Veuve Duchesne (p. 3-8).


LIVme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

La foudre gronde ſur ma tête, mon cher Auguſtin, elle eſt prête à m’écraſer. Je ſuis menacé d’un grand malheur.

Selon ma coutume, j’ai été hier chez le Bon-homme Slope, & comme je me diſpoſois à entrer, il m’a barré le paſſage, en me diſant triſtement : — Mylord, il faut renoncer à voir Peggi. — Juſte Ciel ! me ſuis-je écrié ! Qu’ai-je fait pour être auſſi cruellement puni ? — Hélas ! Mylord, ne nous accuſez pas d’une rigueur que nous ſommes forcés d’exercer ; mais des ordres Supérieurs nous font la loi. — Quel eſt l’être qui peut avoir des droits ſur Peggi, ſur vous, ſur moi ? — Mylord Stanhope. — Mon Père ! C’eſt lui ; voilà ſa Lettre, liſez.

Ce fatal écrit ordonnoit à Slope de ne plus me recevoir dans ſa maiſon, & d’y garder ſoigneuſement Peggi, afin que je ne puſſe plus la voir. Mon Père finiſſoit par menacer le Fermier de ſon indignation s’il contrevenoit à ſes ordres. — Et par qui mon Père a-t-il ſu que je venois ici ? — Voilà, Mylord, ce que j’ignore abſolument ; mais j’oſe croire que vous ne me mettrez pas dans le cas de déſobéir à Mylord votre Père. — Ne plus voir Peggi ! cela eſt impoſſible. — Il le faut. — Il faut donc mourir… Un mot encore, Monſieur Slope. Sait-elle… — Oui, Mylord. — Et elle approuve un ordre auſſi barbare ! — Sans doute. — L’ingrate, la perfide ! — Arrêtez, Mylord, vous devenez injuſte. Remplir ſon devoir eſt donc un crime à vos yeux. Peggi a reçu vos viſites tant qu’elles étoient ſans conſéquences : votre amour n’eſt plus un myſtère, l’honneur lui feroit la loi d’éviter votre vue, quand bien même votre Père n’auroit pas parlé. — Quoi, ſans cette Lettre, la privation eut été la même ? — Oui, Mylord. Un moment de réflexion va vous convaincre de ſa néceſſité. Peggi a trop de ſentimens pour vouloir être votre Maîtreſſe, & ſon état lui ôte l’eſpoir de vous appartenir ſous un autre titre. — Monſieur Slope, vous me déſeſpérez ! — Je vous parle, Mylord, le langage de la raiſon ; il doit être intelligible pour vous. — Mais qui vous dit que je ne puis lui offrir ma main ? — Vous n’y penſez pas, Mylord. Quoi ! vous chercheriez à m’induire en erreur ! Le Fils de Mylord Stanhope, ſon unique héritier, épouſer une Payſanne ! Vous m’affligez ; non, vous n’avez pas cette idée… Je vous quitte, Mylord, mes occupations ne me permettent pas de perdre un temps ſi conſidérable, recevez mes excuſes, & permettez que je me retire.

Je m’en revins penſif : cet Homme, me diſois-je, n’a pas tort. Mais Peggi qui m’a juré de m’aimer toujours… Mais mon Père, comment eſt-il ſi bien inſtruit de mes démarches ? Je ſuis arrivé au Château en faiſant ce monologue. À peine rendu chez moi, on vint me dire que mon Père vouloit me parler. Je deſcends, & pour la première fois je tremble à ſon approche. — Je vous défends de ſortir juſqu’à nouvel ordre, me dit-il, d’un air fâché. — Mais, Mylord, je ne crois pas mériter qu’on me traite comme un Enfant : ceci reſſemble à une pénitence. — Vous êtes un ſot, & un raiſonneur ; obéiſſez, & retirez-vous.

En ſortant de l’appartement de mon Père, j’ai demandé mon Valet Liquorice, chaque Domeſtique m’a dit ignorer ce qu’il étoit devenu ; j’ai paſſé, comme tu dois le penſer, la nuit la plus fâcheuſe ; mon déjeuner m’a été apporté par un des Gens de Mylord ; & de Liquorice, pas un mot. Le miſérable ! s’il m’avoit trahi… il ne mourroit que de ma main ; je ſuis d’une fureur… À mon âge, enfermé ſous la clef ! ne pouvoir ſortir ! ne pouvoir voir Peggi ! il me prend des rages ! Je t’écris ſans ſavoir ſi je pourrai t’envoyer ma Lettre ; combien fera-t-on durer ma priſon ?… Ces Parens qu’oſent-ils ſe permettre ? ils ont des droits, je le ſais, mais s’ils les outrent, nous pouvons, nous devons même les rectifier… On m’apporte mon dîner… Comme ce Valet a l’air inſolent ! Il me prend des démangeaiſons de le battre. S’il n’étoit pas à mon Père ! mais il crieroit… & j’en ſerois plus maltraité… Le voilà ſorti… Il faut bien manger quelque choſe, je vais me mettre à table, je reprendrai la plume après avoir dîné.

À ſept heures du ſoir.

Je ſais tout, Liquorice n’eſt point coupable, c’eſt un Payſan amoureux de Peggi. Le miſérable, ah ! comme je me vengerai quand je ſerai libre. Ma Sœur a obtenu de venir me faire compagnie une partie de la journée ; elle eſt ſenſible & elle m’aime beaucoup ; c’eſt d’elle que j’ai appris les particularités que je vais te raconter. Salomon, Fils d’un Fermier voiſin de Slope, eſt fort épris de la belle Peggi ; mais il n’en a obtenu que des rigueurs. Ce Manant s’eſt aviſé d’être jaloux de moi ; il a épié mes démarches, & il ne lui a pas été difficile de découvrir que je voyois ſouvent Peggi, & que J’en étois mieux accueilli que lui. Il a vu que Liquorice chaſſoit, & qu’enſuite il m’attendoit à une portée de fuſil de la Ferme ; il a été témoin qu’en rejoignant mon Valet, je chiffonnois mes cheveux & mes habits, & que je ſaliſſois mon linge pour avoir l’air d’avoir couru & chaſſé ; il a auſſi ſurpris quelques mots qui l’ont mis au fait de mes petites tromperies ; enfin il s’eſt décidé à ſe rendre avant-hier au Château. Du moment qu’il m’a vu arriver à ***, il a demandé à parler à mon Père, qui étoit dans l’appartement de Mylady, ainſi que ma Sœur. On l’a fait entrer, & il a fait part de toutes ſes découvertes, en ajoutant, pour achever d’irriter Mylord, que je voulois épouſer Peggi. Je ſuis ſorti hier le premier, croyant que Liquorice ne tarderoit pas à me ſuivre ; mais à peine a-t-il voulu mettre le pied dans la cour, qu’on l’a ſuivi, & il eſt enfermé, ainſi que moi, ſous la clef. Ma Sœur ne ſavoit pas que Mylord avoit écrit à Slope ; mais voilà l’énigme expliquée. Il ne s’agit plus que de trouver des moyens pour en changer le mot ; tu l’apprendras par ma première Lettre.

Je vais donner celle-ci à ma Sœur, qui ſe charge de la faire partir. Adieu, mon Ami ; ma confiance, comme tu vois, ainſi que mon amitié, eſt ſans réſerve.

Edward Stanhope.

De Pretty-Lilly, ce … 17