Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 03/Variétés, article 1

VARIÉTÉS.

De l’étude et de l’enseignement des sciences mathématiques,
chez les aveugles de naissance ;
Par M. Penjon, professeur de mathématiques au lycée
d’Angers,
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Au rédacteur des Annales,

Monsieur,

Vous avez désiré de moi quelques détails sur la manière dont un aveugle de naissance peut acquérir des connaissances en mathématiques et transmettre ensuite ces connaissances à autrui. Vous avez pensé que ces détails pourraient intéresser vos lecteurs, et que sur-tout ils deviendraient utiles à ceux d’entr’eux qui se trouveraient appelés à diriger l’éducation de jeunes-gens privés, comme moi, d’un organe que l’on regarde, avec raison sans doute, comme l’un des plus propres à nous aider puissamment dans un grand nombre d’études et de recherches.

Rien ne peut m’être plus agréable, et rien en même temps ne m’est plus facile, Monsieur, que de satisfaire, sur ce point, votre curiosité et celle de vos lecteurs. Mais je ne dois pas vous dissimuler que j’ai grand’peur qu’il n’en arrive ici comme en tant d’autres rencontres ; et qu’après avoir trouvé presque incroyable qu’un homme qui n’a jamais eu l’usage de la vue, ait pu apprendre, cultiver et enseigner les sciences exactes, beaucoup de gens ne disent ensuite : n’est-ce que cela ? dès qu’ils sauront que, pour parvenir à son but, l’aveugle de naissance n’a besoin de recourir qu’à des procédés assez naturels, et tels que le simple bon sens pourrait facilement le suggérer à tout homme qui voudrait prendre la peine d’y réfléchir.

Si cette appréhension, quelque fondée qu’elle me paraisse, ne m’a pas semblé un motif suffisant pour me dispenser de satisfaire, Monsieur, à ce que vous m’avez fait l’honneur de demander de moi, je crois du moins pouvoir m’en autoriser pour donner à cette lettre aussi peu d’étendue que la nature du sujet pourra le permettre : sauf ensuite à revenir, une autre fois, sur ce même sujet, si, des éclaircissements ultérieurs sont jugés nécessaires.

Je vais donc exposer, aussi succinctement qu’il me sera possible, la méthode qui me paraît la plus convenable, pour enseigner les mathématiques à un aveugle de naissance, auquel je supposerai d’ailleurs qu’on procure toutes les ressources et facilités que sa situation peut lui rendre utiles. Je dirai, en même temps, quelque chose des moyens que cet aveugle doit ensuite mettre en usage, pour communiquer les connaissances qu’il parvient à acquérir. Je me citerai souvent moi-même en exemple ; car, si l’on en excepte peut-être Saunderson, la plupart des aveugles qui m’ont précédé, se sont peu mis en peine d’instruire le public de leurs procédés.[1]

À l’aide d’un instrument dont il était l’inventeur, Saunderson exécutait toutes les opérations de l’arithmétique, et traçait toutes les figures rectilignes de la géométrie ; mais on ignore comment il s’y prenait pour faire des calculs algébriques, et on ne sait pas davantage comment, à l’aide de cet instrument, il parvenait à enseigner les autres, ni comment ses élèves pouvaient parvenir à le comprendre, sans se livrer préalablement à une étude tout à fait étrangère au but principal qu’ils avaient en vue.

Les moyens qu’employait Saunderson avaient encore un autre inconvénient ; c’est qu’il ne pouvait, par leurs secours, acquérir aucune notion des procédés mis en usage par les voyans : ce qui me parait pourtant si nécessaire que je ne pense pas que l’aveugle puisse autrement enseigner avec quelque succès. Ainsi, il faut qu’il soit instruit de la forme des lettres et autres signes, des cas dans lesquels on emploie les lettres majuscules et minuscules, tant grecques que romaines, de la manière dont on dispose ordinairement les calculs et leurs résultats, soit sur le papier soit sur un tableau, etc. ; tous objets sur les moindres détails desquels il est indispensable qu’il soit bien informé.

M. Haûy, ancien instituteur des aveugles, frappé des inconvéniens que présentaient les méthodes employées avant lui, crut devoir recourir à des caractères mobiles, isolés les uns des autres, sensibles au tact, semblables à ceux qui sont en usage parmi les voyans, et dont l’aveugle pût se servir pour représenter les différens mots de la langue, et exécuter toutes les opérations arithmétiques et algébriques. Chacun de ces caractères est gravé en relief sur l’une des faces d’un parallélipipède rectangle, tandis qu’un autre parallélipipède, aussi rectangle, mais de moindres dimensions, est solidement fixé au milieu de la face opposée du premier. Ce dernier est ce que l’on nomme la queue du caractère ; il est destiné à s’engager dans les intervalles que laissent entre elles des traverses de bois, également espacées, fixées à deux côtés opposés d’un châssis rectangulaire posé horizontalement, et parallèles aux deux autres côtés de ce châssis.

Au moyen de cet instrument, appelé planche, on pourrait, sans difficulté, exécuter toutes sortes d’opérations algébriques, si le nombre des divers caractères dont on fait usage, dans ces opérations, n’était pas trop considérable. Mais souvent on y emploie concurremment les lettres grecques et romaines, tant majuscules que minuscules, sans compter les lettres affectées d’accens ou d’indices ; la case qui contiendrait tous ces divers alphabets devrait donc être très-grande : ce qui exigerait plus de temps pour y choisir les caractères, et rendrait ainsi les calculs fort longs. Il est d’ailleurs presque impossible de représenter, avec des caractères mobiles, toutes les diverses sortes de fonctions algébriques, et cela quelque complète que la case puisse être d’ailleurs. Si l’on avait, par exemple, cette quantité il faudrait que la case contînt trois sortes de caractères, différant uniquement entre eux par la place qu’ils occuperaient sur leurs parallélipipèdes respectifs ; ce qui, en obligeant de donner de grandes dimensions aux parallélipipèdes, exigerait qu’on donnât une largeur proportionnée aux ; traverses entre lesquelles les queues de ces parallélépipèdes doivent être maintenues, et diminuerait conséquemment le nombre de ces traverses, pour une planche de dimensions données.

Gêné par ces obstacles, dès mes premiers pas dans l’étude de l’algèbre, j’ai pris le parti de me créer des notations mieux appropriées aux seules ressources dont il me soit permis de disposer. Ainsi, par exemple, au lieu de j’écris  ; pour j’écris et ainsi du reste. Privé aussi de l’alphabet grec, je renverse les lettres romaines, pour suppléer à celles de cet alphabet ; de manière que, par exemple, pour représenter j’écris ɐ. Les parenthèses sont ordinairement de toutes sortes de grandeurs ; mais, dans la case d’un aveugle, elles sont nécessairement limitées ; il m’a donc fallu créer encore des notations pour les remplacer. Enfin, je suis presque toujours forcé d’inventer de nouveaux symboles, à mesure que les calculs et les formules se prolongent et se compliquent.

Ce n’est guère, au surplus, que dans ce cas que j’ai recours aux caractères mobiles ; car on ne peut se dissimuler que leur usage entraîne toujours quelque longueur et quelque embarras. L’aveugle doit donc avoir une planche ; mais il doit, en même temps, apprendre, peu à peu, à s’en passer, du moins dans les cas les plus ordinaires. Il faut, par exemple, qu’il puisse suivre de tête une opération que l’on fait en sa présence, lors même que cette opération ne donne pas des résultats symétriques. Pour acquérir cette habitude, j’avais soin, dans les commencemens, de répéter, de vive voix, les calculs que j’avais exécutés avec mes lettres mobiles ; je me faisais lire aussi des livres d’algèbre, et j’effectuais les opérations qui s’y trouvaient contenues, sans autre secours que celui d’un voyant, qui les écrivait sur un tableau à son usage. Par cet exercice, fréquemment répété, je parvins, en peu de temps, et sans y employer les caractères mobiles, à faire de tête des calculs très-compliqués, tels que ceux de la Mécanique céleste. J'avais même acquis assez d’habitude en ce genre, pour suivre, avec quelque fruit, les cours publics de MM. Biot et Francœur. Souvent ce dernier me faisait démontrer de vive voix, tandis qu’il écrivait les résultats sur le tableau. En un mot, je subissais, comme les autres élèves, les examens qu’on fait ordinairement dans les lycées ; je concourais avec eux et comme eux ; si ce n’est seulement qu’il me fallait un enfant pour écrire ce dont j’avais besoin.

À l’égard de cet enfant, plusieurs personnes ont pensé qu’il fallait que celui dont l’aveugle emprunte le secours fût non seulement un homme fait, mais encore un homme presque aussi instruit que cet aveugle lui-même. C’est là une véritable erreur ; l’aveugle n’ayant uniquement besoin que de deux yeux et d’une main qu’il puisse mouvoir à son gré. Mais un enfant ne remplira bien l’objet que l’aveugle se propose, qu’autant que celui-ci prendra soin de l’instruire lui-même. C’est pour cela que j’ai toujours pris avec moi des enfans très-jeunes, auxquels, fort souvent, j’ai même été obligé de montrer à lire, et que je dressais ensuite aux petits services que je pouvais attendre d’eux. Je crois qu’en s’aidant de semblables moyens, un aveugle parviendra à étudier, avec quelque facilité et quelques succès, tant l’algèbre que toutes les sciences qui en dépendent.

Si nous passons de l’étude de l’algèbre à celle de la géométrie[2], les difficultés croissent sensiblement. On peut, il est vrai, acquérir l’idée des figures par le tact ; mais ces figures sont tellement multipliées que, s’il fallait les faire toutes toucher à l’aveugle, l’étude de la géométrie deviendrait pour lui très-longue et très-pénible. Il me paraît donc plus convenable de suivre la marche que voici : on fera percer de trous, suivant une direction rectiligne, chacune des traverses de la planche dont j’ai parlé plus haut, de manière que chaque trou puisse, au besoin, recevoir une cheville ; et l’on pourra ainsi, avec un fil, former les diverses espèces d’angles, de triangles, de quadrilatères, et même plusieurs sortes de polygones, tant réguliers qu’irréguliers. L’élève acquerra par là l’idée de ces figures que désormais je nommerai primitives. Il faudra de plus lui faire connaître le cercle, ce qui sera facile, soit en traçant cette figure sur de la terre molle, soit en l’exécutant avec du papier ou du carton. Pour les solides, on les peut construire en bois ; et cette méthode se pratique même fréquemment à l’égard des voyans.

Il importe aussi de faire connaître à l’aveugle de quelle manière les voyans représentent les corps sur un tableau ; car il se les figure toujours tels qu’ils existent réellement, et ne concevra jamais, à moins qu’on ne le lui explique, qu’on puisse représenter un prisme, une pyramide, un cylindre, un cône, etc., sur une surface plane.

Il est encore un point sur lequel je crois très-nécessaire de m’arrêter : c’est que, pour bien faire connaître des corps, par le tact, à une personne affligée de cécité, il ne suffit pas de lui faire simplement porter la main successivement sur chacun d’eux ; car il n’en acquerrait par cette voie que des notions très-imparfaites. Il faut les lui laisser manier à son aise, à diverses reprises, et sans jamais le presser, ni le gêner en aucune manière. Le défaut de cette attention, quelque minutieuse qu’elle puisse paraître d’ailleurs, a sensiblement retardé le progrès de mes études.

Lorsque les figures primitives sont devenues assez familières à l’aveugle pour qu’il puisse les bien concevoir et les définir nettement, il doit s’habituer à démontrer les théorèmes sans toucher à la figure. Il arrivera quelquefois, à la vérité, que la démonstration deviendra tellement compliquée qu’il lui sera presque indispensable, pour pouvoir la suivre, d’en mettre la figure sous ses doigts ; mais cela ne doit arriver que rarement ; et, dans ce cas même, l’aveugle fera bien de répéter ensuite la démonstration sans figure.

Dans la géométrie transcendante, pour faire connaître à l’aveugle la forme des différentes lignes et surfaces courbes, on pourra lui tracer les premières, par le procédé déjà indiqué pour le cercle, et exécuter les dernières avec de la cire ou de l’argile humide ; mais cela néanmoins ne sera le plus souvent nécessaire, ni pour les unes ni pour les autres : le mode de génération d’une ligne ou d’une surface courbe suffisant, dans les cas les plus ordinaires, pour en donner une idée distincte. Il m’arrive même, communément, de deviner la forme qu’affectent les lignes et les surfaces courbes, par la simple connaissance de leurs équations ; du moins lorsque ces équations ne sont pas très-compliquées.

Après les détails dans lesquels je viens d’entrer, on sent que l’étude de la mécanique ne pourra offrir beaucoup de nouvelles difficultés. Il faudra seulement prendre la précaution de faire toucher et manier à l’aveugle les diverses machines dont on se proposera de lui exposer les propriétés. Je me rappelle, à ce sujet, que je ne suis parvenu à bien comprendre la génération de la vis, qu’après avoir touché des vis de différentes espèces et dimensions. À cela près, les diverses branches des mathématiques, tant pures qu’appliquées, ne sauraient, en aucune manière, embarrasser l’aveugle, puisqu’il n’y sera jamais question que de géométrie et de calcul.

Cependant, pour laisser le moins possible à désirer sur ce sujet, je crois devoir ajouter encore, à l’égard de l’optique, que, si l’on fait concevoir à l’aveugle les rayons de la lumière comme des lignes droites ; que, s’il conçoit chaque point d’un corps lumineux ou éclairé comme le point commun de départ d’un système de ces rayons qui, conséquemment, doivent aller en s’écartant les uns des autres, à mesure qu’ils s’éloignent de ce point de départ, la réfraction et la réflexion, les propriétés des verres et miroirs plans, convexes, et concaves, et généralement tous les phénomènes de l’optique, non seulement pourront lui être démontrés, mais pourront même être assez nettement conçus par lui, pour qu’il soit en état d’en transmettre la démonstration à autrui.

Chacun convient et aperçoit facilement qu’il est absolument impossible à un aveugle de naissance de se faire aucune idée juste de la lumière et des couleurs ; mais, comme la couleur des corps dépend non seulement de la nature des rayons de lumière qu’ils réfléchissent, mais encore de la figure ou de la disposition respective des molécules de leur surface, qui les rend propres à réfléchir tels rayons de lumière de préférence à tels autres ; quelques personnes ont pensé que, cette disposition de molécules pouvant devenir sensible au tact, il n’était point hors de vraisemblance qu’elle pût mettre les aveugles en état de distinguer, au toucher, les corps de couleurs différentes. C’est là un point sur lequel je ne voudrais rien décider, d’une manière trop absolue ; mais, ce que je puis du moins affirmer, c’est qu’un, grand nombre d’aveugles que j’ai connus n’ont pu parvenir, plus que moi, à rencontrer la plus légère différence entre les surfaces des corps différemment colorés ; du moins, lorsque toutes les autres circonstances se trouvaient être exactement les mêmes ; et leur expérience, jointe à la mienne, me parait suffisante pour présumer que les causes qui déterminent les corps à être de telle couleur, plutôt que de telle autre, sont de nature à se dérober éternellement au sens du toucher.

Voici, très-probablement, la source de l’erreur où beaucoup de personnes ont été induites sur ce point. Il est certaines étoffes dont le tissu est très-sensible au tact et sur lesquelles on applique presque toujours les mêmes couleurs. D’un autre côté, les teintures dont on les imprègne peuvent, à raison des divers ingrédiens dont elles se composent, se manifester au toucher ; et cette circonstance, réunie à la première, peut souvent donner à l’aveugle des indices à peu près certains. Ainsi, par exemple, je croyais autrefois que toutes les étoffes de camelot étaient rouges ; et je m’étais figuré, à l’inverse, que les étoffes douces au toucher devaient être blanches ; or, comme ces fausses notions me faisaient quelquefois rencontrer assez juste, on s’imaginait que je discernais réellement les couleurs par le tact.

Il existe encore une question qui n’est point facile à traiter : c’est celle relative à l’idée qu’un aveugle de naissance peut se former du sens de la vue, et à la manière dont il conçoit que ce sens peut faire connaître aux voyans les objets qui sont hors de leur portée. Je me bornerai à dire ce que je pense moi-même à cet égard. Il me semble que les rayons de lumière, partis de chaque point de la surface d’un objet, apportent tous ces points dans l’œil, et les apportent disposés entre eux de la même manière qu’ils le sont dans l’objet ; de sorte que la rétine, en touchant ces points, reconnaît la figure de ce même objet ; et, comme elle connaît aussi les rayons lumineux qui lui présentent cette figure, elle en distingue également la couleur. Il me paraît donc que la rétine est affectée par la lumière, comme l’est la main par l’objet. Peut-être pourrait-on me faire plusieurs difficultés sérieuses à ce sujet, Peut-être même ai-je très-mal rencontré : ce qui n’aurait rien qui dut surprendre, attendu que je n’ai jamais vu ? Mais c’est du moins là la seule manière dont je conçoive que la vue puisse suppléer au tact.

Je pourrais entrer, Monsieur, dans beaucoup d’autres détails sur l’instruction des aveugles, et sur les procédés qu’ils doivent suivre pour enseigner, soit aux voyans, soit à d’autres aveugles. Je pourrais parler de leur caractère, qui influe, peut-être, plus qu’on ne pense, sur leur manière de s’instruire ; des progrès qu’ils peuvent faire dans les diverses branches de nos connaissances ; des jouissances que, malgré la privation du sens de la vue, ils sont susceptibles de goûter ; ainsi que des désirs et de la tristesse que leur état, comparé à celui du reste des hommes, peut leur faire éprouver. Je pourrais enfin comparer, sous divers rapports, l’aveugle de naissance à celui qui perd la vue dans un âge où il a déjà acquis et où il peut conserver dans sa mémoire les diverses notions dont cet organe est la source ; mais je crains d’avoir déjà trop abusé de l’indulgence de vos lecteurs ; et je crois plus convenable, à moins d’une nouvelle provocation, soit de leur part, soit de la vôtre, de terminer ici, en vous priant d’agréer, etc.

Angers, le 14 de novembre 1812.

  1. On trouve quelques détails sur ce sujet dans les Mélanges physico-mathématiques de M. Bérard, principal et professeur de mathématiques au collège de Briançon, page 182.
    J. D. G.
  2. Je parle ici non seulement de la Géométrie proprement dite, mais encore de tout ce qui est relatif à cette science ; tout comme je distingue l’analise pure de toutes les applications qu’on en peut faire. C’est dans les études purement analitiques que l’aveugle rencontre le moins de difficulté, et c’est pour cela que j’ai cru devoir en parler d’abord.