Veuve Duchesne (p. 40-47).


IXme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher, ſon Ami,
à Londres.


Depuis ma dernière Lettre, mon cher William, les choſes ont bien changé de face ! Tu me crois ſans doute l’époux de Fanny Ridge. Il n’en eſt & n’en ſera jamais rien. Te voilà bien ſurpris : la ſuite augmentera ſûrement ton étonnement. Pour ſatisfaire pleinement ta curioſité, il faut que je reprenne les choſes de plus haut. C’eſt à l’Opéra, comme tu fais, que je ſuis tombé amoureux de Fanny. Il eſt vrai qu’elle eſt extrêmement jolie. Par le moyen de ma bonne Couſine, il ne m’a pas été difficile d’avoir accès dans la maiſon de Mylord Ridge. Bientôt j’y fus aſſez familier pour connoître à fond le caractère des habitans. Celui de Fanny ne me parut pas très-bon. Cependant les charmes de ſa perſonne m’attachoient tous les jours de plus en plus, l’extrême bonté de Mylord l’avoit rendu l’eſclave ſoumis de l’impérieuſe Lady. Je vis donc que c’étoit à cette dernière à qui je devois faire ma cour. Mes aſſiduités ne lui déplurent pas. Mylady Harris s’apperçut de mon amour : elle m’en parla. Je convins qu’elle avoit deviné. Ainſi que moi, elle avoit remarqué les défauts de Miſs Ridge ; mais tu connois ſon amitié pour moi ; jamais elle n’a déſapprouvé ma conduite. Elle eut même la complaiſance de faire à Mylady Ridge l’aveu de mes ſentimens pour ſa fille, & du déſir que j’avois de pouvoir obtenir ſa main. — Ils ſont bien jeunes tous deux, répondit-elle ; cependant j’accepte avec joie les propoſitions que vous me faites, & ſi vous y conſentez l’un & l’autre, nous remettrons le mariage à cet été. Vous paſſez cette ſaiſon pour l’ordinaire à Rocheſter ; j’ai une terre voiſine de ce lieu, & ce ſera là où on célébrera l’Hymen de nos Enfans. La tendreſſe que vous marquez à Mylord Clarck, m’engage à le nommer ainſi. — Oh ! vous avez bien raiſon, ma chère Mylady. Je chéris mon Couſin comme s’il étoit mon Fils, & il en a les ſentimens. Je vous jure que je ſouhaite ſon bonheur avec la plus vive ardeur. Cette converſation, que ma reſpectable Parente me rendit, me combla de joie. J’aimois véritablement Miſs Fanny, & elle m’avoit dit que je ne lui étois point indifférent. La frivolité de ton eſprit ne me permit pas de te faire part alors de mon projet d’établiſſement. Ce fut à mon arrivée ici que je t’écrivis que j’étois à la veille de me marier : cependant l’inſtant n’en étoit point encore fixé. Un jour que Mylord Ridge & ſa fille avoient dîné chez ma Couſine, elle propoſa d’aller à l’iſſue du dîner faire une viſite à une de ſes Amies, femme très-aimable, & que nous ne ſerions pas fâchés de connoître. En traverſant une rue, Mylady s’écria, à la vue d’une très-belle maiſon : — Ah ! voilà la maiſon de ma chère Hemlock. Voulez-vous permettre que j’y entre un inſtant ? C’eſt une Maîtreſſe de penſion. Mais elle eſt du meilleur ton poſſible. Tout en diſant cela, elle fit arrêter. Mylord & Fanny voulurent auſſi entrer ; effectivement cette femme a la plus honnête tenue : elle s’étoit fait accompagner par une des Grâces. Non ! jamais je ne vis rien d’auſſi joli. J’avois le plus grand plaiſir à la contempler. Fanny qui s’en apperçut, eut une attention particulière à m’occuper. Elle ne ceſſoit de me parler : la politeſſe exigeoit des réponſes, & l’on ſe leva pour ſortir avant que j’euſſe pu adreſſer un ſeul mot à la belle Élève de Madame Hemlock. Mais, mon cher William, ſon image s’eſt profondément gravée dans mon cœur. Après la viſite que Mylady Harris déſiroit faire, nous nous rendîmes à Raimbow, terre de Mylord Ridge, qui n’eſt qu’à ſix milles de Rocheſter. Mylady étoit au Jardin ; nous fûmes la joindre. Mylord donnoit le bras à ma Couſine, & j’avois celui de Fanny. — Je ne conçois pas dit-elle, comment Mylady Harris peut trouver jolie la jeune perſonne que nous avons vue à cette Penſion : elle n’eſt point mal, mais ce n’eſt pas une de ces figures qui frappent. Craignant de laiſſer deviner l’impreſſion qu’elle m’avoit faite, je ne répondis rien. Fanny continua : — Vous ne devineriez jamais, Mylord, quelle eſt cette fille. — Je penſe, dis-je, que vous n’en êtes pas plus inſtruite. — Eh bien ! vous penſez mal. — N’eſt-ce pas la première fois que vous la voyez ? — Je ne me rappelle pas de l’avoir jamais vue avant aujourd’hui, & pourtant je ſais qui elle eſt, & je ſuis ſûre de ne pas m’être trompée. Ne trouvez-vous pas qu’elle reſſemble à mon Père ? — Ah ! Mylord…… oui vraiment, & beaucoup. — Cela n’eſt pas extraordinaire, c’eſt ſa Fille. — Comment dites-vous, Miſs ? — Eh oui, c’eſt ma Sœur. — Vous avez donc une Sœur ? — Sans doute ; puiſque mon Père a deux Filles. Alors elle me dit que Mylady ſa Mère avoit pour la plus jeune de ſes Filles une haine invincible, que dès l’âge le plus tendre, elle l’avoit miſe dans une Penſion qui n’étoit connue que d’elle ſeule ; que vainement Mylord avoit preſſé pluſieurs fois ſa Femme de lui dire où étoit Émilie, que jamais elle n’avoit voulu conſentir qu’il la viſitat. — Ma Mère eſt la maîtreſſe, ajouta-t-elle, & je trouve qu’elle a bien raiſon de ne pas aimer cette petite perſonne ; je l’ai reconnue à ſa reſſemblance avec Mylord, & je me ſuis ſouvenue d’avoir lu au bas d’une Lettre que Mylady venoit de recevoir, le nom de Miſtreſs Hemlock. Toutes ces conjectures raſſemblées forment une certitude. Nous arrivâmes en ce moment dans une allée détournée où Mylady étoit en grande conférence avec un Monſieur, dont la figure eſt, ſans contredit, la plus ridicule qu’on puiſſe jamais voir.

Au bout d’une heure, ma Couſine remonta en voiture, & nous revînmes à Rocheſter. Pendant le chemin, je fus très-penſif. Mylady inquiète de mon ſilence, s’informa des raiſons qui le cauſoient. — Avez-vous eu une petite querelle avec Fanny ? Vous êtes bien loin, ma chère Couſine, de deviner le ſujet de mes réflexions. Ne puis-je donc le ſavoir ? Je ſuis votre Amie, Clarck, vous n’en pouvez douter ſans ingratitude. — Rendez plus de juſtice à ma reconnoiſſance, Mylady. Je connois votre cœur ; mon ſecret va vous être découvert. Cette jolie Penſionnaire de Miſtreſs Hemlock… — Eh bien ! qu’a-t-elle de commun avec vous ? — Chère Couſine, vous ne devinez pas que c’eſt elle qui m’occupe. — Quoi ! vous l’aimez ? — Hélas ! oui. — Quelle folie ! une perſonne que vous ne connoiſſez pas ! Je crus qu’il étoit néceſſaire de lui rendre la converſation que j’avois eue avec Fanny. — Je vous l’ai toujours dit, que votre Fanny avoit un mauvais cœur. Approuver la conduite affreuſe de Mylady Ridge ! dire du mal de cette belle Fille ! Vous avez raiſon, mon Enfant ! Il faut la préférer à ſa Sœur ; ſon ſort m’intéreſſe. Je l’aime bien mieux que l’Aînée. Elle a la figure douce, modeſte.

Cette femme charmante eut la bonté de me promettre d’aller le lendemain chez Miſtreſs Hemlock ; une légère incommodité la retint ſix jours dans ſa chambre. Le ſeptiéme elle céda à mes inſtances & fut à la Penſion. Je n’eus pas la patience d’attendre ſon retour à la maiſon, je courus me poſter à un coin de rue peu éloignée de la demeure de Miſtreſs Hemlock, & quand ma Couſine paſſa pour s’en retourner chez elle, je fis arrêter ſon carroſſe & y montai. — Je n’ai pas grand’choſe à vous apprendre, mon Ami, on n’oſe accepter votre recherche. On craint la haine de la Mère & de la Sœur, Je n’ai pu découvrir ſi vous aviez plu, la modeſte Émilie eſt trop bien élevée pour avouer un penchant qui peut être déſapprouvé par ſes Parens ; mais comme un Amant eſt clairvoyant, dans quatre jours nous y irons enſemble : Êtes-vous content ? — Je baiſai avec tranſport la main de ma bonne Parente.

Dans deux jours donc je verrai ce que le Ciel a formé de plus parfait. Tu ris, tu te moques de mon enthouſiaſme. Sois donc indulgent pour tes Amis ; parce que tu te voues au célibat, voudrois-tu que tout le monde ſuivit ton exemple ? Donne-moi des nouvelles de Watteley, dis-lui que je ne l’oublie pas ; mais garde-toi de lui montrer ma Lettre. Il en plaiſanteroit avec Buckingham, celui-ci avec d’autres, & je deviendrois le ſujet d’une multitude de bons mots & de calembourgs. Adieu, mon Ami. Écris-moi plus ſouvent. Rappelle-toi que tu as promis à Mylady Harris de venir paſſer quelques jours ici. J’ai mon intérêt particulier pour te preſſer de tenir parole. Tout à toi.

Charles Clarck.

De Rocheſter, ce … 17