Veuve Duchesne (p. 17-19).


LVIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Londres.

Je ſuis inquiète de votre ſilence, ma chère Anna : par votre dernière Lettre vous ſembliez m’en annoncer une autre très-prochaine, & plus d’un mois s’eſt écoulé depuis ; ſerois-je donc encore menacée de perdre votre amitié ? Voilà de ces coups que mon pauvre cœur ne pourroit ſupporter ; ma deſtinée eſt, ſans doute, d’être éternellement malheureuſe.

Nous habitons Saint-Germain depuis quinze jours ; notre malade paroît s’y plaire beaucoup, quoique nous n’y voyons exactement perſonne. Mylady aſſure qu’elle n’a jamais été ſi contente ; les promenades fréquentes que nous faiſons dans la forêt, nous donnent beaucoup d’appétit ; promener, lire, travailler, voilà nos ſeules occupations ; & je vous jure, ma chère, que les journées ſe paſſent ſans ennui d’aucun côté. Nous avons déjà été viſités par Madame & Mademoiſelle Dubois ; leur procès eſt gagné au Parlement ; mais la Partie adverſe a rappelé au conſeil, ce qui les force à reſter à Paris juſqu’au nouveau Jugement ; elles ſont reſtées deux jours avec nous. Pendant ce court intervalle, j’ai remarqué que Mylord avoit repris ſon air ſombre & rêveur ; on diroit que la compagnie lui eſt à charge, celle de ſa Mère eſt la ſeule qu’il déſire ; heureuſement que je ſuis pour lui un objet ſans conſéquence, car je ſerois bien punie de ne pouvoir contribuer à le diſſiper. Alexandrine eſt d’un naturel extrêmement tendre ; en nous quittant elle verſoit des larmes, j’ai été très-ſenſible à cette preuve touchante de ſon attachement ; il eſt ſi doux d’être payé de retour ; & en vérité, j’aime cette jeune perſonne de tout mon cœur.

Malgré la proximité de la Capitale, cette Ville eſt fort peuplée, & très-marchande ; mais les habitans n’ont pas un goût décidé pour la promenade, car je n’en ai jamais vu d’auſſi belle, & d’auſſi peu fréquentée : un ſeul homme s’y rencontre d’habitude, mais il nous fuit toujours avec un ſoin extrême ; ſon air eſt noble & ſa figure agréable ; il eſt vêtu à l’Angloiſe, rien de plus ſimple que ſes habits ; il doit être tourmenté par des idées bien triſtes, car ſon maintien eſt penſif & ſombre : ſes regards ſans ceſſe fixés ſur la terre, ne s’en détournent un inſtant que pour reprendre au plutôt leur première occupation. Cet Homme excite notre curioſité, & j’avoue que dans mon particulier, j’aurois grande envie de le connoître ; mais en voilà aſſez ſur le chapitre d’un inconnu. Au reſte, ma belle Anna, ne vous attendez pas à apprendre de moi des nouvelles intéreſſantes ; mon amitié pour vous, & les déſirs que je forme pour votre bonheur, voilà ſur quoi rouleront mes Lettres ; la vie monotone que nous menons ici ne me fournit pas d’autre ſujet d’entretien. J’attends de vos nouvelles avec bien de l’impatience ; malgré votre négligence, je n’en ſuis pas moins la plus tendre de vos Amies.

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17