Annales de l’Empire/Édition Garnier/Frédéric II

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FRÉDÉRIC II,
vingt-sixième empereur.

Othon vaincu, abandonné de tout le monde, se retire à Brunsvick, où on le laisse en paix, parce qu’il n’est plus à craindre. Il n’est pas dépossédé, mais il est oublié. On dit qu’il devint dévot : ressource des malheureux, et passion des esprits faibles. Sa pénitence était, à ce qu’on prétend, de se faire fouler aux pieds par ses valets de cuisine, comme si les coups de pied d’un marmiton expiaient les fautes des princes. Mais doit-on croire ces inepties écrites par des moines ?

1215. Frédéric II, empereur[1] par la victoire de Bouvines, se fait partout reconnaître.

Pendant les troubles de l’Allemagne on a vu[2] que les Danois avaient conquis beaucoup de terres vers l’Elbe, au nord et à l’orient. Frédéric II commença par abandonner ces terres par un traité. Hambourg s’y trouvait comprise ; mais comme à la première occasion on revient contre un traité onéreux, il profite d’une petite guerre que le nouveau comte palatin du Rhin, frère d’Othon, faisait aux Danois, il reçoit Hambourg sous sa protection, il la rend ensuite : honteux commencement d’un règne illustre.

Second couronnement[3] de l’empereur à Aix-la-Chapelle. Il dépossède le comte palatin, et le palatinat retourne à la maison de Bavière-Vitelsbach.

Nouvelle croisade. L’empereur prend la croix : il fallait qu’il doutât encore de sa puissance, puisqu’il promet au pape Innocent III de ne point réunir Naples et Sicile à l’empire, et de les donner à son fils dès qu’il aura été sacré à Rome.

1216. Frédéric II reste en Allemagne avec sa croix, et a plus de desseins sur l’Italie que sur la Palestine. Il disait hautement que la vraie terre de promission était Naples et Sicile, et non pas les déserts et les cavernes de Judée. La croisade est en vain prêchée à tous les rois. Il n’y a cette fois qu’André II, roi des Hongrois, qui parte. Ce peuple, qui à peine était chrétien, prend la croix contre les musulmans, qu’on nomme infidèles.

1217. Les Allemands croisés n’en partent pas moins sous divers chefs par terre et par mer. La flotte des Pays-Bas, arrêtée par les vents contraires, fournit encore aux croisés l’occasion d’employer utilement leurs armes vers l’Espagne. Ils se joignent aux Portugais, et battent les Maures. On pouvait poursuivre cette victoire, et délivrer enfin l’Espagne entière : le pape Honorius III, successeur d’Innocent, ne veut pas le permettre. Les papes commandaient aux croisés comme aux milices de Dieu ; mais ils ne pouvaient que les envoyer en Orient. On ne gouverne les hommes que suivant leurs préjugés, et ces soldats des papes n’eussent point obéi ailleurs.

1218. Frédéric II avait grande raison de n’être point du voyage. Les villes d’Italie, et surtout Milan, refusaient de reconnaître un souverain qui, maître de l’Allemagne et de Naples, pouvait asservir toute l’Italie. Elles tenaient encore le parti d’Othon IV, qui vivait obscurément dans un coin de l’Allemagne. Le reconnaître pour empereur, c’était en effet être entièrement libres.

Othon meurt auprès de Brunsvick, et la Lombardie n’a plus de prétexte.

1219. Grande diète à Francfort, où Frédéric II fait élire roi des Romains son fils Henri, âgé de neuf ans, né de Constance d’Aragon. Toutes ces diètes se tenaient en plein champ, comme aujourd’hui[4] encore en Pologne.

L’empereur renonce au droit de la jouissance du mobilier des évêques défunts, et des revenus pendant la vacance. C’est ce qu’en France on appelle la régale. Il renonce au droit de juridiction dans les villes épiscopales où l’empereur se trouvera sans y tenir sa cour. Presque tous les premiers actes de ce prince sont des renonciations.

1220. Il va en Italie chercher cet empire que Frédéric Barberousse n’avait pu saisir. Milan d’abord lui ferme ses portes comme à un petit-fils de Barberousse, dont les Milanais détestaient la mémoire. Il souffre cet affront, et va se faire couronner à Rome. Honorius III exige d’abord que l’empereur lui confirme la possession où il est de plusieurs terres de la comtesse Mathilde, Frédéric y ajoute encore le territoire de Fondi. Le pape veut qu’il renouvelle le serment d’aller à la Terre Sainte, et l’empereur fait ce serment ; après quoi il est couronné avec toutes les cérémonies humbles ou humiliantes de ses prédécesseurs. Il signale encore son couronnement par des édits sanglants contre les hérétiques. Ce n’est pas qu’on en connût alors en Allemagne, où régnait l’ignorance avec le courage et le trouble : mais l’Inquisition venait d’être établie[5] à l’occasion des Albigeois, et l’empereur, pour plaire au pape, fit ces édits cruels par lesquels les enfants des hérétiques sont exclus de la succession de leurs pères.

Ces lois, confirmées par le pape, étaient visiblement dictées pour justifier le ravissement des biens ôtés par l’Église et par les armes à la maison de Toulouse dans la guerre des Albigeois. Les comtes de Toulouse avaient beaucoup de fiefs de l’empire, Frédéric voulait donc absolument complaire au pape. De telles lois n’étaient ni de son âge ni de son caractère. Auraient-elles été de son chancelier Pierre des Vignes, tant accusé d’avoir fait le prétendu livre des Trois Imposteurs, ou du moins d’avoir eu des sentiments que le titre du livre suppose ?

1221-1222-1223-1224. Dans ces années Frédéric II fait des choses plus dignes de mémoire. Il embellit Naples, il l’agrandit, il la fait la métropole du royaume, et elle devient bientôt la ville la plus peuplée de l’Italie. Il y avait encore beaucoup de Sarrasins en Sicile, et souvent ils prenaient les armes ; il les transporte à Lucera dans la Pouille. C’est ce qui donna à cette ville le nom de Lucera ou Nocera de’ pagani[6] : car on désignait du nom de païens les Sarrasins et les Turcs, soit excès d’ignorance, soit excès de haine ; et ces peuples, en voyant nos croix et nos images, nous appelaient idolâtres.

L’académie ou l’université de Naples est établie et florissante. On y enseigne les lois ; et peu à peu les lois lombardes cédèrent au droit romain.

Il paraît que le dessein de Frédéric II était de rester dans l’Italie. On s’attache au pays où l’on est né, et qu’on embellit : et ce pays était le plus beau de l’Europe. Il passe quinze ans sans aller en Allemagne. Pourquoi eût-il tant flatté les papes, tant ménagé les villes d’Italie, s’il n’avait conçu l’idée d’établir enfin à Rome le siége de l’empire ? N’était-ce pas le seul moyen de sortir de cette situation équivoque où étaient les empereurs ; situation devenue encore plus embarrassante depuis que l’empereur était à la fois roi de Naples et vassal du saint-siége, et depuis qu’il avait promis de séparer Naples et Sicile de l’empire ? Tout ce chaos eût été enfin débrouillé si l’empereur eût été le maître de l’Italie ; mais la destinée en ordonna autrement.

Il paraît aussi que le grand dessein du pape était de se débarrasser de Frédéric, et de l’envoyer dans la Terre Sainte. Pour y réussir, il lui avait fait épouser, après la mort de Constance d’Aragon, une des héritières prétendues du royaume de Jérusalem, perdu depuis longtemps. Jean de Brienne, qui prenait ce vain titre de roi de Jérusalem, fondé sur la prétention de sa mère, donna sa fille Jolanda ou Violanta à Frédéric, avec Jérusalem pour dot, c’est-à-dire avec presque rien : et Frédéric l’épousa, parce que le pape le voulait, et qu’elle était belle. Les rois de Sicile ont toujours pris le titre de rois de Jérusalem depuis ce temps-là. Frédéric ne s’empressait pas d’aller conquérir la dot de sa femme, qui ne consistait que dans des prétentions sur un peu de terrain maritime, resté encore aux chrétiens dans la Syrie.

1225. Pendant les années précédentes et dans les suivantes, le jeune Henri, fils de l’empereur, est toujours en Allemagne, Une grande révolution arrive en Danemark et dans toutes les provinces qui bordent la mer Baltique. Le roi danois Valdemar s’était emparé de ces provinces, où habitaient les Slaves occidentaux, les Vandales ; de Hambourg à Dantzick, et de Dantzick à Bevel, tout reconnaissait Valdemar.

Un comte de Schverin, dans le Mecklenbourg, devenu vassal de ce roi, forme le dessein d’enlever Valdemar et le prince héréditaire son fils. Il l’exécute dans une partie de chasse, le 23 mai 1223.

Le roi de Danemark, prisonnier, implore Honorius III. Ce pape ordonne au comte de Schverin, et aux autres seigneurs allemands, qui étaient de l’entreprise, de remettre en liberté le roi et son fils. Les papes prétendaient avoir donné la couronne de Danemark, comme celle de Hongrie, de Pologne, de Bohême. Les empereurs prétendaient aussi les avoir données. Les papes et les césars, qui n’étaient pas maîtres dans Rome, se disputaient toujours le droit de faire des rois au bout de l’Europe. On n’eut aucun égard aux ordres d’Honorius. Les chevaliers de l’ordre teutonique se joignent à l’évêque de Riga en Livonie, et se rendent maîtres d’une partie des côtes de la mer Baltique.

Lubeck, Hambourg, reprennent leur liberté et leurs droits. Valdemar et son fils, dépouillés de presque tout ce qu’ils avaient dans ces pays, ne sont mis en liberté qu’en payant une grosse rançon.

On voit ici une nouvelle puissance s’établir insensiblement : c’est cet ordre teutonique ; il a déjà un grand-maître ; il a des fiefs en Allemagne, et il conquiert des terres vers la mer Baltique.

1226. Ce grand maître. de l’ordre teutonique sollicite en Allemagne de nouveaux secours pour la Palestine. Le pape Honorius presse en Italie l’empereur d’en sortir au plus vite, et d’aller accomplir son vœu en Syrie. Il faut observer qu’alors il y avait une trêve de neuf ans entre le sultan d’Égypte et les croisés. Frédéric II n’avait donc point de vœu à remplir. Il promet d’entretenir des chevaliers en Palestine, et n’est point excommunié. Il devait s’établir en Lombardie, et ensuite à Rome, plutôt qu’à Jérusalem. Les villes lombardes avaient eu le temps de s’associer ; on leur donnait le titre de villes confédérées. Milan et Bologne étaient à la tête ; on ne les regardait plus comme sujettes, mais comme vassales de l’empire. Frédéric II voulait au moins les attacher à lui ; et cela était difficile. Il indique une diète à Crémone, et y appelle tous les seigneurs italiens et allemands.

Le pape, qui craint que l’empereur ne prenne trop d’autorité dans cette diète, lui suscite des affaires à Naples. Il nomme à cinq évêchés vacants dans ce royaume sans consulter Frédéric ; il empêche plusieurs villes, plusieurs seigneurs, de venir à l’assemblée de Crémone ; il soutient les droits des villes associées, et se rend le défenseur de la liberté italique.

1227. Beau triomphe du pape Honorius III. L’empereur, ayant mis Milan au ban de l’empire, ayant transféré à Naples l’université de Bologne, prend le pape pour juge. Toutes les villes se soumettent à sa décision. Le pape, arbitre entre l’empereur et l’Italie, donne son arrêt : « Nous ordonnons, dit-il, que l’empereur oublie son ressentiment contre toutes les villes ; et nous ordonnons que les villes fournissent et entretiennent quatre cents chevaliers pour le secours de la Terre Sainte pendant deux ans. » C’était parler dignement à la fois en souverain et en pontife.

Ayant ainsi jugé l’Italie et l’empereur, il juge Valdemar, roi de Danemark, qui avait fait serment de payer aux seigneurs allemands le reste de sa rançon, et de ne jamais reprendre ce qu’il avait cédé. Le pape le relève d’un serment fait en prison, et par force ; Valdemar rentre dans le Holstein, mais il est battu. Le seigneur de Lunebourg et de Brunsvick, son neveu, qui combat pour lui, est fait prisonnier. Il n’est élargi qu’en cédant quelques terres. Toutes ces expéditions sont toujours des guerres civiles. L’Allemagne alors est quelque temps tranquille.

1228. Honorius III étant mort, et Grégoire IX, frère d’Innocent III, lui ayant succédé, la politique du pontificat fut la même ; mais l’humeur du nouveau pontife fut plus altière ; il presse la croisade et le départ tant promis de Frédéric II ; il fallait envoyer ce prince à Jérusalem pour l’empêcher d’aller à Rome. L’esprit du temps faisait regarder le vœu de ce prince comme un devoir inviolable. Sur le premier délai de l’empereur, le pape l’excommunie. Frédéric dissimule encore son ressentiment ; il s’excuse, il prépare sa flotte, il exige de chaque fief de Naples et de Sicile huit onces d’or pour son voyage. Les ecclésiastiques même lui fournissent de l’argent, malgré la défense du pape. Enfin il s’embarque à Brindisi, mais sans avoir fait lever son excommunication.

1229. Que fait Grégoire IX pendant que l’empereur va vers la Terre Sainte ? il profite de la négligence de ce prince à se faire absoudre, ou plutôt du mépris qu’il a fait de l’excommunication, et il se ligue avec les Milanais et les autres villes confédérées pour lui ravir le royaume de Naples, dont on craignait tant l’incorporation avec l’empire.

Renaud, duc de Spolette et vicaire du royaume, prend au pape la marche d’Ancône. Alors le pape fait prêcher une croisade en Italie contre ce même Frédéric II qu’il avait envoyé à la croisade de la Terre Sainte.

Il envoie un ordre au patriarche titulaire de Jérusalem, qui résidait à Ptolémaïs, de ne point reconnaître l’empereur.

Frédéric, dissimulant encore, conclut avec le soudan d’Égypte Melecsala, que nous appelons Mélédin, maître de la Syrie, un traité par lequel il paraît que l’objet de la croisade est rempli. Le sultan lui cède Jérusalem, avec quelques petites villes maritimes dont les chrétiens étaient encore en possession ; mais c’est à condition qu’il ne résidera pas à Jérusalem, que les mosquées bâties dans les saints lieux subsisteront, qu’il y aura toujours un émir dans la ville. Frédéric passa pour s’être entendu avec le Soudan afin de tromper le pape. Il va à Jérusalem avec une très-petite escorte : il s’y couronne lui-même ; aucun prélat ne voulut couronner un excommunié. Il retourne bientôt au royaume de Naples, qui exigeait sa présence.

1230. Il trouve, dans le territoire de Capoue, son beau-père Jean de Brienne à la tête de la croisade papale.

Les croisés du pape, qu’on appelait guelfes, portaient le signe des deux clefs sur l’épaule. Les croisés de l’empereur, qu’on appelait gibelins[7], portaient la croix. Les clefs s’enfuirent devant la croix.

Tout était en combustion en Italie. On avait besoin de la paix ; on la fait le 23 juillet à San-Germano. L’empereur n’y gagne que l’absolution. Il consent que, désormais, les bénéfices se donnent par élection en Sicile ; qu’aucun clerc, dans ces deux royaumes, ne puisse être traduit devant un juge laïque ; que tous les biens ecclésiastiques soient exempts d’impôts ; et enfin il donne de l’argent au pape.

1231. Il paraît jusqu’ici que ce Frédéric II, qu’on a peint comme le plus dangereux des hommes, était le plus patient ; mais on prétend que son fils était déjà prêt à se révolter en Allemagne : et c’est ce qui rendait le père si facile en Italie.

1232-1233-1234. Il est clair que l’empereur ne restait si longtemps en Italie que dans le dessein d’y fonder un véritable empire romain. Maître de Naples et de Sicile, s’il eût pris sur la Lombardie l’autorité des Othons, il était le maître de Rome. C’est là son véritable crime aux yeux des papes ; et ces papes, qui le poursuivirent d’une manière violente, étaient toujours regardés d’une partie de l’Italie comme les soutiens de la nation. Le parti des guelfes était celui de la liberté. Il eût fallu, dans ces circonstances, à Frédéric, des trésors et une grande armée bien disciplinée, et toujours sur pied. C’est ce qu’il n’eut jamais. Othon IV, bien moins puissant que lui, avait eu contre le roi de France une armée de près de cent trente mille hommes ; mais il ne la soudoya pas, et c’était un effort passager de vassaux et d’alliés réunis pour un moment.

Frédéric pouvait faire marcher ses vassaux d’Allemagne en Italie. On prétend que le pape Grégoire IX prévint ce coup en soulevant le roi des Romains Henri contre son père, ainsi que Grégoire VII, Urbain II, et Pascal II, avaient armé les enfants de Henri IV[8].

Le roi des Romains met d’abord dans son parti plusieurs villes le long du Rhin et du Danube. Le duc d’Autriche se déclare en sa faveur. Milan, Bologne, et d’autres villes d’Italie, entrent dans ce parti contre l’empereur.

1235. Frédéric II retourne enfin en Allemagne après quinze ans d’absence. Le marquis de Rade défait les révoltés. Le jeune Henri vient se jeter aux genoux de son père à la grande diète de Mayence. C’est dans ces diètes célèbres, dans ces parlements de princes, présidés par les empereurs en personne, que se traitent toujours les plus importantes affaires de l’Europe avec la plus grande solennité. L’empereur, dans cette mémorable diète de Mayence, dépose son fils Henri, roi des Romains ; et, craignant le sort du faible Louis nommé le Débonnaire, et du courageux et trop facile Henri IV, il condamne son fils rebelle à une prison perpétuelle. Il assure, dans cette diète, le duché de Brunsvick à la maison guelfe, qui le possède encore. Il reçoit solennellement le droit canon, publié par Grégoire IX ; et il fait publier, pour la première fois, des décrets de l’empire en langue allemande, quoiqu’il n’aimât pas cette langue, et qu’il cultivât la romance[9], à laquelle succéda l’italienne.

1236. Il charge le roi de Bohême, le duc de Bavière, et quelques évêques ennemis du duc d’Autriche, de faire la guerre à ce duc, comme vassaux de l’empire, qui en soutiennent les droits contre des rebelles.

Il repasse en Lombardie, mais avec peu de troupes, et par conséquent n’y peut faire aucune expédition utile. Quelques villes, comme Vicence et Vérone, mises au pillage, le rendent plus odieux aux guelfes sans le rendre plus puissant.

1237. Il vient dans l’Autriche défendue par les Hongrois. Il la subjugue, et fonde une université à Vienne. Cependant les papes ont toujours prétendu qu’il n’appartenait qu’à eux d’ériger des universités ; sur quoi on leur a appliqué cet ancien mot d’une farce italienne : « Parce que tu sais lire et écrire, tu te crois plus savant que moi. »

Il confirme les priviléges de quelques villes impériales, comme de Ratisbonne et de Strasbourg ; fait reconnaître son fils Conrad roi des Romains, à la place de Henri ; et enfin, après ces succès en Allemagne, il se croit assez fort pour remplir son grand projet de subjuguer l’Italie. Il y revole, prend Mantoue, défait l’armée des confédérés.

Le pape, qui le voyait alors marcher à grands pas à l’exécution de son grand dessein, fait une diversion par les affaires ecclésiastiques ; et sous prétexte que l’empereur faisait juger par des cours laïques les crimes des clercs, il excite toute l’Église contre lui ; l’Église excite les peuples.

1238-1239. Frédéric II avait un bâtard nommé Entius, qu’il avait fait roi de Sardaigne ; autre prétexte pour le pontife, qui prétendait que la Sardaigne relevait du saint-siége.

Ce pape était toujours Grégoire IX. Les différents noms des papes ne changent jamais rien aux affaires ; c’est toujours la même querelle et le même esprit. Grégoire IX excommunie solennellement l’empereur deux fois pendant la semaine de la Passion. Ils écrivent violemment l’un contre l’autre. Le pape accuse l’empereur de soutenir que le monde a été trompé par trois imposteurs : Moïse, Jésus-Christ, et Mahomet. Frédéric appelle Grégoire antéchrist, Balaam, et prince des ténèbres[10]. Peut-être le peuple accusa faussement l’empereur, qui de son côté calomnia le pape. C’est de cette querelle que naquit ce préjugé, qui dure encore, que Frédéric composa ou fit composer en latin le livre des Trois Imposteurs[11] : on n’avait pas alors assez de science et de critique pour faire un tel ouvrage. Nous avons, depuis peu, quelques mauvaises brochures sur le même sujet ; mais personne n’a été assez sot pour les imputer à Frédéric II, ni à son chancelier des Vignes.

La patience de l’empereur était enfin poussée à bout, et il se croyait puissant. Les dominicains et les franciscains, milices spirituelles du pape, nouvellement établies, sont chassés de Naples et de Sicile. Les bénédictins du Mont-Cassin sont chassés aussi, et on n’en laisse que huit pour faire l’office. On défend, sous peine de mort, dans les deux royaumes, de recevoir des lettres du pape.

Tout cela anime davantage les factions des guelfes et des gibelins. Venise et Gênes s’unissent aux villes de Lombardie. L’empereur marche contre elles. Il est défait par les Milanais. C’est la troisième victoire signalée dans laquelle les Milanais soutiennent leur liberté contre les empereurs[12].

1240. Il n’y a plus alors à négocier, comme l’empereur avait toujours fait. Il augmente ses troupes, et marche à Rome, où il y avait un grand parti de gibelins.

Grégoire IX fait exposer les têtes de saint Pierre et de saint Paul. Où les avait-on prises ? Il harangue le peuple en leur nom, échauffe tous les esprits, et profite de ce moment d’enthousiasme pour faire une croisade contre Frédéric.

Ce prince, ne pouvant entrer dans Rome, va ravager le Bénéventin. Tel était le pouvoir des papes dans l’Europe, et le seul nom de croisade était devenu si sacré que le pape obtient le vingtième des revenus ecclésiastiques en France, et le cinquième en Angleterre, pour sa croisade contre l’empereur.

Il offre, par ses légats, la couronne impériale à Robert d’Artois, frère de saint Louis. Il est dit dans sa lettre au roi et au baronnage de France : « Nous avons condamné Frédéric, soi-disant empereur, et lui avons ôté l’empire. Nous avons élu en sa place le prince Robert, frère du roi : nous le soutiendrons de toutes nos forces, et par toutes sortes de moyens. »

Cette offre indiscrète fut refusée. Quelques historiens disent, en citant mal Matthieu Pâris[13], que les barons de France répondirent qu’il suffisait à Robert d’Artois d’être frère d’un roi qui était au-dessus de l’empereur. Ils prétendent même que les ambassadeurs de saint Louis auprès de Frédéric lui dirent la même chose dans les mêmes termes. Il n’est nullement vraisemblable qu’on ait répondu une grossièreté si indécente, si peu fondée, et si inutile.

La réponse des barons de France, que Matthieu Paris rapporte, n’a pas plus de vraisemblance. Les premiers de ces barons étaient tous les évêques du royaume ; or il est bien difficile que tous les barons et tous les évêques du temps de saint Louis aient répondu au pape : Tantum religionis in papa non invenimus. Imo qui eum debuit promovisse, et Deo militantem protexisse, eum conatus est absentem confundere et nequiter supplantare. « Nous ne trouvons pas tant de religion dans le pape que dans Frédéric II ; dans ce pape qui devait secourir un empereur combattant pour Dieu, et qui profite de son absence pour l’opprimer et le supplanter méchamment. »

Pour peu qu’un lecteur ait de bon sens, il verra bien qu’une nation en corps ne peut faire une réponse insultante au pape qui offre l’empire à cette nation. Comment les évêques auraient-ils écrit au pape que l’incrédule Frédéric II avait plus de religion que lui ? Que ce trait apprenne à se défier des historiens qui érigent leurs propres idées en monuments publics.

1241. Dans ce temps, les peuples de la grande Tartarie menaçaient le reste du monde. Ce vaste réservoir d’hommes grossiers et belliqueux avait vomi ses inondations sur presque tout notre hémisphère dès le ve siècle de l’ère chrétienne. Une partie de ces conquérants venait d’enlever la Palestine au Soudan d’Égypte, et au peu de chrétiens qui restaient encore dans cette contrée. Des hordes plus considérables de Tartares sous Batou-kan, petit-fils de Gengis-kan, avaient été jusqu’en Pologne et jusqu’en Hongrie.

Les Hongrois, mêlés avec les Huns, anciens compatriotes de ces Tartares, venaient d’être vaincus par ces nouveaux brigands. Ce torrent s’était répandu en Dalmatie, et portait ainsi ses ravages de Pékin aux frontières de l’Allemagne. Était-ce là le temps pour un pape d’excommunier l’empereur, et d’assembler un concile pour le déposer ?

Grégoire IX indique ce concile. On ne conçoit pas comment il peut proposer à l’empereur de faire une cession entière de l’empire et de tous ses États au saint-siége pour tout concilier. Le pape fait pourtant cette proposition. Quel était l’esprit du siècle où l’on pouvait proposer de pareilles choses !

1242. L’orient de l’Allemagne est délivré des Tartares, qui s’en retournent comme des bêtes féroces après avoir saisi quelque proie.

Grégoire IX et son successeur Célestin IV étant morts presque dans la même année[14], et le saint-siége ayant vaqué longtemps, il est surprenant que l’empereur presse les Romains de faire un pape, et même à main armée[15]. Il paraît qu’il était de son intérêt que la chaire de ses ennemis ne fût pas remplie ; mais le fond de la politique de ces temps-là est bien peu connu. Ce qui est certain, c’est qu’il fallait que Frédéric II fût un prince sage, puisque, dans ces temps de troubles, l’Allemagne et son royaume de Naples et Sicile étaient tranquilles.

1243. Les cardinaux, assemblés à Anagni, élisent le cardinal Fiesque, Génois, de la maison des comtes de Lavagna, attaché à l’empereur. Ce prince dit : « Fiesque était mon ami ; le pape sera mon ennemi. »

1244. Fiesque, connu sous le nom d’Innocent IV, ne va pas jusqu’à demander que Frédéric II lui cède l’empire ; mais il veut la restitution de toutes les villes de l’État ecclésiastique et de la comtesse Mathilde, et demande à l’empereur l’hommage de Naples et de Sicile.

1245. Innocent IV, sur le refus de l’empereur, assemble à Lyon le concile indiqué par Grégoire IX ; c’est le treizième des conciles généraux.

On peut demander pourquoi ce concile se tint dans une ville impériale : cette ville était protégée par la France ; l’archevêque était prince ; et l’empereur n’avait plus dans ces provinces que le vain titre de seigneur suzerain.

Il n’y eut à ce concile général que cent quarante-quatre évêques ; mais il était décoré de la présence de plusieurs princes, et surtout de l’empereur de Constantinople, Baudouin de Courtenai, placé à la droite du pape. Ce monarque était venu demander des secours qu’il n’obtint point.

Frédéric ne négligea pas d’envoyer à ce concile, où il devait être accusé, des ambassadeurs pour le défendre. Innocent IV prononça contre lui deux longues harangues dans les deux premières sessions. Un moine de l’ordre de Cîteaux, évêque de Carinola, près du Garillan, chassé du royaume de Naples par Frédéric, l’accusa dans les formes.

Il n’y a aujourd’hui aucun tribunal réglé auquel les accusations intentées par ce moine fussent admises. L’empereur, dit-il, ne croit ni à Dieu ni aux saints ; mais qui l’avait dit à ce moine ? L’empereur a plusieurs épouses à la fois ; mais quelles étaient ces épouses ? Il a des correspondances avec le Soudan de Babylone ; mais pourquoi le roi titulaire de Jérusalem ne pouvait-il traiter avec son voisin ? Il pense, comme Averroès, que Jésus-Christ et Mahomet étaient des imposteurs ; mais où Averroès a-t-il écrit cela ? et comment prouver que l’empereur pense comme Averroès ? Il est hérétique ; mais quelle est son hérésie ? et comment peut-il être hérétique sans être chrétien ?

Thadée Sessa, ambassadeur de Frédéric, répond au moine évêque qu’il en a menti ; que son maître est un fort bon chrétien, et qu’il ne tolère point la simonie. Il accusait assez par ces mots la cour de Rome.

L’ambassadeur d’Angleterre alla plus loin que celui de l’empereur. « Vous tirez, dit-il, par vos Italiens, plus de soixante mille marcs par an du royaume d’Angleterre ; vous taxez toutes nos églises ; vous excommuniez quiconque se plaint ; nous ne souffrirons pas plus longtemps de telles vexations. » Tout cela ne fit que hâter la sentence du pape. « Je dit Innocent IV, Frédéric convaincu de sacrilége et d’hérésie, excommunié, et déchu de l’empire. J’ordonne aux électeurs d’élire un autre empereur, et je me réserve la disposition du royaume de Sicile. »

Après avoir prononcé cet arrêt, il entonne un Te Deum, comme on fait aujourd’hui après une victoire.

L’empereur était à Turin, qui appartenait alors au marquis de Suze. Il se fait donner la couronne impériale (les empereurs la portaient toujours avec eux), et, la mettant sur sa tête : « Le pape, dit-il, ne me l’a pas encore ravie ; et avant qu’on me l’ôte, il y aura bien du sang répandu. » Il envoie à tous les princes chrétiens une lettre circulaire. « Je ne suis pas le premier, dit-il, que le clergé ait aussi indignement traité, et je ne serai pas le dernier. Vous en êtes la cause, en obéissant à ces hypocrites dont vous connaissez l’ambition effrénée. Combien ne découvririez-vous pas d’infamies à Rome, qui font frémir la nature, etc. ! »

1246. Le pape écrit au duc d’Autriche, chassé de ses États, aux ducs de Saxe, de Bavière, et de Brabant, aux archevêques de Cologne, de Trêves, et de Mayence, aux évêques de Strasbourg et de Spire, et leur ordonne d’élire pour empereur Henri, landgrave de Thuringe.

Les ducs refusent de se trouver à la diète indiquée à Vurtzbourg, et les évêques couronnent leur Thuringien, qu’on appelle le roi des prêtres.

Il y a ici deux choses importantes à remarquer : la première, qu’il est évident que les électeurs n’étaient pas au nombre de sept ; la seconde, que Conrad, fils de l’empereur, roi des Romains, était compris dans l’excommunication de son père, et déchu de tous ses droits comme un hérétique, selon la loi des papes et selon celle de son propre père, qu’il avait publiée quand il voulait plaire aux papes[16].

Conrad soutient la cause de son père et la sienne. Il donne bataille au roi des prêtres près de Francfort ; mais il a du désavantage.

Le landgrave de Thuringe, ou l’anti-empereur, meurt en assiégeant Ulm ; mais le schisme impérial ne finit pas.

C’est apparemment cette année que Frédéric II, n’ayant que trop d’ennemis, se réconcilia avec le duc d’Autriche, et que, pour se l’attacher, il lui donna, à lui et à ses descendants, le titre de roi, par un diplôme conservé à Vienne : ce diplôme est sans date. Il est bien étrange que les ducs d’Autriche n’en aient fait aucun usage. Il est vraisemblable que les princes de l’empire s’opposèrent à ce nouveau titre, donné par un empereur excommunié, que la moitié de l’Allemagne commençait à ne plus reconnaître.

1247. Innocent IV offre l’empire à plusieurs princes. Tous refusent une dignité si orageuse. Un Guillaume, comte de Hollande, l’accepte. C’était un jeune seigneur de vingt ans. La plus grande partie de l’Allemagne ne le reconnaît pas ; c’est le légat du pape qui le nomme empereur dans Cologne, et qui le fait chevalier.

1248. Deux partis se forment en Allemagne aussi violents que les guelfes et les gibelins en Italie : l’un tient pour Frédéric et son fils Conrad, l’autre pour le nouveau roi Guillaume ; c’était ce que les papes voulaient. Guillaume est couronné à Aix-la-Chapelle par l’archevêque de Cologne. Les fêtes de ce couronnement sont de tous côtés du sang répandu et des villes en cendres. 1249. L’empereur n’est plus en Italie que le chef d’un parti dans une guerre civile. Son fils Enzio, que nous nommons Entius, est battu par les Bolonais, tombe captif entre leurs mains, et son père ne peut pas même obtenir sa délivrance à prix d’argent.

Une autre aventure funeste trouble les derniers jours de Frédéric II, si pourtant cette aventure est telle qu’on la raconte. Son fameux chancelier Pierre des Vignes, ou plutôt de La Vigna, son conseil, son oracle, son ami, depuis plus de trente années, le restaurateur des lois en Italie, veut, dit-on, l’empoisonner, et par les mains de son médecin. Les historiens varient sur l’année de cet événement, et cette variété peut causer quelque soupçon. Est-il croyable que le premier des magistrats de l’Europe, vieillard vénérable, ait tramé un aussi abominable complot ? Et pourquoi ? pour plaire au pape son ennemi : où pouvait-il espérer une plus grande fortune ? quel meilleur poste le médecin pouvait-il avoir que celui de médecin de l’empereur ?

Il est certain que Pierre des Vignes eut les yeux crevés ; ce n’est pas là le supplice de l’empoisonneur de son maître. Plusieurs auteurs italiens prétendent qu’une intrigue de cour fut la cause de sa disgrâce, et porta Frédéric II à cette cruauté : ce qui est bien plus vraisemblable.

1250. Cependant Frédéric fait encore un effort dans la Lombardie ; il fait même passer les Alpes à quelques troupes, et donne l’alarme au pape, qui était toujours dans Lyon sous la protection de saint Louis : car ce roi de France, en blâmant les excès du pape, respectait sa personne et le concile.

Cette expédition est la dernière de Frédéric.

Il meurt le 17 décembre[17]. Quelques-uns croient qu’il eut des remords du traitement qu’il avait fait à Pierre des Vignes ; mais, par son testament, il paraît qu’il ne se repent de rien. Sa vie et sa mort sont une époque importante dans l’histoire. Ce fut de tous les empereurs celui qui chercha le plus à établir l’empire en Italie, et qui y réussit le moins, ayant tout ce qu’il fallait pour y réussir.

Les papes, qui ne voulaient point de maîtres, et les villes de Lombardie, qui défendirent si souvent la liberté contre un maître, empêchèrent qu’il n’y eût en effet un empereur romain.

La Sicile, et surtout Naples, furent ses royaumes favoris. Il augmenta et embellit Naples et Capoue, bâtit Alitea, MonteLeone, Flagelle, Dondona, Aquila, et plusieurs autres villes, fonda des universités, et cultiva les beaux-arts dans ces climats où ces fruits semblent venir d’eux-mêmes ; c’était encore une raison qui lui rendait cette patrie plus chère ; il en fut le législateur. Malgré son esprit, son courage, son application, et ses travaux, il fut très malheureux ; et sa mort produisit de plus grands malheurs encore.


  1. L’Art de vérifier les dates fait remonter le commencement de son règne ainsi que celui d’Othon IV, à 1198 ; et ceci s’accorde avec ce que dit Voltaire dans le premier alinéa du règne de Philippe, vingt-quatrième empereur. Au reste, Frédéric II ne jouit de tout son pouvoir qu’après la fameuse journée du 27 juillet 1214.
  2. Années 1187 et 1203.
  3. Le 25 juillet 1215 : le premier avait eu lieu en décembre 1212 ; et voilà pourquoi cette année est citée comme la première de son règne, dans le numéro 26 du Catalogue des empereurs. (Cl.)
  4. Année 1753.
  5. Voyez tome XI, page 495.
  6. Lucera et Nocera de’ Pagani sont deux villes : l’une se trouve au nord-est de Naples, dans la Capitanate, et l’autre au sud, dans la principauté Citérieure. Mais toutes deux reçurent des Sarrasins. (G. A.)
  7. Voyez 1089 et 1138.
  8. Voyez le règne de ce prince, années 1056-1106 ; et surtout 1090.
  9. Voltaire écrit toujours langue romance au lieu de langue romane.
  10. La fin de cet alinéa est de 1772. (B.)
  11. Voyez tome X, page 402, une note sur l’Êpître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs (année 1769) ; et tome XI, page 430.
  12. Voyez 1161 et 1176.
  13. Auteur de la Chronica major, traduite en français par M. Huillard-Bréholles, 1840-1841.
  14. Ces deux pontifes moururent en 1241 : le premier, au mois d’auguste ; le second, en novembre. (Cl.)
  15. C’est lui, au contraire, qui y fut contraint. Des plaintes s’élevaient de toutes parts. (G. A.)
  16. Voyez année 1220.
  17. Voltaire, dans le Catalogue des empereurs, cite le 13 ; et cette date est conforme à celle que donnent le Moreri de 1759 et l’édition de 1818 de l’Art de vérifier les dates ; mais la Biographie universelle mentionne le 4, date donnée par l’édition de 1783 de l’Art de vérifier les dates. (Cl.)