Veuve Duchesne (p. 76-90).


XVIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Mon malheur eſt certain, ma chère Émilie, on m’a ordonné de regarder Edward comme devant être mon Époux. C’étoit chez ſon Père, & en préſence de Mylord, de Mylady & de Miſs Stanhope, que mon Grand-papa m’a ſignifié ſes volontés. Mon embarras, que je n’ai pu cacher, a paſſé pour de la modeſtie. La ſeule Jenny ne s’y eſt pas trompée ; quand je ſuis ſortie elle m’a ſuivie. — Ceſſez, ma chère Anna, de vous cacher à mon amitié ; j’ai lu au fond de votre cœur ; vous n’aimez pas mon Frère. — Eſt-ce à la Sœur d’Edward que je dois faire un pareil aveu ? — Ne voyez dans Jenny qu’une tendre & ſincère Amie. Ce titre m’eſt dû par l’attachement que je vous ai voué dès le premier inſtant que je vous ai vue. — Un dévouement ſi tendre méritoit toute ma confiance. Je lui dis qu’effectivement je n’avois pas appris ſans chagrin les intentions de mes Parens, & que ſi l’on me forçoit à épouſer Mylord Stanhope, je me regarderois comme la plus malheureuſe perſonne du monde. — Diſſimulez vos ſentimens, me dit-elle, mon Frère eſt abſent ; je ſuis bien trompée ſi ce n’eſt pas une intrigue cachée qui l’appelle à Londres, le temps amenera peut-être des changemens qui vous ſeront favorables. Je ſuis, ma chère Amie, bien plus à plaindre que vous ; & voyant mon étonnement : — Ne vous êtes-vous pas apperçue de l’indifférence de mes Parens pour l’infortunée Jenny ? Mon plus grand chagrin eſt de l’avoir méritée. J’ai été bien coupable ; mon repentir eſt grand, mais il n’égale pas ma faute. Quand tout le monde ſera couché, je monterai chez vous, & vous apprendrai les raiſons qui m’engagent à me plaindre de la rigueur de mon ſort. Je paſſai la ſoirée à réfléchir à ce que m’avoit dit Jenny, & j’avois beaucoup d’impatience de voir arriver l’heure qui devoit l’amener dans ma chambre. Elle arriva enfin & commença le récit de ſes malheurs en ces termes.


Hiſtoire de Miſs Jenny Stanhope.


„ Dans les quatre premières années de leur mariage, mon Père & ma Mère eurent trois Enfans, dont un eſt mort, comme vous le ſavez, ſans doute, à l’Univerſité d’Oxford. Nous étions tous également chéris & fûmes élevés avec grand ſoin. J’avois atteint ma quinzième année, quand mon Frère aîné revint de Londres, où il étoit depuis cinq ans chez un Oncle qui l’aimoit beaucoup. Cet Oncle venoit de mourir & l’avoit fait ſon unique héritier. Peu de temps après ſon retour, Edward demanda à Mylord la permiſſion de faire venir un de ſes intimes Amis. Mon Père y conſentit, & nous vîmes bientôt arriver un jeune Homme d’une figure charmante. Il ſe nommoit Browne. Il avoit de l’eſprit & beaucoup d’amabilité : Il gagna bientôt l’amitié de Mylord & de Mylady, & je ne le vis pas ſans plaiſir ; il parut que j’avois fait la même impreſſion ſur lui : pendant long-temps nos yeux furent les ſeuls interprètes de nos cœurs, mais l’amour ne ſe contente pas d’une éternelle contemplation. Browne épia l’inſtant de me trouver ſeule ; je ne le fuyois pas, il le trouva ſans peine ; ſa déclaration fut ſi tendre & ſes proteſtations avoient l’air ſi ſincères, que je n’héſitai pas à lui avouer le penchant que je me ſentois à l’aimer. Ce premier pas une fois franchi, on ſe croit tout permis. Browne me ſuivoit par-tout, mon Père & ma Mère étoient ſans défiance, & l’attachement de mon Frère pour ſon Ami lui fermoit les yeux ſur le reſte. Mon Amant me plaiſoit tous les jours davantage, & je n’avois garde de lui cacher les progrès qu’il faiſoit ſur mon cœur. Sûr de ma tendreſſe, Browne devint entreprenant ; je commençai par me fâcher, je finis par lui pardonner. Que vous dirai-je, Miſs, je devins la plus coupable des Filles. Si jamais vous devenez ſenſible, ma chère Anna, défiez-vous de l’occaſion, c’eſt notre plus cruelle ennemie. L’amour de mon Amant ne diminua pas. Plus j’étois foible, plus il paroiſſoit m’aimer. Cependant il étoit à Pretty-Lilly depuis ſix mois, & ne pouvoit reſter davantage ſans paſſer pour indiſcret. Les vives inſtances de mon Père & de mon Frère pour l’engager à paſſer encore quelques mois avec nous, calmèrent mes inquiétudes. On ne fait pas de faute ſans en reſſentir une juſte punition. Je m’apperçus avec déſeſpoir que je portois des marques, bientôt viſibles, de mon imprudente conduite ; je le dis à mon Amant, & le priai de faire ceſſer ma honte en expliquant ſes intentions à Mylord Stanhope. Mon diſcours le fit changer de couleur, cependant il me promit de me ſatisfaire. Un mois s’écoula ſans qu’il me tint parole : je vis alors de la mauvaiſe foi dans ſa conduite ; il ne me cherchoit plus comme auparavant. Figurez-vous ce que je devois ſouffrir. Mon amour augmentoit avec l’indifférence de l’ingrat ; mais, hélas ! je ne connoiſſois encore que la moitié de mon malheur. Un jour, le plus affreux de toute ma vie, Browne ne parut point au déjeûner : mon Frère fut dans ſa chambre, il ne s’y trouva pas. On crut qu’il étoit à ſe promener, mais la journée paſſée ſans l’avoir vu ne laiſſa aucun doute qu’il ne fut parti. Je paſſai la nuit dans des tourmens épouvantables : comme je deſcendois le lendemain pour déjeûner, un inconnu ſortant de la chambre de mon Père, vint à moi : — Eſt-ce à Miſs Jenny à qui j’ai l’honneur de parler ? D’après ma réponſe, il me préſenta une Lettre. — J’avois ordre de la remettre à vous-même. — Quoique certaine que cette Lettre me donneroit la mort, je ne voulus cependant pas différer à la lire. Je remontai chez moi, & après avoir fermé la porte avec ſoin, je l’ouvris. Elle m’a trop vivement frappée pour l’oublier jamais. La voici mot pour mot.


Lettre de Browne,

à Miſs Jenny Stanhope ;

à Pretty-Lilly.


Qu’allez-vous penſer de moi, ô Miſs, je ſuis un miſérable qui mérite votre mépris. J’ai foulé aux pieds tout ce que le Ciel a formé de plus ſaint, l’amour, l’amitié & la reconnoiſſance. Votre beauté m’a perdu. C’eſt elle qui m’a inſpiré le déſir abominable de vous rendre l’objet d’une vile ſéduction. Épris du plus violent amour, j’oſai tenter toutes ſortes de moyens pour être heureux ; je frémis des ſuites que va avoir le délire de mes ſens. Une Fille charmante en bute à la fureur de ſes Parens, fureur bien légitime, & que la victime même ne pourra blâmer ; j’ai porté la honte & l’infamie dans le ſein d’une famille reſpectable ; j’ai déchiré le cœur d’un Ami pour qui je donnerois mon ſang. Pour tant de maux il n’eſt qu’un ſeul remède, & il ne m’eſt pas poſſible de le propoſer : Écoutez, Jenny, & maudiſſez-moi…… Je ſuis…… marié…… Déteſtable union que je formai pour mon malheur éternel ; j’emporte avec moi de quoi vous venger, je vous adore & je vous quitte ſans doute pour toujours. Ne jamais revoir la touchante Jenny, n’eſt-ce pas un tourment continuel pour le malheureux Browne.

P. S. „ J’écris à Mylord votre Père pour lui faire agréer mes excuſes ſur la précipitation de mon départ, je ne lui parle pas de votre état…… N’accuſez que moi. Dites que j’ai oſé uſer de violence…… Dites que je ſuis un miſérable. Mon déſeſpoir eſt de croire que Jenny doive le penſer.


„ Douée d’une force d’eſprit peu ordinaire dans une Fille de mon âge, je pris à l’inſtant un parti qui vous étonnera. La Lettre de Browne n’excita en moi nulle colère. Je le plaignis, je crois même que je ne le blâmai pas. Je fis de ſi grands efforts que je parvins à reléguer ma douleur dans le fond de mon ame, afin que l’on ne ſoupçonnat pas que l’abſence de Browne dut m’affliger : quelques jours après je mis dans ma confidence Honnora, la Femme-de-Chambre de ma Mère, qui me ſervoit, ſans cependant lui nommer l’auteur de ma honte. Cette Fille, une des plus honnêtes de ſon eſpèce, me promit ſes ſecours & me jura la plus grande diſcrétion ; je me ſerrois ſi fort que l’on n’eut aucune idée de mon état. L’inſtant de ma délivrance arriva pendant la nuit. Honnora, qui depuis un mois couchoit dans ma chambre, me fut d’une grande reſſource. Je donnai le jour à une Fille que je voulus abſolument nourrir malgré les repréſentations d’Honnora. Pour éloigner de moi toute eſpèce de viſite, elle dit qu’elle croyoit que j’allois avoir la petite vérole. Comme je ne l’avois jamais eue, on n’en douta pas. Mylord & Mylady la craignoient beaucoup, ils furent tous les deux paſſer quelques jours chez un de nos voiſins, à ſix milles d’ici, & ils envoyèrent mon Frère à Londres. Je reſtai donc ſeule avec ma chère Fille, & je ne tardai pas à me rétablir. Le vrai moyen pour ſe bien porter & ne redouter aucune ſuite fâcheuſe, eſt de nourrir ſoi-même ; au bout de quelques jours Honnora écrivit à Mylord que ce n’étoit qu’une fièvre & qu’il pouvoit revenir ſans crainte ; il revint avec Mylady, mais on laiſſa mon Frère à Londres. Pendant leur abſence Honnora s’étoit munie d’un panier qui pouvoit tenir ſous ma toilette couverte de mouſſeline. Ma Fille, qui ſembloit d’intelligence avec nous, ne pouſſoit jamais un cri. Quatre fois par jour je montois pour lui donner le ſein ; huit mois ſe paſſèrent de cette ſorte. Je penſois ſans ceſſe à Browne, mais la préſence de ma Fille ſéchoit les larmes que l’abſence de ſon Père faiſoit couler. Malheureuſement il ſe préſenta un parti très-avantageux pour moi. Mon Père me le dit en m’aſſurant qu’il trouveroit très-mauvais que ſon choix ne fût pas de mon goût. J’oſai faire des repréſentations : Mylord les accueillit fort mal. Je m’adreſſai à Mylady. Elle étoit abſolument de l’avis de ſon Époux. Je tâchai de gagner du temps, mais bientôt me fut impoſſible d’éluder davantage. Alors je priai ma Mère de vouloir bien monter chez moi. — Pardonnez, lui dis-je, dès qu’elle fut dans ma chambre, ſi je réſiſte à vos volontés ; elles ſeront toujours ſacrées pour moi, mais un obſtacle inſurmontable s’oppoſe à l’hymen que vous déſirez. — Je ne puis deviner quel eſt l’obſtacle dont vous voulez parler. — Le voici, lui dis-je, en lui apportant ma Fille, que je poſai ſur ſes genoux ; & tombant ſur les miens, je lui demandai grâce pour toutes deux. Mylady entra d’abord dans la plus violente colère, mais la vue de ma Fille qui lui faiſoit mille careſſes, & la tendreſſe qu’elle avoit toujours eue pour moi, diſſipa ce premier mouvement. Elle exigea de moi la plus grande franchiſe ; je ne lui cachai rien, mais elle ne m’accorda mon pardon qu’à condition que je conſentirois à me ſéparer de mon Enfant. Tôt ou tard, diſoit-elle, il ſeroit découvert ; il fallut bien y conſentir. Comment aurois-je pu à tant d’indulgence oppoſer un entêtement déplacé ? Ma Mère me promit de taire à Mylord cette terrible aventure, & elle m’aſſura qu’elle feroit ceſſer les pourſuites de celui qui me recherchoit. Effectivement il n’en a plus été queſtion. Ma Fille fut miſe en nourrice dans un Village peu diſtant d’ici ; mais le changement de lait, ſans doute, occaſionna ſa mort. Il y a trois ſemaines que je l’ai perdue. Malgré le pardon généreux que m’a accordé Mylady, il eſt aiſé de voir qu’elle conſerve contre moi des idées défavorables, elle n’eſt jamais abandonnée par un fond de triſteſſe qui s’eſt accru prodigieuſement à la mort de mon Frère, qui étoit à Oxford. Voilà ma poſition, ma chère Anna, oſez à préſent comparer votre ſort au mien.

Je la plaignis ſincérement, forcée cependant de convenir qu’elle s’étoit en quelque façon attiré ſon malheur. Il étoit fort tard lorſqu’elle ſe retira, ce qui fut cauſe que je dormis plus tard qu’à l’ordinaire. Jenny vint m’éveiller : — On vous attend pour partir, ma chère Anna, & vîte levez-vous. — Partir, mais ce n’eſt que demain, je penſe, que nous devons retourner à Break-of-Day. Cela eſt vrai, mais un Exprès envoyé par Andrew, qui mande à Mylord que ſon Père s’eſt laiſſé tomber en taillant des arbres, & qu’il s’eſt caſſé la cuiſſe, précipite le départ pour faire donner du ſecours à ce pauvre George. Ma toilette fut bientôt faite ; les chevaux étoient mis, nous montâmes en carroſſe. En moins d’une heure & demie nous arrivâmes à Break-of-Day ; nous fûmes droit à la chambre de George ; ſa Femme pleuroit, & Andrew faiſoit l’office de Chirurgien, avec une activité bien digne de ſes autres qualités ; Mylord voulut qu’on fit venir un Homme de l’art. À ſon arrivée il n’eut rien à faire ; la cuiſſe étoit en très-bon état. — Je n’aurois pu mieux panſer ce bleſſé, dit le Chirurgien. Ce qui donna occaſion à mon Grand-papa de queſtionner Andrew ſur cette ſcience qu’il ne lui connoiſſoit pas. — Je n’ai aucune pratique, mais ſi beaucoup de théorie peut rendre habile, je ne dois pas craindre que mon Père regrette d’avoir eu de la confiance en moi. Sa Mère, qui l’aime plus qu’elle-même, le preſſoit dans ſes bras. — Quelle gloire, diſoit cette bonne femme, d’avoir un Fils tel que toi ? Combien de grandes Dames ambitionneroient mon ſort ? En vérité je ne mérite pas ce rare bienfait. — Continue, mon chère Andrew, dit alors mon Grand-papa, à reſpecter, à ſoulager tes vertueux Parens, & compte ſur mon éternelle amitié. Andrew prit la main que lui tendoit Mylord Green, & la baiſa avec un reſpect mêlé de nobleſſe que je n’ai vu qu’à lui. Tel eſt, ma chère Émilie, celui que mon cœur a ſu diſtinguer.

Je prends part bien ſincérement aux chagrins que vous cauſe l’inhumaine Mylady Ridge, & je hais de tout mon cœur ſa Fille favorite. Mais je vous avoue que Mylord Ridge eſt un être incroyable pour moi. Il eſt bon, dites-vous, & laiſſe faire le mal quand il pourroit l’empêcher. J’aimerois autant qu’il fut méchant, on n’auroit pas la peine de le plaindre. Ce que vous me dites de Lady Harris augmente la bonne opinion que l’on m’avoit donnée de ſes ſentimens, & ſon aimable Couſin me paroît bien digne de la tendreſſe que vous avez conçue pour lui. Je ſouhaite bien ardemment qu’on ne vous change pas de Penſion : Il faudroit donc renoncer à vous écrire. Juſte ciel ! Cette idée me cauſe des mouvemens de colère contre l’auteur de tant de déſordre. Ce monſtre de Spittle, c’eſt lui, oui, c’eſt ce miſérable qui fait couler les pleurs de ma charmante Amie.

Je profite de vos conſeils, Émilie, je fuis autant qu’il m’eſt poſſible l’occaſion de parler à Andrew ; il eſt lui-même le premier à éviter tout ce qui pourroit me compromettre ; depuis l’aveu qu’il m’a fait de ſon amour, il ne m’a rien dit qui put me cauſer de l’embarras. Son reſpect eſt toujours le même ; nous avions hier beaucoup de monde au Château ; Mylord, pour varier les plaiſirs, nous fit faire de la muſique. Je préparois les cahiers pour exécuter un concerto ; il en tomba un. Je ne ſavois pas Andrew ſi près de moi, & je me baiſſois pour le ramaſſer. Comme il avoit la même intention, nos mains ſe rencontrèrent. Perſonne ne nous voyoit ; il ſaiſit doucement la mienne & la preſſa légèrement. Un regard que je lui lançai le rendit immobile ; déſolé de m’avoir fâchée, je vis des pleurs prêts à couler de ſes yeux : je craignis que l’on ne s’en apperçut, & me hâtai de lui ſourire. — Je ſuis donc pardonné, me dit-il, avec timidité. — Oui, mais… N’achevez pas, dit-il, en m’interrompant, je tâcherai de ne plus mériter votre courroux. Il entra du monde, & nous commençâmes notre petit concert ; vous pouvez eſpérer d’obtenir un jour l’objet de votre attachement, mais moi, le plus petit eſpoir ne peut luire pour votre infortunée & ſincère amie

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17