Annales de l’Empire/Édition Garnier/Henri V

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HENRI V,
dix-neuvième empereur.

Les seigneurs des grands fiefs commençaient alors à s’affermir dans le droit de souveraineté. Ils s’appelaient co-imperantes, se regardant comme des souverains dans leurs fiefs, et vassaux de l’empire, non de l’empereur. Ils recevaient à la vérité de lui les fiefs vacants ; mais la même autorité qui les leur donnait ne pouvait les leur ôter. C’est ainsi qu’en Pologne le roi confère les palatinats, et la république seule a le droit de destitution. En effet, on peut recevoir par grâce, mais on ne doit être dépossédé que par justice. Plusieurs vassaux de l’empire s’intitulaient déjà ducs et comtes par la grâce de Dieu.

Cette indépendance que les seigneurs s’assuraient, et que les empereurs voulaient réduire, contribua pour le moins, autant que les papes, au trouble de l’empire, et à la révolte des enfants contre leurs pères.

La force des grands s’accroissait de la faiblesse du trône. Ce gouvernement féodal était à peu près le même en France et en Aragon. Il n’y avait plus de royaume en Italie ; tous les seigneurs s’y cantonnaient : l’Europe était toute hérissée de châteaux et couverte de brigands ; la barbarie et l’ignorance régnaient. Les habitants des campagnes étaient dans la servitude, les bourgeois des villes méprisés et rançonnés, et, à quelques villes commerçantes près, en Italie, l’Europe n’était, d’un bout à l’autre, qu’un théâtre de misères.

La première chose que fait Henri V, dès qu’il s’est fait couronner, est de maintenir ce même droit des investitures, contre lequel il s’était élevé pour détrôner son père.

Le pape Pascal étant venu en France, va jusqu’à Châlons en Champagne pour conférer avec les princes et les évêques allemands, qui y viennent au nom de l’empereur.

Cette nombreuse ambassade refuse d’abord de faire la première visite au pape. Ils se rendent pourtant chez lui à la fin. Brunon, archevêque de Trêves, soutient le droit de l’empereur. Il était bien plus naturel qu’un archevêque réclamât contre ces investitures et ces hommages, dont les évêques se plaignaient tant ; mais l’intérêt particulier combat dans toutes les occasions l’intérêt général.

1107-1108-1109-1110. Ces quatre années ne sont guère employées qu’à des guerres contre la Hongrie et contre une partie de la Pologne ; guerres sans sujet, sans grand succès de part ni d’autre, qui finissent par la lassitude de tous les partis, et qui laissent les choses comme elles étaient.

1111-1112. L’empereur, à la fin de cette guerre, épouse la fille de Henri Ier, roi d’Angleterre, fils et second successeur de Guillaume le Conquérant. On prétend que sa femme eut pour dot une somme qui revient à environ neuf cent mille livres sterling. Cela composerait plus de cinq millions d’écus d’Allemagne d’aujourd’hui, et de vingt millions de France. Les historiens manquent tous d’exactitude sur ces faits ; et l’histoire de ces temps-là n’est que trop souvent un ramas d’exagérations.

Enfin l’empereur pense à l’Italie et à la couronne impériale ; et le pape Pascal II, pour l’inquiéter, renouvelle la querelle des investitures.

Henri V envoie à Rome des ambassadeurs, suivis d’une armée. Cependant il promet, par un écrit consente encore au Vatican, de renoncer aux investitures, de laisser aux papes tout ce que les empereurs leur ont donné, et, ce qui est assez étrange après de telles soumissions, il promet de ne tuer ni de mutiler le souverain pontife.

Pascal II, par le même acte, promet d’ordonner aux évêques d’abandonner à l’empereur tous leurs fiefs relevants de l’empire : par cet accord, les évêques perdaient beaucoup, le pape et l’empereur gagnaient.

Tous les évêques d’Italie et d’Allemagne qui étaient à Rome protestent contre cet accord ; Henri V, pour les apaiser, leur propose d’être fermiers des terres dont ils étaient auparavant en possession. Les évêques ne veulent point du tout être fermiers.

Henri V, lassé de toutes ces contestations, dit qu’il veut être couronné et sacré sans aucune condition. Tout cela se passait dans l’église de Saint-Pierre pendant la messe ; et à la fin de la messe l’empereur fait arrêter le pape par ses gardes.

Il se fait un soulèvement dans Rome en faveur du pape. L’empereur est obligé de se sauver ; il revient sur-le-champ avec des troupes, donne dans Rome un sanglant combat, tue beaucoup de Romains, et surtout de prêtres, et emmène le pape prisonnier avec quelques cardinaux.

Pascal fut plus doux en prison qu’à l’autel. Il fit tout ce que l’empereur voulut. Henri V, au bout de deux mois, reconduit à Rome le saint père à la tête de ses troupes. Le pape le couronne empereur le 13 avril, et lui donne en même temps la bulle par laquelle il lui confirme le droit des investitures. Il est remarquable qu’il ne lui donne, dans cette bulle, que le titre de dilection. Il l’est encore plus que l’empereur et le pape communièrent de la même hostie, et que le pape dit, en donnant la moitié de l’hostie à l’empereur : « Comme cette partie du sacrement est divisée de l’autre, que le premier de nous deux qui rompra la paix soit séparé du royaume de Jésus-Christ. »

Henri V achève cette comédie en demandant au pape la permission de faire enterrer son père en terre sainte, lui assurant qu’il est mort pénitent : et il retourne en Allemagne faire les obsèques de Henri IV, sans avoir affermi son pouvoir en Italie.

Pascal II ne trouva pas mauvais que les cardinaux et ses légats, dans tous les royaumes, désavouassent sa condescendance pour Henri V.

Il assemble un concile dans la basilique de Saint-Jean de Latran. Là, en présence de trois cents prélats, il demande pardon de sa faiblesse, offre de se démettre du pontificat, casse, annule tout ce qu’il a fait, et s’avilit lui-même pour relever l’Église.

1113. Il se peut que Pascal II et son concile n’eussent pas fait cette démarche s’ils n’eussent compté sur quelqu’une de ces révolutions qui ont toujours suivi le sacre des empereurs. En effet, il y avait des troubles en Allemagne au sujet du fisc impérial, autre source de guerres civiles.

1114. Lothaire, duc de Saxe, depuis empereur, est à la tête de la faction contre Henri V. Cet empereur, ayant à combattre les Saxons comme son père, est défendu comme lui par la maison de Souabe. Frédéric de Stauffen, duc de Souabe, père de l’empereur Barberousse, empêche Henri V de succomber.

1115. Les ennemis les plus dangereux de Henri V sont trois prêtres : le pape, en Italie ; l’archevêque de Mayence, qui bat quelquefois ses troupes ; et l’évêque de Vurtzbourg, Erlang, qui, envoyé par lui aux ligueurs, le trahit et se range de leur côté.

1116. Henri V, vainqueur, met l’évêque de Vurtzbourg, Erlang, au ban de l’empire. Les évêques de Vurtzbourg se prétendaient seigneurs directs de toute la Franconie, quoiqu’il y eût des ducs, et que ce duché même appartînt à la maison impériale.

Le duché de Franconie est donné à Conrad, neveu de Henri V. Il n’y a plus aujourd’hui de duc de cette grande province, non plus que de Souabe.

L’évêque Erlang se défend longtemps dans Vurtzbourg, dispute les remparts l’épée à la main, et s’échappe quand la ville est prise.

La fameuse comtesse Mathilde meurt, après avoir renouvelé la donation de tous ses biens à l’Église romaine.

1117. L’empereur Henri V, déshérité par sa cousine et excommunié par le pape, va en Italie se mettre en possession des terres de Mathilde, et se venger du pape. Il entre dans Rome, et le pape s’enfuit chez les nouveaux vassaux et les nouveaux protecteurs de l’Église, les princes normands.

Le premier couronnement de l’empereur paraissant équivoque, on en fait un second qui l’est bien davantage. Un archevêque de Brague en Portugal, Limousin de naissance, nommé Bourdin, s’avise de sacrer l’empereur.

1118. Henri, après cette cérémonie, va s’assurer de la Toscane. Pascal II revient à Rome avec une petite armée des princes normands. Il meurt, et l’armée s’en retourne après s’être fait payer.

Les cardinaux seuls élisent Gaiëtan[1], Gélase II. Censio, consul de Rome, marquis de Frangipani, dévoué à l’empereur, entre dans le conclave l’épée à la main, saisit le pape à la gorge, l’accable de coups, le fait prisonnier. Cette férocité brutale met Rome en combustion. Henri V va à Rome ; Gélase se retire en France ; l’empereur donne le pontificat à son Limousin Bourdin[2].

1119. Gélase étant mort au concile de Vienne[3] en Dauphiné, les cardinaux qui étaient à ce concile élisent, conjointement avec les évêques, et même avec des laïques romains qui s’y trouvaient. Gui de Bourgogne, archevêque de Vienne, fils d’un duc de Bourgogne, et du sang royal de France. Ce n’est pas le premier prince élu pape. Il prend le nom de Calixte II.

Louis le Gros, roi de France, se rend médiateur dans cette grande affaire des investitures entre l’empire et l’Église. On assemble un concile à Reims. L’archevêque de Mayence y arrive avec cinq cents gendarmes à cheval, et le comte de Troyes va le recevoir à une demi-lieue avec un pareil nombre.

L’empereur et le pape se rendent à Mouzon. On est prêt de s’accommoder, et, sur une dispute de mots, tout est plus brouillé que jamais. L’empereur quitte Mouzon, et le concile l’excommunie.

1120-1121. Comme il y avait dans ce concile plusieurs évêques allemands qui avaient excommunié l’empereur, les autres évêques d’Allemagne ne veulent plus que l’empereur donne les investitures.

1122. Enfin, dans une diète de Vorms, la paix de l’empire et de l’Église est faite. Il se trouve que dans cette longue querelle on ne s’était jamais entendu. Il ne s’agissait pas de savoir si les empereurs conféraient l’épiscopat, mais s’ils pouvaient investir de leurs fiefs impériaux des évêques canoniquement élus à leur recommandation. Il fut décidé que les investitures seraient dorénavant données par le sceptre, et non par un bâton recourbé et par un anneau[4]. Mais ce qui fut bien plus important, l’empereur renonça en termes exprès à nommer aux bénéfices ceux qu’il devait investir. Ego, Henricus, Dei gratia Romanorum imperator, concedo in omnibus ecclesiis fieri electionem et liberam consecrationem. Ce fut une brèche irréparable à l’autorité impériale.

1123. Troubles civils en Bohême, en Hongrie, en Alsace, en Hollande. Il n’y a, dans ce temps malheureux, que de la discorde dans l’Église, des guerres particulières entre tous les grands, et de la servitude dans les peuples.

1124. Voici la première fois que les affaires d’Angleterre se trouvent mêlées avec celles de l’empire. Le roi d’Angleterre Henri Ier, frère du duc de Normandie, a déjà des guerres avec la France au sujet de ce duché.

L’empereur lève des troupes, et s’avance vers le Rhin, On voit aussi que dès ce temps-là même tous les seigneurs allemands ne secondaient pas l’empereur dans de telles guerres. Plusieurs refusent de l’assister contre une puissance qui, par sa position, devait être naturellement la protectrice des seigneurs des grands fiefs allemands contre le dominateur suzerain, ainsi que les rois d’Angleterre s’unirent depuis avec les grands vassaux de la France.

1125. Les malheurs de l’Europe étaient au comble par une maladie contagieuse. Henri V en est attaqué, et meurt à Utrecht le 22 mai, avec la réputation d’un fils dénaturé, d’un hypocrite sans religion, d’un voisin inquiet, et d’un mauvais maître.


  1. Jean de Gaëte, ainsi nommé du lieu de sa naissance.
  2. Maurice Bourdin, anti-pape sous le nom de Grégoire VIII, mort en 1122.
  3. Non à Vienne, mais dans l’abbaye de Cluny.
  4. Voyez pages 291 et 297.