient-elles tellement défectueuses qu’il y ait eu une absolue nécessité à les écarter ? Et, en les rejetant, n’a-t-on pas fait rétrograder l’algèbre jusqu’au point où elle était dans son enfance, N’a-t-on pas ajouté à la théorie du calcul une inutile complication ? N’a-t-on pas ouvert une source féconde d’embarras pour le calculateur ? Telles sont les questions que, depuis longtemps, j’ai le dessein de discuter, dans ce recueil, avec tout le soin et toute l’étendue que mérite leur importance. Le défaut de loisir m’en a constamment détourné jusqu’ici ; mais, puisqu’enfin l’occasion vient s’en offrir, je veux du moins, au défaut d’une discussion en forme, hasarder quelques réflexions sur ce sujet, espérant que le lecteur voudra bien suppléer à ce que les bornes étroites que je suis contraint de me prescrire, pourront me forcer d’omettre.

Les adversaires de l’ancienne théorie des quantités négatives, je veux dire de la théorie adoptée par Newton, Euler, d’Alembert, etc., conviennent eux-mêmes que cette théorie est extrêmement commode ; et, s’ils la rejettent, c’est uniquement parce que, suivant eux, il en nait plusieurs difficultés assez graves ; mais il me parait qu’avant de lui substituer une théorie nouvelle, il eût au moins fallu examiner, avec soin, si ces difficultés étaient réellement de nature à ne pouvoir être surmontées, et si on ne courrait pas le risque de ne faire que les remplacer par des inconvéniens beaucoup plus graves encore. Il me paraît qu’en présentant la doctrine des quantités négatives de la manière que je vais expliquer, tous les nuages élevés contre elle peuvent être facilement dissipés.

Il n’est pas besoin d’un grand effort d’attention pour apercevoir qu’indépendamment de leur valeur absolue, on a sans cesse à considérer, dans les quantités leur mode d’existence, c’est-à-dire, l’opposition qui peut se trouver entre celles qui sont de même nature. Cette opposition est un fait évident, préexistant à tout système, à toute convention, et généralement aperçu par tout le monde. Ainsi, par exemple, chacun conçoit clairement que 12 francs de dettes ne sont point la même chose que 12 francs de biens ; qu’un effort de 12 livres, qu’il faut faire pour empêcher un ballon de s’élever, n’est point la même chose que l’effort de 12 livres qu’il faut faire pour empêcher une pierre de descendre ; que l’intervalle de 12 années, qui sépare l’époque actuelle d’un événement passé, n’est point la même chose que l’intervalle de 12 années qui sépare la même époque d’un événement à venir, etc.

La science des grandeurs ne remplirait donc qu’une partie de son but ou, pour mieux dire, elle deviendrait une source continuelle d’erreurs et de méprises, si, se bornant à considérer les quantités sous le rapport unique de leur valeur absolue, elle négligeait d’avoir égard à l’opposition qui peut souvent exister entre elles. Il faut donc que cette science fournisse des symboles, non seulement pour représenter les valeurs absolues, mais encore pour différencier entre eux les divers modes d’existence qu’une même sorte de grandeur peut offrir.

Pour remplir ce but important, il suffit uniquement d’une convention et de deux signes : c’est-à-dire, que, lorsque plusieurs quantités de même nature entreront simultanément dans une même question, et présenteront, les unes à l’égard des autres, l’opposition dont il est question ici, on affectera de l’un quelconque de ces deux signes toutes celles d’entre elles qui offriront le même mode d’existence, tandis que l’autre signe affectera celles qui présenteront un mode d’existence inverse de celui-là.

Concevons que l’on applique à cet usage les deux signes et  ; comme on les appelle respectivement signe positif et signe négatif, une quantité sera dite positive ou négative, suivant qu’elle se trouvera être affectée de l’un ou de l’autre de ces deux signes. Ces dénominations peuvent être mal choisies ; mais elles ont cela de commun avec beaucoup d’autres ; et l’inconvénient n’est point très-grave, lorsque le sens qu’on se propose d’attacher aux mots est nettement déterminé. L’essentiel est de bien se rappeler que, toutes les fois que, dans une même question, on a à considérer des quantités dont le mode d’existence est opposé, il est nécessaire d’affecter de signes contraires les symboles qui en représentent les valeurs absolues ; mais que ce n’est que par une convention tout à fait arbitraire, que les unes sont positives, de préférence aux autres ; et cela à tel point que, dans tout état d’une question, on peut changer la convention d’abord établie, soit pour tous les élémens dont cette question se compose, soit seulement pour ceux d’entre eux qui sont d’une même espèce quelconque.

On voit qu’ici je considère les signes et comme originairement institués, non pas pour indiquer l’addition et la soustraction, mais uniquement pour différencier entre elles les quantités dites positives et négatives. Il n’est pas difficile de faire voir ensuite que cet autre usage de ces deux signes est une conséquence toute naturelle du premier. Je sais bien que je m’écarte ici de la marche des inventeurs ; mais c’est que je pense qu’on doit toujours le faire quand on y trouve quelque avantage.

On me demandera peut-être une définition, proprement dite, de ce que j’appelle ici modes d’existence opposés ? je répondrai à cette question, lorsqu’on m’aura donné de bonnes définitions de l’espace, du temps, des substances, des modes, de l’angle, et notamment de ce qu’on appelle aujourd’hui quantités directes et inverses. Cette opposition est manifeste pour qui veut prendre la peine de l’observer ; elle se fait même remarquer dans les êtres purement intellectuels, commue dans les êtres sensibles ; et qu’importe, après tout, qu’elle soit définie, pourvu qu’elle puisse être nettement saisie par les esprits même les moins attentifs.

Voici, au surplus, un caractère propre à la reconnaître ; c’est que deux quantités entre lesquelles elle existe, s’anéantissent par leur réunion lorsqu’elles ont d’ailleurs la même valeur absolue. Ainsi, par exemple, parce que des poids égaux, placés dans les deux bassins d’une balance, se font équilibre, il y a opposition d’existence entre les mouvemens que ces poids tendent à faire naître dans le fléau[1].

Plus généralement, si l’on fait un tout de deux quantités de même nature, mais de signes contraires, l’effet de celle qui aura la moindre valeur absolue sera de détruire dans l’autre une portion égale a elle-même ; en sorte qu’il s’en formera un résultat unique ; égal à la différence de leurs valeurs absolues, et affecté du signe de la plus grande.

D’après les idées que je viens de développer, lorsque l’expression se présente à moi, je n’y vois nullement une soustraction impossible à effectuer, et je n’y vois pas d’avantage une forme algébrique inintelligible par elle-même. Cette expression m’annonce simplement qu’il a été fait, sur les quantités de la nature de une convention formelle ou tacite, en vertu de laquelle on a différencié, par les signes, celles dont le mode d’existence était opposé, et que appartient à la classe de celles qu’on est arbitrairement convenu d’affecter du signe C’est ainsi que les quantités négatives isolées reçoivent, dès l’origine, une interprétation simple et naturelle.

À cette manière d’envisager les choses, répondront des locutions qu’il faudra bien se garder d’employer dans le langage vulgaire ; mais qui pourront être utilement introduites dans la langue de la science ; ainsi, par exemple, on dira d’un événement qu’il arrivera dans ans ; pour dire qu’il est arrivé il y a ans ; ou, au contraire, qu’il est arrivé il y a ans, pour dire qu’il arrivera dans ans ; et ces locutions n’auront rien de plus étrange que celles, généralement admises, qui consistent à dire qu’on répète un nombre de fois, pour dire qu’on le divise par  ; et qu’on partage un nombre en de parties égales, pour dire qu’on le multiplie par

On me demandera maintenant si je considère les quantités négatives isolées comme plus grandes ou comme moindres que zéro ? Avant de répondre à cette question, je distinguerai d’abord deux sortes de zéros : savoir, le zéro absolu, symbole d’un pur néant, et au-dessous duquel conséquemment rien ne saurait se trouver, et un zéro limite ou point de départ, qui est de pure convention, et auquel se rapportent constamment les quantités considérées comme pouvant être positives et négatives. C’est, par exemple, le zéro du thermomètre ; c’est le plan de niveau duquel on part pour estimer les élévations et les abaissemens ; c’est l’époque de laquelle partent les chronologistes pour fixer la date des événemens, soit antérieurs soit postérieurs ; et c’est encore l’origine des coordonnées dans la géométrie analitique. Présentement, lorsqu’on me demandera si une quantité peut être moindre que zéro, je répondrai simplement qu’une quantité, considérée absolument, ne pouvant être ni positive ni négative, ne saurait jamais être moindre que le zéro absolu ; mais que, dès lors qu’on a égard au signe de cette quantité, on annonce par là même qu’il existe, pour les quantités de même nature qu’elle, un zéro limite ; et qu’ainsi, si elle est négative, zéro doit se trouver entre elle et les quantités positives.

Si, pour fixer les idées, on imagine toutes les quantités possibles, d’une même nature quelconque, disposées par ordre de grandeur et de haut en bas, depuis l’infini positif jusqu’à l’infini négatif, sur une même ligne verticale, ainsi qu’il arrive pour la graduation du thermomètre ; on pourra fort bien dire alors que, de même qu’une quantité positive plus petite est au-dessous d’une autre quantité positive plus grande, une quantité négative plus grande est, au contraire, au-dessous d’une quantité négative plus petite, et, à plus forte raison, au-dessous de zéro et des quantités positives. Mais il faut bien remarquer que ce n’est ici qu’une pure fiction de l’esprit, et qu’aux idées de dessus et de dessous on pourrait, tout aussi bien, substituer celles de droite et de gauche, ou encore celles de devant et de derrière.

La question des quantités au-dessous de zéro correspond exactement à celle des quantités au-dessous de l’unité ; car, de même qu’il y a deux sortes de zéros, il y a aussi deux sortes d’unités ; savoir, une unité absolue, au-dessous de laquelle rien d’existant ne saurait se trouver, puisque, pour exister, il faut au moins être un, et une unité conventionnelle, qui admet indistinctement des quantités au-dessus et au-dessous d’elle. De même donc que l’on dit que est au-dessous de cette dernière unité, et que est au-dessous de pourquoi craindrait-on de dire, dans un sens analogue, que est au-dessous de zéro, et que est inférieur à  ? En général, si est une simple forme algébrique ou une soustraction impossible à effectuer, pourquoi ne serait-il pas aussi une autre forme algébrique ou une division impossible à effectuer ? il est aisé de voir en particulier que tous les raisonnemens que M. Cach vient d’appliquer au calcul des quantités et pourraient être également appliqués aux quantités et  ; et, puisqu’on ne juge point ces raisonnemens nécessaires, pour établir les règles du calcul de celle-ci, pourquoi les jugerait-on tels à l’égard du calcul des autres ?

En résumé, je ne vois point pourquoi les géomètres, adoptant un système tout pareil à celui de la double doctrine des anciens philosophes, aujourd’hui tant et si justement décrié, professeraient extérieurement des principes différens de ceux qui les dirigent eux-mêmes dans leurs recherches ; principes qu’ils ne pourraient abandonner, dans la pratique, sans le plus grand embarras, et dont l’extrême lucidité est d’ailleurs de nature à frapper tous les esprits, N’entendent-ils pas répéter tous les jours autour d’eux que tel homme a moins que rien, et cette locution triviale, si fréquemment employée, ne leur annonce-t-elle pas que le vulgaire lui-même semble appeler des notions que l’on se figure être inaccessibles pour lui ?

Tout ce qui précède ne concerne encore que les quantités concrètes ; mais que dirons-nous présentement des nombres abstraits ? Pourront-ils aussi offrir, les uns par rapport aux autres, quelque opposition dans leur manière d’exister ? en quoi cette opposition consistera-t-elle, et à quels caractères pourra-t-on la reconnaître ? Je n’ignore pas que des géomètres dont je respecte les lumières ont établi, en principe, que tout nombre abstrait est essentiellement positif ; mais, à ce compte, je ne vois plus, dans les puissances des nombres négatifs, que des êtres de raison ; car enfin, dans toute multiplication, encore faut-il bien que l’un des facteurs au moins soit abstrait ; d’ailleurs, ces mots nombre abstrait, ne sont au fond que des mots, et peuvent, comme tels, être employés à signifier tout ce qu’on voudra.

Écartons-nous, toutefois, le moins que nous le pourrons, des notions communes, et voyons quels sont les cas où ce qu’on appelle vulgairement nombres abstraits, se présente à nous. J’en remarque deux principaux : le premier a lieu lorsque nous cherchons à assigner le rapport entre deux quantités de même nature, et on peut dire, dans ce sens, que le nombre abstrait exprime combien de fois une quantité donnée doit être répétée pour former, une autre quantité, aussi donnée, de même nature qu’elle.

Le second cas a lieu lorsqu’il s’agit d’assigner les rangs entre une suite de grandeurs dérivées les unes des autres, suivant une loi quelconque : on peut donc dire, sous ce nouveau point de vue, que le nombre abstrait exprime le rang qu’occupe un objet parmi plusieurs autres.

Ces notions ainsi admises, et elles le sont universellement ; si l’on nous demande, par exemple, quel est le rapport entre 12 francs de biens et 4 francs de biens, nous répondrons, sans hésiter, que c’est le nombre abstrait 3, et nous ferons exactement la même réponse, si l’on nous demande quel est le rapport entre 12 francs de dettes et 4 francs de dettes ; puisqu’il faut répéter 3 fois, soit 4 francs de biens pour faire 12 francs de biens, soit 4 francs de dettes pour faire 12 francs de dettes.

Que si l’on nous demande ensuite quel est le rapport, soit entre 12 francs de biens et 4 francs de dettes, soit entre 12 francs de dettes et 4 francs de biens, nous pourrons nous trouver dabord embarrassés, et même la question pourra, d’une première vue, nous sembler absurde ; attendu que des biens répétés font toujours des biens, et que des dettes répétées font toujours des dettes : cependant, en y réfléchissant mieux, nous ne tarderons pas à apercevoir qu’il existe un moyen de faire, soit 12 francs de biens avec 4 francs de dettes, soit 12 francs de dettes avec 4 francs de biens ; et que ce moyen consiste à répéter d’abord 3 fois les 4 francs, soit de biens soit de dettes, et à changer ensuite le mode d’existence du résultat obtenu.

Or, très-certainement, rien n’empêche d’indiquer, tout d’un coup, cette double opération, en faisant précéder du signe le nombre abstrait 3, pourvu qu’on écrive ou qu’on sous-entende le signe devant le même nombre abstrait, lorsqu’il répondra au premier des deux cas que nous venons de considérer. On dira, en conséquence, que prendre une quantité fois, c’est la répéter fois, en lui conservant son mode d’existence ou son signe ; et que, prendre une quantité fois, c’est la répéter fois, en changeant son mode d’existence ou son signe : il y aura donc, dans ce sens, des nombres abstraits négatifs aussi bien que des nombres abstraits positifs ; et l’on pourra établir, en principe, que le nombre abstrait qui exprime le rapport entre deux quantités de même nature, est positif ou négatif, suivant que ces deux quantités ont le même mode d’existence ou un mode d’existence opposé, c’est-à-dire, en d’autres termes, suivant que ces deux quantités ont le même signe ou des signes contraires. Ainsi se trouveront expliquées, par une convention toute simple et toute naturelle, les règles des signes pour la multiplication et pour la division.

Quant à la seconde sorte de nombre abstrait ; concevons qu’après avoir écrit une série dont on connaît la loi, on ait numéroté ses termes, de gauche à droite, Rien n’empêchera, à l’aide de la loi connue de cette série, de la prolonger vers la gauche, tout aussi bien que vers la droite ; et, d’après les idées développées ci-dessus, on sera tout naturellement conduit a numéroter successivement les termes nouveaux, introduits sur la gauche, auquel cas il deviendra nécessaire d’écrire ou de sous-entendre le signe devant les indices des termes déjà numérotés

On aura donc encore ici des nombres abstraits positifs et des nombres abstraits négatifs ; et les différens signes dont ils se trouveront affecté, annonceront qu’ils indiquent les rangs de termes situés de part et d’autre de celui qu’on sera arbitrairement convenu de numéroter zéro. On voit par là que ces nombres abstraits doivent être soigneusement distingués de ceux de la première sorte. Ceux-ci sont positifs ou négatifs intrinsèquement, ou du moins en vertu d’une convention générale qui, une fois établie, ne saurait plus être changée ; tandis que les autres ne sont tels que par la situation du zéro, qu’on peut déplacer à chaque question nouvelle que l’on traite, et par la convention libre que l’on a faite sur le sens positif et sur le sens négatif du numérotage. En un mot, les nombres abstraits de cette dernière sorte rentrent absolument dans ce que j’ai déjà fait remarquer des nombres concrets, considérés comme positifs et comme négatifs.

Ce que je dis ici n’est, au surplus, que ce que les géomètres pratiquent tous les jours. En est-il un seul, en effet, qui ignore ce qu’il doit trouver, lorsque, dans le terme général d’une série, il substitue, pour l’indice, un nombre négatif ? En est-il un seul qui hésite sur le rang que doit occuper un terme dont il trouve l’indice négatif ? Que devient donc alors la maxime : tout nombre abstrait est essentiellement positif ? Faut-il donc que la maxime contraire demeure une sorte de mystère, entre les seuls initiés ? Et n’ai-je pas eu raison de dire, tout à l’heure, que les théories modernes avaient entraîné les géomètres, involontairement sans doute, dans le système de la double doctrine.[2]

Les principes que je viens d’exposer sont, à quelques modifications et à quelques développemens près, ceux qui ont été généralement professés jusqu’à ces derniers temps. Une expérience assez longue m’a prouvé que non seulement ils étaient toujours nettement saisis par les commençans, mais qu’en outre ils imprimaient à toutes leurs recherches une marche ferme, exempte de toute méprise et de toute hésitation ; avantages que ne me semblent pas réunir, au même degré, toutes les diverses autres théories.

Il me resterait présentement à répondre aux objections, tant et si souvent rebattues, qui ont été opposées à ces mêmes principes ; mais, dans la nécessité d’abréger, je m’arrêterai seulement au petit nombre de celles d’entre elles qui m’ont paru les plus spécieuses,

1.o On demande pourquoi le produit de deux quantités de signes contraires a le privilège d’être négatif plutôt que positif, et s’il ne devrait pas être l’un et l’autre ; puisqu’en changeant d’hypothèse, sur les quantités multipliées, devient et devrait alors donner un produit de signe contraire ? On demande, en se fondant sur les mêmes motifs, pourquoi, si on n’a pas, en changeant d’hypothèse  ?

La réponse à toutes les difficultés de ce genre est simple et facile. Dans toute multiplication, l’un des facteurs est essentiellement un nombre abstrait de la première sorte, et le produit est de la nature de l’autre facteur. Si donc on change d’hypothèse sur les quantités négatives, cela entraînera uniquement le changement des signes du multiplicande et du produit ; or, c’est là une condition à laquelle satisfont en effet les règles connues.[3]

Cette difficulté est, au surplus, du genre de celle que se propose Lacaille, dans les premières éditions de ses élémens, lorsqu’il se demande pourquoi 12 deniers, multipliés par 12 deniers, ne donnent pas la même chose que 1 sou multiplié par 1 sou ? Et la réponse à cette dernière est tout à fait analogue à celle que je viens de faire à la première. On peut bien changer d’hypothèse, relativement à la grandeur de l’unité de mesure du multiplicande, et cela entraînera nécessairement un pareil changement dans l’unité de mesure du produit ; mais le nombre des unités du multiplicateur étant un nombre abstrait, est indépendant de toute hypothèse, et ne saurait conséquemment être modifié dans aucun cas,

2.o On demande aussi pourquoi, si les quantités ne sont positives et négatives que par convention, est imaginaire, tandis que est réelle ? Cette difficulté rentre dans la précédente. est imaginaire, parce que , ne pouvant provenir que de la multiplication de par ou de par n’est point un quarré. Au contraire, est réelle, parce que, soit qu’on suppose ou , cette quantité est toujours un quarré.

3.o Tout le monde admet, comme vraie, la proportion  ; or, dit-on, si les quantités négatives sont moindres que les quantités positives, il s’ensuivra cette conséquence absurde que, dans une telle proportion, tandis que le premier conséquent sera surpassé par son antécédent, le second conséquent, au contraire, surpassera son antécédent.

Je répondrai à cette difficulté en observant qu’en principe on ne doit jamais chercher dans un objet que des propriétés qui résultent inévitablement de son essence, c’est-à-dire, de sa définition. Or, l’essence d’une proportion géométrique est uniquement que le quotient des deux premiers termes soit égal au quotient des deux derniers ; et c’est parce qu’ils satisfont à cette condition primordiale que les quatre termes que l’on vient de citer sont reconnus pour être ceux d’une telle proportion. Il arrive bien quelquefois, en effet, que, le second terme étant moindre que le premier, le quatrième, est aussi moindre que le troisième, mais cette propriété, essentielle aux proportions arithmétiques, n’est, qu’accidentelle à l’égard des autres, et ne s’y fait remarquer que lorsque tous leurs termes ont le même signe.

Nous venons de rencontrer une proportion géométrique dans laquelle le premier terme surpassant le second de deux unités, le troisième terme est au contraire surpassé de deux unités par le quatrième. Voici, à l’inverse, une proportion arithmétique dans laquelle le premier terme contenant deux fois le second, le troisième est au contraire contenu deux fois dans le quatrième : c’est la proportion 2.1:-1.-2 ; et cette proportion est exacte, parce qu’elle satisfait à la condition de définition, et que toute autre propriété, si elle n’est pas essentiellement renfermée dans celle-là, ne saurait lui être qu’accidentelle.

4.o On cite enfin, dans les problèmes de géométrie, des valeurs d’inconnues qui, bien qu’affectées de signes contraires, doivent néanmoins être portées du même côté. C’est, dit-on, ce qui arrive, en particulier, dans le problème où il est question de mener à un cercle, par un point extérieur, une sécante telle que la corde interceptée soit d’une longueur donnée. Mais, on a négligé d’observer qu’en résolvant le problème par rapport au cercle donné, on le résout aussi pour un autre cercle, symétriquement situé avec lui par rapport au point donné, et que c’est à ce dernier qu’appartient la solution négative.

Je crois devoir, à cette occasion, relever une fausse interprétation que l’on rencontre dans l’algèbre de Bezout. L’auteur suppose que 175 francs, devant être distribués, par égales portions, entre un certain nombre de personnes, l’absence de deux d’entre elles augmente de 10 francs la part de chacune des autres. En prenant pour inconnue le nombre des personnes qui devaient d’abord entrer en part, il trouve pour l’une des solutions du problème, et il dit que cette solution répond au cas où, au contraire, deux nouveaux survenans auraient diminué de 10 francs la part de chacun.

Mais cette interprétation ne me paraît point exacte. Ce ne sont point, en effet, ni les 10 francs ni le nombre des personnes absentes qui sont devenus négatifs, et jamais les données ne sauraient éprouver une semblable métamorphose ; c’est uniquement le nombre total des personnes qui a subi ce changement. Puis donc que, s dans le premier cas, il était question de personnes recevant, il devra être question ici de personnes donnant ; c’est-à-dire, que le nombre pris en répondra à la question où, des personnes devant se cotiser pour faire un fonds de 175 francs, l’absence de deux d’entre elles aurait augmenté de 10 francs la portion à fournir par chacune d’elles.

Il est, possible, au surplus, que cette inexactitude, ainsi que plusieurs autres, ait déjà été relevée, par quelqu’un des nombreux éditeurs et commentateurs du Cours de Bezout ; ouvrage excellent sans doute, pour l’époque où il a paru, mais qu’il serait peut-être temps enfin de laisser reposer en paix, à côté de la Caille et de tous ceux du même temps.

Avant de terminer, je dois dire quelque chose des difficultés que présente fréquemment aux commençans l’ambiguïté des signes des radicaux pairs. Quelques auteurs, au lieu da mettre ces difficultés bien en évidence, et d’enseigner à les surmonter, semblent au contraire avoir apporté tous leurs soins à les éluder ; c’est-à-dire, qu’ils se sont appliqués à disposer leurs calculs de telle sorte qu’en extrayant les racines sans aucun égard au double signe, on tombe précisément sur le résultat qui convient au problème.

Mais on ne doit jamais perdre de vue que toute racine paire porte inévitablement le double signe sans qu’on puisse dire, dans aucun cas, ni sous aucun rapport, que l’un de ces signes lui soit plus naturel que l’autre. À la vérité, il arrive fréquemment que, par la nature individuelle de la question dont on s’occupe, l’un de ces signes doit être rejeté ; mais, c’est tout aussi souvent le signe que le signe  ; et c’est précisément de là que naît l’embarras. Le moyen le plus simple et le plus uniforme de le dissiper me paraît être de traiter le double signe comme l’on traite les constantes arbitraires, dans le calcul intégral ; c’est-à-dire, d’en lever l’ambiguïté par quelques suppositions particulières qui ne fassent pas évanouir les termes radicaux, et pour lesquelles on sache bien, à l’avance, quel résultat on doit obtenir.

J’ai essayé, dans cette dissertation, de ramener la théorie des quantités négatives à des notions qui me semblent plus claires, et sur-tout incomparablement plus commodes pour le calculateur, que celles qu’on leur a substituées depuis quelques années, et j’ai montré, par divers exemples, que les difficultés opposées à ces mêmes notions ne sont pas aussi sérieuses qu’on pourrait l’imaginer. Si j’ai pu paraître avoir quelquefois en vue l’introduction de la Géométrie de position, c’est uniquement parce que je ne connais aucun autre écrit où l’ancienne théorie soit attaquée et la nouvelle défendue d’une manière aussi complète et aussi supérieure. Je prie donc mes lecteurs de croire que je n’en suis pas moins pour cela pénétré de la plus haute estime pour la personne et pour les productions de l’illustre auteur de cet ouvrage ; mais je pense que la Géométrie de position ne perdrait absolument rien de ses avantages réels, et qu’elle gagnerait peut-être même, du côté de la clarté et de la brièveté, si elle était ramenée aux notions que je viens de chercher à établir, ou plutôt à rappeler de l’oubli.

  1. C’est à cela que revient cette expression populaire, il lui manque quatre liards pour avoir un sou, employée dans quelques provinces, pour dire qu’un homme n’a absolument rien.
  2. L’inconvénient n’est point encore très-grave à présent, parce que les deux doctrines sont généralement connues, et que l’une d’elles n’est que de pur apparat ; mais, si celle-ci venait enfin à être seule enseignée, nous pourrions fort bien en revenir, dans quelque temps, aux racines vraies et aux racines fausses des contemporains de Descartes.
  3. On pourrait m’objecter que le multiplicande, comme le multiplicateur, peut souvent aussi être abstrait et cela est vrai ; mais ces deux nombres abstraits n’en seront pas moins de nature différente. Le multiplicande, comme le produit, est un nombre de choses ; le multiplicateur seul est un nombre de fois.