Veuve Duchesne (p. 58-60).


LXIXme LETTRE.

La même, à la même ;
à Londres.

Tout eſt perdu, ma Belle, nous avons été jouées par le miſérable Ravelin : j’ai été chaſſée honteuſement de la maiſon de Ridge. Je me ſuis vu forcée de gagner à pied une mauvaiſe Auberge à quelques milles de Raimbow, où je me trouve ſans un ſou. Nos bijoux ſont volés ainſi que tout l’argent que j’avois prêté au traître : la cérémonie du mariage s’eſt faite avant-hier ; les Époux ont paſſé la nuit enſemble, & la journée d’hier s’étoit écoulée agréablement. Les douze mille livres étoient dans l’appartement de Ravelin. Sur les cinq heures du ſoir, il s’eſt abſenté du ſalon où nous étions tous. Je travaillois dans un coin avec Miſtreſs Staal ; ſix heures arrivent, ſept, huit ; on demande où eſt allé Mylord Barwill ; un des Gens dit qu’il eſt dans les jardins avec ſon Valet-de-Chambre. Nous allons à ſa rencontre, vainement nous le cherchons par-tout ; nous revenons à la maiſon, lorſque Miſtreſs Staal accourt vers nous : Mylady, Mylady, s’écrie-t-elle, on nous a trompées, nous ſommes volées, déshonorées, que fais-je ? Mylord Barwill s’eſt enfui avec la dot de votre Fille. Nous courons à l’appartement de Ravelin, la caiſſe y étoit, mais vide ; on la briſe, il s’y trouve une Lettre pour Mylady : Voici le contenu de l’abominable écrit.


Lettre de Ravelin,
à Mylady Ridge.
Mylady,

Votre Fille eſt ma Femme dans toutes les règles, notre bien eſt commun ; j’uſe donc de mes droits en diſpoſant de ſa fortune. Je vais la placer avantageuſement pour moi ; en m’épouſant, Miſs Fanny n’a pas fait une trop bonne affaire, mais ce n’eſt pas ma faute. Si vous aviez ſuivi les conſeils de Mylord Ridge, vous n’auriez pas un ſujet éternel de repentir. Quoique vous me paroiſſiez peu diſpoſée à écouter des avis, je vais prendre la liberté de vous en donner un. Défaites-vous au plutôt de ma Parente Miſtreſs Goodneſs : c’eſt elle qui vouloit vous tromper. Douze mille livres lui ont paru valoir la peine de tenter tous les moyens poſſibles pour les poſſéder. Votre Fille étoit deſtinée à une priſon perpétuelle : je lui rends donc ſervice en découvrant les manœuvres de ma Parente, à qui il ne reſtera de ſon affreux projet que la honte & votre indignation. Je ſuis avec reſpect, Mylady, votre ſerviteur & gendre,

Ravelin.

La lecture faite de cette fatale Lettre, Staal ſe jette ſur moi & me frappe de toutes ſes forces ; les miennes ne lui cédèrent pas, & nous commençâmes un vigoureux combat, qui finit par la chute de Staal, qui ſe trouve avoir le bras caſſé. Je me ſauvai alors de la plus grande vîteſſe. J’ignore ce qu’eſt devenu le reſte des Acteurs. Ils m’ont paru pétrifiés ; pour moi je ſuis harraſſée & très-malade. Envoye-moi tout de ſuite quelqu’argent, que je quitte au plutôt cet affreux canton. Adieu, ma Belle, je ſuis accablée de ce coup imprévu, & je maudis à jamais tous les Ravelins poſſibles.

Sophie Goodness.

De … ce … 17