Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 1

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 285-287).


CHAPITRE PREMIER


Daria Alexandrovna accepta la proposition que lui firent les Levine de passer l’été chez eux, car sa maison de Yergoushovo tombait en ruines ; Stépane Arcadiévitch, retenu à Moscou par ses occupations, approuva fort cet arrangement, et témoigna un vif regret de ne pouvoir venir que de loin en loin. Outre les Oblonsky et leur troupeau d’enfants, les Levine eurent la visite de la vieille princesse, qui se croyait indispensable auprès de sa fille à cause de la situation de celle-ci ; ils eurent encore Warinka, l’amie de Kitty à Soden, et Serge Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pakrofsky, représenta la famille Levine, bien qu’il ne fût Levine qu’à moitié : Constantin, quoique fort attaché à tous ceux qui logeaient sous son toit, se surprit à regretter un peu ses habitudes d’autrefois, en constatant que « l’élément Cherbatzky », comme il l’appelait, était bien envahissant. La vieille maison, déserte si longtemps, n’avait presque plus de chambre inoccupée ; chaque jour, en se mettant à table, la princesse comptait les convives, afin de ne pas risquer d’être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit tous ses soins à s’approvisionner de poulets et de canards, pour satisfaire aux appétits de ses hôtes, que l’air de la campagne rendait exigeants. La famille était à table, et les enfants projetaient d’aller chercher des champignons avec la gouvernante et Warinka, lorsque, au grand étonnement de tous, Serge Ivanitch témoigna le désir de faire partie de l’expédition.

« Permettez-moi d’aller avec vous, dit-il en s’adressant à Warinka.

— Avec plaisir », répondit celle-ci en rougissant, Kitty échangea un regard avec Dolly. Cette proposition confirmait une idée qui les préoccupait depuis quelque temps.

Après le dîner les deux frères causèrent, tout en prenant le café, mais Kosnichef surveillait la porte par laquelle les promeneurs devaient sortir, et, dès qu’il aperçut Warinka, en robe de toile, un mouchoir blanc sur la tête, il interrompit la conversation, avala le fond de sa tasse, et s’écria : « Me voilà, me voilà, Barbe Andrevna. »

« Que dites-vous de ma Warinka ? N’est-ce pas qu’elle est charmante ? dit Kitty, s’adressant à son mari et à sa sœur, de façon à être entendue de Serge Ivanitch.

— Tu oublies toujours ton état, Kitty ; il est imprudent de crier ainsi », interrompit la princesse, sortant précipitamment du salon. Warinka revint sur ses pas en entendant réprimander son amie ; elle était animée, émue et troublée ; Kitty l’embrassa et lui donna mentalement sa bénédiction.

« Je serais très heureuse si certaine chose arrivait, lui murmura-t-elle.

— Venez-vous avec nous ? demanda la jeune fille à Levine pour dissimuler son embarras.

— Oui, jusqu’aux granges ; j’ai de nouvelles charrettes à examiner. Et toi, où seras-tu ? demanda-t-il à sa femme.

— Sur la terrasse. »