Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 28

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 249-253).


CHAPITRE XXVIII


Wronsky et Anna étaient descendus dans un des principaux hôtels de Pétersbourg ; Wronsky se logea au rez-de-chaussée, Anna prit au premier, avec l’enfant, la nourrice et sa femme de chambre, un grand appartement composé de quatre pièces.

Dès le premier jour de son retour, Wronsky alla voir son frère ; il y rencontra sa mère, venue de Moscou pour ses affaires. Sa mère et sa belle-sœur le reçurent comme d’habitude, le questionnèrent sur son voyage, causèrent d’amis communs, mais ne firent aucune allusion à Anna. Son frère, en lui rendant visite le lendemain, fut le premier à parler d’elle. Alexis Wronsky saisit l’occasion pour lui expliquer qu’il considérait la liaison qui l’unissait à Mme Karénine comme un mariage : ayant le ferme espoir d’obtenir un divorce qui régulariserait leur situation, il désirait que leur mère et sa belle-sœur comprissent ses intentions.

« Le monde peut ne pas m’approuver, cela m’est indifférent, ajouta-t-il, mais si ma famille tient à rester en bons termes avec moi, il est nécessaire qu’elle entretienne des relations convenables avec ma femme. »

Le frère aîné, toujours fort respectueux des opinions de son cadet, laissa le monde résoudre cette question délicate, et se rendit sans protester chez Mme Karénine avec Alexis.

Malgré son expérience du monde, Wronsky tombait dans une étrange erreur : lui, qui mieux qu’un autre, devait comprendre que la société leur resterait fermée, il se figura, par un bizarre effet d’imagination, que l’opinion publique, revenue d’antiques préjugés, avait dû subir l’influence du progrès général. « Sans doute, il ne faut pas compter sur le monde officiel, pensait-il, mais nos parents, nos amis, comprendront les choses telles qu’elles sont. »

Une des premières femmes du monde qu’il rencontra fut sa cousine Betsy. « Enfin, s’écria-t-elle joyeusement ! et Anna ? Où êtes-vous descendus ? J’imagine aisément le vilain effet que doit vous produire Pétersbourg après un voyage comme le vôtre. Et le divorce ? est-ce arrangé ? »

Cet enthousiasme tomba dès que Betsy apprit que le divorce n’était pas encore obtenu, et Wronsky s’en aperçut.

« Je sais bien qu’on me jettera la pierre, dit-elle, mais je viendrai voir Anna. Vous ne restez pas longtemps ? »

Elle vint, en effet, le jour même, mais elle avait changé de ton ; elle sembla insister sur son courage et la preuve de fidélité et d’amitié qu’elle donnait à Anna ; après avoir causé des nouvelles du jour, elle se leva au bout de dix minutes, et dit en partant :

« Vous ne m’avez toujours pas dit à quand le divorce ? Mettons que moi, je jette mon bonnet par-dessus les moulins, mais je vous préviens que d’autres n’en feront pas autant, et que vous trouverez des collets-montés qui vous battront froid… Et c’est si facile maintenant ! Ça se fait. Ainsi vous partez vendredi ? Je regrette que nous ne puissions nous voir d’ici là. »

Le ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur l’accueil qui leur était réservé ; il voulut cependant faire encore une tentative dans sa famille. Il pensait bien que sa mère, si ravie d’Anna à leur première rencontre, serait inexorable pour celle qui venait de briser la carrière de son fils, mais Wronsky fondait les plus grandes espérances sur Waria, sa belle-sœur : celle-ci ne jetterait certes pas la pierre à Anna, et viendrait simplement et tout naturellement la voir.

Dès le lendemain, l’ayant trouvée seule, il s’ouvrit à elle.

« Tu sais, Alexis, combien je t’aime, répondit Waria après l’avoir écouté, et combien je te suis dévouée, mais si je me tiens à l’écart, c’est que je ne puis être d’aucune utilité à Anna Arcadievna (elle appuya sur les deux noms). Ne crois pas que je me permette de la juger, j’aurais peut-être agi comme elle à sa place ; je ne veux entrer dans aucun détail, ajouta-t-elle timidement en voyant s’assombrir le visage de son beau-frère, mais il faut bien appeler les choses par leur nom. Tu voudrais que j’allasse la voir pour la recevoir ensuite chez moi, afin de la réhabiliter dans la société ? Mais je ne puis le faire. Mes filles grandissent, je suis forcée, à cause de mon mari, de vivre dans le monde. Suppose que j’aille chez Anna Arcadievna, je ne puis l’inviter chez moi, de crainte qu’elle ne rencontre dans mon salon des personnes autrement disposées que moi. N’est ce pas de toute façon la blesser ?… Je ne puis la relever…

— Mais je n’admets pas un instant qu’elle soit tombée, et je ne voudrais pas la comparer à des centaines de femmes que vous recevez ! interrompit Wronsky se levant, persuadé que sa belle-sœur ne céderait pas.

— Alexis, je t’en prie, ne te fâche pas, ce n’est pas ma faute, dit Waria avec un sourire craintif.

— Je ne t’en veux pas, mais je souffre doublement, dit-il, s’assombrissant de plus en plus, je regrette notre amitié brisée, ou du moins bien atteinte, car tu dois comprendre que tel sera pour nous l’inévitable résultat. »

Il la quitta sur ces mois, et, comprenant enfin l’inutilité de nouvelles tentatives. Il résolut de se considérer comme dans une ville étrangère et d’éviter toute occasion de froissements nouveaux.

Une des choses qui lui furent le plus pénible fut d’entendre partout son nom associé à celui d’Alexis Alexandrovitch ; chaque conversation finissait par rouler sur Karénine, et s’il sortait, c’était encore lui qu’il rencontrait, ou du moins il se le figurait, comme une personne affligée d’un doigt malade croit le heurter à tous les meubles.

D’autre part, l’attitude d’Anna le chagrinait ; il la voyait dans une disposition morale étrange, incompréhensible, qu’il ne lui connaissait pas ; tour à tour tendre et froide, elle était toujours irritable et énigmatique. Évidemment quelque chose la tourmentait, mais, au lieu d’être sensible aux froissements dont Wronsky souffrait douloureusement, et qu’avec sa finesse de perception ordinaire elle aurait dû ressentir comme lui, elle paraissait uniquement préoccupée de dissimuler ses soucis, et parfaitement indifférente au reste.