Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 03/Géométrie analitique, article 8

GÉOMÉTRIE ANALITIQUE.

Théorie analitique des pôles des lignes et des surfaces
du second ordre ;
Par M. Gergonne.
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Ceux-là même qui sont le plus portés à reconnaître les avantages que présente la Géométrie analitique proprement dite, sous le rapport de l’uniformité de ses procédés, tout en convenant qu’elle seule jouit du privilège de nous conduire constamment au terme de nos recherches, sans aucune sorte de tâtonnement, lui reprochent assez généralement de ne fournir, pour la résolution des problèmes, que dès constructions très-compliquées, et de ne démontrer les théorèmes que par des calculs dont la prolixité est quelquefois rebutante.

J’ai toujours pensé que, le plus souvent, ces inconvéniens tenaient peut-être beaucoup moins à la nature même de l’instrument qu’à la manière dont on l’emploie ; et que, lorsqu’on aurait manié les formules de la géométrie analitique pendant autant de temps qu’il y en a que l’on contemple des cercles et des triangles, cette branche des sciences exactes aurait, sur la géométrie pure, relativement à la construction des problèmes et à la démonstration des théorèmes, cette même supériorité que personne ne lui conteste à tant d’autres égards.

J’ai déjà prouvé ailleurs, par quelques exemples[1], que la géométrie analitique, convenablement employée, pouvait fournir, pour la résolution des problèmes, des constructions qui ne le cèdent en rien, pour l’élégance et la simplicité, à celles qu’on déduit des considérations purement géométriques. Je me propose ici d’appliquer le même moyen de recherche à la démonstration d’une propriété très-importante des lignes et surfaces du second ordre, propriété remarquée, je crois, pour la première fois par M. Monge, et de laquelle je ne connais, qu’une démonstration analitique[2], compliquée et incomplette, relative seulement aux lignes du second ordre. La suivante, dont je fais, depuis long-temps, usage dans mes cours, me parait d’une extrême simplicité.


§. I.

Une ligne (L) du second ordre étant tracée sur un plan, on peut toujours déterminer, sur ce plan, une infinité de systèmes d’axes, soit rectangulaires soit obliques, tels que, la courbe y étant rapportée, son équation prenne la forme

(L)[3]

Si, par un point pris sur la courbe, on lui mène une tangente (T), l’équation de cette tangente se présentera d’abord sous la forme

et pourra ensuite être écrite ainsi

mais, parce que le point est sur la courbe, on doit avoir

(L’)

en ajoutant le double de cette dernière à la précédente, et réduisant, l’équation de la tangente (T) au point de la ligne (L) prend cette forme très-simple

(T)

Supposons, en second lieu, que l’on propose de mener à la courbe une tangente, par un point extérieur (p), ayant et pour ses coordonnées ; la question se réduira à déterminer le point de contact, ou plutôt les coordonnées de ce point. Si l’on désigne par et ces coordonnées, l’équation de la tangente sera, comme ci-dessus, l’équation (T), avec cette différence que et s’y trouvaient connues et qu’ici il faut les déterminer ; or, elles se trouvent d’abord liées par l’équation (L’) ; de plus, le point (p) étant sur (T), on doit avoir

ou

(q’)

on aura donc les coordonnées du point de contact, en combinant cette dernière équation avec l’équation (L’) ou, ce qui revient au même, en combinant avec l’équation (L) l’équation

(q)

Mais, au lieu de combiner entre elles les équations (L) et (q), on peut construire leurs lieux géométriques, qui détermineront, par leur intersection, le point de contact cherché ; or ; de ces deux lieux, le premier (L) se trouve tout construit ; puisque c’est la courbe donnée elle-même ; et, comme l’autre (q) est celui d’une ligne droite, il s’ensuit que c’est l’équation de la droite qui joint les points de contact qui, en effet, doivent être au nombre de deux, puisque leur détermination dépend de la combinaison d’une équation (L) du second degré avec une équation (q) du premier.

Ainsi, le sommet (p) d’un angle circonscrit à une ligne (L) du second ordre étant donné, rien n’est plus facile que de déterminer la droite (q) qui joint les deux points où les côtés de cet angle touchent la courbe. Le problème inverse, c’est-à-dire, celui où l’on proposerait de déterminer le sommet (p) de l’angle circonscrit, par la connaissance de la droite (q) qui passe par les points de contact, n’offrirait guère plus de difficulté ; il ne s’agirait, en effet, pour le résoudre, que de considérer les coordonnées du point (p) comme inconnues, dans l’équation (q), et de les déterminer en exprimant que cette équation est identique avec celle de la droite donnée.[4]

Supposons présentement que le point (p) soit variable, alors la droite (q) le sera aussi ; assujettissons-là néanmoins, dans ses variations, à passer constamment par un certain point (P), ayant et pour ses coordonnées ; nous exprimerons cette circonstance par l’équation unique

ou

cette équation exprimant une relation constante entre les coordonnées et du point (p), en y changeant ces coordonnées en et elle deviendra celle du lieu (Q) de tous les points (p) qui répondent aux diverses situations que peut prendre la droite (q) autour du point (P) ; l’équation de ce lieu (Q) sera donc

(Q)

équation d’une ligne droite.

De là résulte ce théorème :

THÉORÈME. Si, par un point pris arbitrairement sur le plan d’une ligne du second ordre, on mène à cette courbe une suite de sécantes ; et que, par les deux points d’intersection de chacune d’elles avec la courbe, on mène à cette même courbe deux tangentes, terminées à leur point de concours, les tangentes de mêmes couples formeront une suite d’angles circonscrits dont les sommets seront tous sur une même ligne droite.

De même que, le point (P) étant donné arbitrairement, on peut toujours déterminer une droite (Q) qui ait avec lui la relation exprimée par ce théorème ; on peut réciproquement, lorsque c’est la droite (Q) qui est donnée, déterminer un point (P) qui soit lié avec elle par une semblable relation ; il ne s’agit, en effet, pour cela, que de considérer comme inconnues, dans l’équation de la droite (Q) ; les coordonnées et du point (P), et de les déterminer en exprimant que cette équation est identique avec celle de la droite donnée.

De là résulte le théorème suivant, inverse du premier :

THÉORÈME. Si l’on circonscrit à une ligne du second ordre une suite d’angles dont les sommets soient tous sur une même droite, située comme on le voudra sur le plan de la courbe ; les sécantes menées à la courbe, par les points de contact des côtés de ces angles avec elle, concourront toutes en un même point.[5]

À cause de la relation qui existe entre le point (P) et la droite (Q), ce point a été appelé le Pôle de cette droite ; et on peut, à l’inverse, appeler la droite (Q) la Polaire du point (P).[6]

§. II.

Une surface (S) du second ordre étant donnée, on peut toujours déterminer une infinité de systèmes d’axes, soit rectangulaires soit obliques, tels que, la surface y étant rapportée, son équation prenne la forme

(S)[7]

Si, par un point pris sur cette surface, on lui mène un plan tangent (T), l’équation de ce plan se présentera d’abord sous la forme

et pourra ensuite être écrite ainsi

mais, parce que le point est sur (S), on doit avoir

(S’)

en ajoutant le double de cette dernière à la précédente, et réduisant, l’équation du plan tangent (T) au point de la surface (S) prend cette forme très-simple

(T)

Supposons, en second lieu, que l’on propose de mener à la surface un plan tangent, par un point extérieur (p), ayant et pour ses coordonnées ; en désignant par les coordonnées du point de contact, l’équation (T) sera encore celle du plan cherché ; mais avec cette différence que qui, tout à l’heure, étaient connues, seront ici inconnues : or, elles se trouvent d’abord liées par l’équation (S′) ; de plus, le point (p) étant sur (T), on doit avoir

ou

(q’)

on n’aura donc, entre les trois coordonnées du point de contact, que les deux équations (S′) et (q’) seulement ; équations auxquelles on pourra, au surplus, substituer l’équation (S) avec l’équation

(q)

ce point demeurera donc indéterminé ; c’est-à-dire, qu’il y aura une infinité de points de contact, et conséquemment une infinité de plans tangens ; ce qui est d’ailleurs évident.

Tous ces points de contact seront donc donnés par l’ensemble des équations (S) et (q) ; or, la première étant celle même de la surface proposée ; puisque la seconde est celle d’un plan, il s’ensuit que ce plan coupe cette surface suivant tous les points de contact.

Concevons présentement une surface conique circonscrite à (S) et ayant le point (p) pour centre ou sommet ; tous les plans tangens à (S), conduits par (p), seront aussi tangens à cette surface conique ; les points de contact de la surface conique avec (S) seront donc les mêmes que ceux de (S) avec les plans tangens conduits par (p) ; ces points seront donc aussi déterminés par l’intersection de la surface (S) avec le plan (q).

Nous voilà donc parvenus à cette proposition remarquable : Lorsqu’une surface conique est circonscrite à une surface du second ordre, la ligne de contact de ces deux surfaces est une courbe plane.

Il n’est pas difficile de voir que, réciproquement, tout plan coupant une surface du second ordre détermine sur elle la ligne de contact de cette surface avec une certaine surface conique circonscrite. On voit même que, pour déterminer le centre ou sommet de cette surface conique, il ne s’agit que d’exprimer que le plan dont il s’agit est identique avec le plan (q) ; ce qui déterminera les trois coordonnées de ce centre.[8]

Supposons présentement que le point (p) soit variable, alors le plan (q) le sera aussi ; assujettissons-le néanmoins, dans ses variations, à passer constamment par un certain point (P), ayant et pour ses coordonnées ; nous exprimerons cette circonstance par l’équation unique

ou

cette équation exprimant une relation constante entre les coordonnées et du point (p) ; en y changeant ces coordonnées en et elle deviendra celle du lieu (Q) de tous les points (p) qui répondent aux diverses situations que peut prendre le plan (q) autour du point (P) ; l’équation de ce lieu (Q) sera donc

(Q)

équation d’un plan.

De là résulte le théorème suivant :

THÉORÈME. Si, par un point pris arbitrairement dans l’espace, on conduit à une surface du second ordre une suite de plans sécants ; et que l’on considère leurs intersections avec cette surface comme les lignes de contact d’une suite de surfaces coniques circonscrites ; les centres ou sommets de ces surfaces coniques se trouveront tous situés sur un même plan.

Si, au lieu d’assujettir le plan (q) à passer seulement par un point (P), on l’assujettissait à passer par une certaine droite (M) ; en désignant par (P) et (P’) deux points de cette droite, et supposant que leurs coordonnées sont et et et le point (p) se trouveraient assujetti à être à la fois sur le plan (Q) et sur un autre plan dont on obtiendrait l’équation en changeant, dans celle de (Q), en  ; ce point (p) se trouverait donc dans l’intersection de deux plans (Q) et (Q’), c’est-à-dire, qu’il se trouverait sur une ligne droite (N).

De même que, le point (P) étant pris arbitrairement, on peut toujours assigner un plan (Q) qui ait avec lui la relation énoncée dans le théorème auquel nous venons de parvenir, il n’est réciproquement aucun plan (Q), dans l’espace, auquel il ne réponde un certain point (P) lié avec lui par une semblable relation ; on voit même que, pour obtenir ce point, il ne s’agit que de considérer comme inconnues, dans l’équation du plan (Q), les coordonnées et du point (P), et de les déterminer en exprimant que cette équation est identique avec celle du plan donné.

De là résulte le théorème suivant, inverse du premier :

THÉORÈME. Si l’on circonscrit à une surface du second ordre une suite de surfaces coniques, dont les centres ou sommets soient tous sur un même plan, situé d’une manière quelconque dans l’espace, les plans des lignes de contact de ces surfaces coniques avec la surface proposée passeront tous par un même point.[9]

À cause de la relation qui existe entre le point (P) et le plan (Q), ce point a été appelé le Pôle de ce plan ; et l’on peut, à l’inverse, appeler le plan (Q), le Plan polaire du point (P).

Il est aisé de voir que, si les sommets des surfaces coniques circonscrites étaient assujettis à être situés sur une même droite, ils se trouveraient, par là même, assujettis à être, à la fois, sur deux plans menés arbitrairement par cette droite ; qu’ainsi les plans des lignes de contact se trouveraient assujettis à passer tous par deux points fixes, c’est-à-dire, par un droite joignant ces deux points.

La droite (M) qui doit contenir les centres ou sommets de toutes les surfaces coniques circonscrites étant donnée, en exprimant qu’elle est identique avec celle qui est donnée par les deux plans (Q) et (Q’) on obtiendra quatre équations de relation entre les six coordonnées  ; prenant donc les deux dernières arbitrairement, elles se trouveront toutes déterminées, et l’on aura ainsi deux points de la droite (N) par laquelle passent les plans de toutes les lignes de contact.

À cause de la dépendance réciproque entre la droite (N), par laquelle passe le plan mobile, et celle (M) que décrit le sommet de la surface conique, on peut appeler la première, la polaire de l’autre.

  1. Voyez la Notice des travaux de l’académie du Gard, pour 1810.
  2. Voyez le Recueil de diverses propositions de géométrie de M. Puissant, première édition, page 56 ; deuxième édition, pages 138 et 415.
  3. J’aurais pu, sans rien faire perdre à cette équation de sa généralité, la dépouiller de l’un ou de l’autre de ses deux derniers termes ; mais, en les conservant tous deux, je parviens à des résultats plus symétriques, sans compliquer sensiblement les calculs. C’est, de plus, pour conserver l’analogie entre ce paragraphe et le suivant, que j’ai omis le coefficient
  4. Il est remarquable que, quand bien même le point (p) serait situé du côté de la concavité de la courbe, la droite (q) n’en existerait pas moins ; et que, réciproquement, quand bien même la droite (q) ne couperait pas la courbe, le point (p) n’en aurait pas moins une existence effective ; mais ce point et cette droite cesseraient alors de répondre à l’idée que nous en donnons ici. Il n’est aucun point, sur le plan d’une ligne du second ordre, auquel il ne réponde une pareille droite, ni aucune droite, sur le même plan, à laquelle il ne réponde un pareil point. On va voir, tout à l’heure, quelle est la relation remarquable qui les lie les uns aux autres.
  5. On remarquera aisément qu’il y a entre le point (P) et la droite (Q) une relation semblable à celle qui existe entre le point (p) et la droite (q).
  6. On sait qu’on peut construire la polaire lorsque le pôle est connu, ou le pôle lorsque la polaire est connue, en n’employant que la règle seulement. (Voyez le tome 1.er des Annales, page 337).
  7. Je conserve ici les trois termes en en et en pour les mêmes raisons qui m’ont fait conserver les deux termes en et en dans le § précédent.
  8. On peut faire ici des remarques analogues à celles qui ont été faites dans la note de la page 296.
  9. On peut faire ici des remarques analogues à celles qui ont été faites dans la note de la page 297.