Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 3

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 403-407).


CHAPITRE III


Levine s’était beaucoup rapproché de son camarade d’Université ; tout en admirant son jugement, « il pensait que la netteté des conceptions de Katavasof découlait de la pauvreté de nature de son ami ; Katavasof pensait que l’incohérence d’idées de Levine provenait d’un manque de discipline dans l’esprit ; mais la clarté de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse d’une pensée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l’autre ». Le professeur avait décidé Levine à lui lire une partie de son ouvrage ; frappé par l’originalité de quelques points de vue, il proposa à Levine de le mettre en rapports avec un savant éminent, le professeur Métrof, qui se trouvait momentanément à Moscou, et auquel il avait parlé des travaux de son ami.

La présentation se fit très cordialement ce jour-là. Métrof, homme aimable et bienveillant, commença par aborder la question à l’ordre du jour : le soulèvement du Montenegro ; il parla de la situation politique, et cita quelques paroles significatives prononcées par l’Empereur et qu’il tenait de source certaine ; ce à quoi Katavasof opposa des paroles d’un sens diamétralement opposé et de source également certaine, laissant Levine libre de choisir entre les deux versions.

« Monsieur est l’auteur d’un travail sur l’économie rurale, dont l’idée fondamentale me plaît beaucoup en ma qualité de naturaliste. Il tient compte du milieu dans lequel l’homme vit et se développe, ne l’envisage pas en dehors des lois zoologiques, et l’étudie dans ses rapports avec la nature.

— C’est fort intéressant, dit Métrof.

— Mon but était simplement d’écrire un livre d’agronomie, dit Levine en rougissant, mais malgré moi, en étudiant l’instrument principal, le travailleur, je suis arrivé à des conclusions fort imprévues. »

Et Levine développa ses idées, tout en tâtant prudemment le terrain, car il savait à Métrof des opinions opposées à l’enseignement politico-économique du moment, et doutait du degré de sympathie qu’il lui accorderait.

« En quoi le Russe, selon vous, diffère-t-il des autres peuples en tant que travailleur ? Est-ce au point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou à celui des conditions matérielles dans lesquelles il se trouve ? »

Cette façon de poser la question prouvait à Levine une divergence d’idées absolue ; il continua néanmoins à exposer sa thèse, qui consistait à démontrer que le peuple russe ne peut avoir les mêmes rapports avec la terre que les autres nations européennes, par ce fait qu’il se sent d’instinct prédestiné à coloniser d’immenses espaces encore incultes.

« Il est aisé de se tromper sur les destinées générales d’un peuple en formant des conclusions prématurées, remarqua Métrof en interrompant Levine, et quant à la situation du travailleur, elle dépendra toujours de ses rapports avec la terre et le capital. »

Et, sans donner à Levine le temps de répliquer, il lui expliqua en quoi ses propres opinions différaient de celles qui avaient cours. Levine n’y comprit rien, et ne chercha même pas à comprendre ; pour lui, Métrof, comme tous les économistes, n’étudiait la situation du peuple russe qu’au point de vue du capital, du salaire et de la rente, tout en convenant que, pour la plus grande partie de la Russie, la rente était nulle, le salaire consistait à ne pas mourir de faim, et le capital n’était représenté que par des outils primitifs. Métrof ne différait des autres représentants de l’école que par une théorie nouvelle sur le salaire, qu’il démontra longuement. Après avoir essayé d’écouter, d’interrompre pour exprimer son idée personnelle, et prouver ainsi combien peu ils pouvaient s’entendre, Levine finit par laisser parler Métrof, flatté au fond de voir un homme aussi savant le prendre pour confident de ses idées, et lui témoigner autant de déférence ; il ignorait que l’éminent professeur, ayant épuisé ce sujet avec son entourage habituel, n’était pas fâché de trouver un auditeur nouveau, et qu’il aimait d’ailleurs à causer des questions qui le préoccupaient, trouvant qu’une démonstration orale contribuait à lui en élucider à lui-même certains points.

« Nous allons nous mettre en retard », fit enfin remarquer Katavasof consultant sa montre.

« Il y a aujourd’hui séance extraordinaire à l’Université à l’occasion du jubilé de cinquante ans de Swintitch, ajouta-t-il en s’adressant à Levine ; j’ai promis de parler sur ses travaux zoologiques. Viens avec nous, ce sera intéressant.

— Oui, venez, dit Métrof, et après la séance faites-moi le plaisir de venir chez moi pour me lire votre ouvrage ; je l’écouterai avec plaisir.

— C’est une ébauche indigne d’être produite, mais je vous accompagnerai volontiers. »

Quand ils arrivèrent à l’Université, la séance était déjà commencée ; six personnes entouraient une table couverte d’un tapis, et l’une d’elles faisait une lecture ; Katavasof et Métrof prirent place autour de la table ; Levine s’assit auprès d’un étudiant et lui demanda à voix basse ce qu’on lisait.

« La biographie. »

Levine écouta machinalement la biographie, et apprit diverses particularités intéressantes sur la vie du savant dont on fêtait le souvenir. Après ce morceau vint une pièce de vers, puis Katavasof lut d’une voix puissante une notice sur les travaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant l’heure avancer, s’excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer chez lui et s’esquiva ; il avait eu le temps, pendant la séance, de réfléchir à l’inutilité d’un rapprochement avec l’économiste pétersbourgeois ; s’ils étaient destinés l’un et l’autre à travailler avec fruit, ce ne pouvait être qu’en poursuivant leurs études chacun de son côté.