Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 19

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 203-208).


CHAPITRE XIX


« Il a découvert aux simples et aux enfants ce qu’il a caché aux sages », pensa Levine causant quelques moments après avec sa femme. — Ce n’est pas qu’il se crût un sage en citant ainsi l’Évangile ; mais, sans s’exagérer la portée de son intelligence, il ne pouvait douter que la pensée de la mort l’impressionnât autrement que sa femme et Agathe Mikhaïlovna. Cette pensée terrible, d’autres esprits virils l’avaient sondée comme lui, de toutes les forces de leur âme ; il avait lu leurs écrits, mais eux aussi ne semblaient pas en savoir aussi long que sa femme et sa vieille bonne. Ces deux personnes, si dissemblables du reste, avaient sous ce rapport une ressemblance parfaite. Toutes deux savaient, sans éprouver le moindre doute, le sens de la vie et de la mort, et, quoique certainement incapables de répondre aux questions qui fermentaient dans l’esprit de Levine, elles devaient s’expliquer de la même façon ces grands faits de la destinée humaine, et partager leur croyance à ce sujet avec des millions d’êtres humains. Pour preuve de leur familiarité avec la mort, elles savaient approcher les mourants, et ne les craignaient pas, tandis que Levine et ceux qui pouvaient, comme lui, longuement discourir sur le thème de la mort n’avaient pas eu ce courage et ne se sentaient pas capables de secourir un moribond ; seul auprès de son frère, Constantin se fût contenté de le regarder, et d’attendre sa fin avec épouvante, sans rien faire pour la retarder.

La vue du malade le paralysait ; il ne savait plus ni parler, ni regarder, ni marcher. — Parler de choses indifférentes lui semblait blessant ; parler de choses tristes, de mort, impossible ; se taire ne valait pas mieux. « Si je le regarde, il va croire que j’ai peur ; si je ne le regarde pas, il croira que mes pensées sont ailleurs. Marcher sur la pointe des pieds l’agacera, marcher librement semble brutal. »

Kitty ne pensait à rien de tout cela et n’en avait pas le temps ; uniquement occupée de son malade, elle paraissait avoir une idée nette de ce qu’il fallait faire, et elle réussissait dans ce qu’elle tentait.

Elle racontait des détails sur son mariage, sur elle-même, lui souriait, le plaignait, le caressait, lui citait des cas de guérison et le remontait ainsi ; d’où lui venaient ces lumières particulières ? Et Kitty, non plus qu’Agathe Mikhaïlovna, ne se contentait pas de soins physiques, ni d’actes purement matériels : toutes deux se préoccupaient d’une question plus haute : en parlant du vieux serviteur qui venait de mourir, Agathe Mikhaïlovna avait dit : « Dieu merci, il a communié et a été administré ; Dieu donne à tous une fin pareille ! » Kitty, de son côté, trouva moyen dès le premier jour de disposer son beau-frère à recevoir les sacrements, et cela au milieu de ses préoccupations de linge, de potions et de pansements.

Rentré dans sa chambre à la fin de la journée, Levine s’assit, la tête basse, confus, ne sachant que faire, incapable de songer à souper, à s’installer, à rien prévoir hors d’état même de parler à sa femme ; Kitty, au contraire, montrait une animation extraordinaire ; elle fit apporter à souper, défit elle-même les malles, aida à dresser les lits, qu’elle n’oublia pas de saupoudrer de poudre de Perse. Elle avait l’excitation et la rapidité de conception qu’éprouvent les hommes bien doués à la veille d’une bataille, ou d’une heure grave et décisive de leur vie lorsque l’occasion de montrer leur valeur se présente.

Minuit n’avait pas sonné que tout était proprement rangé et organisé ; leur chambre d’hôtel offrait l’aspect d’un appartement intime : près du lit de Kitty, sur une table couverte d’une serviette blanche, se dressait son miroir, avec ses brosses et ses peignes.

Levine trouvait impardonnable de manger, de dormir, même de parler ; chacun de ses mouvements lui paraissait inconvenant. Elle, au contraire, rangeait ses menus objets sans que son activité eût rien de blessant ni de gêné.

Ils ne purent manger cependant, et restèrent longtemps assis avant de se résoudre à se coucher.

« Je suis bien contente de l’avoir décidé à recevoir demain l’extrême-onction, dit Kitty en peignant ses cheveux parfumés devant son miroir de voyage, en camisole de nuit. Je n’ai jamais vu administrer, mais maman m’a raconté qu’on disait des prières pour demander la guérison.

— Crois-tu donc une guérison possible ? demanda Levine, regardant la raie de la petite tête ronde de Kitty disparaître dès qu’elle retirait le peigne.

— J’ai questionné le docteur ; il prétend qu’il ne peut vivre plus de trois jours. Mais qu’en savent-ils ? — Je suis contente de l’avoir décidé, dit-elle en regardant son mari. — Tout peut arriver », ajouta-t-elle avec l’expression particulière, presque rusée, que prenait son visage en parlant de religion.

Jamais, depuis la conversation qu’ils avaient eue étant fiancés, ils ne s’étaient entretenus de questions religieuses, mais Kitty n’en continuait pas moins à aller à l’église et à prier avec la tranquille conviction de remplir un devoir ; malgré l’aveu que son mari s’était cru obligé de lui faire, elle le croyait fermement aussi bon chrétien, peut-être même meilleur, qu’elle ; il plaisantait, croyait-elle, en s’accusant du contraire, comme lorsqu’il la taquinait sur sa broderie anglaise :

« Les honnêtes gens font des reprises sur leurs trous, disait-il, et toi tu fais des trous par plaisir. »

« Oui, cette femme, Maria Nicolaevna, n’aurait jamais su le décider, dit Levine. Et je dois l’avouer, je suis bien heureux que tu sois venue ; tu as introduit un ordre, une propreté… » Il lui prit la main sans oser la baiser (n’était-ce pas une profanation que ce baiser presque en face de la mort ?), mais, regardant ses yeux brillants, il la lui serra d’un air contrit.

« Tu aurais trop souffert tout seul, dit-elle, cachant ses joues devenues rouges de satisfaction, en levant les bras pour rouler ses cheveux et les attacher sur le sommet de la tête. — Elle ne sait pas, tandis que, moi, j’ai appris bien des choses à Soden.

— Y a-t-il donc des malades comme lui là-bas ?

— Plus malades encore.

— Tu ne saurais croire le chagrin que j’éprouve à ne plus le voir tel qu’il était dans sa jeunesse ; c’était un si beau garçon ! mais je ne le comprenais pas alors !

— Je te crois ; je sens que nous aurions été amis, dit-elle ; et elle se retourna les larmes aux yeux vers son mari, effrayée d’avoir parlé au passé.

— Vous l’auriez été, répondit-il tristement ; c’est un de ces hommes dont on peut dire avec raison qu’il n’était pas fait pour ce monde.

— En attendant, n’oublions pas que nous avons bien des journées de fatigue en perspective ; il faut nous coucher », dit Kitty en consultant sa montre microscopique.