Anna Rose-Tree/Lettre 110

Veuve Duchesne (p. 198-201).


CXme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Vous vous ſouvenez bien, ma chère Anna, de Monſieur Wiſdom, dont je vous ai ſi ſouvent parlé ; eh bien ! c’eſt l’infortuné Chevalier Roſe-Tree ; oui, mon Amie, il eſt votre Père, il a été bien coupable, mais ſon repentir le met au deſſus de ſes fautes ; il a tant ſouffert depuis ſon départ de Londres, il a tant expié ſon inconduite paſſée, en vérité, il mérite ſon pardon. Je connois votre cœur, Anna, il brûle de voir, d’embraſſer ce Père malheureux ; mais ce n’eſt point aſſez que vous ayez pour lui la tendreſſe d’une Fille bien née, il faut encore obtenir ſa grâce de Mylady Green ; c’eſt elle qu’il a le plus grièvement offenſée ; c’eſt d’elle dont il redoute la préfence. J’ai écrit ſon hiſtoire, je vous l’envoye ; faites-la lire à votre Grand-maman, elle y verra ſes combats, les ſollicitations de la miſérable, ſeule auteur de tout le mal qui s’eſt commis ; elle y verra la dure punition qu’il s’eſt impoſée ; elle y verra enfin, ſes regrets & ſon changement ; il n’attend que votre réponſe pour voler en Angleterre, il ſe meurt d’envie de connoître ſon aimable Fille. Il adore Alexandrine, il en eſt aimé ; mais l’amour cède à la nature, il ne penſe plus qu’à ſa chère Anna. Joſephine eſt depuis huit jours la Femme du Chevalier Barrito : ces jeunes Époux jouiſſent d’une félicité parfaite. Mes idées ſur Mylord Clarck n’étoient point fauſſes ; il a fait part à mon Époux de ſes vues ſur ma Belle-mère, c’eſt moi qu’on a chargé d’en parler à Lady Clemency ; elle a d’abord traité la choſe en plaiſantant, mais mon ſérieux a excité le ſien. — Y penſes-tu, ma chère Fille ! à mon âge me remarier ? — Vous n’avez que trente-huit ans, c’eſt l’âge de la raiſon. — Oui, & tu veux que je ſaſſe une folie. — Je veux que vous faſſiez votre bonheur, & celui d’un Homme aimable. — Il ſeroit mon Fils. — Il a vingt-ſix ans. — Que diroit-on de moi ? — Que vous avez parfaitement bien fait. — Laiſſe-moi, tu es folle. — Vous le haïſſez donc ? — Je ne dis pas cela : mais ne puis-je pas lui rendre juſtice, & ne pas vouloir être ſa Femme ? — Vous allez le mettre au déſeſpoir, car il vous aime, & il eſpéroit vous fléchir. — Il m’aime !… je ne le crois pas. — Et pourquoi ? — Il ne me l’a jamais dit. — C’eſt qu’il n’a pas oſé ; ſi vous le lui permettiez, avec quel empreſſement il voleroit à vos pieds ! — Tu mets à cette affaire tant d’intérêt, que… Eh bien ! qu’il parle. À peine ce mot étoit-il prononcé, que mon Époux paroît avec ſon Ami ; ce dernier s’approche avec timidité, Mylady s’écrie : — Méchante ! vous m’avez trahie. — Je vous ſuis donc bien odieux, dit Charles, en tombant ſur ſes genoux. — Puiſque vous m’écoutiez, reprit Mylady, vous ne pouvez avoir cette idée. — Allons, ma Mère, il faut céder à l’amour ; voudriez-vous le rendre malheureux ? — Mais puis-je faire ſon bonheur ? — Oui, vous le pouvez, dit alors l’amoureux Clarck, accordez-moi votre main, & laiſſez-moi eſpérer que votre cœur ne tardera pas à la ſuivre. — J’aurois mauvaiſe grâce à inſiſter, voilà ma main, ſoyez content. L’inclination ratifie tout : Mylord Clarck fut enchanté : mon Époux fit à ſa Mère des remercîmens comme ſi la choſe l’eut regardé perſonnellement ; pour moi j’étois du plus grand contentement. Le mariage eſt fixé à un mois, je n’ai pu me refuſer à vous faire part de cette heureuſe nouvelle ; mais je n’oublie pas que nous attendons avec impatience la réponſe au premier article de ma Lettre : je la termine donc bien vîte, afin de la faire partir plutôt. Adieu, ma chère Anna, vous connoiſſez toute mon amitié.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17