Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 04/Algèbre élémentaire, article 5

Texte établi par Joseph Diez Gergonne (4p. 297-304).

ALGÈBRE ÉLÉMENTAIRE.

Démonstration générale et rigoureuse des procédés
connus, pour la division et l’extraction des racines
des polynômes ;
Par M. Gergonne.
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Dans tous les traités d’algèbre, on se contente, pour établir les règles de la division et de l’extraction des racines des polynômes, d’exécuter ces opérations sur un petit nombre d’exemples, et de conclure ensuite, par induction, du particulier au général. Cette manière de procéder convient peut-être pour des commençans qu’on pourrait craindre de rebuter par des raisonnemens trop généraux et trop abstraits ; mais elle ne saurait dispenser, ce me semble, de revenir ensuite, de nouveau, sur le même sujet, pour le traiter d’une manière plus large et plus rigoureuse, dès que ceux qu’on enseigne ont acquis un peu d’habitude des méthodes algébriques. Voici de quelle manière je conçois que la division et l’extraction des racines des polynômes doivent alors leur être présentées.

Dans tout ce qui va suivre, je supposerai constamment que tous les polynômes que je considérerai sont ordonnés par rapport à une même lettre, et je désignerai leurs termes par le rang qu’ils occuperont en allant du plus élevé à celui qui l’est le moins ; je supposerai d’ailleurs les polynômes complets, ce qui est toujours permis.

§. I.
Division des polynômes.

LEMME I. Le produit du premier terme d’un polynôme par le premier terme d’un autre polynôme est, sans réductions ni modifications quelconques, le premier terme du produit de ces deux polynômes.

Démonstration. Il est évident en effet que tout autre produit de deux termes, pris, comme on le voudra, dans les deux polynômes, étant moins élevé que celui-là, ne pourra ni passer avant lui ni se réduire avec lui.

Remarque. On prouverait, de la même manière, que le produit des derniers termes des deux polynômes est, sans réductions ni modifications quelconques, le dernier terme du produit de ces polynômes. Quant aux termes intermédiaires de ce même produit, ils sont, généralement, des résultats de réductions opérées entre des monômes semblables.

LEMME II. Si du produit de deux polynômes on retranche le produit du premier par les premiers termes du second, le premier terme du reste sera, sans réductions ou modifications quelconques, le produit du premier terme du premier polynôme par le terme du second.

Démonstration. Soient les deux polynômes

il s’agit de prouver que le premier terme de

est

Or, cela est évident, puisque cette différence est la même chose que

dont le premier terme est, en effet, (Lemme I),

Remarque. On prouverait, de la même manière, que, si du produit de deux polynômes on retranche le produit du premier par les derniers termes du second, le dernier terme du reste sera, sans réductions ou modifications quelconques, le produit du dernier terme du premier polynôme par le terme qui, dans le second, occupe le rang, à partir du dernier.

PROBLÈME. Déterminer le quotient de la division de deux polynômes ?

Solution. En divisant le premier terme du dividende par le premier terme du diviseur, on obtient (Lemme I) le premier terme du quotient. D’un autre côté, les premiers termes du quotient étant trouvés, si, après avoir multiplié le diviseur par l’ensemble de ces termes, et retranché le produit du dividende, on divise le premier terme du reste par le premier terme du diviseur, on obtiendra pour résultat (Lemme II) le terme du quotient. Ainsi on a, à la fois, par ce qui précède, 1.o le moyen d’obtenir le premier terme du quotient ; 2.o le moyen d’obtenir un terme quelconque de ce quotient, lorsque tous ceux qui doivent le précéder sont déjà obtenus ; ce qui renferme implicitement la solution complète du problème, et conduit immédiatement aux méthodes connues.

Remarque I. D’après les deux remarques précédentes, on voit qu’on a aussi 1.o le moyen d’obtenir le dernier terme du quotient ; 2.o le moyen d’obtenir un terme quelconque de ce quotient, lorsque tous ceux qui doivent le suivre sont déjà obtenus ; ce qui peut fournir une seconde solution du problème[1].

Remarque II. Lorsque le quotient ne doit avoir que deux termes, on les obtient immédiatement, en divisant les termes extrêmes du dividende par les termes extrêmes du diviseur ; respectivement ; sauf ensuite à s’assurer, par la multiplication, si le quotient obtenu est exact.

§. II.
Extraction des racines des polynômes.

LEMME I. Le premier terme de la puissance d’un polynôme est, sans réductions ni modifications quelconques, la puissance du premier terme de ce polynôme.

Démonstration. Il est aisé de voir (§. I. Lemme I) que le premier terme du produit de polynôme est, sans réductions ni modifications quelconques, le produit des premiers termes de ces polynômes. Or, si les polynômes sont tous égaux, leur produit devient la puissance de l’un d’eux, et le premier terme de ce produit devient, en même temps, la puissance du premier terme du polynôme, ce qui démontre la proposition annoncée.

Remarque. On prouverait, de la même manière, que le dernier terme de la puissance du polynôme est, sans réductions ni modifications quelconques, la puissance du dernier terme de ce polynôme.

LEMME II. Si de la puissance d’un polynôme on retranche la puissance de l’ensemble de ses premiers termes ; le premier terme du reste sera, sans réductions ou modifications quelconques, fois la puissance du premier terme du polynôme, multiplié par son terme.

Démonstration. Soit

le polynôme dont il s’agit ; il faut prouver que le premier terme du développement de

est

Or, en traitant la première partie comme un binôme, développant par la formule de Ne\thetaon, et réduisant, il vient

sur quoi on doit remarquer qu’à cause du premier terme qui manque la plus petite valeur de doit être l’unité.

Considérons présentement à part le terme général

et cherchons quel est le terme le plus élevé de son développement. D’abord (§. II. Lemme I) le terme le plus élevé du développement de

est

le terme le plus élevé du développement de

est

donc (§. I. Lemme I) le terme le plus élevé du développement du terme général sera

ou

On aura donc le premier terme de la fonction en donnant ici à une valeur qui rende l’exposant de le plus grand possible, c’est-à-dire, en donnant à la plus petite valeur qu’elle puisse avoir, c’est-à-dire, en posant ce qui donne

comme nous l’avions annoncé.

Remarque. On prouverait de la même manière que, si de la puissance d’un polynôme on retranche la puissance de l’ensemble de ses derniers termes, le dernier terme du reste sera, sans réductions ou modifications quelconques, fois la puissance du dernier terme du polynôme, multipliée par le terme qui, dans ce polynôme, occupe le rang, à partir du dernier.

PROBLÈME. Déterminer la racine d’un polynôme ?

Solution. En extrayant la racine du premier terme du polynôme proposé, on obtiendra (§. II. Lemme I) le premier terme de la racine cherchée. D’un autre côté, les premiers termes de cette racine étant trouvés, si, après avoir retranché la puissance de l’ensemble de ces termes du polynôme proposé, on divise le premier terme du reste par fois la puissance du premier terme de cette racine, on obtiendra pour résultat (§. II. Lemme II) le terme de cette même racine. Ainsi on a, à la fois, par ce qui précède, 1.o le moyen d’obtenir le premier terme de la racine ; 2.o le moyen d’obtenir un terme quelconque de cette racine ; lorsque tous ceux qui doivent le précéder sont déjà obtenus : ce qui renferme implicitement la solution complète du problème, et conduit immédiatement aux méthodes connues.

Remarque I. D’après les deux remarques précédentes, on voit qu’on a aussi 1.o le moyen d’obtenir le dernier terme de la racine ; 2.o le moyen d’obtenir un terme quelconque de cette racine, lorsque tous ceux qui doivent le suivre sont déjà obtenus ; ce qui peut fournir une seconde solution du problème.

Remarque II. Lorsque la racine ne doit pas avoir plus de quatre termes, on peut l’obtenir assez simplement par le procédé que voici, et qui n’exige que des opérations sur des monômes : en extrayant les racines des deux termes extrêmes du polynôme proposé, on obtient les deux termes extrêmes de la racine ; divisant ensuite le second et l’avant-dernier terme de ce polynôme, respectivement, par fois la puissance du premier et du dernier terme de la racine, on obtiendra pour quotiens le second et l’avant-dernier terme de cette racine ; il ne sera donc plus question alors que de vérifier si la racine obtenue est exacte.

Observation générale. On voit, par tout ce qui précède, que, dans la division et l’extraction des racines des polynômes, ce n’est que pour plus de commodité qu’on ordonne ces polynômes ; mais on voit en même temps qu’il est essentiel d’opérer, dans tous les cas, de la même manière qu’on le ferait, si les polynômes étaient ordonnés.

  1. C’est à peu près sur les mêmes principes qu’est fondé le procédé que l’on prescrit dans les traités d’arithmétique pour la division numérique ; mais ces principes se trouvent alors modifiés par des circonstances qui en rendent l’application incomparablement plus difficile.

    Comme c’est principalement la nécessité d’exécuter la division numérique, en procédant de gauche à droite, que les commençans ont peine à bien sentir, je crois devoir, en leur faveur, placer ici les considérations suivantes.

    I. Lorsqu’on multiplie un nombre de plusieurs chiffres par un nombre d’un seul chiffre, chaque produit partiel, avant d’être écrit, subit, en général, deux sortes de modifications, savoir, 1.° une augmentation de quelques unités, provenant des dixaines enlevées au produit précédent ; 2.° une diminution de toutes ses dixaines, qui doivent être ajoutées comme unités au produit suivant. Les deux produits extrêmes seuls ne subissent, avant d’être écrits, que l’une de ces modifications, savoir, le plus à droite une simple soustraction de dixaines, et le plus à gauche une simple addition d’unités ; d’où l’on voit, en dernière analise que c’est ce dernier qui, de tous, est le moins altéré. Donc, la comparaison de ce produit avec le chiffre le plus à gauche du multiplicande sera le moyen le plus propre à faire retrouver ce multiplicateur s’il est perdu ; et si, au contraire, c’est le multiplicande que l’on cherche, il conviendra de chercher d’abord son chiffre le plus à gauche, en comparant le multiplicateur à la partie gauche du produit.

    II. Pareillement, dans la multiplication de deux facteurs de plusieurs chiffres, chaque produit partiel n’entre dans le produit total qu’après avoir été augmenté à droite par les produits d’ordres inférieurs, et à gauche par les produits d’ordres supérieurs. Les deux produits partiels extrêmes font pourtant exception à cette loi, puisque le plus à droite ne subit aucune altération vers sa droite, et que le plus à gauche n’en subit aucune vers sa gauche ; d’où l’on voit qu’encore, ici, c’est ce dernier produit qui subit la moindre altération, avant de venir se placer dans le produit total. Si donc il s’agit de déterminer le multiplicateur, à l’aide du multiplicande et du produit, ce qu’il y aura de mieux à faire sera de chercher, d’abord le chiffre le plus à gauche de ce multiplicateur, par la comparaison du multiplicande avec la partie gauche du produit.

    Au surplus, ceux qui s’étonnent que la division numérique commence par la gauche devraient bien plutôt s’étonner de voir commencer la soustraction par la droite ; car c’est vraiment là où est l’exception.