Veuve Duchesne (p. 184-187).


XXXVme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à ***.

Votre Penſionnaire m’inſpire le plus profond mépris, ma chère, & Edward Stanhope eſt bien blâmable d’uſer de tant de tromperies pour en impoſer au Public. Donner le nom reſpectable de Lady Stanhope à une Femme qui ne peut être que fort peu de choſe, puiſqu’elle entre dans une pareille intrigue ! Voilà, en vérité, ce qui me donne bien mauvaiſe opinion du Jeune Lord. Évitez, ma chère Émilie, d’avoir aucune intimité avec Betſy, que Miſtreſs Bertaw devroit au plutôt renvoyer à ſa Mère. Un pareil ſujet ne doit pas habiter avec l’honnête Miſs Ridge. Selon vos intentions, j’ai gardé le plus grand ſecret ſur cette aventure : j’en ai même fait un myſtère à ma Grand-maman ; je n’approuve pas cet acte de prudence, mais vous l’avez déſiré, je n’ai pas dû héſiter.

Le Chevalier Pertuiſan, dont je crois vous avoir déjà parlé, m’a fait l’honneur de me demander en mariage. Mylord Green a eu la bonté de me conſulter, & lorſqu’il a vu mon éloignement pour cette union, il m’a aſſuré qu’elle n’auroit jamais lieu ; qu’il n’avoit en vue que mon bonheur, & qu’il rejeteroit tout ce qui ne contribueroit pas à le faire. Tant de bontés ont fait couler mes larmes, & ſur le champ j’ai renouvelé au Ciel mes remercîmens de m’avoir ſi bien partagée. Le Chevalier ne m’a pas paru ſatisfait de la réponſe de mon Grand-papa ; j’ai même démêlé dans ſes yeux de la colère, ou au moins du dépit. Je ſuis bien déraiſonnable, mon Amie, cet homme ne m’a jamais fait de mal. Il a de moi aſſez bonne opinion pour déſirer m’aſſocier à ſon ſort ; je lui dois ſans doute de la reconnoiſſance pour ſes bonnes intentions, & je reſſens pour lui une antipathie que je ne ſaurois vaincre.

Vos conſeils ſont trop bien raiſonnés pour que je ne les approuve pas. Oui, je ſuis la plus coupable, ou tout au moins la plus foible des créatures, de perſévérer dans mon penchant honteux. Ce n’eſt pas aſſez de connoître ſes fautes pour ceſſer d’en faire, il faut encore de la fermeté, du courage. Hélas ! je n’en ai que dans la ſpéculation. J’eſpère pourtant beaucoup du temps, de l’abſence, & de vos conſeils. Ne vous laſſez pas, Émilie, de me répéter que cette inclination mériteroit le blâme ſi elle étoit connue : Que je ſuis inexcuſable de ne pas rejeter loin de moi un attachement auſſi déplacé. Ne craignez pas de m’affliger ; le principal eſt de me rendre à la raiſon, n’importe par quel moyen. Mylady Green ne m’a fait aucune queſtion relative à ſes découvertes de Break-of-Day. Elle croit que le ſouvenir ne m’en eſt pas même reſté. Ah ! comme elle ſe trompe…

Nous ſommes dans la plus grande intimité avec la Maiſon de Mylord Wambrance, je ſuis tous les jours plus enchantée de ſa charmante Femme. C’eſt, après vous, l’Amie que j’aime le mieux, j’ai obtenu ſa confiance : il s’en faut bien qu’elle ſoit auſſi heureuſe qu’elle veut le paroître. Mais chut. Ses ſecrets ne ſont pas les miens : il ne m’eſt pas permis d’en diſpoſer ſans ſon aveu : j’eſpère qu’elle ſouffrira un jour qu’ils paſſent juſqu’à la diſcrette Émilie.

Nos ſociétés ſont fort bornées, & je m’en félicite, car je n’aime pas les cohues : je me rencontre rarement avec Mylady Ridge. Il n’eſt pas de Spectacle où elle ne ſe trouve avec Fanny, qui a pour Écuyer le Lord Buckingham. On donne à leur liaiſon le nom de petit ménage : chacun en gloſe à ſa mode, & c’eſt toujours au déſavantage de la Mère & de la Fille. On a renvoyé Mylord à Raimbow, comme un meuble embarraſſant & inutile. Quel étonnant caractère ! Pourquoi l’un a-t-il ſi peu de ce que l’autre a avec tant de profuſion ? Je ne m’aviſe pas de murmurer, mais je réfléchis ; le monde m’en offre ſans ceſſe de nouveaux ſujets. Les Moraliſtes auroient beau jeu… Je ne veux point anticiper ſur leurs biens, je m’en tirerois fort mal. Je ſens l’effet d’une choſe, ſans vouloir en démêler la cauſe. Adieu, ma chère Émilie, j’ai juré de vous aimer toute ma vie, je tiendrai parole avec un grand plaiſir.

Anna Rose-Tree.

De Londres, ce … 17