Anna Rose-Tree/Lettre 111

Veuve Duchesne (p. 201-207).


CXIme LETTRE.

Miſtreſs Mountain,
à Mylady Wambrance ;
à Pretty-Lilly.

Enfin je l’ai vu, ma chère Sophie, ce Père ſi malheureux & ſi aimable ! je me ſuis ſenti preſſer ſur ſon cœur ! Avec quelle joie il m’a reçue ! Ô nature ! ta voix eſt bien douce & bien touchante ! Il n’eſt point d’expreſſion pour rendre les ſenſations qu’on éprouve en ſerrant pour la première fois les mains de l’auteur de ſes jours. Pardonne, mon Époux, tu connois ma tendreſſe, la tienne ne doit pas s’en offenſer : L’inſtant où j’ai embraſſé mon Père, m’a paru le plus beau de ma vie. Je ne perds pas de vue, mon Amie, la parole que je vous ai donnée de vous rendre un compte exact. Notre voyage a été très-heureux, à l’exception de petites incommodités qu’a éprouvées Mylady Ridge au paſſage de Douvres à Calais ; mon Époux craignoit que, vu ma groſſeſſe avancée, les fatigues de la route ne me fuſſent nuiſibles ; mais grâce à ſes ſoins & à la bonté de mon tempérament, je m’en ſuis tirée à merveille ; mon impatience, qui ne le cédoit pas à celle de Mylady Ridge, ne nous a pas permis de prendre beaucoup de repos ; enfin nous voilà à Paris. Arrivés à l’Hôtel de Lady Clemency, nous demandons à la voir d’abord en particulier ; on nous fait paſſer dans un ſalon, une Femme charmante vient à nous. — Je ſuis la Mère d’Émilie. — Je ſuis la Fille du Chevalier Roſe-Tree, diſons-nous enſemble. Lady Clemency nous couvre de baiſers. — Il ne manquoit que vous pour compléter le bonheur de notre maiſon, mes Amis, votre préſence va y répandre la joie ; venez, je me reprocherois de retarder d’une minute le plaiſir que vous allez cauſer. Elle dit, & nous invite à la ſuivre dans une pièce voiſine ; il ne me fut pas difficile de démêler mon Père ; je cours à lui. Mylady Ridge prend ſa Fille dans ſes bras, & pendant un intervalle aſſez long, on ne pouvoit diſtinguer que ces mots mal articulés : Ô mon Père !…… Ma Fille, je te revois donc encore…… Quoi ! c’eſt ma chère Anna…… Ma Mère m’aime, que je ſuis heureuſe !… & puis des baiſers, des careſſes, des félicitations ; les Spectateurs de cette ſcène touchante partageoient notre ivreſſe. Quel moment ! je ne puis mieux le comparer qu’au retour d’Edward chez notre reſpectable Père. Le Chevalier Roſe-Tree a parfaitement bien accueilli mon Époux, lorſqu’il lui a parlé de ſa naiſſance. — Qu’eſt-ce que la naiſſance, lui a répliqué mon Père ? un haſard heureux ; mais les ſentimens, mon cher Gendre, mais la vertu, voilà les bienfaits dont on doit remercier la nature ; & qui mieux que vous lui doit de la reconnoiſſance ? Pendant huit jours on n’a pu nous décider à nous ſéparer d’un inſtant ; contens de nous voir, nous ne penſions pas qu’il exiſtat d’autre plaiſir ; il a pourtant fallu ſe rendre à la ſociété. Le terme que Mylady Clemency avoit fixé pour ſon mariage avec Mylord Clarck, approchoit. Je me ſuis ſouvenue de l’inclination de mon Père pour Alexandrine Dubois, dont vous ſavez qu’Émilie me parloit ſouvent dans ſes Lettres. Un matin je me rends dans la chambre de Mademoiſelle Dubois. — Je viens, ma chère, vous faire des propoſitions de mariage. L’aimable Fille change de couleur. — À moi, Madame !… vous êtes trop bonne de vous occuper d’une choſe qui ne m’eſt point encore entrée dans l’eſprit. — Le cœur en peut-il dire autant ?… Vous ne me répondez pas… ma belle Amie ſeroit-elle fâchée contre moi ? — Non, aſſurément, Madame, mais vous m’avez étonnée. — Auriez-vous de l’antipathie pour l’état du mariage, en ce cas il n’y faut plus ſonger ; cependant j’eſpérois, je croyois même, que ma viſite ne vous déplairoit pas : mon Père… elle rougit encore, s’étoit flatté, je vois qu’il a eu tort… Pardon, Alexandrine ; mais il eſt permis de croire ce que l’on déſire… Vous pleurez !… je ſuis au déſeſpoir de vous avoir affligée, excuſez. — Ceſſez, Madame, ceſſez ; ma confuſion eſt à ſon comble vous ne me ménagez pas… vous ſavez ſûrement combien je ſuis foible. Eh bien ! oui, je l’aime ; cet aveu que vous m’arrachez, me fera, ſans doute, perdre votre eſtime. — Aimable Enfant, il me remplit de joie ; je voulois ſavoir de vous-même ſi mon Père vous eſt cher, repoſez-vous ſur moi, votre bonheur ſera mon ouvrage. — Arrêtez, Madame, gardez mon ſecret, je vous le demande en grâce ; je fais plus, je l’exige. Sans l’écouter, je ſors & l’enferme dans ſa chambre, & je vole à celle de mon Père, il étoit ſeul. — Bon jour, Anna, viens-tu paſſer quelques inſtans avec moi. — Oui, mon Père, je déſire que vous m’accordiez une converſation. Émilie eſt mon Amie depuis l’enfance, jamais nous n’avons rien eu de caché l’une pour l’autre ; elle a ſu votre amour pour Mademoiſelle Dubois, & m’en a fait part ; j’ai voulu ſavoir s’il étoit payé de retour. Je ſors d’avec Alexandrine, j’ai ſondé ſes ſentimens, ils ſont conformes aux vôtres ; elle vous aime, mon Père, il faut par votre main aſſurer ſon bonheur & le vôtre. — Ta propoſition, ma chère Fille, augmente mon eſtime pour toi, & combleroit mes vœux ſi ma poſition me permettoit de l’accepter, mais je ne puis. — Eh pourquoi ? — Ma Fille, la nature eſt au deſſus de l’amour, j’ai déſormais des devoirs plus ſacrés à remplir. — Les uns ſont compatibles avec les autres, mon Père, ne vous refuſez pas à ce qui eſt l’objet de mes déſirs, allons trouver Mademoiſelle Dubois. Je l’entraîne, nous entrons chez elle, perſonne n’ouvre la bouche. — Mon Amie, voilà mon Père, il n’oſe croire ce que je lui ai dit, daignez le lui confirmer. — Elle ſe cache le viſage de ſes mains : le Chevalier s’approche. — Belle Alexandrine, craindriez-vous de me rendre trop heureux, ou ma conduite paſſée vous feroit-elle frémir pour l’avenir ? — Non, Monſieur, je n’ai de doute que ſur vos ſentimens. — Oh ! n’en ayez pas, mon cœur eſt plein de vous, il vous adore depuis le premier inſtant où je vous ai connue ; mais à mon âge pouvois-je eſpérer d’être payée de retour ? Anna vient de me dire… ne lui en ſachez pas mauvais gré, ſa belle ame lui fait déſirer la félicité de tout ce qui lui eſt cher ; elle connoît l’objet de la mienne… Mais j’y renoncerois, dut-il m’en coûter la vie, ſi la vôtre n’en devoit être la ſuite. — Eh bien ! tous nos vœux ſont remplis ; ce que j’ai dit à votre aimable Fille, je le penſe, & depuis long-temps ; mais ce n’eſt point aſſez de mon approbation. Ma Mère… Allons la trouver, mon Père, c’eſt d’elle que vous devez obtenir la belle Alexandrine. La demande fut parfaitement bien accueillie, nulle objection, encore moins de difficultés. Ce mariage doit ſe conclure avec celui de Mylady Clemency. Vous voyez, ma chère Sophie, que notre arrivée ici n’a point diminué le bonheur. Les Hymens une fois terminés, je parlerai du départ ; car je brûle de me retrouver à Pretty-Lilly. Adieu, mon Amie, mille tendres complimens à Monſieur & Miſtreſs Brown. J’écris par le même Courier à Mylady Stanhope, & à notre reſpectable Père. Penſez ſouvent à moi, & croyez que vous ne ferez que me rendre la pareille.

Anna Mountain.

De Paris, ce … 17