Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 5

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 409-412).


CHAPITRE V


On exécutait ce jour-là deux œuvres nouvelles à la matinée musicale qui se donnait dans la salle de l’Assemblée : une fantaisie sur le Roi Lear de la steppe et un quatuor dédié à la mémoire de Bach. Levine avait un grand désir de se former une opinion sur ces œuvres écrites dans un esprit nouveau, et, pour ne subir l’influence de personne, il alla s’adosser à une colonne, après avoir installé sa belle-sœur, décidé à écouter consciencieusement et attentivement. Il évita de se laisser distraire par les gestes du chef d’orchestre, par les toilettes des dames, par la vue de toutes ces physionomies oisives, venues au concert pour tout autre chose que la musique. Il évita surtout les amateurs et les connaisseurs, qui parlent si volontiers, et debout, les yeux fixés dans l’espace, il s’absorba dans une profonde attention. Mais plus il écoutait la fantaisie sur le Roi Lear, plus il sentait l’impossibilité de s’en former une idée nette et précise ; sans cesse la phrase musicale, au moment de se développer, se fondait en une autre phrase, ou s’évanouissait, en laissant pour unique impression celle d’une pénible recherche d’instrumentation. Les meilleurs passages venaient mal à propos, et la gaîté, la tristesse, le désespoir, la tendresse, le triomphe, se succédaient avec l’incohérence des impressions d’un fou, pour disparaître de même.

Levine, quand le morceau se termina brusquement, fut étonné de la fatigue que cette tension d’esprit lui avait causée ; il se fit l’effet d’un sourd qui regarderait danser, et, en écoutant les applaudissements de l’auditoire, il voulut comparer ses impressions à celles de gens compétents.

On se levait de tous côtés pour se rapprocher et causer dans l’entr’acte des deux morceaux, et il put joindre Pestzoff, qui parlait à l’un des principaux connaisseurs de musique.

« C’est étonnant ! disait Pestzoff de sa voix de basse. Bonjour, Constantin Dmitrich. Le passage le plus riche en couleur, le plus sculptural, dirais-je, est celui où Cordelia apparaît, où la femme, « das ewig Weibliche », entre en lutte avec la fatalité. N’est-ce pas ?

— Pourquoi Cordelia ? demanda timidement Levine qui avait absolument oublié qu’il s’agissait du roi Lear.

— Cordelia apparaît, voyez-vous ? dit Pestzoff indiquant le programme à Levine, qui n’avait pas remarqué le texte de Shakespeare traduit en russe et imprimé sur le revers du programme. On ne peut suivre sans cela. » L’entr’acte se passa à discuter les mérites et les défauts des tendances wagnériennes, Levine s’efforçant de démontrer que Wagner avait tort d’empiéter sur le domaine des autres arts, Pestzoff voulant prouver que l’art est un, et que pour arriver à la grandeur suprême il faut que toutes les manifestations en soient réunies en un seul faisceau.

L’attention de Levine était épuisée ; il n’écouta plus le second morceau, dont la simplicité affectée fut comparée par Pestzoff à une peinture préraphaëlique et aussitôt après le concert il se hâta de rejoindre sa belle-sœur. En sortant, après avoir rencontré des personnes de connaissance avec lesquelles il échangea les mêmes remarques politiques et musicales, il aperçut le comte Bohl, et la visite qu’il devait faire lui revint à l’esprit.

« Allez-y bien vite, dit Nathalie, à laquelle il confia ses remords, et qu’il devait accompagner à une séance publique d’un comité slave. Peut-être la comtesse ne reçoit-elle pas. Vous viendrez ensuite me rejoindre. »