Veuve Duchesne (p. 188-190).


XXXVIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

Je viens d’éprouver, mon cher Auguſtin, l’aventure la plus extraordinaire & la plus affreuſe. J’étois, comme je te l’ai mandé, à l’affût de deux belles. J’ai triomphé, ſans peine, de celle qui ceſſoit de me plaire ; ma victoire étoit ſi médiocre, que je ne ſais ſi je dois lui donner ce nom : mais il n’en auroit pas été de même de la divine Émilie Ridge, jamais je ne verrai rien d’auſſi ſéduiſant, & il faut que j’y renonce. C’eſt la première fois de ta vie que tu ſerois convenu de ton inſuffiſance : n’eſt-ce pas là ta réplique ? Quel pauvre ſot ! Ce n’eſt pas moi qui renonce. C’eſt le ſort qui m’en fait la loi. Apprends que la charmante Enfant eſt enlevée. On te l’a donc ſoufflée ? Sais-tu, Auguſtin, que ton eſprit devient d’un lourd aſſommant ? C’eſt une Mère qui me l’a ravie ou plutôt une furie. Vendredi paſſé, elle vint la chercher pour la mener je ne ſais où, car le diable n’auroit pas ſuivi ſes traces, j’en ai été inſtruit ſix heures après. J’ai volé ſur toute la route : j’ai envoyé tous mes Gens, juſqu’à ma Mère d’emprunt ; démarches vaines, Émilie eſt abſolument perdue pour ton malheureux Ami ; n’ayant plus d’occupations à ***, j’en partis le lendemain de ce funeſte jour. À quelques milles je rencontrai le Valet-de-Chambre de mon Père qui venoit au grand galop de ſon cheval : il avoit avec lui quatre Hommes auſſi bien montés que lui. Ils s’arrêtèrent en reconnoiſſant ma voiture : un billet de mon Père, qu’il me remit, m’ordonnoit de me rendre ſur le champ à Pretty-Lilly, où des affaires de la plus grande conſéquence m’attendoient. Je n’héſitai pas à changer la marche de mon voyage : avant minuit je fus à Pretty-Lilly. Mon Père me reçut avec des emportemens dont je ne devinois pas d’abord le motif ; mais lorſqu’il me parla d’union mal aſſortie, je compris qu’on l’avoit inſtruit de ma conduite, & qu’il étoit dans la croyance que je voulois épouſer Betſy Goodneſs. Malgré mes proteſtations je ne pus le déſabuſer, & il a exigé que je reſtaſſe à Pretty-Lilly. Il a bien fallu obéir ; ce n’eſt pas ſans répugnance, car la ſeule Perſonne qui auroit pu me rendre ſupportable le ſéjour de la campagne eſt à Londres. Me voilà donc reſtreint à ma Famille ; je verrai dans les environs s’il ſe trouve quelques jolies Payſannes. Il faut bien ſe faire aux circonſtances. Renoncer au vin, au jeu, & aux Femmes ! Je ne puis m’impoſer tant de privations : ainſi je m’enivrerai avec les Hommes, & je ferai ma cour aux Femmes ou aux Filles de nos cantons. Si je rencontre de petites aventures un peu gaies, je continuerai notre correſpondance. Je me flatte que tu charmeras mes ennuis par les récits de tes conquêtes. Multiplie-les pour divertir un peu ton Serviteur & Ami


Edward Stanhope.
De Pretty-Lilly, ce … 17