Veuve Duchesne (p. 70-75).


XVme LETTRE.

Charles Clarck,
à William Fisher ;
à Londres.

Ta réponſe a tant tardé, mon cher William, que j’ai cru, ou que tu n’avois pas reçu ma Lettre, ou que tu n’y voulois pas répondre. Le Courier d’hier a diſſipé toutes mes craintes & éloigné tous mes ſoupçons : je ſuis très-ſenſible aux marques d’attachement que tu me donnes ; crois que j’en ſuis digne par mes ſentimens pour toi. Tu me félicites de mon changement & tu m’engages à te conter mes nouvelles amours : je te ſatisferois très-volontiers, ſi ton indifférence extrême ne te faiſoit une loi de plaiſanter les pauvres Amans. Au reſte, ta façon de penſer ſur Fanny a beaucoup de rapport au jugement qu’en portent tous ceux qui la connoiſſent. Sa figure, quoique très-jolie, ne ſéduit perſonne. On l’admire, mais on ne l’aime pas. Aujourd’hui que mes yeux ſont ouverts ſur ſes défauts, je ne conçois pas comment j’ai pu lui rendre les armes : nulle douceur dans le caractère, de la fierté ſans nobleſſe, pas une étincelle de ſenſibilité. Elle eſt enfin pour le corps & l’eſprit le fidelle portrait de Lady Ridge ſa mère ! Émilie, quelle différence ! tous les défauts de Fanny ſont des qualités chez ſa ſœur. Belle, douce, tendre ; c’eſt un Ange, mon cher William, comment ne pas adorer un Être ſi parfait ? Auſſi ton pauvre Ami en perd-il la tête. Mille obſtacles s’élèvent entr’elle & moi, je les franchirai tous, ou je perdrai la vie ; & qu’eſt-ce que la vie, ſans la charmante Émilie ? Tiens, ne me parle plus d’Henriette, de Babet, mets une pierre à côté d’un brillant, & dis-moi ſi ton choix ſeroit incertain. Ta Couſine même ne pourroit diſputer le prix de la beauté à ma divine Maîtreſſe. Elle l’eſt, mon Ami, ſa jolie bouche a prononcé que je lui étois cher ; j’ai preſſé dans mes mains ſes mains d’albâtre ; j’ai vu ſes joues ſe parer du vermillon de la pudeur. Avec ſa modeſtie on ne dit pas impunément à ſon Amant un je vous aime, une émotion délicieuſe s’eſt répandue ſur toute ſa perſonne. J’ai frémi de plaiſir, ce moment m’a ſemblé le premier de mon exiſtence.

Depuis que j’ai vu Émilie, mes aſſiduités ont ceſſé avec ſa Sœur ; je la voyois cependant quelquefois, mon ton étoit ſi froid qu’elle devoit s’en appercevoir. La conduite de Mylady Ridge avec ſa Fille cadette a ſi fort outré Lady Harris, qu’elle a totalement ceſſé ſes viſites à Raimbow ; on veut faire épouſer à mon Émilie ce miſérable Spittle, qui a fait de l’or avec le ſang de tant d’infortunés. Les ordres, les menaces, rien n’eſt épargné pour obliger l’innocente à donner ſon aveu. Sa Maîtreſſe de Penſion, femme très-eſtimable, eſt la première à s’oppoſer à cette odieuſe union. Pour prix des ſoins qu’elle a pris de cette jeune Perſonne depuis l’âge de ſix ans, on la traite avec dureté, & on veut lui ôter Émilie. Je fus avant-hier à Raimbow, à l’iſſue du dîner, & j’eus une explication avec Mylady Ridge. — Je ſuis charmée de vous voir, Mylord, me dit-elle, en entrant ; il faut enfin ſavoir quelles ſont vos intentions en venant ici : — D’avoir l’honneur de vous faire ma cour. — Ce n’eſt pas de cela dont il s’agit. Je n’ai ſouffert vos aſſiduités auprès de ma Fille qu’à raiſon des propoſitions que Lady Harris m’a faites de votre part. — Je n’ai pas ceſſé, Mylady, d’avoir le déſir le plus ardent de vous appartenir. Ne pourrois-je avoir avec vous un entretien particulier ? — Fanny, laiſſez-nous, & vous, Mylord (s’adreſſant à ſon Mari), vous pouvez paſſer dans votre cabinet. Tous les deux obéirent. — Eh bien, Mylord, qu’avez-vous à m’apprendre ? — Mon amour pour la charmante Émilie, votre Fille cadette. — Voilà donc le ſujet de votre changement de conduite ! Vous n’avez pas eſpéré, je penſe, que j’entrerois dans vos projets extravagans ? — En quoi me trouvez-vous coupable ? — En quoi ! Juſqu’à ce moment vous vous êtes donc joué de ma Fille ? — Depuis longtemps, Mylady, je ne dis rien à Miſs Fanny qui puiſſe lui prouver que j’ai des vues ſur elle. — Quel miſérable raiſonnement ! — Excuſez, Mylady, je n’ai pas l’intention de vous offenſer. — Vos excuſes, Mylord, peuvent aller de pair avec les offenſes d’un autre ; mais revenons, s’il vous plaît, à l’objet principal de notre converſation. Songez-vous à l’horreur de votre conduite avec moi ? Croyez-vous avoir le droit de manquer à des gens qui valent autant que vous ? Fanny eſt faite pour honorer celui qui l’aura choiſie pour ſon Épouſe. — Je rends juſtice à Miſs Fanny, mais dépend-il de nous d’aimer ou de ne pas aimer ? Au reſte la demande que je vous fais de Miſs Émilie, vous prouve, Mylady, que je me ferois honneur & gloire d’être votre Gendre. — Votre parti eſt donc abſolument pris ? — Oui, Mylady, la main de votre Fille cadette eſt l’objet de mon unique ambition, & je me regarderai comme l’Homme le plus heureux, ſi vous voulez me l’accorder. Lady Harris, qui approuve mon choix, aura l’honneur de vous voir à ce ſujet. — Mylady Harris peut s’éviter cette peine ; la démarche ſeroit vaine ; Émilie ne peut être à vous, Mylord, elle eſt promiſe à un autre. — Je ſais, Mylady, qu’il s’agit d’un nommé Spittle que vous ne connoiſſez pas ſans doute, puiſque vous avez agréé ſa demande. — Effectivement, Mylord, vous me paroiſſez bien inſtruit de mes démarches, & beaucoup mieux que cela ne devroit être ; quant à Monſieur Spittle, je vous proteſte que je le connois parfaitement, & je m’en ſais bon gré. Mais, briſons là-deſſus. Vous n’avez, à ce qu’il me paroît, rien de plus à me dire ? Un ſigne fut toute ma réponſe. — Je crois que vos viſites doivent déſormais s’adreſſer ailleurs que chez moi, & chez ce qui m’appartient : Adieu, Mylord, je vous ſouhaite toute ſorte de bonheur. — En finiſſant, elle entra dans un cabinet, & ferma la porte ſur elle. Aſſez étourdi de ſon diſcours & de ſa hauteur, je reſtai quelques inſtans interdit ; il me parut que je devois prendre le parti de m’en aller. En ſortant j’apperçus Fanny qui montoit avec précipitation, elle a ſans doute écouté ma converſation avec ſa Mère, elle n’a pas dû être ſatisfaite : j’ai vu hier ma chère Maîtreſſe, elle n’a eu aucune nouvelle de Raimbow ; la bombe dort, mais je crains qu’elle ne vienne à éclater. J’y veille avec ſoin. Si l’on alloit me l’enlever… Je la ſuivrois au bout de l’Univers. Lady Harris eſt malade, je lui dois des ſoins, & mon cœur les lui rend avec joie. Ma Lettre eſt longue. Adieu, William, je cours à l’appartement de ma Couſine ; je ne me pardonnerois pas de la négliger.

Charles Clarck.

De Rocheſter, le … 17..