Annales de l’Empire/Édition Garnier/Rodolphe II

◄   Maximilien II Mathias   ►



RODOLPHE II,
quarantième-quatrième empereur.

1577. Rodolphe, couronné roi des Romains du vivant de son père, prend les rênes de l’empire qu’il tient d’une main faible. Il n’y avait point d’autre capitulation que celle de Charles-Quint. Tout se faisait à l’ordinaire dans les diètes ; même forme de gouvernement, mêmes intérêts, mêmes mœurs. Rodolphe promet seulement à la première diète tenue à Francfort de se conformer aux règlements des diètes précédentes. Il est remarquable que les princes d’Allemagne proposent dans cette diète d’apaiser les troubles des Pays-Bas en diminuant l’autorité, ainsi que la sévérité de Philippe II ; par là ils faisaient sentir que les intérêts des princes et des seigneurs flamands leur étaient chers, et qu’ils ne voulaient point que la branche aînée de la maison autrichienne, en écrasant ses vassaux, apprît à la branche cadette à abaisser les siens.

Tel était l’esprit du corps germanique ; et il parut bien que l’empereur Rodolphe n’était pas plus absolu que Maximilien, puisqu’il ne put empêcher son frère l’archiduc Mathias d’accepter le gouvernement des Pays-Bas de la part des confédérés qui étaient en armes contre Philippe II : de sorte qu’on voyait d’un côté don Juan d’Autriche, fils naturel de Charles-Quint, gouverneur au nom de Philippe II en Flandre ; et de l’autre, son neveu Mathias à la tête des rebelles, l’empereur neutre, et l’Allemagne vendant des soldats aux deux partis.

Rodolphe ne se remuait pas davantage pour l’irruption que les Russes faisaient alors en Livonie.

1578. Les Pays-Bas devenaient le théâtre de la confusion, de la guerre, de la politique ; et Philippe II, n’ayant point pris le parti de venir de bonne heure y remettre l’ordre, comme avait fait Charles-Quint, jamais cette faute ne fut réparée. L’archiduc Mathias, ne contribuant que de son nom à la cause des confédérés, avait moins de pouvoir que le prince d’Orange, et le prince d’Orange n’en avait pas assez pour se passer de secours. Le prince palatin Casimir, tuteur du jeune électeur Frédéric IV, qui avait marché en France avec une petite armée au secours des protestants, venait avec les débris de cette armée et de nouvelles troupes soutenir la cause des protestants et des mécontents dans les Pays-Bas. Le frère du roi de France Henri III, qui portait le titre de duc d’Anjou, était aussi déjà appelé par les confédérés, tout catholique qu’il était. Il y avait ainsi quatre puissances qui cherchaient à profiter de ces troubles, l’archiduc, le prince Casimir, le duc d’Anjou, et le prince d’Orange, tous quatre désunis ; et don Juan d’Autriche, célèbre par la bataille de Lépante, seul contre eux. On prétendait que ce même don Juan aspirait aussi à se faire souverain. Tant de troubles étaient la suite de l’abus que Philippe II avait fait de son autorité, et de ce qu’il n’avait pas soutenu cet abus par sa présence.

Don Juan d’Autriche meurt le 1er octobre, et on accuse Philippe II son frère de sa mort, sans autre preuve que l’envie de le rendre odieux.

1579. Pendant que la désolation est dans les Pays-Bas, et que le grand capitaine Alexandre Farnèse, prince de Parme, successeur de don Juan, soutient la cause de Philippe II et de la religion catholique par les armes, Rodolphe fait l’office de médiateur, ainsi que son père. La reine d’Angleterre Élisabeth et la France secouraient les confédérés d’hommes et d’argent, et l’empereur ne donne à Philippe II que de bons offices qui furent inutiles, Rodolphe était peu agissant par son caractère, et peu puissant par la forme que l’empire avait prise. Sa médiation est éludée par les deux partis. L’inflexible Philippe II ne voulait point accorder la liberté de conscience, et le prince d’Orange ne voulait point d’une paix qui l’eût réduit à l’état d’un homme privé. Il établit la liberté des Provinces-Unies, à Utrecht, dans cette année mémorable.

1580. Le prince d’Orange avait trouvé le secret de résister aux succès de Farnèse, et de se débarrasser de l’archiduc Mathias : cet archiduc se démit de son gouvernement équivoque, et demanda aux états une pension, qu’on lui assigna sur les revenus de l’évêché d’Utrecht.

1581. Mathias se retire des Pays-Bas, n’y ayant rien fait que de stipuler sa pension, dont on lui retranche la moitié, comme à un officier inutile. Les États-Généraux se soustraient juridiquement par un édit, le 26 juillet, à la domination du roi d’Espagne ; mais ils ne renoncent point à être État de l’empire. Leur situation avec l’Allemagne reste indécise, et le duc d’Anjou, qu’on venait d’élire duc de Brabant, ayant depuis voulu asservir la nation qu’il venait défendre, fut obligé de s’en retourner en 1583, et d’y laisser le prince d’Orange plus puissant que jamais.

1582. Grégoire XIII ayant signalé son pontificat par la réforme du calendrier, les protestants d’Allemagne, ainsi que tous les autres de l’Europe, s’opposent à la réception de cette réforme nécessaire. Ils n’avaient d’autre raison, sinon que c’était un service que Rome rendait aux nations. Ils craignaient que cette cour ne parût trop faire pour instruire, et que les peuples, en recevant des lois dans l’astronomie, n’en reçussent dans la religion. L’empereur, dans une diète à Augsbourg, est obligé d’ordonner que la chambre impériale conservera l’ancien style de Jules-César, qui était bon du temps de César, mais que le temps avait rendu mauvais.

Un événement tout nouveau inquiète, cette année, l’empire. Gebhard de Truchsès, archevêque de Cologne, qui n’était pas prêtre, avait embrassé la confession d’Augsbourg, et s’était marié secrètement dans Bonn avec Agnès de Mansfeld, religieuse du monastère de Guerisheim. Ce n’était pas une chose bien extraordinaire qu’un évêque marié ; mais cet évêque était électeur : il voulait épouser sa femme publiquement et garder son électorat. Un électorat est incontestablement une dignité séculière. Les archevêques de Mayence, de Trêves, de Cologne, ne furent point originairement électeurs parce qu’ils étaient prêtres, mais parce qu’ils étaient chanceliers. Il pouvait arriver très-aisément que l’électorat de Cologne fût séparé de l’archevêché, ou que le prélat fût à la fois évêque luthérien et électeur. Alors il n’y aurait eu d’électeur catholique que le roi de Bohême et les archevêques de Mayence et de Trêves. L’empire serait bientôt tombé dans les mains d’un protestant, et cela seul pouvait donner à l’Europe une face nouvelle.

Gebhard de Truchsès essayait de rendre Cologne luthérienne. Il n’y réussit pas. Le chapitre et le sénat étaient d’autant plus attachés à la religion catholique qu’ils partageaient en beaucoup de choses la souveraineté avec l’électeur, et qu’ils craignaient de la perdre. En effet l’électeur, quoique souverain, était bien loin d’être absolu. Cologne est une ville libre impériale, qui se gouverne par ses magistrats. On leva des soldats de part et d’autre, et l’archevêque fit d’abord la guerre avec succès pour sa maîtresse.

1583. Les princes protestants prirent le parti de l’électeur de Cologne. L’électeur palatin, ceux de Saxe et de Brandebourg, écrivirent en sa faveur à l’empereur, au chapitre, au sénat de Cologne ; mais ils s’en tinrent là ; et comme ils n’avaient point un intérêt personnel et présent à faire la guerre pour le mariage d’une religieuse, ils ne la firent point.

Truchsès ne fut secouru que par des princes peu puissants. L’archevêque de Brême, marié comme lui, amena de la cavalerie à son secours. Le comte de Solms, et quelques gentilshommes luthériens de Vestphalie, donnèrent des troupes dans la première chaleur de l’événement. Le prince de Parme, d’un autre côté, en envoyait au chapitre. Un chanoine de l’ancienne maison de Saxe, qui est la même que celle de Brunsvick, commandait l’armée du chapitre, et prétendait que c’était une guerre sainte.

L’électeur de Cologne, n’ayant plus rien à ménager, célébra publiquement son mariage à Rosenthal, au milieu de cette petite guerre.

L’empereur Rodolphe ne s’en mêle qu’en exhortant l’archevêque à quitter son église et son électorat, s’il veut garder sa nouvelle religion et sa religieuse.

Le pape Grégoire XIII l’excommunie comme un membre pourri, et ordonne qu’on élise un nouvel archevêque. Cette bulle du pape révolte les princes protestants ; mais ils ne font que des instances. Ernest de Bavière, évêque de Liége, de Freisingen et d’Hildesheim, est élu électeur de Cologne, et soutient son droit par la voie des armes. Il n’y eut alors que le prince palatin Casimir qui secourut l’électeur dépossédé ; mais ce fut pour très-peu de temps. Il ne resta bientôt plus à Truchsès que la ville de Bonn.

Les troupes envoyées par le duc de Parme, jointes à celles de son compétiteur, en firent le siége, et Bonn se rendit bientôt.

1584. L’ancien électeur luttait encore contre sa mauvaise fortune. Il lui restait quelques troupes qui furent défaites ; et enfin, n’ayant pu être ni assez habile ni assez heureux pour armer de grands princes en sa faveur, il n’eut d’autre ressource que d’aller vivre à la Haye avec sa femme dans un état au-dessous de la médiocrité, sous la protection du prince d’Orange.

L’intérieur de l’empire resta paisible. Le nouveau calendrier romain fut reçu par les catholiques, La trêve avec les Turcs fut prolongée. C’était à la vérité à la charge d’un tribut, et Rodolphe se croyait encore trop heureux d’acheter la paix d’Amurat III.

1585. L’exemple de Gebhard de Truchsès engage deux évêques à quitter leurs évêchés. L’un est un fils de Guillaume, duc de Clèves, qui renonce à l’évêché de Munster pour se marier ; l’autre est un évêque de Minden, de la maison de Brunsvick.

1586. Le fanatisme délivre Philippe II du prince d’Orange[1], ce que dix ans de guerre n’avaient pu faire. Cet illustre fondateur de la liberté des Provinces-Unies est assassiné par Balthasar Gérard, Franc-Comtois ; il l’avait déjà été auparavant par un nommé Jaurigny[2], Biscayen, mais il était guéri de sa blessure. Salcède avait conspiré contre sa vie, et on observa que Jaurigny et Gérard avaient communié pour se préparer à cette action. Philippe II anoblit tous les descendants de la famille de l’assassin : singulière noblesse ! L’intendant de la Franche-Comté, M. de Vanolles, les a remis à la taille[3].

Maurice, son second fils, succède, à l’âge de dix-huit ans, à Guillaume le Taciturne. C’est lui qui devint le plus célèbre général de l’Europe. Les princes protestants d’Allemagne ne le secoururent pas, quoique ce fût l’intérêt de leur religion ; mais ils envoyèrent des troupes en France au roi de Navarre, qui fut depuis Henri IV. C’est que le parti des calvinistes de France était assez riche pour soudoyer ses troupes, et que Maurice ne l’était pas.

1587. Le prince Maurice continue toujours la guerre dans les Pays-Bas contre Alexandre Farnèse. Il fait quelques levées aux dépens des états chez les protestants d’Allemagne : c’est tout le secours qu’il en tire.

Un nouveau trône s’offrit alors à la maison d’Autriche ; mais cet honneur ne devint qu’une nouvelle preuve du peu de crédit de Rodolphe.

Le roi de Pologne, Étienne Battori, vayvode de Transylvanie, étant mort le 13 décembre 1586, le czar de Russie, Fœdor, se met sur les rangs ; mais il est unanimement refusé. Une faction élit Sigismond, roi de Suède, fils de Jean III et d’une princesse du sang des Jagellons. Une autre faction proclame Maximilien, frère de l’empereur. Tous deux se rendent en Pologne, à la tête de quelques troupes. Maximilien est défait ; il se retire en Silésie, et son compétiteur est couronné.

1588. Maximilien est vaincu une seconde fois par le général de la Pologne, Zamoski. Il est enfermé dans un château auprès de Lublin, et tout ce que fait en sa faveur l’empereur Rodolphe, son frère, c’est de prier Philippe II d’engager le pape Sixte V à écrire en faveur du prisonnier.

1589. Maximilien est enfin élargi, après avoir renoncé au royaume de Pologne. Il voit le roi Sigismond avant de partir. On remarque qu’il ne lui donna point le titre de majesté, parce qu’en Allemagne on ne le donnait qu’à l’empereur.

1590. Le seul événement qui peut regarder l’empire, c’est la guerre des Pays-Bas, qui désole les frontières du côté du Rhin et de la Vestphalie. Les cercles de ces provinces se contentent de s’en plaindre aux deux partis. L’Allemagne était alors dans une langueur que le chef avait communiquée aux membres.

1591. Henri IV, qui avait son royaume de France à conquérir, envoie le vicomte de Turenne en Allemagne négocier des troupes avec les princes protestants : l’empereur s’y oppose en vain ; l’électeur de Saxe Christiern, excité par le vicomte de Turenne, prêta de l’argent et des troupes ; mais il mourut lorsque cette armée était en chemin, et il n’en arriva en France qu’une petite partie. C’est tout ce qui se passait alors de considérable en Allemagne.

1592. La nomination à l’évêché de Strasbourg cause une guerre civile comme à Cologne, mais pour un autre sujet. La ville de Strasbourg était protestante. L’évêque catholique, résidant à Saverne, était mort. Les protestants élisent Jean-George de Brandebourg, luthérien. Les catholiques nomment le cardinal de Lorraine. L’empereur Rodolphe donne en vain l’administration à l’archiduc Ferdinand, l’un de ses frères, avec une commission pour apaiser ce différend. Ni les catholiques ni les protestants ne le reçoivent. Le cardinal de Lorraine soutient son droit avec dix mille hommes. Les cantons de Berne, de Zurich, et de Bâle donnent des troupes à l’évêque protestant ; elles sont jointes par un prince d’Anhalt, qui revenait de France où il avait servi inutilement Henri IV. Ce prince d’Anhalt défait le cardinal de Lorraine. Cette affaire est mise en arbitrage l’année suivante, et il fut enfin convenu, en 1603, que le cardinal de Lorraine resterait évêque de Strasbourg, mais en payant cent trente mille écus d’or au prince de Brandebourg, Jean-George. On ne peut guère acheter un évêché plus cher.

1593. Une affaire plus considérable réveillait l’indifférence de Rodolphe. Amurat III rompait la trêve, et les Turcs ravageaient déjà la haute Hongrie. Il n’y eut que le duc de Bavière et l’archevêque de Saltzbourg qui fournirent d’abord des secours. Ils joignirent leurs troupes à celles des États héréditaires de l’empereur.

Ferdinand, frère de Rodolphe, avait un fils nommé Charles d’Autriche, qu’il avait eu d’un premier mariage avec la fille d’un sénateur d’Augsbourg. Ce fils n’était point reconnu prince, mais il méritait de l’être. Il commandait un corps considérable. Un comte Montécuculli en commandait un autre ; ceux qui ont porté ce nom ont été destinés à combattre heureusement pour la maison d’Autriche. Les Serin[4], les Nadasti, les Palfi, étaient à la tête des milices hongroises. Les Turcs furent vaincus dans plusieurs combats ; la haute Hongrie fut en sûreté, mais Bude resta toujours aux Ottomans.

1594. Les Turcs étaient en campagne, et Rodolphe tenait une diète à Augsbourg, au mois de juin, pour s’opposer à eux. Croirait-on qu’il fut ordonné de mettre un tronc à la porte de toutes les églises d’Allemagne pour recevoir des contributions volontaires ? C’est la première fois qu’on a demandé l’aumône pour faire la guerre. Cependant les troupes impériales et hongroises, quoique mal payées, combattirent toujours avec courage. L’archiduc Mathias voulut commander l’armée, et la commanda. L’archiduc Maximilien, qui gouvernait la Carinthie et la Croatie au nom de l’empereur son frère, se joint à lui ; mais ils ne peuvent empêcher les Turcs de prendre la ville de Javarin.

1595. Par bonheur pour les Impériaux, Sigismond Battori, vayvode de Transylvanie, secoue le joug des Ottomans pour prendre celui de Vienne. On voit souvent ces princes passer tour à tour d’un parti à l’autre : destinée des faibles, obligés de choisir entre deux protecteurs trop puissants. Battori s’engage à prêter foi et hommage à l’empereur pour la Transylvanie, et pour quelques places de Hongrie dont il était en possession. Il stipule que, s’il meurt sans enfants mâles, l’empereur, comme roi de Hongrie, se mettra en possession de son État ; et on lui promet en récompense Christine, fille de l’archiduc Charles, le titre d’illustrissimus, et l’ordre de la Toison d’or.

La campagne fut heureuse ; mais les troncs établis à la porte des églises pour payer l’armée n’étant pas assez remplis, les troupes impériales se révoltèrent, et pillèrent une partie du pays qu’ils étaient venus défendre.

1596. L’archiduc Maximilien commande cette année contre les Turcs. Mahomet III, nouveau sultan, vient en personne dans la Hongrie. Il assiége Agria, qui se rend à composition ; mais la garnison est massacrée en sortant de la ville. Mahomet, indigné contre l’aga des janissaires, qui avait permis cette perfidie, lui fait trancher la tête.

Mahomet défait Maximilien dans une bataille, le 26 octobre.

Pendant que l’empereur Rodolphe reste dans Vienne, s’occupe à distiller, à tourner, à chercher la pierre philosophale, que Maximilien son frère est battu par les Turcs, que Mathias songe déjà à profiter de l’inaction de Rodolphe pour s’élever, Albert, l’un de ses frères, qui était cardinal, et dont on n’avait point entendu parler encore, était depuis peu gouverneur de la partie des Pays-Bas restée à Philippe II. Il avait succédé dans ce gouvernement à un autre de ses frères, l’archiduc Ernest, qui venait de mourir après l’avoir possédé deux années sans avoir rien fait de mémorable. Il n’en fut pas de même du cardinal Albert d’Autriche. Il faisait la guerre à Henri IV, que Philippe II avait toujours inquiété depuis la mort de Henri III. Il prit Calais et Ardres.

Henri IV, à peine vainqueur de la Ligue, demande du secours aux princes protestants ; il n’en obtient pas, et se défend lui-même.

1597. Les Turcs sont toujours dans la Hongrie. Les paysans de l’Autriche, foulés par les troupes impériales, se soulèvent, et mettent eux-mêmes le comble à la désolation de ce pays. On est obligé d’envoyer contre eux une partie de l’armée. C’était une bien favorable occasion pour les Turcs ; mais, par une fatalité singulière, la haute Hongrie a presque toujours été le terme de leurs progrès, et cette année, les révoltes des janissaires firent le salut de l’armée impériale.

1598. Le comté de Simmeren retombe par la mort du dernier comte à l’électeur palatin.

Le roi d’Espagne Philippe II meurt à soixante et douze ans, après quarante-deux de règne. Il avait troublé une partie de l’Europe sans que jamais ni son oncle Ferdinand, ni son cousin Maximilien, ni son neveu Rodolphe, eussent servi à ses desseins, ni qu’il eût contribué à leur grandeur. Il avait donné avant sa mort les Pays-Bas à l’infante Isabelle, sa fille ; ce fut sa dot en épousant le cardinal archiduc Albert. C’était priver son fils Philippe III et la couronne d’Espagne d’une belle province ; mais les troubles qui la déchiraient la rendaient onéreuse à l’Espagne, et ce pays devait revenir à la couronne espagnole en cas que l’archiduc Albert n’eût point d’enfants mâles, ce qui arriva en effet.

Il s’agissait de chasser les Turcs de la haute Hongrie. La diète accorde vingt mois romains[5] pendant trois ans pour cette guerre.

Le même Sigismond Battori, qui avait quitté les Turcs et fait hommage de la Transylvanie à l’empereur, se repent de ces deux démarches. On lui avait donné en échange de sa souveraineté et de la Valachie les mêmes terres qu’à la reine, mère d’Étienne-Jean-Sigismond[6], c’est-à-dire Oppeln et Ratibor en Silésie. Il ne fut pas plus content de son marché que cette reine. Il quitte la Silésie ; il rentre dans ses États ; mais, toujours inconstant et faible, il les cède à un cardinal, son cousin. Ce cardinal, André Battori, se met aussitôt sous la protection des Turcs, reçoit du sultan une veste, comme un gage de la faveur qu’il demande. Semblable à Martinusius, il se met comme lui à la tête d’une armée ; mais il est tué en combattant contre les Impériaux.

1599. Par la mort du cardinal Battori, et par la fuite de Sigismond, la Transylvanie reste à l’empereur ; mais la Hongrie ne cesse d’être dévastée par les Turcs. Ceux qui s’étonnent aujourd’hui que ce pays si fertile soit si dépeuplé en trouveront aisément la raison dans le nombre d’esclaves des deux sexes que les Turcs ont si souvent enlevés.

L’empereur, dans cette année, se résolut à affranchir enfin le Virtemberg de l’inféodation de l’Autriche. Le Virtemberg ne releva plus que de l’empire ; mais il doit toujours revenir à la maison d’Autriche, au défaut d’héritier.

1600. Les Turcs s’avancent jusqu’à Canise, sur la Drave, vers la Stirie. Le duc de Mercœur, célèbre prince de la maison de Lorraine, ne put empêcher la prise de cette forte place. Alors les peuples de Transylvanie et de Valachie refusent de reconnaître l’empereur.

1601. La fortune de Sigismond Battori est aussi inconstante que lui-même ; il rentre en Transylvanie, mais il y est défait par le parti des Impériaux. Ce ne sont que des révolutions continuelles dans ces provinces. Heureusement ce même duc de Mercœur, qui n’avait pu ni défendre ni reprendre Canise, prend sur les Turcs Albe-Royale.

1602. Enfin l’archiduc Mathias, plus agissant que son frère, et secondé du duc de Mercœur, pénètre jusqu’à Bude ; mais il l’assiége inutilement. Tout cela ne fait qu’une guerre ruineuse, à charge à l’empereur et à l’empire.

Sigismond Battori, beaucoup plus malheureux, et méprisé par les Turcs qui ne le secouraient pas, va se rendre enfin aux troupes impériales sans aucune condition ; et ce prince, qui devait épouser une archiduchesse, est alors trop heureux d’être baron en Bohême avec une pension très-modique.

1603. Il y a toujours une fatalité qui arrête les conquêtes des Turcs. Mahomet III, qui menaçait de venir commander en personne une armée formidable, meurt à la fleur de son âge. Il laisse sur le trône des Ottomans son fils Achmet, âgé de quinze ans. Les factions troublent le sérail, et la guerre de Hongrie languit.

La diète de Ratisbonne promet cette fois quatre-vingts mois romains[7]. Jamais l’empire n’avait encore donné un si puissant secours ; mais il ne fut guère fourni qu’en paroles.

Dans cette année, Lubeck, Dantzick, Cologne, Hambourg, et Brême, villes de l’ancienne hanse d’Allemagne, obtiennent en France des priviléges que ces villes prétendaient avoir eus, et que le temps avait abolis. Les négociants de ces villes furent exemptés du droit d’aubaine[8], et le sont encore. Ce ne sont pas là des événements d’éclat, mais ils contribuent au bien public ; et presque tous ceux qu’on a vus le détruisent.

1604. L’empereur est sur le point de perdre la partie de la haute Hongrie qui lui restait. Les exactions d’un gouverneur de Cassovie en sont cause. Ce gouverneur ayant exigé de l’argent d’un seigneur hongrois nommé Botskai, ce Hongrois se soulève, fait révolter une partie de l’armée, et se déclare seigneur de la haute Hongrie, sans oser prendre le titre de roi.

1605. Il ne reste à l’empereur en Hongrie que Presbourg : les Turcs et le révolté Botskai avaient le reste. L’archiduc Mathias était dans Presbourg avec une armée, mais le grand-vizir était dans la ville de Pest ; Botskai se fait proclamer prince de Transylvanie, et reçoit solennellement dans Pest la couronne de Hongrie, par les mains du grand-vizir. L’archiduc Mathias est obligé de s’accommoder avec les seigneurs hongrois, pour conserver ce qui reste de ce pays. Il fut stipulé que dans la suite les états de Hongrie, qui avaient toujours élu leur roi, éliraient eux-mêmes leur gouverneur, au nom de leur roi. La nomination aux évêchés était un droit de la couronne, mais les états exigèrent qu’on ne nommerait jamais que des Hongrois, et que les évêques nommés par l’empereur n’auraient point de part au gouvernement du royaume. Moyennant ces concessions et quelques autres, l’archiduc Mathias obtint que Botskai céderait la Transylvanie, et qu’il ne garderait de la Hongrie que la couronne d’or qu’il avait reçue du grand-vizir. Les Hongrois stipulèrent expressément que les religions luthérienne et calviniste seraient autorisées.

Sous ce gouvernement faible de Rodolphe, l’Allemagne n’était pourtant pas troublée. Il n’y avait alors que de très-petites guerres intestines, comme celle du duc de Brunsvick, qui voulait soumettre la ville de Brunsvick, et du duc de Bavière, qui voulait subjuguer Donavert. Le duc de Bavière[9], riche et puissant, vint à bout de Donavert ; mais le duc de Brunsvick ne put prévaloir contre Brunsvick, qui resta longtemps encore libre et impériale. Elle était soutenue par la hanse teutonique. Les grandes villes commerçantes pouvaient alors se défendre aisément contre les princes. On ne levait, comme on sait[10], de troupes qu’en cas de guerre. Ces milices nouvelles des princes et des villes étaient également mauvaises, mais depuis que les princes se sont appliqués à tenir en tout temps des troupes disciplinées, les choses ont bien changé.

L’Allemagne d’ailleurs fut tranquille, malgré trois religions opposées l’une à l’autre, malgré les guerres des Pays-Bas, qui inquiétaient sans cesse les frontières, malgré les troubles de la Hongrie et de la Transylvanie. La faiblesse de Rodolphe en Allemagne n’eut pas le même sort que celle de Henri III en France.

Tous les seigneurs, sous Henri III, voulurent devenir indépendants et puissants : ils troublèrent tout ; mais les seigneurs allemands étaient ce que les seigneurs français voulaient être.

1606. L’archiduc Mathias traite avec les Turcs, mais sans effet. Tant de traités avec les Turcs, avec les Hongrois, avec les Transylvains, ne sont que de nouvelles semences de troubles. Les Transylvains, après la mort de Botskai, élisent Sigismond Racoczi pour vayvode, malgré les traités faits avec l’empereur, et l’empereur le souffre.

1607-1608. Rodolphe, qui achetait si chèrement la paix chez lui, négocie pour l’établir enfin dans les Pays-Bas ; on ne pouvait l’avoir qu’aux dépens de la branche d’Autriche espagnole, comme il l’avait à ses dépens en Hongrie. La fameuse union d’Utrecht, de 1579, était trop puissante pour céder. Il fallait reconnaître les États-Généraux des sept provinces unies libres et indépendants. C’était principalement de l’Espagne que les sept provinces exigeaient cette reconnaissance authentique. Rodolphe leur écrit : « Vous êtes des États mouvants de l’empire ; votre constitution ne peut changer sans le consentement de l’empereur, votre chef. » Les États-Généraux ne firent pas seulement de réponse à cette lettre. Ils continuent à traiter avec l’Espagne, qui reconnut enfin, en 1609, leur indépendance.

Cependant cette philosophie tranquille et indifférente de Rodolphe, plus convenable à un homme privé qu’à un empereur, enhardit enfin l’ambition de l’archiduc Mathias, son frère ; il songe à ne lui laisser que le titre d’empereur, et à se faire souverain de la Hongrie, de l’Autriche, de la Bohême, dont Rodolphe négligeait le gouvernement, La Hongrie était envahie presque tout entière par les Turcs, et déchirée par ses factions ; l’Autriche, exposée ; la Bohême, mécontente. L’inconstant Battori, par une nouvelle vicissitude de sa fortune, venait encore d’être rétabli en Transylvanie par les suffrages de la nation et par la protection du sultan. Mathias négociait avec Battori, avec les Turcs, avec les mécontents de la Hongrie. Les états d’Autriche lui avaient fourni beaucoup d’argent. Il était à la tête d’une armée ; il prenait sur lui tous les soins, et voulait en recueillir le fruit.

L’empereur, retiré dans Prague, apprend les desseins de son frère, il craint pour sa sûreté, Il ordonne quelques levées à la hâte. Mathias, son frère, lève le masque, il marche vers Prague. Les protestants de la Bohême prennent ce temps de crise pour demander de nouveaux priviléges à Rodolphe, qu’ils menacent d’abandonner. Ils obtiennent que le clergé catholique ne se mêlera plus des affaires civiles, qu’il ne fera aucune acquisition de terres sans le consentement des états, que les protestants seront admis à toutes les charges. Cette condescendance de l’empereur irrite les catholiques ; il se voit réduit à recevoir la loi de son frère.

Il lui cède, le 11 mai, la Hongrie, l’Autriche, la Moravie ; il se réserve seulement, dans ce triste accord, l’usufruit de la Bohême et la suzeraineté de la Silésie. Il se dépouillait de ce qu’il avait gouverné avec faiblesse, et qu’il ne pouvait plus garder. Son frère n’acquérait d’abord en effet que de nouveaux embarras. Il avait à se concilier les protestants de l’Autriche, qui demandaient, les armes à la main, à leur nouveau maître l’exercice libre de leur religion, et auxquels il fallut l’accorder, du moins hors des villes. Il avait à ménager les Hongrois, qui ne voulaient pas qu’aucun Allemand eût chez eux de charge publique. Mathias fut obligé d’ôter aux Allemands leurs emplois en Hongrie. Voilà comme il tâchait de s’affermir pour être en état de résister enfin à la puissance ottomane.

1609. Plus la religion protestante gagnait de terrain dans les domaines autrichiens, plus elle devenait puissante en Allemagne. La succession de Clèves et de Juliers mit aux mains les deux partis, qui s’étaient longtemps ménagés depuis la paix de Passau. Elle fit renaître une ligue protestante plus dangereuse que celle de Smalcalde, et produisit une ligue catholique. Ces deux factions furent prêtes de ruiner l’empire.

Les maisons de Brandebourg, de Neufbourg, de Deux-Ponts, de Saxe, et enfin Charles d’Autriche, marquis de Burgau, se disputaient l’héritage de Jean-Guillaume, dernier duc de Clèves, Berg, et Juliers, mort sans enfants.

L’empereur crut mettre la paix entre les prétendants, en séquestrant les États que l’on disputait. Il envoie l’archiduc Léopold, son cousin, prendre possession du duché de Clèves ; mais d’abord l’électeur de Brandebourg, Jean-Sigismond, s’accorde avec le duc de Neubourg, son compétiteur, pour s’y opposer. L’affaire devient bientôt une querelle des princes protestants avec la maison d’Autriche. Les princes de Brandebourg et de Neubourg, déjà en possession, et unis par le danger en attendant que l’intérêt les divisât, soutenus de l’électeur palatin Frédéric IV, implorent le secours de Henri IV, roi de France.

Alors se formèrent les deux ligues opposées : la protestante, qui soutenait les maisons de Brandebourg et de Neubourg ; la catholique, qui prenait le parti de la maison d’Autriche. L’électeur palatin, Frédéric IV, quoique calviniste, était à la tête de tous les confédérés de la confession d’Augsbourg : c’était le duc de Virtemberg, le landgrave de Hesse-Cassel, le margrave d’Anspach, le margrave de Bade-Dourlach, le prince d’Anhalt, plusieurs villes impériales. Ce parti prit le nom d’union évangélique.

Les chefs de la ligue catholique opposée étaient Maximilien, duc de Bavière, les électeurs catholiques, et tous les princes de cette communion. L’électeur de Saxe même se mit dans ce parti, tout luthérien qu’il était, dans l’espérance de l’investiture des duchés de Clèves et de Juliers. Le landgrave de Hesse-Darmstadt, protestant, était aussi de la ligue catholique. Il n’y avait aucune raison qui pût faire de cette querelle une querelle de religion ; mais les deux partis se servaient de ce nom pour animer les peuples. La ligue catholique mit le pape Paul V et le roi d’Espagne Philippe III dans son parti. L’union évangélique mit Henri IV dans le sien. Mais le pape et le roi d’Espagne ne donnaient que leur nom, et Henri IV allait marcher en Allemagne à la tête d’une armée disciplinée et victorieuse, avec laquelle il avait déjà détruit une ligue catholique.

1610. Ces mots de ralliement catholique, évangélique, ce nom du pape, dans une querelle toute profane, furent la véritable et unique cause de l’assassinat du grand Henri IV, tué, comme on sait, le 14 mai, au milieu de Paris, par un fanatique imbécile et furieux[11]. On ne peut en douter ; l’interrogatoire de Ravaillac, ci-devant moine, porte qu’il assassina Henri IV parce qu’on disait partout « qu’il allait faire la guerre au pape, et que c’était la faire à Dieu ».

Les grands desseins de Henri IV périrent avec lui. Cependant il resta encore quelque ressort de cette grande machine qu’il avait mise en mouvement. La ligue protestante ne fut pas détruite. Quelques troupes françaises, sous le commandement du maréchal de La Châtre, soutinrent le parti de Brandebourg et de Neubourg.

En vain l’empereur adjuge Clèves et Juliers, par provision, à l’électeur de Saxe, à condition qu’il prouvera son droit ; le maréchal de La Châtre n’en prend pas moins Juliers, et n’en chasse pas moins les troupes de l’archiduc Léopold. Juliers reste en commun, pour quelque temps, à Brandebourg et à Neubourg.

1611. L’extrême confusion où était alors l’Allemagne montre ce que Henri IV aurait fait s’il eût vécu. Rodolphe philosophait et s’occupait à fixer le mercure, dans Prague. L’archiduc Léopold, chassé de Juliers avec son armée mal payée, va en Bohême la faire subsister de pillage. Il y usurpe toute l’autorité de l’empereur, qui se voit dépouillé de tous côtés par les princes de son sang. Mathias, qui avait déjà forcé son frère à lui céder tant d’États, ne veut pas qu’un autre que lui dépouille le chef de sa maison. Il vient à Prague avec des troupes, et y force son frère à prier les états de le couronner par excès d’affection fraternelle.

Mathias est sacré roi de Bohême le 21 mai ; il ne reste à Rodolphe que le titre de roi, aussi vain pour lui que celui d’empereur.

1612. Rodolphe meurt le 20 janvier, à compter selon le nouveau calendrier. Il n’avait jamais voulu se marier. Sa maison, dont on avait tant craint la vaste puissance, n’eut presque aucune considération de son temps en Europe, depuis le commencement du xviie siècle. Sa nonchalance et la faiblesse de Philippe III en Espagne en furent la cause. Rodolphe avait perdu ses États, et conservé de l’argent comptant. On prétend qu’on trouva dans son épargne quatorze millions d’écus. Cela découvre une âme petite. Avec ces quatorze millions et du courage, il eût pu reprendre Bude sur les Turcs, et rendre l’empire respectable ; mais son caractère le fit vivre en homme privé sur le trône, et il fut plus heureux que ceux qui le dépouillèrent et le méprisèrent.


  1. En 1584, dit Voltaire, tome XII, page 471.
  2. Jaureguy.
  3. Voyez tome XII, pages 472-73.
  4. George Serin ou Zrini, fils de Nicolas, qui est cité plus haut, année 1566, et aïeul de celui qui périt sous Léopold, en 1671. (Cl.)
  5. Voyez la note, pape 537.
  6. Le même que celui qui est cite plus haut, au commencement de 1570, comme prince de Transylvanie ; mort en 1571. Sa mère, la reine Isabelle, mourut en 1559, dix ans après le cardinal Martinusius. (Cl.)
  7. Voyez la note, page 537.
  8. Le droit d’aubaine est aboli en France : voyez la note de la page 181.
  9. Maximilien, investi de l’électorat palatin en 1623, comme on le voit plus bas. (Cl.).
  10. Voyez années 1532 et 1541.
  11. Voyez tome XII, page 559.