Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 7

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 300-305).


CHAPITRE VII


Levine rentra lorsqu’on le fit avertir que le souper était servi ; il trouva Kitty et Agathe Mikhaïlovna debout sur l’escalier, se concertant sur les vins à offrir.

« Pourquoi tout ce « fuss », qu’on serve le vin ordinaire.

— Non, Stiva n’en boit pas. Qu’as-tu, Kostia ? » demanda Kitty, cherchant à le retenir ; mais il ne l’écouta pas, et continua son chemin à grands pas vers le salon, où il se hâta de prendre part à la conversation.

« Eh bien, allons-nous demain à la chasse ? lui demanda Stépane Arcadiévitch.

— Allons-y, je vous en prie, dit Weslowsky penché sur sa chaise et assis sur l’une de ses jambes.

— Volontiers ; avez-vous déjà chassé cette année ? répondit Levine s’adressant à Vassia avec une fausse cordialité que Kitty lui connaissait. Je ne sais si nous trouverons des bécasses, mais les bécassines abondent. Il faudra partir de bonne heure ; cela ne te fatiguera pas, Stiva ?

— Jamais ; je suis prêt si tu veux à ne pas dormir de la nuit.

— Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec une certaine ironie, aussi bien que d’empêcher le sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas, je me retire.

— Non, Dolly, s’écria Stépane Arcadiévitch, allant s’asseoir auprès de sa femme, reste un moment encore, j’ai tant de choses à te raconter. Sais-tu que Weslowsky a vu Anna ? Elle habite à 70 verstes d’ici seulement ; il ira chez elle en nous quittant ; je compte y aller aussi.

— Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadievna ? » demanda Dolly à Vassinka qui s’était rapproché des dames et s’était placé à côté de Kitty à la table du souper.

Levine, tout en causant avec la princesse et Warinka, s’aperçut de l’animation de ce petit groupe ; il crut à un entretien mystérieux, et la physionomie de sa femme en regardant la jolie figure de Vassinka lui sembla exprimer un sentiment profond.

« Leur installation est superbe, racontait celui-ci avec vivacité, et l’on se sent à l’aise chez eux. Ce n’est pas à moi de les juger.

— Que comptent-ils faire ?

— Passer l’hiver à Moscou, je crois.

— Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu ? demanda Oblonsky au jeune homme.

— En juillet.

— Et toi ? demanda-t-il à sa femme.

— Quand tu seras parti ; j’irai seule, cela ne gênera personne, et je tiens à voir Anna ; c’est une femme que je plains et que j’aime.

— Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty ?

— Moi ? qu’irais-je faire chez elle ? dit Kitty, que cette question fit rougir de contrariété.

— Vous connaissez Anna Arcadievna ? demanda Weslowsky, c’est une femme bien séduisante.

— Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus ; et, jetant un coup d’œil à son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. « Ainsi tu vas demain à la chasse ? » lui demanda-t-elle.

La jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.

« Certainement, répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.

— Passez plutôt la journée de demain avec nous ; Dolly n’a guère profité de la visite de son mari. »

Levine traduisit ainsi ces mots : « Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable étranger. » Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence, s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.

« Comment ose-t-il se permettre de la regarder ainsi ! » pensa Levine, pâle de colère.

« À demain la chasse, n’est-ce pas ? » demanda innocemment Vassinka, et il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude, une de ses jambes sous lui.

Emporté par la jalousie, Levine se voyait déjà dans la situation d’un mari trompé, qu’une femme et son amant cherchent à exploiter dans l’intérêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de chasse, et lui promit d’un air affable d’organiser leur départ pour le lendemain. La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures de son gendre en conseillant à Kitty d’aller se coucher ; mais, pour achever d’exaspérer Levine, Vassinka, souhaitant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta de lui baiser la main.

« Ce n’est pas reçu chez nous », dit brusquement Kitty en retirant sa main.

Comment avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se permettre de pareilles familiarités ? et comment pouvait-elle aussi maladroitement lui témoigner sa désapprobation ?

Oblonsky, mis en gaieté par quelques verres de bon vin, se sentait d’humeur poétique.

« Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty ? vois la lune qui se lève, c’est l’heure des sérénades. Vassinka a une voix charmante, et a apporté deux nouvelles romances qu’il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna. »

Longtemps après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé dans un fauteuil et gardant un silence obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nouvelles romances dans les allées du jardin. Kitty, l’ayant vainement interrogé sur la cause de sa mauvaise humeur, finit par lui demander en souriant si c’était Weslowsky qui en était la cause. Cette question le fit s’expliquer. Debout devant sa femme, les yeux brillants sous ses sourcils froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme s’il eût voulu comprimer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d’un air qui eut été dur si sa physionomie n’avait exprimé une aussi vive souffrance : « Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte : pourrais-je tout à la fois croire en toi et être jaloux ? mais je suis blessé, humilié qu’on ose te regarder ainsi !

— Comment m’a-t-il donc regardée, — demanda Kitty, cherchant de bonne foi à se rappeler les moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé l’attitude de Vassinka, au souper, un peu familière, mais n’osa pas l’avouer. — Une femme dans mon état peut-elle être attrayante ?

— Tais-toi, s’écria Levine se prenant la tête à deux mains : tu pourrais donc, si tu te sentais séduisante…

— Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souffrir, tu sais bien que personne n’existe pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m’enferme loin de tout le monde ? »

Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jusqu’aux distractions les plus innocentes, elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.

« Tâche de comprendre le ridicule de ma situation : ce garçon est mon hôte, et en dehors de cette sotte galanterie et de l’habitude de s’asseoir sur sa jambe, je n’ai rien d’inconvenant à lui reprocher ; il se croit certainement le ton le plus exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et…

— Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir aussi passionnément aimée.

— Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable ; mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci ?

— Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.

— Quoi ? demanda Levine troublé.

— Tu nous as observés pendant le souper, — et elle lui raconta l’entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.

— Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue, je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une pareille niaiserie !

— Tu me fais peine !

— Peine ? moi ? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa femme. Tu vas voir ! »