Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 03/Analise élémentaire, article 10

VARIÉTÉS.

Sur une réclamation de M. Hoëne-Wronski, contre
quelques articles de ce recueil ;
Par M. Gergonne.
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Par une lettre insérée dans le Moniteur du 22 novembre dernier, M. Wronski se plaint de l’espèce de doute que j’ai manifesté, aux pages 51 et 137 de ce volume, sur le succès de la méthode qu’il a publiée, pour la résolution des équations algébriques de tous les degrés, et du parallèle que j’ai cherché à établir entre cette méthode et celle de Bezout. Il me reproche d’avoir, dans la vue d’éviter les longueurs que, suivant moi, implique sa méthode, indiqué un autre procédé que j’appelle plus court et peut-être plus direct. Ces objections, suivant M. Wronski, n’étant nullement fondées, il avait d’abord gardé le silence : pensant que la réflexion me ferait revenir de moi-même, sur un jugement trop précipité ; mais voyant, par l’article inséré à la page 137, que je persistais dans l’opinion que j’avais d’abord émise ; que même je cherchais à l’étayer encore, par de nouvelles considérations ; et que sur-tout je regardais ma méthode comme étant de nature à pouvoir décider la question d’une manière péremptoire ; il a cru devoir, par quelques réflexions, prémunir le public contre mes insinuations.

Dans ces réflexions, M. Wronski croit devoir distinguer la forme des racines des équations (conjecturée, dit-il, depuis long-temps) de leur nature qu’il croit avoir découvert le premier ; et il pense que c’est principalement à cette connaissance qu’il est redevable du succès de ses recherches. Il regarde la formation de ce qu’il a appelé équations fondamentales, comme l’unique moyen de parvenir au but ; et déclare, en conséquence, que les diverses méthodes qu’on pourra proposer à l’avenir ne diffèreront entre elles et de la sienne que par la manière d’opérer sur ces équations, pour parvenir à la réduite. Il donne enfin un aperçu des causes qui, jusqu’ici, se sont opposées au succès des méthodes de résolution des équations, au-delà du quatrième degré.[1]

M. Wronski termine en annonçant que, ces éclaircissemens étant les seuls qu’il puisse fournir sur sa méthode, avant d’en avoir publié la théorie ; les observations qui lui seront faites ultérieurement sur ce sujet, si elles ne sont pas légitimées par des calculs rigoureux, prouvant, suivant lui, des vues tout-à-fait étrangères à la science, il est résolu de n’y donner aucune attention.

Je dois d’abord témoigner ma surprise de ce qu’ayant ou croyant avoir à se plaindre de quelques articles des Annales de mathématiques, M. Wronski n’ait pas adressé sa réclamation au Rédacteur même de ce recueil. M'aurait-il donc supposé assez peu équitable ou assez maladroit pour refuser de rendre cette réclamation publique ? ou plutôt ne m’autorise-t-il pas à soupçonner que, sachant bien que les Annales ne sont lues que par des géomètres, il a voulu décliner de leur juridiction, et en appeler de leur jugement à un tribunal très-respectable sans doute, mais très-peu compétent dans ces matières.

Personne, si ce n’est peut-être M. Wronski, n’a pu prendre le change, sur l’opinion que j’ai manifestée aux pages déjà citées de ce volume ; chacun a compris clairement que ce que j’énonçais sous la forme de doute, était chez moi le résultat d’une entière conviction ; et que, si je n’avais pas mis, en titre de mes articles : Réfutation de la méthode proposée par M. Wronski, etc., c’était par pure courtoisie ; que c’était la un de ces ménagemens que prescrit l’urbanité française, mais qui paraissent être tout à fait étrangers à M. Wronski. Il prétend, dans son ouvrage, avoir donné le premier une méthode de résolution des équations qu’on ne soit pas obligé de modifier pour le quatrième degré ; j’ai dû observer que Bezout l’avait fait avant lui ; et qu’en outre ce géomètre avait réparti les racines de l’unité, entre les diverses valeurs de l’inconnue, de la manière qu’il le fait lui-même. Quant à la distinction que M. Wronski cherche à établir, entre la forme et la nature des racines, j’avoue que je ne la comprends pas bien nettement, et qu’il me semble même que la forme des racines d’une équation en détermine aussi la nature. Si pourtant il entend par là qu’il a été le premier à apercevoir que chaque racine, devait renfermer des radicaux de son degré et de tous les degrés inférieurs, il se trompe encore en ceci ; car Bezout, en particulier, a pris beaucoup de soin à mettre cette vérité dans tout son jour.

Je n’ai pas seulement donné la méthode que j’ai cru devoir substituer à celle de M. Wronski comme plus courte et plus directe ; je l’ai principalement présentée comme portant avec elle sa démonstration, c’est-à-dire, en d’autres termes, comme n’étant point une énigme. Du reste, partant du même point que M. Wronski, tendant au même but que lui, admettant tout ce qu’il admet et uniquement ce qu’il admet, ne faisant enfin que des calculs rigoureux et conformes à la composition connue des équations ; tout le monde conviendra, je pense, que, si mon procédé n’obtient pas de succès, le sien ne saurait en obtenir davantage ; à moins cependant qu’il n’ait découvert, entre les racines de l’unité, des relations inaperçues jusqu’à lui ; ce qu’il ferait bien alors re nous révéler.

M. Wronski, en se retranchant derrière ses équations fondamentales, prend, en effet, un poste très-sûr, dans lequel il y a peu d’apparence que personne soit jamais tenté de l’aller forcer ; la méthode, au contraire, l’oblige à combattre à découvert, et voilà sans doute pourquoi il la rejette.

En résumé, que M. Wronski déduise, soit de sa méthode, soit de toute autre qu’il lui plaira d’employer, et qu’il pourra même tenir secrète, si cela lui convient, une réduite rationnelle pour le 5.me degré, conditionnée comme il annonce qu’elle doit l’être, et dès-lors je m’avoue vaincu ; j’ajoute que, pour l’intérêt de la science, je désire vivement que la provocation solennelle que je lui adresse tourne à ma confusion et à sa gloire. Il pourra à la vérité paraître humiliant à un esprit aussi supérieur que le sien, de s’abaisser à des détails d’application, dignes tout au plus des Euler, des Vandermonde et des Lagrange ; aussi sera-ce là l’épreuve unique que je réclamerai de sa complaisance ; mais encore faut-il bien qu’il justifie sa mission.

Que si, au contraire, M. Wronski persiste à s’envelopper de ténèbres, et à ne nous offrir que des promesses ; s’il se borne, ainsi qu’il l’a fait jusqu’ici, à expliquer des énigmes par d’autres énigmes ; si en un mot il néglige de légitimer ses assertions par des calculs rigoureux ; je serai autorisé à penser qu’il écrit dans des vues tout à fait étrangères à la science, et fondé conséquemment à ne plus donner, à l’avenir, aucune attention à ses productions.

  1. J’ai donné quelques développemens, sur ce sujet, dans le Recueil de l’académie du Gard pour 1808, pages 265 et suivantes.